Louis COUTURAT
LEÇON INAUGURALE AU COLLÈGE DE FRANCE
“La Logique
et la philosophie
contemporaine.” [1]
- Notice introductive [Bertrand Gibier]
-
- La Logique et la philosophie contemporaine
-
-
- Introduction.
Examen du psychologisme.
Examen du sociologisme.
- Examen du criticisme.
- Examen du pragmatisme.
- Conclusion.
-
- Annexe : longues notes de Bertrand Gibier
NOTE INTRODUCTIVE
Pour des raisons de santé, Bergson avait demandé à Louis Couturat de le remplacer au Collège de France pour l’année 1905-1906. C’est le texte prononcé lors de la leçon inaugurale de ce cours que nous proposons ici. Publié peu après dans la Revue de Métaphysique et de Morale (janvier-février 1906, pp. 318-341), il est le seul témoignage de ce cours qu’il nous soit donné de pouvoir lire. Son auteur s’y fait le défenseur de la logique moderne et du rationalisme. Dans cette leçon inaugurale, il entend faire la revue critique des principales tendances à l’œuvre dans la philosophie contemporaine qui entravent la reconnaissance de la nature et de la portée de la logique moderne.
Le cours comprit quarante leçons. Mais il n’eut pas l’audience que Couturat escomptait. Son effort pour populariser la logistique chez les étudiants ne fut guère suivi d’effet. Les deux importants ouvrages qu’il préparait et que son cours devait contribuer à faire avancer, une Histoire de la Logistique et un Traité (ou Manuel) de Logistique, ne virent jamais le jour (une partie du Traité sera publiée à titre posthume dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 1917, pp. 15-58).
Par la suite Couturat se consacra presque exclusivement à la promotion de l’Ido, langue internationale artificielle, qui représentait une amélioration de l’Espéranto, et à sa défense contre d’autres langues artificielles qu’il jugeait moins communes dans leurs racines et moins logiques (comme l’Interlingua de Peano).
« Je pense faire de ma leçon d’ouverture une apologie de la Logique formelle et du rationalisme. Il est probable que la ‘‘philosophie nouvelle’’ aura son paquet. C’est une occasion presque unique de faire une petite profession de foi, devant le public philosophique de choix qui assiste à la première leçon. [...] En tout cas, nous devons de la reconnaissance au libéralisme de M. Bergson, qui n’ignore pas que je ne partage pas ses idées, et qu’en tout cas je suis dans des ‘‘eaux’’ toutes différentes des siennes. » (Lettre à Bertrand Russell, 10-XI-1905)
« Je prépare en même temps [que le cours] ma leçon d’ouverture, que je tâcherai d’écrire et de publier. Ce serait une profession de foi rationaliste et une critique des quatre tendances qui dans la philosophie moderne s’opposent au développement de la Logique formelle : 1° le psychologisme ; 2° le sociologisme (vous comprenez ce que c’est, par analogie avec le psychologisme) ; 3° le moralisme (le primat de la raison pratique, avec les concepts irrationnels de liberté, de croyance volontaire, de choix arbitraire) ; 4° le pragmatisme dont je montrerai le lien avec les autres doctrines (primat de la volonté sur l’action ; subordination de la vérité à l’utilité ; conception empiriste-évolutionniste de la connaissance, aboutissant à la doctrine immorale des ‘‘croyances utiles’’ à l’individu ou à la société). Cela fera bondir bien des gens ; mais je veux profiter de cette occasion peut-être unique pour dire mon avis sur la philosophie à la mode. Il me semble que mon plan est assez complet ; peut-être trop ? » (Lettre à B. Russell, 24-XI-1905)
Comme il l’avait annoncé à Bertrand Russell, sa leçon inaugurale suit le plan suivant :
- Introduction.
- Méconnaissance de la logique moderne par les philosophes.
- Examen du psychologisme.
- Examen du sociologisme.
- Examen du criticisme.
- Examen du pragmatisme.
- Conclusion.
Les références restant implicites, nous avons tenté, dans la mesure de nos moyens, d’apporter quelques éclaircissements. Puissent nos lecteurs nous pardonner la lourdeur excessive de ces notes. Le texte de Couturat gagnerait certainement à être lu pour lui-même. Mais il ne nous est pas apparu inutile de citer, parfois longuement, des auteurs qui ne sont plus guère à la mode pour certains d’entre eux et qui mériteraient qu’on leur prêtât une certaine attention, à commencer par Charles Renouvier dont l’œuvre est particulièrement riche.
Les notes ajoutées par nous sont placées entre crochets droits.
Montreuil-sur-Mer, 8 novembre 2017.
Bertrand Gibier.
|
LA LOGIQUE
ET LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
Introduction
Quoi qu’on puisse penser de la valeur et de l’utilité de la Logique formelle, on ne peut pas lui reprocher d’avoir pris trop de place dans l’enseignement du Collège de France : en effet, on n’y a pas parlé de Logique depuis 1838, année où Barthélemy-Saint-Hilaire [2] traita de la Logique d’Aristote. Or ce n’est pas d’Aristote que je veux vous entretenir, mais de ses continuateurs modernes, dont la plupart, et les principaux, sont postérieurs à cette époque. Nous laisserons même de côté tous les auteurs qui sont restés confinés dans le domaine de la logique aristotélicienne, et se sont bornés à la commenter et à l’interpréter, soit au point de vue métaphysique, soit au point de vue psychologique, c’est-à-dire presque tous les auteurs connus et classés comme logiciens dans les manuels d’histoire de la philosophie. Nous nous attacherons exclusivement à ceux qui, depuis Leibniz [3] et à commencer par lui, ont essayé avec plus ou moins de succès d’inventer une logique nouvelle, plus générale et plus rigoureuse que celle d’Aristote et des scolastiques, et de faire de la Logique une science exacte, à l’instar des mathématiques. Ce sont d’abord, pendant le XVIIIe siècle, des savants de l’école de Leibniz [4], puis, pendant tout le XIXe siècle, des mathématiciens [5] que les philosophes de profession ont presque constamment ignorés ou méconnus, et dont les noms et les œuvres restent hors du cadre et des programmes de la philosophie officielle.
C’est en effet un lieu commun, parmi les philosophes, que la Logique est sortie tout entière de l’esprit d’Aristote, et qu’elle n’a pas fait depuis lors le moindre progrès ; et il s’est trouvé un Kant pour consacrer cette assertion par son autorité [6]. Or cette opinion, déjà injuste et erronée au temps de Kant, est encore bien plus fausse de nos jours : depuis un demi-siècle surtout, la Logique a fait des progrès immenses et inattendus, elle est aujourd’hui plus vivante, plus florissante que jamais. Néanmoins, les nouvelles doctrines logiques restent inconnues de la plupart des philosophes ; ou bien, si l’on prend la peine de les leur révéler, ils en contestent la valeur et la portée ; on dirait qu’ils cherchent la Logique partout où elle n’est pas, et ne veulent pas la reconnaître là où elle est. Comment expliquer cet état d’esprit si étrange et si déraisonnable, ce malentendu traditionnel qui sépare philosophes et logiciens ? Il vient probablement de ce que les tendances les plus générales de la philosophie contemporaine sont contraires au développement de la Logique, ou impliquent une méconnaissance fondamentale de sa nature et de sa valeur. Ces tendances, non moins funestes à la philosophie même qu’à la Logique, nous allons les passer en revue et les discuter brièvement ; ce sera peut-être le meilleur moyen de définir ce qu’est la vraie Logique, de déterminer quels doivent être sa place et son rôle dans la philosophie, et de réfuter les préjugés invétérés qui concourent à la discréditer.
Examen du psychologisme
De toutes les tendances contraires à la vraie conception et à la juste appréciation de la Logique, la plus répandue est celle qu’on appelle le psychologisme. Le psychologisme est la prétention de la psychologie à absorber la philosophie, ou tout au moins à lui servir de fondement. Il s’explique aisément par des raisons historiques. Il y a un siècle, la psychologie était purement introspective et descriptive ; elle comprenait, sous le nom d’idéologie [7], l’analyse des opérations de l’esprit ; elle croyait pouvoir saisir dans l’observation de la conscience une réalité, la seule réalité immédiate et sûre. Il est inutile de rappeler que Kant ne partageait pas cette illusion, et que, loin d’admettre la psychologie comme partie intégrante de la philosophie, il lui refusait le titre de science. Néanmoins, l’éclectisme cousinien [8] considéra l’introspection comme une révélation des vérités premières. Depuis lors, la psychologie a renoncé à toute visée métaphysique ; elle ne prétend plus nous faire connaître la substance, l’absolu, et nous révéler le fond de la nature physique et morale. Elle est devenue une science positive et expérimentale, qui se pratique dans les laboratoires ; elle est en somme la physiologie du système nerveux et des organes des sens, qui intéresse la philosophie au même titre, mais ni plus ni moins que la physiologie du foie ou du rein. Mais, tout en se constituant comme science autonome séparée de la philosophie, elle a conservé, par une sorte d’habitude ou de survivance des préjugés d’autrefois, l’ambition de résoudre les problèmes proprement philosophiques, ou tout au moins de fournir les éléments et les données de leur solution. Elle ne prétend plus, comme au temps de l’éclectisme, trancher les problèmes de la métaphysique ; mais en revanche elle vise à absorber la logique et la morale : sous prétexte que les faits intellectuels et volontaires relèvent de l’observation psychologique, on veut réduire la logique à la psychologie de l’intelligence, et la morale à la psychologie de la volonté. Mais c’est surtout à la logique et à la théorie de la connaissance que le psychologisme s’attaque. Sa méthode est simple et toujours la même : qu’il s’agisse d’un concept, d’un principe ou d’une forme de raisonnement, on le considère comme un fait de conscience, et l’on recherche l’origine et la cause de ce fait. La cause, on la trouve dans d’autres faits de conscience, en général extra-intellectuels, comme les sensations ; l’origine, on la trouve dans les antécédents psychologiques, historiques et préhistoriques, dans l’expérience et l’habitude héréditaire. Il n’est pas étonnant que la conclusion de ces recherches, conduites suivant la méthode expérimentale des sciences naturelles, présente constamment ce double caractère empiriste et évolutionniste [9]. Aussi, pour le psychologisme, la logique se réduit-elle à une science empirique et descriptive ; dans l’histoire naturelle de l’âme (historiola animae, disait Spinoza [10]), elle est l’histoire naturelle du concept, du jugement, du raisonnement, en un mot, des opérations intellectuelles considérées comme de simples états de conscience.
