Avertissement
La Bibliothèque de l'Institut possède trois liasses de papiers divers de Condorcet, catalogués sous la cote No 885.
La troisième liasse, dans un carton séparé, contient le manuscrit autographe de l'Esquisse, intitulé par le philosophe lui-même : Prospectus d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain.
Nous sommes ici en présence de l'ouvrage écrit à la rue Servandoni sous l'ombre de l'échafaud, et terminé, comme l'auteur même nous le dit : « Ce vendredi 4 octobre 1793 ancien style, 13, du le, mois de l'an deux de la republique francaise » [1], c'est-à-dire presque six mois avant la fuite tragique du 25 mars 1794.
Le texte original n'est peut-être qu'un brouillon. Il se compose presque entièrement de feuilles de deux pages, écrites sur deux colonnes: celle de droite contient le texte, celle de gauche les corrections et les additions.
Le manuscrit est évidemment écrit à la hâte, parfois sur le dos de proclamations et parfois sur d'autres feuilles volantes prises au hasard. Les fautes d'orthographe, de grammaire et de syntaxe y abondent. Condorcet oublie souvent, à la fin d'un paragraphe, le sujet auquel se rapporte l'adjectif ou le participe, et néglige ainsi les règles d'accord les plus élémentaires. Les corrections, les renvois sont très nombreux et compliqués.
Dans les deux autres liasses du manuscrit de l'Institut et dans un manuscrit relié de la Bibliothèque Nationale [2] se trouvent en outre de nombreuses notes. C'est la genèse de l'Esquisse. Comme le suggère M. Cahen [3], Condorcet avait sans doute posé les premiers jalons de son ouvrage avant même de s'être réfugié chez Mme Vernet. L'auteur développe des idées dont certains éléments seront reproduits littéralement dans l'Esquisse. Mais en général, il résume ses notes en quelques lignes, quelques mots même. Il a sa conserver l'essentiel et sacrifier le superflu.
Avant d'écrire l'Esquisse, Condorcet s'était tracé un plan très détaillé qui nous est conservé dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale. Les grandes divisions, les titres des chapitres sont tous indiqués d'avance. L'ordre des matières est resté le même dans la version finale. D'Alembert n'a sans doute pas fait autrement pour sa Préface à l'Encylopédie. Comme on le voit, la description de notre philosophe écrivant son Tableau d'un seul jet, sans préparation, sans plan déterminé, est une légende.
Condorcet a-t-il recopié son manuscrit après l'avoir terminé le 4 octobre 1793, ou l'a-t-il envoyé à son secrétaire pour le faire corriger et mettre au net, comme tant d'autres de ses ouvrages ? Nous n'avons rien pu découvrir à cet égard. La première édition, imprimée en l'An III, diffère beaucoup du manuscrit N˚ 885 soit par des additions, soit par de nombreuses corrections indispensables. Les différences dans l'édition Arago sont encore plus frappantes. Arago nous dit qu'il a revu l'Esquisse « sur le manuscrit ». Mais de quel manuscrit s'agit-il ? et peut-on vraiment se fier à Arago ? M. Cahen [4] nous met en garde contre les inexactitudes de cette édition de 1847. On serait donc tenté de l'écarter d'emblée en faveur de la première édition imprimée de l'An III. Celle-ci, répandue par toute la France aux frais de la République, a certainement l'avantage d'avoir reçu le sceau officiel ; mais ce n'est pas, nous l'admettons, une preuve irréfutable d'authenticité. Nous sommes donc encore en présence d'une véritable énigme littéraire dont seul le manuscrit consulté par Arago pourrait nous donner la clef. Dans le doute, nous réimprimons l'édition Arago, mais avec toutes les réserves que comporte le cas.
Toutes les additions ou interpolations de passages de quelque étendue qui ne se trouvent pas dans le manuscrit de la Bibliothèque de l'Institut sont mises entre crochets : le lecteur pourra ainsi se former une idée de la différence qui existe entre le texte du manuscrit et celui des deux éditions, celle de l'An III et celle d'Arago.
[1] Condorcet écrit « republique » sans accent, et « francaise » sans cédille.
[2] Fonde français, nouvelles acquisitions. N˚ 4586.
[3] Cahen, Condorcet et la Révolution française, p. 528