CE QUE LES CITOYENS
ONT DROIT D’ATTENDRE
DE LEURS REPRÉSENTANTS.
(1793)
Nos revers dans la Belgique, la trahison d’un général perfide, les événements qui, dans plusieurs départements, ont troublé la tranquillité publique, ne peuvent être considérés par les républicains vraiment dignes de ce nom, que comme une leçon utile.
Il était difficile de croire qu’il n’existât point, en France, un parti royaliste. Il devait lever le masque à la suite d’un de ces malheurs, inévitables dans une guerre qui se fait à la fois sur plusieurs points éloignés. Ce parti était funeste, par son silence même, en inspirant d’injustes défiances ; on le voyait partout, précisément parce qu’il ne se montrait nulle part à découvert.
Nos ennemis extérieurs étaient maîtres du moment ou ils forceraient la République française à éprouver cette nouvelle crise : ils ont choisi celui où des troubles intérieurs pouvaient suspendre le zèle des Français appelés, par la loi et par la patrie, à la défense des frontières ; celui où nos armées, jusqu’alors victorieuses, avaient été forcées à une retraite ; celui où la Convention nationale paraissait divisée, où des levains de discorde, préparés peut-être par eux-mêmes, entre Paris et les départements, commençaient à fermenter ; où le complot formé par leurs émissaires, pour disperser la Convention nationale, pour en massacrer les membres, était prêt à éclore ; où des craintes inspirées aux citoyens, sur la sûreté de leurs propriétés, menaçaient de tarir les ressources nationales.
Mais leur complot contre la Convention a échoué ; le danger de la patrie y fera taire l’amour-propre et les passions personnelles ; tous ses membres s’uniront, non d’opinion, mais de volonté.
Paris et les départements sentiront le besoin d’une réunion nécessaire au salut public. Tous les citoyens verront que leur intérêt commun est de ménager, d’augmenter nos ressources actuelles, de les employer tout entières à la défense de la patrie, au rétablissement de la paix intérieure ; ils n’auront pas de peine à comprendre combien, dans un moment où la vente de propriétés immenses est notre seul moyen de soutenir la guerre, il est important que l’on croie pouvoir les acquérir ou achever de les payer avec une entière sûreté.
Ceux qui s’occupent des affaires publiques, comme représentants du peuple, comme fonctionnaires, comme membres des sociétés populaires, s’apercevront, sans doute, qu’il n’était pas temps encore de se diviser pour leurs opinions sur les choses ou sur les hommes ; et que tous ceux qui aiment leur patrie doivent agir de concert, puisqu’ils tendent au même but, l’établissement d’une république fondée sur les droits de l’homme, conservant aux citoyens l’égalité des droits politiques, au peuple la jouissance de sa souveraineté, à la nation une entière unité. Ces trois dernières conditions distinguent les républicains français des hommes des autres pays, qui sont ou qui croient être libres.
En Amérique, en Angleterre même, on peut dire que les individus jouissent de l’égalité des droits civils, mais celle des droits politiques n’y est pas établie. On convient en Angleterre du principe de la souveraineté du peuple, mais on ne lui a laissé aucun moyen régulier de jamais l’exercer.
Enfin, bien qu’un corps de républiques confédérées puisse être un État vraiment libre, cette forme ne peut convenir à la France ; elle en exposerait à la fois, et la sûreté, et la tranquillité intérieure.
Quels sont maintenant les moyens de faire marcher la nation française vers ce but unique, auquel tendent les citoyens les plus divisés par leurs opinions et leurs passions ?
I. Le premier de tous est de lui présenter une constitution républicaine, dans laquelle on lui réserve un mode régulier de la réformer ou de la changer.
Mais c’est d’une constitution en général qu’il s’agit ici, et non de tel ou tel plan en particulier ; c’est d’un système d’organisation, conforme à ce qu’on sait être le vœu général du peuple, remplissant les conditions qu’impose l’état actuel de la France, et non du système particulier de tels ou tels hommes.
En effet, il ne sera pas difficile d’éviter, dans une constitution nouvelle, ces vices grossiers, ces causes d’une prompte destruction, ces germes d’abus oppresseurs de la liberté, qui empêcheraient la nation de l’adopter ou de s’y rallier ; et quant à ces défauts plus cachés, à ces causes secrètes, à ces abus que le temps amène ou découvre, aucune institution humaine n’en est exempte, et une constitution qui renferme un mode de réformation, en offre elle-même le remède.