Mais, quand on veut absorber la logique dans la psychologie, on méconnaît entièrement la différence de nature qui existe entre les lois psychologiques et les lois logiques. Les premières sont des lois naturelles, des consécutions uniformes de phénomènes ; les secondes sont des lois idéales, des règles ou normes que la pensée doit observer pour être conséquente ou vraie, mais qu’elle peut violer, et qu’elle ne viole, en fait, que trop fréquemment. La logique ne dit pas : « C’est ainsi que l’on pense toujours, ou même le plus souvent » ; elle dit : « C’est ainsi que l’on doit penser, si l’on veut penser normalement et correctement » [11]. Il y a dans les lois de la logique un élément idéal et normatif, une notion de valeur, qui est totalement absente des lois psychologiques ; cette notion de valeur est celle du vrai et du faux. La psychologie ne s’occupe pas de distinguer le vrai du faux, elle ignore même cette distinction : ses lois s’appliquent aussi bien aux raisonnements les plus justes qu’aux sophismes les plus grossiers ; elles expliquent également les découvertes de l’homme de génie, les imaginations du déséquilibré et les divagations du fou. Et même elle aperçoit entre les processus psychologiques du fou et de l’homme de génie une analogie étroite qui lui fait conclure, un peu témérairement, à une affinité entre ces deux formes extrêmes de l’esprit. Rien d’étonnant à cela, du moment que la psychologie fait abstraction (comme elle le doit) de la valeur de vérité des idées, pour les considérer uniquement comme des faits de conscience. Mais cela même indique qu’elle est incompétente en ce qui concerne la valeur de ces idées, et que, pour juger de cette valeur, il faut les regarder autrement que comme des phénomènes psychologiques. C’est que leur liaison nécessaire n’est pas, ne peut pas être objet d’intuition, et ne tombe pas sous les prises de l’observation psychologique. Tout ce que celle-ci peut apercevoir, ce sont les associations d’idées ou plutôt d’images qui défilent dans le champ de la conscience ; mais ces associations accidentelles et fortuites, toujours superficielles, n’ont rien de commun avec les relations logiques des idées, qui seules en font des éléments de la connaissance. En définitive, les opérations de l’esprit échappent à la conscience, et par suite à l’observation psychologique ; un psychologue consciencieux et pénétrant l’a récemment reconnu, comme conclusion d’une enquête minutieuse sur « la pensée sans images » [12] : « la pensée, dit-il, est un acte inconscient de l’esprit, qui, pour devenir pleinement conscient, a besoin de mots et d’images » ; il a constaté que ces images sont le plus souvent insignifiantes et tout à fait accessoires, qu’elles ne révèlent nullement le contenu intellectuel des idées correspondantes, et n’expliquent pas leur enchaînement. La conscience n’est donc qu’une sorte d’écran sur lequel les opérations intellectuelles projettent des ombres capricieuses et fantaisistes, qui les dissimulent plutôt qu’elles ne les révèlent. Il faut passer derrière la toile pour apercevoir les réalités dont ces fantômes ne sont que des projections décousues et déformées. Ou, pour employer une autre image, vouloir expliquer les démarches de l’esprit par les phénomènes psychologiques qui les accompagnent et les recouvrent, c’est vouloir expliquer le mouvement d’un bateau par le remous que son étrave soulève, par le clapotis des vagues sur ses flancs et par le sillage d’écume qu’il laisse derrière lui, sans tenir compte de l’hélice invisible qui produit à la fois la propulsion du navire et l’agitation des flots.
L’incompétence de la psychologie en matière de logique, et l’usurpation qu’elle commet quand elle essaie de s’ériger en théorie de la connaissance, se révèlent par son impuissance à découvrir et à justifier un criterium de la vérité. Elle ne sait expliquer les vérités nécessaires et les principes rationnels qu’en alléguant l’ « inconcevabilité de la négative » [13]. Par exemple, on croit justifier le principe de contradiction par l’impossibilité de fait où nous sommes de penser simultanément deux propositions contradictoires. Mais une telle justification est d’abord, et en tout cas, insuffisante : elle aurait pu servir autrefois à prouver la non-existence des antipodes [14]. Et de plus elle est fausse, car des pensées contradictoires peuvent fort bien coexister dans le même esprit ; il faut bien penser la contradiction, quand ce ne serait que pour la nier et la réfuter. On corrige la thèse en disant que ce qui ne peut coexister dans la conscience, ce n’est pas les pensées, mais les croyances contradictoires : le principe de contradiction signifierait alors : « On n’a jamais vu le même esprit croire au même instant le pour et le contre ; une croyance expulse toujours de la conscience la croyance contradictoire » [15]. En admettant que cela soit exact, on réduit ainsi la vérité à la croyance [16], c’est-à-dire à un état de conscience subjectif et transitoire ; et l’on fait entrer dans la formule des principes des conditions psychologiques (identité d’esprit, identité de temps) qui, comme Kant l’a montré [17], leur sont absolument étrangères. Le vrai, c’est ce qu’on croit, et il convient d’ajouter : « pour celui qui le croit, et aussi longtemps qu’on le croit ». Ainsi ce qui est vrai pour Pierre peut être faux pour Paul, ce qui est vrai aujourd’hui peut être faux demain. C’est la négation même de la notion de vérité.
En résumé, il faut bien distinguer la conscience et l’esprit, et se rendre compte que la vie de l’esprit est en grande partie inconsciente ou subconsciente, et qu’en tout cas les relations logiques des idées et les ressorts de notre activité intellectuelle échappent à l’intuition interne. Ce n’est pas par l’analyse psychologique qu’on peut les atteindre, mais par l’analyse logique, qui est toute différente. Il faut donc bien se garder de confondre la psychologie, la science de la conscience, avec la philosophie en général, qu’on peut définir, avec un de nos maîtres [18], la science de l’esprit ; et, en particulier, avec la Logique, l’Épistémologie et la théorie de la connaissance, qui sont plus spécialement les sciences de l’esprit en tant qu’il pense et connaît.
Un fait qui montre bien que le psychologisme méconnaît entièrement la valeur et la vraie nature de la Logique, c’est que le maître de la psychologie française [19] a cru récemment découvrir une nouvelle Logique, la Logique des sentiments [20]. En réalité, il ne s’agit, dans cette étude psychologique, d’ailleurs très fine et très juste, que de montrer l’influence perturbatrice des sentiments sur les raisonnements de la vie courante, de sorte qu’elle serait beaucoup mieux intitulée « l’illogisme des sentiments ». C’est une précieuse contribution à ce chapitre de la psychologie qui traite des sophismes de la passion et de l’intérêt ; car, pour le dire en passant, les sophismes relèvent de la psychologie dès qu’on les étudie, non dans leur forme et par rapport aux lois logiques qu’ils violent, mais dans leur production et par rapport aux lois psychologiques qui les expliquent comme faits. Où le psychologisme apparaît, c’est lorsque l’on compare et oppose la prétendue logique des sentiments à la logique intellectuelle et rationnelle, et que, par toutes les épithètes qu’on leur décerne, on manifeste une préférence visible pour la première, sous prétexte qu’elle est plus proche de la réalité et de la vie [21]. La logique rationnelle est abstraite, sèche, verbale ; peu s’en faut qu’on ne lui reproche de jongler avec les mots, et de n’être qu’un formalisme stérile et vide ; car, en vertu du nominalisme qui est une conséquence du psychologisme, les seules données réelles étant les faits de conscience particuliers, les concepts n’existent pas et se réduisent à des mots. Au contraire, la logique des sentiments est concrète, elle est vivante, elle est même vécue, suivant une expression à la mode : elle n’est pas formelle, mais réelle, pleine d’un contenu psychologique riche et varié ; elle est en outre la seule pratique et agissante, car il est bien plus facile et bien plus efficace, on le sait, d’émouvoir les passions que d’éclairer l’entendement, de persuader que de convaincre ; et, tandis que la logique formelle croupit dans l’ombre des écoles et la poussière des bibliothèques, la logique des sentiments s’exerce et se produit sur les scènes les plus larges et les plus brillantes : au palais de justice, au Parlement, au théâtre, au forum, partout en un mot où l’éloquence triomphe et où l’exploitation habile des passions et des intérêts supplée à l’insuffisance et à la faiblesse des arguments.
On constate entre les deux logiques une différence remarquable et fort instructive : dans la logique rationnelle, on ne cherche que la vérité, on part donc en général des prémisses pour en tirer telle conclusion que comportent les règles du raisonnement ; ou si l’on part de la conclusion (problématique), c’est pour savoir si elle peut se justifier en se déduisant correctement de prémisses déjà reconnues vraies. Dans la logique des sentiments, au contraire, la conclusion est déterminée d’avance, elle est désirée, voulue et crue en vertu de mobiles antérieurs à toute démonstration logique et plus puissants qu’elle ; on part donc toujours de la conclusion, et l’on cherche par quelles prémisses on pourra la justifier. Il en résulte qu’on ne se montre pas difficile sur le choix des prémisses, ni sur le lien qui les unit à la conclusion ; en tout cas, ce n’est pas, comme dans la logique rationnelle, les prémisses qui transmettent leur vérité à la conclusion, c’est au contraire la conclusion qui rend les prémisses vraies, c’est-à-dire qui les fait croire [22].
Il n’y a entre les deux logiques qu’une seule différence qui ne paraisse pas à l’avantage de la logique des sentiments. On reconnaît qu’elle est subjective, tandis que son austère et maussade rivale est objective. Qu’est-ce à dire ? Simplement ceci, au fond : que les raisonnements « de la raison » sont vrais et justes, conformes à la réalité objective, tandis que les raisonnements du sentiment sont fallacieux, illusoires, le plus souvent faux, qu’ils nous induisent en erreur, que leurs conclusions sont démenties par les faits, et que par suite ils peuvent avoir de fâcheuses conséquences pratiques. Il faut avouer que ce seul désavantage compense, et au-delà, toutes les qualités qu’on attribue à la Logique des sentiments, ou plutôt qu’il les détruit : car comment peut-on alors soutenir que cette Logique est plus près de la réalité et de la vie, et qu’elle est plus utile à la pratique ? Mais surtout, que penser d’une logique qui est maîtresse d’erreur, et non de vérité ? Qu’elle usurpe purement et simplement le nom de logique. Il n’y a pas plus deux logiques qu’il y a deux morales : il n’y a qu’une logique, qu’une science de la vérité, et c’est la logique rationnelle, que le psychologisme accable à tort de ses dédains.
Un autre reproche que le psychologisme adresse à la Logique, c’est de ne pas s’occuper de l’invention, de ne pas l’expliquer, et de ne lui fournir aucune méthode générale et sûre ; peu s’en faut qu’on ne l’accuse de paralyser l’invention et de stériliser le génie. Aussi lui oppose-t-on une Logique de l’invention dont l’unique règle serait, semble-t-il, de se moquer de toutes les règles et de prendre le contre-pied de la Logique démonstrative et vulgaire, bonne tout au plus pour les professeurs et les pédants. Le génie réclame ses coudées franches et ne peut s’épanouir que dans la liberté absolue ; il ignore les barrières et les entraves, il se joue dans l’illogisme, la contradiction est son élément et la condition essentielle de toute intervention. Pour un peu, il n’y aurait de pensée juste et féconde qui ne fût contradictoire ; et, pour le dire en passant, il y a un grain de vérité dans ce paradoxe, car la Logique formelle établit que de l’absurde on peut tout déduire [23], le faux comme le vrai, de sorte que l’erreur est plus féconde, en un sens, que la vérité.
Mais la thèse que nous discutons repose sur une complète « ignorance de la question ». La logique n’a pas plus à inspirer l’invention que la métrique n’inspire les poèmes. L’explication du fait de l’invention appartient à la psychologie. Mais l’invention, comme fait psychologique, n’est pas plus vraie que fausse. Les mêmes lois psychologiques, expliquent les inventions scientifiques les plus fécondes, et les innombrables essais de démonstration du postulatum d’Euclide [24]. Or qu’est-ce qui distingue l’invention vraie ? C’est qu’on peut, après coup, la démontrer, la justifier logiquement. L’invention n’a donc de valeur qu’au moment où elle cesse d’être invention pour devenir démonstration. Et, même psychologiquement, ce qui distingue l’invention vraie, c’est qu’elle est le produit, non d’un caprice imaginatif ou d’une fantaisie comme il en vient en foule à l’esprit des ignorants et des fous, mais d’une Logique instinctive, spontanée, inconsciente tant qu’on voudra, mais toujours conforme, au fond, à la Logique consciente et réfléchie. La première ne fait qu’anticiper, par un sentiment obscur, mais sûr, qui est le tact ou le flair de la raison, les démarches de la Logique discursive, qui vérifie et contrôle les résultats de la première. Il n’y a donc pas opposition entre la Logique d’invention et la Logique de démonstration, mais au contraire accord et harmonie préétablie [25].
Quand on prétend que la contradiction est la matière propre et la condition essentielle de l’invention, on joue sur les mots : oui, elle en est la condition négative, en ce sens qu’elle en est l’occasion et l’aiguillon : c’est pour résoudre une contradiction qu’on est amené à découvrir une vérité. Loin de prouver que l’invention est illogique par essence, cela prouve qu’elle résulte de l’instinct logique ; car, autrement, la contradiction ne serait pas ressentie comme telle, et on ne ferait aucun effort pour la supprimer [Voir la note A en annexe.]. Si la raison venait à se complaire dans la contradiction, au lieu de réagir contre elle, c’est alors que toute invention serait morte. Si donc il y a des doctrines funestes à l’esprit d’invention, ce sont précisément les doctrines irrationalistes qui l’opposent à l’esprit logique et à la raison discursive.
Examen du sociologisme
La Logique formelle a un autre adversaire que le psychologisme, qui lui ressemble comme un frère : c’est ce que nous appellerons, par analogie, le sociologisme [Voir la note B en annexe.], c’est-à-dire la prétention d’absorber toute la philosophie dans la sociologie, ou de la remplacer par celle-ci. On part de cette constatation évidente, que l’homme n’est ce qu’il est que dans la société et grâce à elle ; et l’on en conclut, un peu précipitamment, qu’il reçoit tout de la société : l’hérédité et l’éducation lui donnent, non seulement ses habitudes pratiques, mais ses habitudes intellectuelles, et par suite déterminent entièrement sa pensée et sa volonté. De ce que la science est une œuvre collective due à la collaboration des chercheurs contemporains et des générations successives, on a conclu qu’elle est une chose sociale, une œuvre de la société elle-même. On a voulu socialiser ainsi jusqu’à la raison ; les principes rationnels et les notions premières sont simplement les propositions et les notions sur lesquelles tout le monde s’accorde, au sein d’une même société, et qui permettent de s’entendre plus ou moins sur toutes les autres, ou tout au moins d’échanger des idées et de se comprendre. On fait de la vérité elle-même un produit social, une convention : les propositions vraies sont celles sur lesquelles on s’accorde généralement ; le critérium de la vérité, c’est la communicabilité. Enfin le langage est un produit de la vie en société ; et comme on fait dépendre la logique du langage, on aboutit à soutenir sérieusement que la logique est une science sociale.
Poussé à ses extrêmes conséquences, le sociologisme est d’une fausseté aussi flagrante que le psychologisme. De même que l’on pourrait faire rentrer toutes les sciences dans la psychologie, sous prétexte que tout ce que nous connaissons n’est que des états de conscience, de même on pourrait les faire rentrer toutes dans la sociologie, sous prétexte que nul homme n’est isolé, et que toute science est une œuvre impersonnelle et collective. Ces deux systèmes ou ces deux tendances se réfutent donc par leur propre excès. Il est intéressant de remarquer l’analogie des prétentions du sociologisme sur la logique et sur la morale. De même que certains sociologues veulent réduire la morale à la science des mœurs [Voir la note C en annexe.], à l’étude empirique et objective des croyances morales et de la conscience publique dans une société donnée, on prétend réduire la logique à l’étude empirique et objective des notions et des propositions communément admises en un temps et en un pays donnés [26]. À l’une comme à l’autre, on interdit de juger et de légiférer : ce ne sont plus des sciences normatives, mais des sciences historiques et descriptives. Qu’on n’objecte pas qu’il y a une Logique et une Morale par rapport auxquelles on peut et doit juger en définitive toutes les logiques et toutes les morales relatives à différents temps et à diverses sociétés. On vous répond que ce que nous appelons la Logique et la Morale, c’est simplement notre logique et notre morale d’Européens et de Français du XXe siècle : et cette réponse semble irréfutable, du moment que nous ne pouvons pas sortir de notre temps ni dépouiller notre nationalité. La « contrainte sociale » régit à notre insu notre esprit comme nos actes, elle nous impose nos façons de penser comme nos façons d’agir ; elle nous dicte ce que nous devons croire aussi bien que ce que nous devons faire ; la coutume règle nos démarches intellectuelles comme la forme de nos vêtements. Cette théorie est la négation de tout idéal, tant logique et scientifique que moral et social ; comme le psychologisme, elle réduit la vérité à la croyance subjective et actuelle.
Mais cette théorie repose au fond sur une sorte de cercle vicieux, qui est plus manifeste pour la logique que partout ailleurs. L’homme n’a pas la raison parce qu’il est un animal social ou « politique », comme disait Aristote [27], il est un animal social parce qu’il a la raison. Quoi qu’on dise de ces entités chimériques qu’on appelle l’esprit collectif ou la conscience sociale, la pensée n’existe et ne se réalise que dans les esprits individuels. Or, comment pourraient-ils s’entendre mutuellement, si chacun d’eux ne pouvait pas s’entendre avec lui-même ? On oublie trop que les esprits sont incommunicables et impénétrables les uns aux autres ; et si le langage est un produit social, les idées que nous exprimons par son moyen ne peuvent en être un. On a beau seriner des mots à un enfant : il n’acquerrait jamais les idées correspondantes, non plus qu’un perroquet, s’il n’était capable de les construire lui-même, de les créer en lui et par lui [28] : et c’est la vérité profonde, éternelle, qu’il y a au fond du mythe platonicien de la réminiscence. Le langage n’est, matériellement, qu’un bruit, une succession de vibrations se propageant dans l’air d’une bouche à une oreille. Il est comparable au fil métallique, ou mieux au courant qui relie deux postes télégraphiques. Et, de même qu’un observateur qui enregistrerait les variations du courant n’y trouverait rien qui ressemble à une idée, de même le langage n’est pas à proprement parler un véhicule pour la pensée : chacun de nous est obligé, dans la solitude close de sa conscience, d’interpréter tous les signaux matériels qu’il reçoit, et de construire son cadran. Si les hommes peuvent communiquer entre eux, s’entendre et se constituer en société, c’est parce qu’ils sont capables de former à peu près les mêmes idées, et surtout de les lier de là même manière, d’établir entre elles les mêmes relations. L’étude des relations entre les idées est donc antérieure à l’étude du langage, à plus forte raison à l’étude des relations entre les hommes ; en d’autres termes, la logique est antérieure à la linguistique et à la sociologie, et n’en dépend aucunement [Voir la note D en annexe.]. On a dit que la logique n’est que l’étude des formes du langage, et qu’elle rentre dans la grammaire. S’il en était ainsi, il y aurait autant de logiques qu’il y a de langues, et l’on ne recule pas devant une telle conclusion. Mais la vérité est que la Logique juge et critique toutes les langues, non pas au nom d’une quelconque d’entre elles, mais au nom de l’esprit, dont elles sont des instruments très imparfaits et très grossiers [Voir la note E en annexe.]. Aussi la Logique formelle a-t-elle été amenée, par son progrès même, à se constituer une langue artificielle composée de symboles bien définis, pour pouvoir exprimer d’une manière précise et adéquate les idées et les relations qu’elle étudie, et pour s’affranchir du vague et des équivoques dont toutes nos langues sont entachées. Si imparfait qu’il soit, le langage est moins un produit de la société qu’un produit de la raison. Et en tout cas, la raison n’est pas fille de la cité ; elle en est la mère.