Une constitution adoptée aurait l’avantage précieux d’offrir aux citoyens, aux soldats, un point fixe auquel ils s’attacheraient au milieu des divisions, des querelles que la différence des opinions, le choc des prétentions et des amours-propres, continueront de produire.
Ces divisions existent dans tous les pays libres ; mais elles n’y sont qu’utiles, si l’attachement et la soumission à une constitution établie y maintiennent l’unité sociale, y assurent l’exécution des lois.
Ce n’est pas à des citoyens qui viendraient d’adopter une constitution nouvelle, qu’un scélérat hypocrite oserait proposer de reprendre celle que leur raison ou leur amour de la liberté ont également proscrite.
Les bornes des pouvoirs étant mieux déterminées, on ne serait plus agité, tantôt par les efforts des ambitieux pour étendre les leurs, tantôt par d’injustes défiances que nourrit la facilité des usurpations.
C’est aussi par là qu’on peut espérer de combattre plus sûrement le royalisme intrigant et caché. Tant qu’il croira n’avoir à renverser qu’une assemblée de représentants investis de tous les pouvoirs, sachant bien qu’à mesure que ces assemblées se succéderaient, leur crédit diminuerait, qu’elles s’aviliraient de plus en plus, qu’il s’élèverait des doutes sur leur légitimité, il ne renoncera point à ses espérances ; il continuera d’attaquer, non la République, mais telle ou telle portion de la représentation nationale ; car il n’ignore pas que ce succès, plus facile, le conduirait à son but, le rétablissement du trône, par l’opinion de l’impossibilité d’une grande république.
Les puissances étrangères perdraient plusieurs des moyens qu’elles ont de nous nuire.
- 1° Elles ne pourraient plus séduire ni les peuples, ni ceux qui les gouvernent, en nous peignant comme une nation livrée à l’anarchie, dont on ne peut craindre que des efforts momentanés, mais non une action durable et bien combinée.
- 2° Nous aurions plus de facilité pour faire adopter aux peuples nos principes, lorsqu’ils verront que ces principes nous ont conduits à un gouvernement régulier, à une législation fixe ; lorsqu’on ne pourra plus les leur présenter comme des chimères philosophiques qui, toutes les fois qu’on a tenté de les réaliser, ont ébranlé les fondements de la société, et tari les sources de la prospérité publique.
Tout homme qui observe sans prévention, a dû s’apercevoir que nos ennemis ont deux manières d’exciter des troubles : la première, en protégeant de véritables conspirations, comme celle du camp de Jalès, comme celle qui vient d’éclater dans les départements de la Vendée, de la Mayenne, de la Loire ; la seconde, en fomentant toutes les causes de division ou d’anarchie, sans cherchera donner aucune direction aux mouvements qui peuvent en résulter. Celte seconde manière, qu’ils emploient avec succès, depuis 1789 au moins, est peut-être la plus dangereuse, parce que se bornant alors à flatter, à exaspérer les passions de tous les partis, à propager toutes les fausses opinions, leurs agents se confondent avec les citoyens égarés, avec les intrigants de toutes les classes.
Ils cherchent à diviser d’intérêt les riches et les pauvres, dont cependant l’intérêt commun est l’établissement de l’ordre et la prospérité publique. Ils excitent la défiance des uns et la haine des autres, parce qu’ils savent que c’est là l’écueil fatal contre lequel ont échoué les efforts des peuples qui ont vainement voulu reconquérir la liberté ou la conserver ; parce qu’ils savent qu’en Angleterre, c’est en calomniant les niveleurs, c’est en les accusant de vouloir attenter aux propriétés, qu’on parvint à rendre odieux ceux qui, connaissant la vraie liberté, savaient par quel moyen il fallait l’assurer à leur patrie ; ceux enfin qui voulaient sincèrement établir une constitution républicaine.
Ils calomnient les amis de la liberté, et s’acharnent avec plus de fureur contre ceux qui, capables de former des plans et de les suivre, pourraient, s’ils avaient la confiance du peuple, sauver l’État dans des circonstances orageuses et difficiles.
Or, il est aisé de voir que de tels moyens perdent toute leur force dès l’instant où il existe une constitution adoptée par le peuple, où tous les pouvoirs agissent suivant le mode qu’elle leur a fixé, et restent dans les limites qu’elle leur a données.