Examen du criticisme
Il règne dans la philosophie contemporaine une autre tendance qui contribue indirectement à déprécier la Logique ; c’est ce que j’appellerai, non pas le criticisme, car je reproche précisément à ces doctrines de n’être pas vraiment critiques, mais le moralisme [Voir la note F en annexe.] : c’est la tendance à faire dépendre la philosophie spéculative de la morale ; ce sont toutes les doctrines caractérisées par le primat de la raison pratique [29]. Or ces doctrines reposent sur une théorie de la connaissance superficielle et tout à fait insuffisante. On commence par réduire la logique à un seul principe, principe d’identité ou principe de contradiction, on prétend que tous les raisonnements logiques sont fondés sur ce principe unique ; et l’on en conclut sans peine que la déduction logique ne peut aller que du même au même, ou du général au particulier, et qu’elle ne peut tirer d’une proposition que ce qui y est déjà implicitement contenu. Les uns, oubliant qu’Aristote lui-même a assigné au syllogisme un principe spécial, le Dictum de omni et nullo [30], soutiennent qu’il repose uniquement sur le principe d’identité ou de contradiction, sans jamais avoir essayé de prouver cette thèse téméraire, inconnue de la Logique classique. D’autres au contraire reconnaissent que le syllogisme ne se justifie pas par les susdits principes ; mais, au lieu de conclure que ces principes sont en effet insuffisants à eux seuls à fonder la moindre déduction, ils se forgent une idée chimérique de la « Logique pure » en la restreignant arbitrairement aux trois principes classiques d’identité, de contradiction et du milieu exclu ; et ils aboutissent à exclure de la Logique le syllogisme même, ce type traditionnel de la déduction logique ! La Logique pure qu’ils rêvent se bornerait à répéter indéfiniment : « A est A ». Ayant ainsi réduit la Logique à un squelette ou à un fantôme, on invoque la distinction fallacieuse des jugements analytiques et des jugements synthétiques : on restreint les premiers aux redites stériles, aux insignifiantes tautologies qu’on attribue à la Logique pure ; on fait ainsi la partie belle aux jugements synthétiques, et l’on a beau jeu pour chercher leur fondement dans une intuition complaisante qu’on ne définit pas. Les jugements analytiques sont tout au plus bons à expliciter le contenu de nos concepts ; seuls les jugements synthétiques étendent notre connaissance, et à proprement parler la constituent. Les méthodes logiques ne servent qu’à exposer à autrui les vérités acquises, elles n’ont qu’une utilité didactique et pédagogique ; mais l’acquisition de la vérité s’opère par des moyens extra-logiques, dans les profondeurs obscures et mystérieuses de l’intuition. Par cette considération de l’invention, qui n’a d’autre but que de faire échec à la Logique rationnelle et démonstrative, le criticisme rejoint le psychologisme, auquel il était si opposé à l’origine.
Non content d’avoir rétréci le domaine de la Logique jusqu’à l’annuler, on prétend réduire la raison spéculative à l’impuissance en lui imputant certaines contradictions inéluctables, les antinomies [31] ; et, après lui avoir refusé toute compétence en métaphysique, on fait appel à la raison pratique pour réédifier la métaphysique sur la base de la morale. On constate d’abord le fait du devoir ou de l’obligation ; mais, au lieu de le soumettre à la critique, on le déclare fait rationnel et privilégié, on l’érige en un principe absolu, on le considère comme une véritable révélation. Puis on s’aperçoit que, pour que ce fait ait une valeur et même un sens, il faut admettre certaines hypothèses, que l’on décore du nom de postulats de la loi morale [32] ; et l’on restaure par là les dogmes que la raison spéculative avait, ou ruinés, ou laissés sans fondement. C’est ainsi que d’une doctrine qui se disait critique, et qui prétendait couper le dogmatisme à sa racine, sont nées (l’histoire en témoigne) les métaphysiques les plus audacieuses et les dogmatismes les plus outrecuidants.
Cette méthode offre une analogie curieuse avec la Logique des sentiments ; elle n’en est peut-être qu’une application : car elle aussi part d’une conclusion dont la vérité est admise et désirée d’avance, pour faire remonter cette vérité aux prémisses métaphysiques dont elle paraît dépendre ; et elle attribue à ces prémisses une certitude absolue, alors que la Logique rationnelle leur accorderait tout au plus (en supposant la conclusion vraie) une certaine probabilité. Quoi qu’il en soit, les philosophies de la liberté ont étrangement abusé de cette méthode des postulats moraux. Il faut dire aussi qu’elle est si facile à pratiquer, et si féconde en conséquences ! Plus une conscience sera délicate, plus elle sera exigeante, et plus elle pourra établir de vérités incontestables, à titre de postulats moraux. On assiste alors à un concours édifiant de bonnes volontés : toutes les thèses métaphysiques sont devenues en quelque sorte une prime à la moralité. C’est à qui découvrira de nouveaux besoins de la pratique, de nouvelles conditions pour l’action. C’est la philosophie des belles âmes, et l’ardeur de leur foi morale se mesure à l’énormité des montagnes métaphysiques qu’elle soulève.
Mais cette méthode est surtout d’une commodité et d’une efficacité incomparables dans les discussions. On somme d’emblée l’adversaire de se déclarer pour ou contre la loi morale, d’opter, comme jadis Hercule, entre le vice et la vertu. « Êtes-vous honnête homme ? Si oui, vous devez admettre ceci et cela, comme condition nécessaire de la moralité. Si non, vous n’êtes pas digne qu’on discute avec vous ». Mais qui oserait répondre non ? C’est la carte forcée de la morale, ou, si l’on veut une comparaison plus noble, c’est le « Rodrigue, as-tu du cœur ? [33] » transformé en argument philosophique passe-partout. Il est clair qu’il n’y a pas de superstition, si absurde et si grossière qu’elle soit, qu’on ne puisse justifier par une pareille méthode.
Chose curieuse, ces mêmes dogmes, qu’on prétend nous imposer par une véritable « contrainte morale », on nous les présente en même temps comme objets d’un acte de foi absolument gratuit et même arbitraire. C’est que le moralisme, ayant ruiné l’autorité de la raison, ne peut plus faire appel, pour fonder la morale, qu’à la croyance, et à une croyance non justifiée par la raison, et par suite purement arbitraire. Parlons mieux : ce n’est pas là pour lui, comme pour le rationalisme, un pis-aller : c’est son idéal même de certitude, c’est sa conception de la vérité. Il a pris pour devise cette parole de Kant : « J’ai dû supprimer le savoir pour faire place à la croyance [34] ». Au rebours de Malebranche [35], de ce rationaliste chrétien qui considérait la foi comme un succédané de la raison, le moralisme préfère croire que savoir ; et c’est là le secret de son aversion pour la logique et pour la raison ; non seulement pour la raison spéculative, mais pour la raison tout court, car, comme nous allons voir, le primat de la raison pratique dégénère fatalement en primat de la volonté.
On part de cette constatation, que nos croyances sont, en fait, déterminées moins par des raisons intellectuelles que par des motifs d’ordre sentimental et pratique, puis on érige le fait en droit (par le sophisme caractéristique du psychologisme), et l’on soutient que nos croyances doivent tenir compte de nos tendances affectives, de nos besoins sentimentaux et de nos intérêts moraux. Par là, on les rend dépendantes de notre volonté ; et, en l’absence de tout motif d’ordre intellectuel et de toute preuve rationnelle, c’est à la volonté qu’on remet le soin de choisir les croyances, non les plus vraies ou les plus vraisemblables, mais les meilleures, les plus utiles à la conduite de la vie et à la moralité. Étant admis que la raison spéculative est enfermée dans des antinomies insolubles, on pose ces antinomies comme autant d’alternatives entre lesquelles la volonté seule peut décider ; c’est par un acte de foi que l’on opte pour l’une ou pour l’autre ; et cet acte de foi est sans raison déterminante, donc aveugle et arbitraire. Pascal avait proposé de parier pour Dieu [36] ; nos modernes Pascals nous proposent de parier pour ou contre toutes les thèses métaphysiques, pour ou contre le devoir, pour ou contre la liberté [Voir la note G en annexe.] ; avec cette différence toutefois, que Pascal, encore trop rationaliste, exposait les raisons pour lesquelles on doit opter pour une alternative plutôt que pour l’autre, et calculait les probabilités respectives ; tandis que ses modernes imitateurs n’en donnent, et s’interdisent d’en donner aucune, sans quoi le choix ne serait plus un acte libre, et n’aurait, paraît-il, plus aucun mérite. Pour un peu, on nous proposerait de jouer à pile ou face pour savoir si nous devons être des honnêtes gens ou des coquins ; comme s’il suffisait d’une décision du libre arbitre pour changer notre caractère du blanc au noir, ou inversement.
Le moralisme a une conséquence que ses partisans ont rarement aperçue. Si la croyance dépend de la volonté à quelque degré, nous en sommes responsables ; et alors on peut à bon droit nous en demander compte au nom de la loi et de la société, nous juger et nous condamner pour nos opinions. C’est là une conclusion qui choque profondément la conscience moderne. Par où l’on voit que les philosophes qui sont si préoccupés d’assurer à la volonté une liberté chimérique, ne s’inquiètent guère de compromettre la liberté de pensée, cette conquête si précieuse et si chèrement achetée de la philosophie. Nous pensons au contraire, avec Kant lui-même, qu’une croyance ne peut jamais être obligatoire, parce qu’elle ne dépend pas de notre volonté. On croit ce que l’on peut, et non ce que l’on veut ; il est aussi impossible de croire ce que l’on n’a aucun motif de croire, que de ne pas croire ce qui paraît évident et nécessaire. En réalité, on a tort d’opposer la croyance au savoir comme un phénomène d’ordre sentimental à un état purement intellectuel : il n’y a pas de croyance possible sans des raisons d’ordre intellectuel, si faibles qu’elles soient ; et la force de la croyance est proportionnelle à celle des raisons qui la justifient. Ces raisons peuvent être insuffisantes ou même fausses ; mais elles sont regardées comme valables et vraies, et le jour où l’on s’aperçoit de leur fausseté, la croyance qu’elles soutenaient s’évanouit.
La théorie de la croyance volontaire est donc psychologiquement fausse : il n’est pas vrai que nos croyances soient soumises à notre volonté, et qu’il dépende de nous de croire hic et nunc [37] ce qu’il nous plaît, ou même ce que nous avons intérêt à croire. Sans doute, nos inclinations et nos passions ont à la longue une certaine influence sur nos croyances, et c’est par leur intermédiaire que notre volonté peut peser sur elles pour les modifier progressivement. Mais cette influence est illégitime et funeste ; la logique et la morale s’accordent à la réprouver et à la combattre. Au point de vue logique, nous devons affranchir notre pensée de toute prévention et de tout parti pris, faire abstraction de tout intérêt, même moral, et de toute passion. C’est à cette condition que nous avons quelque chance de trouver la vérité. Quoi qu’on ait dit, en interprétant mal un mot de Platon, il ne faut pas aller au vrai « avec toute son âme » [Voir la note H en annexe.], mais avec son intelligence seule ; le sentiment et la volonté ne peuvent jouer qu’un rôle perturbateur dans la recherche de la vérité. Au point de vue moral, une croyance volontaire, dans la mesure où elle dépend (indirectement) de la volonté, ne peut être qu’une croyance fausse ; car elle ne peut résulter que d’un long exercice d’assouplissement intellectuel, que Pascal appelle crûment de son vrai nom l’abêtissement. Et si le devoir suprême de tout homme, et surtout de tout philosophe, est la sincérité intellectuelle, je ne sache pas d’exercice plus immoral et plus dégradant que celui-là. Une foi voulue, tout comme une foi imposée du dehors, ne peut être qu’une mauvaise foi. Lors donc qu’on présente le devoir, avec les thèses métaphysiques qui en dépendent, comme l’objet d’une opinion arbitraire et d’un libre acte de foi, non seulement on ne peut rien dire de plus pour ruiner la morale, mais on ne peut rien dire de plus pour en inspirer l’aversion à un esprit libre et à une conscience droite.