Une constitution nous est nécessaire encore, si nous voulons opposer des alliés à la ligue formée contre nous. Cette ligue, en menaçant notre indépendance, a déjà détruit celle du corps germanique et de la Pologne. La Suède, le Danemark, Venise et la Suisse, ne peuvent espérer de conserver la leur, si, même après avoir heureusement résisté à nos ennemis, la guerre nous laisse dans un état d’épuisement et de faiblesse.
Ces puissances le savent ; les hommes éclairés de chaque nation n’ignorent pas combien ce moment leur est favorable pour s’affranchir à jamais du joug des grandes monarchies.
Il suffirait d’enlever à la maison d’Autriche quelques fiefs, depuis Huningue jusqu’à Trieste, pour mettre Venise et la Suisse en état de braver toute sa puissance.
La Pologne rentrerait dans ses anciennes limites ; la Suède se ressaisirait des provinces qu’elle a perdues, et l’indépendance du Nord serait rétablie.
Mais les gouvernements de ces mêmes pays, tant que la France n’aura pas une constitution, craindront de ne pouvoir, en traitant avec elle, trouver une assez entière sûreté.
Jusqu’ici, les étrangers voient une nation puissante, courageuse, ivre de la liberté, faisant du droit naturel la base de sa politique ; mais ils n’y voient point un gouvernement assez solidement établi pour mériter leur confiance, pour répondre de quelque persévérance dans les mesures une fois adoptées ; et ils se bornent à des vœux secrets pour l’affaiblissement des puissances coalisées. Peut-être quelques gouvernements, forcés par leurs propres périls, s’uniront à nous, mais plus tard, avec plus de réserve, et sans entraîner avec eux ceux qui ne se croient pas compris dans les premiers projets des puissances co-partageantes.
Les articles présentés au nom des citoyens qu’on a conduits à la rébellion par le fanatisme et par de perfides insinuations, suffisent pour montrer combien nous avons besoin d’une constitution nouvelle. Qu’on lise ces articles avec attention, on verra qu’ils ont pour base la déclaration des droits mal entendue, et je ne sais quel système de confédération municipale, imaginé autrefois par les fanatiques ligueurs ; système qui a perdu leur parti, et que cependant on a essayé de reproduire à Paris.
Ceux qui en parlaient, il y a quelques mois, n’ont aucune espèce de rapport avec les hommes qui ont essayé depuis de le faire valoir dans la ci-devant Bretagne ; mais c’est une raison de plus pour se hâter, par l’établissement d’une constitution, de mettre un terme à la propagation de ces chimères politiques, dont on voit, par cet exemple, que nos ennemis déclarés savent se faire une arme dangereuse.
II. Il ne suffit pas de se hâter d’offrir une constitution à la nation française, la Convention a d’autres devoirs à remplir, et elle ne peut, sans danger pour la chose publique, en négliger aucun.
L’un des plus importants est de perfectionner les mesures générales de sûreté intérieure. Depuis le commencement de la révolution, les fonctionnaires publics ont paru constamment manquer de vigilance et d’activité : les citoyens ont voulu y suppléer, et dès lors qu’en est-il résulté ? Un esprit de défiance et de dénonciation, plus dangereux qu’utile. On ne se défie de personne, quand on se défie de tout le monde ; elles dénonciations importantes se perdent dans la foule des délations absurdes et calomnieuses. D’ailleurs, il a dû en résulter encore des poursuites précipitées qui ont souvent fait disparaître les preuves, et détruit jusqu’aux vraisemblances, tandis que de plus adroits conspirateurs, calomniateurs bruyants des meilleurs citoyens, parvenaient sous le masque à détourner la vigilance, et à cacher des complots réels.
Le vice des moyens employés jusqu’ici tient en grande partie à une erreur : on a cru que, dans les moments où le danger public ne permet plus de suivre les principes de justice naturelle qui conviennent à une société paisible, on devait s’abandonner au hasard, comme s’il n’y avait pas aussi des principes de justice applicables aux lois de guerre, à la police d’une ville assiégée. Par exemple, une action indifférente en elle-même peut être mise au nombre des délits, et soumise aux peines les plus graves, dans les circonstances où elle expose la sûreté de l’État ; alors le délit moral n’est pas d’avoir fait cette action matérielle, mais d’avoir fait sciemment une chose que la volonté générale a déclaré être dangereuse, d’avoir par là augmenté volontairement le danger ou l’inquiétude.