Il est instructif de voir le moralisme, qui prétend fonder la morale [38] et qui subordonne tout à cette fin, aboutir à des conséquences si contraires à la morale ; et cela suffit peut-être à le réfuter. Voilà en tout cas ce que l’on gagne quand on oppose la raison pratique à la raison spéculative, ou plutôt la volonté à la raison. Et pourquoi s’efforce-t-on de restreindre et de limiter la compétence de la raison ? C’est pour assurer à la volonté une liberté chimérique, que la raison se refuse à admettre, et que l’on considère comme la condition de la moralité et de la responsabilité. On ne craint pas d’opposer la morale à la science, qui non seulement postule le déterminisme, mais qui le vérifie chaque jour davantage ; et l’on cherche en vain dans l’enchaînement des faits naturels quelque fissure où puisse se glisser la contingence [Voir la note I en annexe.].
On oublie que, dans le « conflit » qu’on crée ainsi à plaisir, la science jouera toujours le rôle du pot de fer [Voir la note J en annexe.] ; et l’on compromet gratuitement les intérêts sacrés dont on se fait le champion.
Mais en réalité il est faux que la conscience morale postule le libre arbitre : si cette liberté pouvait exister, elle supprimerait toute relation intelligible entre l’acte et l’agent, et par suite toute qualification morale et toute responsabilité. En voulant affranchir la volonté du déterminisme, on la soustrait du même coup au contrôle de l’intelligence et à l’autorité de la raison, et l’on ruine la loi morale, qui n’a de valeur que si elle est fondée sur la raison et justifiée par elle fer [Voir la note K en annexe.].
Il est donc vain d’opposer les prétendues exigences de la conscience morale aux conditions de la science, et la raison pratique à la raison spéculative : la raison est une, et obéit aux mêmes lois, dans le domaine de la connaissance et dans celui de l’action. En résumé, nous pensons, avec un intellectualiste bien démodé qui s’appelait Descartes, que « notre volonté ne se portant à suivre ni à fuir aucune chose que selon que notre entendement la lui représente bonne ou mauvaise, il suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux qu’on puisse, pour faire aussi tout son mieux, c’est-à-dire pour acquérir toutes les vertus, et ensemble tous les autres biens qu’on puisse acquérir ; et lorsqu’on est certain que cela est, on ne saurait manquer d’être content [39] ».
Examen du pragmatisme
Une dernière tendance qui contribue à fausser la conception de la Logique est ce qu’on appelle le pragmatisme [Voir la note L en annexe.]. Cette philosophie qui se prétend nouvelle remonte en réalité aux sophistes grecs, car elle restaure à sa manière la maxime de Protagoras : « L’homme est la mesure de toutes choses [40] », et c’est pour cette raison qu’elle prend aussi le nom d’humanisme [41]. Elle consiste à juger de la vérité d’une proposition par ses conséquences pratiques, elle subordonne ainsi la vérité à l’utilité, ou plutôt elle la définit par l’utilité. Une proposition vraie, c’est une proposition qui a pour nous, hommes, des conséquences avantageuses, qui répond à nos besoins pratiques et nous procure le plus de satisfaction possible. Ne dites pas que si telle proposition a pour nous des conséquences heureuses ou profitables, c’est peut-être parce qu’elle est vraie, c’est-à-dire qu’elle répond à un ordre objectif de la nature ; non, elle est vraie parce qu’elle est profitable, et seulement en tant que profitable ; et c’est cela qu’on veut dire quand on la qualifie de vraie [Voir la note M en annexe.]. Ne dites pas non plus que ce qui est réellement et proprement avantageux, ce n’est pas la proposition elle-même (en tant que représentation intellectuelle inerte), mais la croyance que nous avons qu’elle est vraie ; et que, le jour où nous cesserions de la croire vraie, pour la considérer seulement comme utile, la croyance qui s’y attache cesserait d’être efficace, et par suite utile. C’est là une conception intellectualiste de la croyance, que la psychologie contemporaine se flatte d’avoir définitivement ruinée : nous ne croyons pas une proposition parce qu’elle nous paraît vraie, elle nous paraît vraie parce que nous la croyons ; les véritables causes de notre croyance ne sont pas intellectuelles, mais d’ordre affectif et actif. En somme, nous ne croyons que ce que nous avons intérêt à croire ; on remarquera que le pragmatisme présente sur ce point une analogie parfaite avec le moralisme. C’est que tous deux dérivent du psychologisme, qui, nous l’avons vu, réduit nécessairement la vérité au phénomène subjectif de la croyance.
D’ailleurs, le pragmatisme procède en droite ligne de la psychologie empiriste et évolutionniste, appuyée sur des considérations biologiques [Voir la note N en annexe.]. Cette psychologie conçoit l’homme primitif comme un animal plongé au sein de la nature, et y menant une vie purement pratique. Il ne s’agit pas pour lui de connaître, mais de se conserver et de se défendre ; toute son activité est orientée vers ce but ; toute la connaissance qu’il peut acquérir est entièrement déterminée par lui, et par suite subordonnée à son activité. La nature et la vie font son éducation ; l’expérience lui enseigne peu à peu quelles sont les attitudes et les démarches les plus avantageuses, celles qui le protègent le mieux contre la douleur et le besoin, et qui lui procurent le plus de satisfactions. Il contracte ainsi progressivement des habitudes utiles à sa conservation. En vertu de la lutte pour l’existence et de la survivance du mieux adapté, ceux-là seuls ont survécu et ont perpétué leur espèce, qui avaient contracté des habitudes salutaires, c’est-à-dire dont le cerveau avait pris certains plis qui leur permettaient de prévoir et d’éviter les dangers et les accidents de la vie sauvage. Toutes les notions ainsi formées ne sont que des réactions de l’organisme contre le milieu où il se débat, et c’est pourquoi nos concepts ne sont, en somme, que des habitudes motrices. Nos principes rationnels eux-mêmes, inscrits dans notre cerveau par l’expérience ancestrale et fixés par l’hérédité, ne sont que des attitudes favorables à la conservation de l’individu et de l’espèce : le principe d’identité, par exemple, s’explique par le fait qu’il y avait un intérêt vital à considérer comme identiques les objets réellement identiques, autrement dit, à reconnaître les lieux et les obstacles, les amis et les ennemis. L’intelligence est donc fille du besoin ; elle a été dès l’origine, et elle est toujours, au fond, relative à l’activité. Sans doute, aujourd’hui que la civilisation nous met à l’abri des besoins et des angoisses qui remplissaient la vie de nos lointains aïeux, le caractère pratique de nos habitudes intellectuelles s’oblitère, et nous finissons par les formuler d’une manière spéculative et abstraite ; nous pouvons même, par une perversion de notre nature animale, nous amuser à les appliquer à des problèmes théoriques, sans utilité au moins immédiate. Mais ce n’est là qu’un jeu intellectuel, une sorte d’art frivole et stérile (puisque aussi bien cette doctrine conçoit l’art comme un simple jeu), et c’est cet art que nous appelons la Logique. Quant à la science positive, elle est tout entière issue de la pratique, et elle est tournée vers l’action. Elle est, comme toutes les fonctions vitales, le résultat d’une adaptation au monde extérieur. Qui le croirait ? cette somme énorme et toujours croissante de connaissances, fruit de la collaboration séculaire des plus puissants esprits, qui, même condensée et systématisée, ne peut être acquise que par des intelligences d’élite et au prix de longs efforts, est pour l’épistémologie évolutionniste le produit d’une économie de pensée ; c’est en vertu de la loi biologique du moindre effort que les hommes ont résumé leurs expériences en des concepts abstraits et en des formules générales. Le pragmatisme reprend à son compte cette explication, mais il a soin de dépouiller ces formules de tout sens intellectuel et leur refuse le titre de vérités. La science n’est qu’un manuel opératoire, elle nous indique certains gestes qui ont réussi, on ne sait comment ni pourquoi, à soumettre les phénomènes naturels à notre volonté. Elle ne diffère de la magie et de la sorcellerie (qui elles aussi prétendaient gouverner la nature par des gestes et des symboles) que par le succès [42]. Mais il faut bien se garder de croire que ce succès, tout contingent et précaire d’ailleurs, prouve en quoi que ce soit la vérité de nos formules. Elles ne sont que des recettes pratiques, qui n’ont aucune signification objective, aucune valeur de connaissance. Leur vérité consiste uniquement dans leur commodité.
Comme vous le voyez, Messieurs, le pragmatisme est le dernier avatar de l’empirisme ; il en pousse à bout, non sans une certaine rigueur logique, les conséquences agnostiques et sceptiques. Il y a toutefois une différence essentielle à noter : l’empirisme évolutionniste admettait une nature extérieure et préexistante à la conscience, et c’est à cette condition qu’il pouvait concevoir l’esprit comme façonné par la nature et éduqué par la pratique. Au contraire, le pragmatisme, qui procède du psychologisme, s’enferme dans le domaine de la conscience, et prend nécessairement la forme de l’idéalisme personnel [43] pour qui le moi est toute la réalité. Il supprime donc le monde extérieur, qui était pour l’empirisme un principe d’objectivité, partant de vérité ; la conscience n’a plus ni support externe (dans un monde réel) ni support interne (dans des principes rationnels ou dans des formes a priori quelconques). Elle ne se moule plus sur les choses, et par elle-même elle est sans forme et sans consistance ; elle reste donc suspendue dans le vide, et le dernier mot du psychologisme paraît être le néant.