Ainsi, on a pu traiter comme un délit, même capital, l’action très insignifiante de rentrer en France après en être sorti, sans blesser en rien, par là, les lois de la justice naturelle.
Si on examine nos lois sur les émigrés ou les déportés, sur les certificats de résidence ou de civisme, sur les passeports, sur l’attribution de la police de sûreté aux corps administratifs, sur le jugement des conspirateurs, sur les pouvoirs des commissaires de la Convention ou du pouvoir exécutif, sur les fonctions du comité de sûreté générale, on y verra un grand nombre de dispositions qui, par leur injustice, leur minutie, leur incohérence, par une sévérité inutile ou même illusoire, nuisent à la sûreté intérieure, loin de pouvoir prévenir les dangers qui la menacent. Un examen de ces lois serait donc un travail utile, presque nécessaire, et il ne faut pas croire que ce travail fût long ou difficile, qu’on fût obligé de détruire ce qui est décrété, de chercher des mesures nouvelles ; le plus grand vice de ce qui existe, est d’avoir été fait d’une manière isolée, et il ne faudrait que raccorder, que lier entre elles, que simplifier ces mesures éparses et compliquées.
Les moyens de défense ne doivent pas moins occuper la Convention.
Dans une république, il vaut mieux s’assurer d’avoir des soldats braves, attachés à la cause commune, que de rassembler un grand nombre de soldats. Les rois, avec leur discipline servile et barbare, peuvent former d’assez bonnes troupes avec des hommes sans courage, enrôlés malgré eux, indifférents au parti qu’ils défendent ; mais les défenseurs d’un peuple libre doivent être des citoyens d’élite, des hommes qu’on punisse en leur refusant l’honneur de servir la patrie, et non en les forçant de rester sous leurs drapeaux. Le patriotisme du soldat n’a existé nulle part, pas même à Rome, sans la confiance dans ses chefs. Ainsi, tout homme qui, par de vaines déclamations, par des délations sans preuves, a l’imprudence ou la perfidie d’affaiblir cette confiance, sert la cause de nos ennemis, et trahit celle de la liberté.
C’est aux généraux à veiller sur la conduite des chefs particuliers ; c’est aux représentants du peuple à veiller sur les généraux ; mais la défiance du soldat, nécessairement peu éclairée, ne peut être que dangereuse.
Il faut donc que cette vigilance des législateurs soit assez active pour dissiper toutes les inquiétudes pour mériter que tous les soupçons des bons citoyens soient déposés dans le sein de leurs représentants.
Suppléons au nombre des soldats par la force et l’adresse de notre artillerie ; cherchons à étonner la routine de nos adversaires par de nouveaux moyens d’attaque et de défense.
Les finances exigent tous les soins des représentants du peuple. Jamais une nation n’a fait la guerre avec plus de ressources réelles, puisqu’il nous reste encore plusieurs milliards en fonds de terre disponibles, et que ces fonds, qui ne peuvent être immédiatement appliqués aux dépenses publiques, sont représentés par un papier qui s’éteint à mesure que le prix de ces fonds est versé dans le trésor national. Mais ces extinctions ne suivent pas la marche rapide de nos besoins. Telle est la cause unique du mal, et il peut devenir funeste par l’accroissement continu du prix des denrées, qui conduit nécessairement à la misère et à la désorganisation.
A peine ce mal était-il sensible au commencement de l’Assemblée législative. Ceux qui en prévoyaient les progrès sollicitaient d’avance des remèdes. Cependant ces progrès devenaient chaque jour plus effrayants ; le zèle des citoyens éclairés ne se ralentit pas, mais leurs efforts furent inutiles. L’Assemblée, obligée de combattre jusque dans son sein contre le parti de la cour, n’eut pas le temps de s’occuper de cet objet ; ses efforts auraient d’ailleurs été inutiles ; les intrigants dévoués au château auraient trouvé, dans les préjugés des bons citoyens, de quoi faire écarter toutes les propositions salutaires.
Aujourd’hui, le mal ne permet plus d’attendre : je suis loin de le croire incurable ; mais il est un principe qu’il ne faut pas perdre de vue. C’est avec l’intérêt des hommes, et non avec leurs vertus ou leurs passions, que nous avons à traiter ; c’est d’après les calculs de la personnalité, et non d’après le zèle du patriotisme, qu’il faut juger l’effet que produiront les opérations.
Il est de plus un danger auquel des mesures imprudentes nous exposeraient, le danger d’ajouter aux effets de la multiplication des assignats, ceux de leur avilissement.
Leur masse seule a suffi pour causer la perte qu’ils éprouvent en ce moment, surtout si l’on fait attention à la différence réelle qui existe entre ce genre de monnaie et la monnaie métallique, et aux spéculations sur les progrès de cette perte, auxquels on ne voyait pas que les assemblées nationales s’occupassent de remédier.
Cette observation, très rassurante en elle-même, suffit pour montrer combien on doit mettre de maturité dans la discussion et le choix des moyens, sans oublier cependant que la maturité n’est pas de la lenteur. La nature de cette guerre, où des esclaves en délire servent contre eux-mêmes la cause de la tyrannie, exposerait tous les Français à la perte entière de leur propriété, si les infâmes projets des rois pouvaient se réaliser. Aucun homme de bon sens ne doute de cette vérité ; il suffit donc de donner à l’intérêt personnel des moyens de conserver ce que les rois, les nobles et les prêtres veulent nous voler, et des moyens tels que trop d’inégalité ne rende pas injustes ces sacrifices nécessaires, que le mode suivant lequel on les exige ne les rende pas ruineux.
III. Quelques hommes voudraient que la Convention, uniquement occupée de ce qu’exige la défense de l’État, renvoyât à un temps plus paisible ces travaux nécessaires, pour que les lois civiles, criminelles, administratives, pour que les établissements de secours ou d’instruction, concourussent à l’affermissement de nos principes politiques, la liberté, l’égalité, l’unité de la République. Ce serait une grande erreur : c’est par des lois sages que la Convention peut seulement obtenir la confiance dont elle a besoin, pour le succès de ses mesures militaires ou politiques. En montrant des lumières et du zèle pour le bien public dans ces travaux législatifs, que les citoyens apprécient sans passion, elle méritera de voir la même estime la suivre et la soutenir dans ces résolutions rigoureuses que la nécessité peut exiger d’elle.
IV. Les représentants d’une nation libre doivent se conformer à son esprit général ; mais ils doivent aussi conserver la force de le maintenir, de le diriger, de le perfectionner, sans quoi ils s’exposent à devenir bientôt les instruments passifs, non de la volonté du peuple, mais de la fantaisie de quelques-unes de ses portions.
L’esprit actuel de la nation française est l’amour de l’égalité et de l’indépendance personnelle, la haine de toute autorité qui présente la moindre apparence d’arbitraire ou de perpétuité, le désir de voir toutes les institutions nouvelles favoriser les classes les plus pauvres et les plus nombreuses, et celui de fraterniser avec les hommes de tous les pays qui aiment la liberté, ou qui veulent la recouvrer. Tel doit être un peuple éclairé sur ses droits, jaloux de les maintenir ; et ceux qui s’intéressent à sa prospérité n’auraient rien à désirer, si le respect pour la justice, si la soumission à la loi, si le zèle pour l’ordre public, faisaient également partie de cet esprit général. Mais le sentiment de la justice, quoique naturel à l’homme, s’affaiblit et se déprave dans ceux qui ont gémi sous le despotisme. Mais les Français, longtemps accoutumés à n’obéir qu’à des hommes, n’ont pu prendre en si peu de temps l’heureuse habitude de ne voir que la loi dans celui qui commande en son nom. Mais le zèle pour l’ordre public est faible dans ceux qui n’ont pas encore joui des bienfaits de l’union, de l’ordre et de la liberté, qui n’ont jamais vu régner la paix qu’à côté de l’esclavage.
L’exemple de la Convention fortifierait à cet égard l’esprit général, sans risquer d’affaiblir les élans du patriotisme.
Que, dans ses discussions, elle écoute avec patience même les fausses subtilités qui se couvrent du nom sacré de la justice. Qu’elle ne croie plus qu’il y ait à les mépriser, de l’élévation d’esprit ou de l’habileté politique. Qu’elle n’avilisse plus le mot révolutionnaire, en paraissant le faire servir de voile à ce que l’exacte équité aurait désavoué.