La morale du pragmatisme ne peut qu’être conforme à sa théorie de la connaissance ; c’est dire qu’elle est utilisatrice et sceptique. Si l’utilité est le critérium de la vérité, ou plutôt constitue la vérité même, elle doit être aussi le critérium de la moralité. Pour le pragmatisme conséquent avec l’idéalisme personnel, l’utilité en question ne peut être que l’utilité pour l’individu : et il engendre logiquement la morale de l’égoïsme et du bon plaisir, l’apologie de la force, la glorification du succès, la justification du fait accompli, bref, tous les paradoxes de l’immoralisme contemporain. Comment pourrait-il en être autrement, puisque le pragmatisme proclame le primat de l’action ? Toute action est bonne, par le seul fait qu’elle existe, si l’unique critérium de la morale réside dans l’action. Ainsi le pragmatisme aboutit nécessairement au réalisme ou au nihilisme moral. Un autre pragmatisme, moins conséquent, se combine avec le sociologisme : le critérium moral se trouve alors dans l’utilité sociale : le bien, comme le vrai, consiste dans ce qui est utile à la société ; les lois morales, comme les lois logiques, sont des conventions sociales, et la contrainte sociale dirige nos actes comme nos pensées. C’est encore une morale réaliste et sceptique ; ce qui est bien, c’est ce que la conscience sociale trouve bien en un temps et en un pays déterminés ; il n’est pas permis ni même possible de chercher une règle morale en dehors et au-dessus des conventions sociales qui nous régissent pour le moment. Un autre pragmatisme enfin, plus inconséquent encore, fait alliance avec le moralisme, et prétend servir de fondement aux dogmes de la morale traditionnelle ; cela s’explique, d’une part, par l’affinité que nous avons remarquée entre le moralisme et le pragmatisme, entre le primat de la volonté et le primat de l’action ; d’autre part, par l’élasticité étonnante du pragmatisme qui, véritable Protée, se prête à justifier indifféremment toutes les doctrines : la vérité ne consiste-t-elle pas dans la satisfaction que procure une croyance ? Une théorie quelconque est donc vraie, du moment que quelqu’un s’en trouve satisfait [Voir la note O en annexe.].
Quelle est donc la valeur, quel est même le sens de cette doctrine du primat de l’action ? On célèbre sur le mode lyrique l’excellence de la vie et de l’action : « le seul critère c’est la vie » ; « l’action seule est maîtresse d’action », etc., comme si l’action pouvait être une source de connaissances, un fondement de vérité et une sorte de révélation. Pour nous, ces phrases, en apparence profondes, sont de solennels non-sens. On n’agit pas pour agir ; l’action n’a pas de raison d’être en elle-même, elle ne peut pas être une « fin en soi ». C’est l’intelligence qui lui assigne un but et qui révèle les raisons d’agir. Une idée, et même un idéal, est donc toujours nécessaire à l’action. Si cette idée est fausse, l’action ne peut qu’échouer, ou même se retourner contre la fin visée. La valeur de l’action dépend donc de la vérité de l’idée qui la dirige et l’éclaire. Même dans le domaine de l’habileté technique, l’action ne nous apprend rien que dans la mesure où l’intelligence s’y applique pour la régulariser et la perfectionner. Abstraction faite de toute considération morale, ce sont les idées claires qui engendrent les actions fortes ; seule l’intelligence est capable d’animer et de soutenir une activité énergique et féconde, en lui représentant le but à atteindre et en lui suggérant les moyens à employer. Cela est encore bien plus vrai s’il s’agit du caractère moral de l’action : impuissante à nous révéler ou à nous suggérer un critérium moral, une règle de conduite, l’action ne vaut que ce que vaut l’idée qui l’inspire. Elle ne peut être qualifiée moralement que par rapport à une règle qu’elle n’a pas créée, et qui lui est imposée du dehors et a priori par l’esprit. En définitive, c’est l’intelligence qui est le seul juge des valeurs morales comme des valeurs logiques. On dit souvent : « Les grandes pensées viennent du cœur » ; il serait plus juste de dire : « Les grandes actions viennent de l’esprit ».
Que signifie donc au fond le primat de l’action ? Il consiste à subordonner la vérité à ses conséquences pratiques, et à les juger par rapport à celles-ci. Il ne peut être pris pour fondement que par une philosophie asservie à des préjugés, au sens propre du mot, c’est-à-dire à des conclusions déterminées d’avance, et qu’on veut justifier à tout prix. Cette méthode est absolument contraire à l’esprit de la philosophie, qui n’est la servante de personne, pas plus de la morale ou de la politique que de la théologie. À cette philosophie serve, quelle que soit sa forme, moralisme ou pragmatisme, nous opposerons la philosophie libre dont Descartes a formulé les règles et posé les fondements [44]. C’est la philosophie des idées claires et distinctes, de la « lumière naturelle » et de l’évidence rationnelle, qui fait table rase de tous les préjugés, et qui soumet toutes les opinions reçues au doute méthodique pour les « ajuster au niveau de la raison ». La devise du moralisme est : « Fais ce que dois, advienne que pourra », comme si l’on pouvait savoir ce qu’on doit faire sans considérer les conséquences de son action. La devise du rationalisme est analogue, mais plus juste : « Cherche la vérité pour elle-même et avant tout, quelles qu’en puissent être les conséquences théoriques ou pratiques. » Et s’il y a un impératif catégorique, c’est bien celui-là.
Conclusion
En présence de ces doctrines qui affaiblissent et altèrent l’idée de vérité, il importe, Messieurs, de maintenir ou de restaurer le primat de la raison spéculative, et, pour cela, de réhabiliter la Logique trop longtemps négligée ou méconnue. On entend souvent dire que le rationalisme est un point de vue philosophique unilatéral et provisoire, une attitude d’esprit définitivement dépassée et condamnée. Mais, avant de proclamer la faillite du rationalisme, et pour avoir le droit de le faire, il faudrait d’abord avoir achevé la recherche des principes rationnels, avoir mesuré le pouvoir de la raison, fait le bilan de ses ressources et le dénombrement de ses fonctions ; or c’est ce que personne encore n’a fait, et les irrationalistes moins que personne. Kant a essayé d’édifier sa Logique transcendantale sur la Logique formelle[45] de la tradition scolastique, qui, déjà surannée de son temps, est absolument insuffisante et caduque aujourd’hui [Voir la note P en annexe.]. La Critique de la raison pure est donc entièrement à refaire, ou plutôt elle reste à faire, sur le fondement d’une Logique nouvelle adéquate à l’état actuel des sciences. Quiconque, par exemple, voudra désormais dresser un tableau des catégories, devra nécessairement demander des lumières à la Logique moderne et tenir compte de ses résultats.
Qu’on nous entende bien, et qu’on ne se méprenne pas sur la portée de la Logique formelle moderne. Elle ne prétend pas constituer à elle seule la science de l’esprit, et absorber toute la philosophie spéculative, qui comprend encore, outre la méthodologie des sciences, l’épistémologie ou critique des principes des sciences, la théorie générale de la connaissance, et enfin la métaphysique, comme science de l’être au moins en tant que connu ou connaissable, et conçu dans ses rapports avec l’esprit. Nous n’oublions pas que toute théorie logique présuppose des notions premières et des principes que la Logique ne justifie pas, et qu’il appartient à la Critique de contrôler et de vérifier. Tout ce que nous affirmons, c’est que la Critique ne peut commencer son travail que quand la Logique a terminé le sien, c’est-à-dire ramené à un minimum le nombre des données primordiales d’où l’on peut déduire tout le reste ; c’est, en outre, qu’on n’a le droit de chercher hors de l’entendement le fondement des principes dits synthétiques, qu’après avoir fait l’énumération complète des principes analytiques, c’est-à-dire de ceux sur lesquels reposent toutes les déductions logiques. La Logique formelle est donc la préface nécessaire, la propédeutique d’une philosophie vraiment critique. Si la raison a des limites, c’est à elle, et à elle seule, de les découvrir et de les déterminer ; et aucune autorité ne peut lui imposer des bornes du dehors et d’avance. Il n’est pas plus possible de philosopher hors de la raison ou contre la raison, que de s’envoler au-dessus de l’atmosphère ou de sauter hors de son ombre. Le rationalisme n’est pas un moment transitoire ou un point de vue unilatéral de la philosophie : il est la forme même et la méthode de la philosophie, de cette perennis philosophia que Leibniz [46] voulait fonder sur la vraie Logique, et élever, par la puissance des idées claires et des démonstrations rigoureuses, en dehors et au-dessus de tous les systèmes et de toutes les sectes.
Je ne me flatte pas, Messieurs, d’avoir réfuté par ces réflexions sommaires les divers systèmes que je viens de passer en revue. Je sais trop par expérience que les discussions philosophiques sont généralement stériles, et je m’en abstiendrai complètement dans la suite de ce cours, qui sera purement historique, et aussi objectif que possible. J’ai voulu seulement vous indiquer dans quel esprit il convient, à mon avis, d’aborder l’étude de la Logique formelle, et quel profit intellectuel on en peut retirer. On y apprend d’abord à distinguer les raisonnements justes des raisonnements faux ; on contracte des habitudes de rigueur et de précision scientifiques, on cultive en soi le sentiment instinctif du vrai, et l’on affine son discernement et son esprit critique. Puis on prend conscience des lois logiques et de leur impérieuse nécessité ; on prend pour ainsi dire contact avec le mécanisme de la pensée, et l’on en découvre un à un les rouages et les ressorts. On se convainc alors que la raison est un instrument bien plus complexe et plus exact qu’on ne le croit et qu’on le dit dans les écoles : c’est un véritable instrument de précision, à la fois rigide et subtil comme un mouvement d’horlogerie, et dont la délicatesse a pour condition sa rigidité même, loin de lui être contraire. Chacun de ses rouages est assez simple, mais leurs combinaisons donnent lieu à des résultats d’une richesse et d’une variété infinies. C’est le contraire de cette pseudo-raison amorphe, inconsistante, fluide et ployable en tout sens qu’une philosophie impressionniste et décadente a imaginée pour les besoins de sa cause. C’est donc bien à tort qu’on reproche à la Logique d’appauvrir notre idée de la science et de gêner son développement en la réduisant à un petit nombre de principes et de catégories. Le squelette humain, composé d’un nombre assez restreint d’os rigides et solidement articulés, n’engendre-t-il pas par ses déformations, soumises aux lois inflexibles de la mécanique, la variété infiniment souple et nuancée des attitudes, les poses les plus originales et les plus gracieuses que les artistes puissent rêver ? Ne craignons donc pas de paralyser ou de stériliser l’esprit en formulant les lois auxquelles, consciemment ou non, il est soumis. On parle sans cesse de la liberté de l’esprit, mais, dans le domaine intellectuel comme dans les autres, la liberté consiste dans l’obéissance aux lois. Le meilleur moyen de montrer la puissance et la fécondité de la raison est de l’exercer, de l’appliquer et de la pratiquer ; c’est là une méthode que le pragmatisme sera sans doute le premier à approuver. Diogène prouvait le mouvement en marchant [47] ; c’est en raisonnant, et en analysant nos raisonnements, que nous prouverons la raison.