Que, sévère à l’égard des fonctionnaires publics, elle montre à ceux même qui leur auront résisté avec de bonnes intentions et avec justice, le point où ils se sont écartés de la soumission due à la loi. Que jamais elle ne se laisse soupçonner de pouvoir partager cette opinion absurde, qu’il existe entre l’ordre et la liberté une incompatibilité réelle ; qu’elle cherche, au contraire, à détruire ce préjugé si funeste à la liberté, lorsqu’après de longues agitations, le retour de l’ordre devient un besoin impérieux pour la généralité du peuple.
V. Les divisions qui se sont montrées dans la Convention, ont affaibli d’autant plus l’autorité de la représentation nationale, qu’elles n’ont pas de fondement réel, et qu’aucun caractère constant n’y fait reconnaître une majorité habituelle.
Tous les membres ont un même objet : l’établissement d’une république fondée sur l’égalité et le maintien de la plus entière unité.
Personne n’a songé, ni à partager la France en républiques confédérées, ni à soumettre les départements à la capitale, ni à établir, sous une forme quelconque, une autorité indépendante de la représentation nationale.
Des discours indiscrets, des exagérations dont quelques hommes se sont fait une malheureuse habitude, ont pu donner à ces accusations un prétexte que la haine et la prévention ont évidemment saisi.
Comment donc des députés, dont les intentions sont les mêmes, peuvent-ils paraître divisés en partis violemment opposés ? Le voici :
Dans les premiers temps de la révolution, quelques courtisans, quelques intrigants du parlement ou de la cour, se jetèrent dans le parti populaire, le dominèrent quelques instants, et surtout exercèrent leur influence sur les sociétés des amis de la constitution. Ces hommes y portèrent cet art de la calomnie dont ils avaient l’habitude, et dont ils connaissaient toutes les ruses. Ne pouvant, ni entraîner par leur éloquence, ni triompher dans les discussions par leurs lumières ou leurs talents, ils employèrent leur adresse à supposer à leurs adversaires ou à leurs rivaux des intentions secrètes et perverses. Au lieu de prouver leur opinion, de résoudre les objections qu’on leur proposait, ils trouvaient plus court d’établir que ceux qui n’étaient pas de leur avis trahissaient la cause du peuple, et voulaient détruire la liberté. Les conséquences, souvent fausses, qu’ils attribuaient aux opinions contraires aux leurs, étaient toujours présentées comme l’intention formelle de ceux qui soutenaient ces opinions. Avant qu’on agitât même une question, ils en avaient fait, pour les citoyens, une affaire de parti. Des villes, situées aux extrémités de la France, avaient émis leur vœu, et l’Assemblée constituante n’avait pas eu encore le temps d’examiner.
Un décret obtenu par ces moyens était célébré comme une victoire ; on paraissait vouloir subjuguer les législateurs et non les persuader ; on donnait même souvent l’air d’un triomphe à ce qui n’était que le simple résultat de l’opinion générale.
L’impulsion une fois donnée a dû se perpétuer, parce que les ennemis intérieurs ou étrangers de la liberté française, ont senti quelle ressource ils en pouvaient tirer pour égarer les citoyens, pour avilir les assemblées nationales.
Ainsi, une recherche puérile sur les intentions des hommes, a remplacé l’examen réfléchi des objets en eux-mêmes. Ainsi, les plus grandes questions ont été quelquefois emportées par les passions et non décidées par la raison. Ainsi, les haines, les préventions particulières ont dégénéré en factions funestes à la chose publique. Ainsi, les discussions ont été transformées en une lutte de passions personnelles. Ainsi, des imputations violentes ont pris la place des raisonnements, et la défiance est devenue une raison péremptoire de rejeter avec humeur, au lieu d’être seulement un motif d’examiner avec plus de scrupule.
Pour remédier à ce mal, il ne s’agit donc pas de sacrifier ses affections individuelles ou ses opinions sur les hommes : il s’agit seulement d’avoir le courage de les oublier dans les discussions, soit des comités, soit de la Convention, soit des sociétés populaires.
Pourquoi aussi n’essayerions-nous pas de nous corriger de notre crédulité pour ce ramas de fables calomnieuses que même on n’a pas l’adresse de savoir varier ? Ne les entendons-nous pas répéter jusqu’au dégoût, par des hommes que le lieu de leur naissance, les princes auxquels ils ont été attachés, les ministres dont ils ont été les complices, les grands dont on les a vus autrefois les humbles protégés, nous désignent comme suspects de n’avoir jamais cessé d’appartenir à nos ennemis ?