ANNEXE
(Longues notes, par Bertrand Gibier)
Note A
[Émile Boutroux avait écrit, en 1877, dans son Introduction à sa traduction du Tome I de La Philosophie des Grecs d’Édouard Zeller : « L’erreur est, de sa nature, instable et caduque. Car elle implique une double contradiction, à la fois interne et externe ; or, ce qui est en lutte, et avec soi-même, et avec les forces extérieures, est destiné à périr.
L’esprit qui affirme l’erreur est en contradiction avec lui-même. Car son essence est la forme de l’universel et de l’un ; et l’erreur est la combinaison de cette forme avec une matière inadéquate. Or, tant que l’esprit est à peine réalisé, cette contradiction elle-même n’existe guère qu’en puissance ; mais à mesure que l’esprit, comme un centre d’attraction, groupe davantage autour de lui les éléments qui ont de l’affinité pour sa nature, et accroît, par là même, son être et l’énergie de son action, la lutte entre l’essence et l’accident, entre le tout et la partie, entre la loi et le fait, devient de plus en plus inégale. L’organisme, une fois constitué, repousse ce qui n’entre pas dans son concert. C’est ainsi que le contingent, qui est le désordre, recule devant le nécessaire, qui est l’ordre, à mesure que celui-ci acquiert plus de réalité et de consistance.
D’ailleurs, l’erreur n’est pas seulement en contradiction avec la vérité elle est aussi en contradiction avec les autres erreurs. Il n’y a pas d’harmonie profonde et durable dans le domaine du faux ; et c’est une nécessité, que les puissances qui sont en lutte avec la vérité soient également en lutte les unes avec les autres. Ce qui n’est pas l’Un et l’Infini ne peut qu’être multiple et fini, c’est-à-dire composé de contraires : ainsi l’opposition et l’antagonisme est de l’essence même de l’erreur. Mais, par là même, les erreurs tendent spontanément à s’entre-détruire et à laisser se dégager la vérité. Tout fait se dresse contre la loi est en butte aux assauts des faits analogues comme à ceux de la loi elle-même, et, ne trouvant où se prendre, retombe dans le néant. La loi et l’esprit se dégagent ainsi et se constituent par une sorte de sélection naturelle, les éléments hétérogènes s’éliminant d’eux-mêmes.
L’erreur, d’ailleurs, ne disparaît pas sans laisser à l’esprit d’utiles enseignements et de fécondes impulsions. D’abord elle lui a, la première, fourni un contenu et communiqué l’existence effective. C’est grâce à elle qu’il a pris conscience de sa nature et de sa destination. Ensuite, elle ne succombe que parce qu’elle avait méconnu le caractère borné des représentations qu’elle érigeait en vue complète et définitive des choses. Elle appelle donc une affirmation nouvelle, qui la corrige en la complétant ; et la spontanéité de l’esprit, sous l’empire de cette sollicitation, va instituer une série d’expériences dirigées dans un autre sens. Mais l’affirmation nouvelle sera d’autant plus propre à combler la lacune constatée, qu’elle sera elle-même plus distincte de la précédente ; et ainsi la chute d’une erreur doit avoir, tôt ou tard, pour résultat, la formation d’une doctrine symétriquement opposée à cette erreur même. » Cette introduction a fait l’objet d’une parution séparée comme article dans la Revue de philosophie, Juillet 1877, sous le titre « E. Zeller et sa théorie de l’histoire de la philosophie ». Renouvier emprunte de longues citations à ce texte dans son Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques (T. II, VII).
Dans ses Entretiens (II, XI, §§13-17), Épictète reconnaissait l’origine de la philosophie dans la constatation de contradictions dans nos jugements : « Voici le point de départ de la philosophie : la conscience du conflit qui met aux prises les hommes entre eux, la recherche de l’origine de ce conflit, la condamnation de la simple opinion et la défiance à son égard, une sorte de critique de l’opinion pour déterminer si on a raison de la tenir, l’invention d’une norme, de même que nous avons inventé la balance pour la détermination du poids, ou le cordeau pour distinguer ce qui est droit et ce qui est tordu. Est-ce là le point de départ de la philosophie ? Est juste tout ce qui paraît tel à chacun ? Et comment est-il possible que les opinions qui se contredisent soient justes ? Par conséquent, non pas toutes. Mais celles qui nous paraissent à nous justes ? Pourquoi à nous plutôt qu’aux Syriens, plutôt qu’aux Égyptiens ? Plutôt que celles qui paraissent telles à moi ou à un tel ? Pas plus les unes que les autres. Donc l’opinion de chacun n’est pas suffisante pour déterminer la vérité. Nous ne nous contentons pas non plus quand il s’agit de poids ou de mesures de la simple apparence, mais nous avons inventé une norme pour ces différents cas. Et dans le cas présent, n’y a-t-il donc aucune norme supérieure à l’opinion ? Et comment est-il possible qu’il n’y ait aucun moyen de déterminer et de découvrir ce qu’il y a pour les hommes de plus nécessaire ? Il y a donc une norme. Alors, pourquoi ne pas la chercher et ne pas la trouver, et après l’avoir trouvée, pourquoi ne pas nous en servir par la suite rigoureusement, sans nous en écarter d’un pouce ? » (BG)] [Retour à l’appel de note a]
Note B
[Émile Durkheim est apparu à ses contemporains comme le défenseur du sociologisme. Sur ce point, on peut se référer à l’article qu’il a co-écrit avec Marcel Mauss pour l’Année sociologique, VIe année, 1901-1902 : « De quelques formes de classifications ». Durkheim a développé le thème de l’Homo duplex à travers toute son œuvre (elle est présente dès sa thèse sur la Division du travail social, elle sera affirmée en 1912 dans l’introduction et la conclusion des Formes élémentaires de la vie religieuse ; enfin on peut lire en particulier l’article de 1914, « la dualité de la nature humaine »).
« On peut [...] se demander si la notion de contradiction ne dépend pas, elle aussi, de conditions sociales. Ce qui tend à le faire croire, c’est que l’empire qu’elle a exercé sur la pensée a varié suivant les temps et les sociétés. Le principe d’identité domine aujourd’hui la pensée scientifique ; mais il y a de vastes systèmes de représentations qui ont joué dans l’histoire des idées un rôle considérable et où il est fréquemment méconnu : ce sont les mythologies, depuis les plus grossières jusqu’aux plus savantes. Il y est, sans cesse, question d’êtres qui ont simultanément les attributs les plus contradictoires, qui sont à la fois uns et plusieurs, matériels et spirituels, qui peuvent se subdiviser indéfiniment sans rien perdre de ce qui les constitue ; c’est, en mythologie, un axiome que la partie vaut le tout. Ces variations par lesquelles a passé dans l’histoire la règle qui semble gouverner notre logique actuelle prouvent que, loin d’être inscrite de toute éternité dans la constitution mentale de l’homme, elle dépend, au moins en partie, de facteurs historiques, par conséquent sociaux. Nous ne savons pas exactement quels ils sont ; mais nous pouvons présumer qu’ils existent. [...]
Si, comme nous le pensons, les catégories sont des représentations essentiellement collectives, elles traduisent avant tout des états de la collectivité : elles dépendent de la manière dont celle-ci est constituée et organisée, de sa morphologie, de ses institutions religieuses, morales, économiques, etc. Il y a donc entre ces deux espèces de représentations toute la distance qui sépare l’individuel du social, et on ne peut pas plus dériver les secondes des premières qu’on ne peut déduire la société de l’individu, le tout de la partie, le complexe du simple. La société est une réalité sui generis ; elle a ses caractères propres qu’on ne retrouve pas, ou qu’on ne retrouve pas sous la même forme, dans le reste de l’univers. Les représentations qui l’expriment ont donc un tout autre contenu que les représentations purement individuelles et l’on peut être assuré par avance que les premières ajoutent quelque chose aux secondes.
La manière même dont se forment les unes et les autres achève de les différencier. Les représentations collectives sont le produit d’une immense coopération qui s’étend non seulement dans l’espace, mais dans le temps ; pour les faire, une multitude d’esprits divers ont associé, mêlé, combiné leurs idées et leurs sentiments ; de longues séries de générations y ont accumulé leur expérience et leur savoir. Une intellectualité très particulière, infiniment plus riche et plus complexe que celle de l’individu, y est donc comme concentrée, On comprend dès lors comment la raison a le pouvoir de dépasser la portée des connaissances empiriques. Elle ne le doit pas à je ne sais quelle vertu mystérieuse, mais simplement à ce fait que, suivant une formule connue, l’homme est double. En lui, il y a deux êtres : un être individuel qui a sa base dans l’organisme et dont le cercle d’action se trouve, par cela même, étroitement limité, et un être social qui représente en nous la plus haute réalité, dans l’ordre intellectuel et moral, que nous puissions connaître par l’observation, j’entends la société. Cette dualité de notre nature a pour conséquence, dans l’ordre pratique, l’irréductibilité de l’idéal moral au mobile utilitaire, et, dans l’ordre de la pensée, l’irréductibilité de la raison à l’expérience individuelle. Dans la mesure où il participe de la société, l’individu se dépasse naturellement lui-même, aussi bien quand il pense que quand il agit.