Une assemblée où il n’existe point une majorité à peu près certaine dans un même sens, est exposée à un inconvénient très grave, celui de prendre des mesures incomplètes et mal combinées. On se hâte de faire passer une résolution, parce qu’on craint de s’exposer à voir passer le lendemain la résolution contraire. On oublie combien il est utile au succès de la décision la plus sage, d’avoir entendu les objections qui peuvent s’élever contre elle ; car c’est le moyen le plus sûr d’en connaître ou d’en corriger les défauts.
Par exemple, si les citoyens se sont plaints souvent de la lenteur avec laquelle on poursuivait les hommes frappés de décrets d’accusation, c’est, en grande partie, parce que ces décrets n’ont pas été rendus d’après un rapport où les pièces auraient été indiquées et analysées. Alors ? il n’aurait plus fallu de temps pour les rassembler, il n’y aurait plus eu d’incertitude sur celles qu’il fallait envoyer au tribunal.
La très grande publicité des séances de nos assemblées, dont plusieurs journaux répètent tous les détails, est utile et même nécessaire ; mais elle a été la source d’un autre mal. Il est très naturel de chercher à occuper les autres de soi. C’est même un tribut que les hommes les plus inaccessibles à la vanité, ont presque tous payé à la faiblesse humaine ; ils ne sont devenus supérieurs à l’amour-propre qu’après avoir été désabusés de ses jouissances. On veut donc se montrer souvent quand on craint de n’avoir pas une occasion de se montrer d’une manière assez brillante. Deux cents membres de l’Assemblée constituante y ont pris la parole plus souvent que Mirabeau. L’usage de renvoyer toutes les affaires un peu importantes à un comité augmente ce mal, parce qu’il en résulte une espèce de privilège exclusif. Le seul remède serait d’établir dans la marche de l’assemblée un ordre constant, qu’elle s’imposât à elle-même la loi de ne changer que rarement ; alors, chacun pouvant préparer une opinion sur l’objet qui l’intéresse, et ayant une juste espérance de pouvoir l’énoncer, l’empressement de parler avant d’avoir examiné diminuerait peu à peu. Il serait puéril d’exiger d’un grand nombre d’hommes le sacrifice de leur amour-propre ; mais serait-il impossible d’obtenir d’eux d’avoir un amour-propre mieux entendu ?
Toute assemblée représentative, dont les membres ne pourraient conserver l’indépendance entière de leurs opinions, où ils seraient obligés de garder le silence quand ils ne veulent être les instruments d’aucun parti, et qu’ils ne peuvent en être la dupe, une telle assemblée n’a plus cette liberté qu’exigent la nature de ses fonctions et le succès de ses travaux. Or, le plus léger doute sur la liberté d’une assemblée délibérante, ôte à ses décisions cette autorité de confiance, non moins nécessaire que l’autorité qui vient de la loi, et celle-ci même ne pourrait alors subsister longtemps.
Ainsi, ne point souffrir, et surtout ne point mériter qu’il s’élève le moindre doute sur la liberté de ses délibérations, est un des premiers devoirs d’une assemblée chargée des destinées d’un grand peuple. Ainsi, non seulement tout attentat contre ses membres, qu’elle laisserait impuni, toute violence qui ne serait pas réprimée, mais toute démission qui ne paraîtrait pas volontaire, toute révocation partielle, toute apparence d’avoir cédé aux menaces, annoncerait une faiblesse coupable, et dans ceux dont les ennemis auraient été l’objet de ces complots, un honteux sacrifice des intérêts du peuple aux plus lâches des passions personnelles, à celles qui prennent leur source dans l’orgueil et dans la haine.
Quelques hommes se permettent de traiter comme un patriote glacé ou suspect, celui qui refuse de coopérer à des mesures qu’ils regardent comme justes et nécessaires. Mais personne n’a le droit d’imposer aux autres ni sa morale ni ses opinions. On peut, avec un amour égal pour la liberté, différer d’avis sur la légitimité des moyens de l’assurer et de la conquérir.
Épaminondas refusa d’entrer dans la conjuration contre les trente tyrans de Thèbes ; il craignait que cette entreprise, légitime en elle-même, ne fût souillée par le meurtre de citoyens innocents. Le lendemain, quand la crainte d’une garnison lacédémonienne faisait hésiter le peuple entre ses libérateurs et ses tyrans, Épaminondas parut sur la place publique, rallia les citoyens à la cause de la liberté, et chassa les Spartiates de la citadelle.
Il serait également injuste de traiter de tyrannie les exagérations où le zèle de la liberté peut aussi entraîner quelques hommes, et de calomnier ce zèle au lieu de chercher à le régler en l’éclairant.
On doit de l’indulgence à ceux qui portent leurs regards et sur l’avenir et sur l’opinion des nations étrangères ; car un avenir de quelques années appartient à ceux qui existent aujourd’hui, et l’opinion des peuples étrangers peut donner une force très réelle à celui qui ne veut pour lui-même que les droits communs à tous.
Mais on doit une indulgence égale aux hommes qui, plus fortement frappés de ce qui les entoure, craignent de négliger leurs intérêts les plus pressants, en portant leurs vues sur un champ trop vaste.
C’est précisément parce que les hommes exagèrent en sens contraire, qu’on peut espérer d’obtenir, par leur réunion, des résolutions que la raison et la prudence puissent approuver.
L’intolérance des opinions, la fureur de faire dominer les siennes, si elles pouvaient se trouver réunies à un esprit juste, éclairé, capable de combinaisons étendues, l’égareraient bientôt, et le conduiraient à des excès que, rendu à lui-même, il désavouerait en rougissant.
Telles sont les réflexions que je soumets à mes collègues ; écarté de la tribune par l’impossibilité de parler, sinon dans une discussion tranquille, j’ai cru devoir employer un autre moyen de leur dire des vérités que je crois pouvoir être utiles.
Je pourrais peut-être aussi les occuper un moment de mes calomniateurs ; mais j’aime mieux parler aux citoyens de leurs intérêts que des miens.
Je servirai la cause de la liberté comme un homme fortement convaincu que le sort du genre humain, pendant plusieurs générations, dépend du succès de la révolution actuelle. Je défendrai l’égalité des droits : elle seule, par des moyens paisibles et sûrs, peut conduire à cette égalité dans les moyens de bonheur, qui est le vœu de la nature, et qu’une société bien ordonnée étend et perfectionne.
Étranger à tout parti, m’occupant à juger les choses et les hommes avec ma raison et non avec mes passions, je continuerai de chercher la vérité et de la dire.
J’ai toujours pensé qu’une constitution républicaine, ayant l’égalité pour base, était la seule qui fût conforme à la nature, à la raison et à la justice ; la seule qui pût conserver la liberté des citoyens et la dignité de l’espèce humaine. Au moment où la première fuite de Louis XVI a fait tomber le bandeau dont les yeux d’une grande partie de la nation étaient encore couverts, j’ai cru que le moment était venu d’établir une constitution républicaine, et je l’ai demandée hautement, en démasquant aux yeux du peuple tous les sophismes sur lesquels on voulait étayer la prétendue nécessité de conserver la monarchie. Les événements m’ont prouvé, depuis que la seule constitution sous laquelle l’homme jouisse d’une véritable liberté, est aussi la seule qui puisse assurer la paix intérieure et l’indépendance de la nation française ; que toute autre, quelque bonheur qu’elle puisse procurer aux nations qui l’ont adoptée, serait pour nous une source éternelle de troubles et de misères ; qu’elle conduirait au despotisme par l’anarchie et la guerre civile. L’intérêt de la sûreté s’unit donc, en ce moment, à celui de la liberté, pour attacher tous les Français à la république. Ce qui pouvait n’être, il y a quelques années, qu’une opinion fausse, serait aujourd’hui une véritable trahison, non seulement parce que la volonté nationale a prononcé, mais parce qu’elle n’aurait pu prononcer autrement sans perdre la patrie.
Que ceux des Français qui ont cru autrefois le trône compatible avec la liberté, réfléchissent sur la conduite actuelle du gouvernement anglais, et qu’ils voient si ce système de corruption au dedans et de trahison au dehors, de mépris pour les droits de l’homme et de protection pour des brigands, peut convenir à des hommes qui portent le sentiment de la liberté dans le cœur, et qui ont connu les douceurs de l’égalité.
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