Ce même caractère social permet de comprendre d’où vient la nécessité des catégories. On dit d’une idée qu’elle est nécessaire quand, par une sorte de vertu interne, elle s’impose à l’esprit sans être accompagnée d’aucune preuve. Il y a donc en elle quelque chose qui contraint l’intelligence, qui emporte l’adhésion, sans examen préalable. Cette efficacité singulière, l’apriorisme la postule, mais n’en rend pas compte ; car dire que les catégories sont nécessaires parce qu’elles sont indispensables au fonctionnement de la pensée, c’est simplement répéter qu’elles sont nécessaires. Mais si elles ont l’origine que nous leur avons attribuée, leur ascendant n’a plus rien qui surprenne. En effet, elles expriment les rapports les plus généraux qui existent entre les choses ; dépassant en extension toutes nos autres notions, elles dominent tout le détail de notre vie intellectuelle. Si donc, à chaque moment du temps, les hommes ne s’entendaient pas sur ces idées essentielles, s’ils n’avaient pas une conception homogène du temps, de l’espace, de la cause, du nombre, etc., tout accord deviendrait impossible entre les intelligences et, par suite, toute vie commune. Aussi la société ne peut-elle abandonner les catégories au libre arbitre des particuliers sans s’abandonner elle-même. Pour pouvoir vivre, elle n’a pas seulement besoin d’un suffisant conformisme moral ; il y a un minimum de conformisme logique dont elle ne peut davantage se passer. Pour cette raison, elle pèse de toute son autorité sur ses membres afin de prévenir les dissidences. Un esprit déroge-t-il ostensiblement à ces normes de toute pensée ? Elle ne le considère plus comme un esprit humain dans le plein sens du mot, et elle le traite en conséquence. C’est pourquoi, quand, même dans notre for intérieur, nous essayons de nous affranchir de ces notions fondamentales, nous sentons que nous ne sommes pas complètement libres, que quelque chose nous résiste, en nous et hors de nous. Hors de nous, il y a l’opinion qui nous juge ; mais de plus, comme la société est aussi représentée en nous, elle s’oppose, du dedans de nous-mêmes, à ces velléités révolutionnaires ; nous avons l’impression que nous ne pouvons nous y abandonner sans que notre pensée cesse d’être une pensée vraiment humaine. Telle paraît être l’origine de l’autorité très spéciale qui est inhérente à la raison et qui fait que nous acceptons de confiance ses suggestions. C’est l’autorité même de la société, se communiquant à certaines manières de penser qui sont comme les conditions indispensables de toute action commune. La nécessité avec laquelle les catégories s’imposent à nous n’est donc pas l’effet de simples habitudes dont nous pourrions secouer le joug avec un peu d’effort ; ce n’est pas davantage une nécessité physique ou métaphysique, puisque les catégories changent suivant les lieux et les temps ; c’est une sorte particulière de nécessité morale qui est à la vie intellectuelle ce que l’obligation morale est à la volonté.
Mais si les catégories ne traduisent originellement que des états sociaux, ne s’ensuit-il pas qu’elles ne peuvent s’appliquer au reste de la nature qu’à titre de métaphores ? Si elles sont faites uniquement pour exprimer des choses sociales, elles ne sauraient, semble-t-il, être étendues aux autres règnes que par voie de convention. Ainsi, en tant qu’elles nous servent à penser le monde physique ou biologique, elles ne pourraient avoir que la valeur de symboles artificiels, pratiquement utiles peut-être, mais sans rapport avec la réalité. On reviendrait donc, par une autre voie, au nominalisme et à l’empirisme. » (Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Objet de la recherche, II)
La société (par sa supériorité par rapport à l’individu et par la pression et l’ascendant qu’elle exerce sur ses membres) offre à Durkheim le principe d’explication du caractère impératif des règles logiques et morales. Il conviendrait donc ici de considérer le niveau de la conscience collective comme déterminant. Plus tard Lévy-Bruhl se situera dans ce même cadre en analysant la « mentalité primitive ». Charles Blondel résumera cette position en écrivant que « la volonté et la raison sont les deux splendides présents que la société dépose dans notre berceau ». (BG)] [Retour à l’appel de note b]
Note C
[Allusion à l’ouvrage de Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) paru en 1903 : La Morale et la science des mœurs. On trouverait dans les travaux de Durkheim l’origine de cette façon de considérer la morale : « Toutes les fois que nous délibérons pour savoir comment nous devons agir, il y a une voix qui parle en nous et qui nous dit : voilà ton devoir. Et quand nous avons manqué à ce devoir qui nous a été ainsi présenté, la même voix se fait entendre et proteste contre notre acte. Parce qu’elle nous parle sur le ton du commandement, nous sentons bien qu’elle doit émaner de quelque être supérieur à nous ; mais cet être, nous ne voyons pas clairement qui il est, ni ce qu’il est. C’est pourquoi l’imagination des peuples, pour pouvoir s’expliquer cette voix mystérieuse, dont l’accent n’est pas celui avec lequel parle une voix humaine, l’imagination des peuples l’a rapportée à des personnalités transcendantes, supérieures à l’homme, qui sont devenues l’objet du culte, le culte n’étant en définitive que le témoignage extérieur de l’autorité qui leur était reconnue. Il nous appartient, à nous, de dépouiller cette conception des formes mythiques dans lesquelles elle s’est enveloppée au cours de l’histoire, et, sous le symbole, d’atteindre la réalité. Cette réalité, c’est la société. C’est la société qui, en nous formant moralement, a mis en nous ces sentiments qui nous dictent si impérativement notre conduite, ou qui réagissent avec cette énergie, quand nous refusons de déférer à leurs injonctions. Notre conscience morale est son œuvre et l’exprime ; quand notre conscience parle, c’est la société qui parle en nous. Or, le ton dont elle nous parle est la meilleure preuve de l’autorité exceptionnelle dont elle est investie. Le devoir, c’est la morale en tant qu’elle commande ; c’est la morale conçue comme une autorité à laquelle nous devons obéir, parce qu’elle est une autorité et pour cette seule raison. Le bien est la morale conçue comme une chose bonne, qui attire à elle la volonté, qui provoque les spontanéités du désir. Or, il est aisé de voir que le devoir, c’est la société en tant qu’elle nous impose ses règles, assigne des bornes à notre nature ; tandis que le bien, c’est la société, mais en tant qu’elle est une réalité plus riche que la nôtre, et à laquelle nous ne pouvons nous attacher, sans qu’il en résulte un enrichissement de notre être. » (L’Éducation morale, leçon VI) (BG)] [Retour à l’appel de note c]
Note D
[« Le langage n’est pas un ‘‘organisme’’ vivant et indépendant, qui évoluerait en dehors de l’esprit ; c’est un instrument de la pensée, une fonction des êtres parlants, qu’ils façonnent si spontanément et inconsciemment que ce soit à leur usage. Il doit donc nécessairement refléter dans une certaine mesure les formes de la pensée ; il n’est pas possible que les catégories grammaticales les plus universelles ne correspondent pas, plus ou moins confusément, à un besoin de l’esprit humain. »
« Au point de vue statique, d’abord, on a pu constater l’existence d’une grammaire générale, c’est-à-dire de catégories grammaticales communes à toutes les langues, ou peu s’en faut. Bien entendu ces catégories sont aussi les plus générales et les plus fondamentales. Telle est, par exemple, le distinction du nom et du verbe [...]. Ce sont là des faits linguistiques bien constatés, et qui manifestent une logique grammaticale commune à tous les peuples. Au point de vue dynamique, c’est-à-dire de l’évolution des langues, on a pu dégager certaines lois ou tendances générales, notamment celle-ci : À mesure que les langues évoluent et se civilisent, les catégories grammaticales tendent à plus de simplicité et d’abstraction, en même temps que leur expression tend à s’uniformiser. » (ibidem)
Couturat avait projeté d’écrire, avec Antoine Meillet (1866-1936), un ouvrage sur la logique du langage, mais il y renonça en apprenant que Joseph Vendryes (1875-1960) travaillait déjà de son côté à un ouvrage de cet ordre (Le Langage, Introduction linguistique à l’histoire, terminé en 1914, mais dont la publication fut retardé jusqu’en 1921 du fait de la guerre). (BG)] [Retour à l’appel de note d]
Note E
[Couturat participa très activement à la constitution et au développement de l’Ido, forme dérivée et perfectionnée de l’Espéranto de Zamenhof. Dans la dernière partie de sa vie (au grand dam de Bertrand Russell), il consacra l’essentiel de son activité à la promotion de cette langue dont la forme devait épouser plus parfaitement celle de la logique, pouvoir devenir aisément universelle et aider au rapprochement des hommes et à la coopération internationale. Le linguiste Hugo Schuchardt (1842-1927), face au nationalisme linguistique qui fait obstacle aux fins mêmes où tend le fait de parler, avait déclaré : « Ce que voulait la langue, les langues l’ont empêché ». C’est à cette diversité que l’invention d’une langue artificielle, neutre, logique et parente, devait répondre (Otto Jespersen, fervent partisan de l’Ido, insistait sur sa puissance d’internationalité naturelle, obtenue par le choix raisonné de racines communes au plus grand nombre des langues européennes 91% de racines connues des Français, 83 des Italiens, 79 des Anglais et des Espagnols, 61 des Allemands et 52 des Russes , réduction des indéterminations et des équivoques des langues vivantes, précision dans le système de dérivation et de composition permettant une plus grande souplesse d’expression, richesse des formes obtenues à partir d’un très petit nombre de règles simples, etc).
Le développement des divers éléments grammaticaux communs à toutes les langues, expression de la logique, constitutive de leur armature, avait été publié en janvier 1912, dans la Revue de Métaphysique et de Morale : « Sur la structure logique du langage ». En voici la conclusion : « Ces indications sommaires, et fragmentaires suffiront peut-être à donner une idée de ce que devrait et pourrait être une ‘‘grammaire générale’’ et une grammaire logique. Les linéaments en sont fournis par la linguistique, par l’analyse et la comparaison des langues vivantes. Mais le travail qui consiste à dégager et à formuler les principes et les règles est grandement facilité par l’existence d’une langue logique, qui ne peut être qu’artificielle, et qui par là même permet de réaliser une régularité et une uniformité inconnues des langues naturelles. Cette uniformité n’est nullement contraire à l’esprit des langues naturelles, s’il est vrai que, comme l’affirme le prof. Meillet, l’une des lois de leur évolution soit le principe de régularité, qui se formule comme suit : ‘‘Toute fonction grammaticale tend à s’exprimer par une forme unique et toujours la même.’’ Car c’est là une autre formule du principe d’univocité qui est la règle suprême de l’Ido : ‘‘Que chaque idée ait une expression, et une seule.’’ La langue internationale ne fait donc que réaliser l’idéal logique du langage humain, avec une perfection d’autant plus grande qu’elle est affranchie du joug de l’usage, des traditions, et qu’elle peut anticiper une évolution qu’une foule de causes naturelles viennent troubler, retarder ou contrarier. La langue internationale n’est donc pas seulement un expédient pratique, d’une portée sociale immense et d’une nécessité de plus en plus manifeste ; elle est aussi, comme l’a dit le prof. Schuchardt, un desideratum scientifique, en ce qu’elle répond bien mieux que toute langue naturelle aux besoins logiques de l’esprit scientifique, et en ce qu’elle permet de mieux étudier et analyser les relations de la logique et de la grammaire, du langage et de la pensée. »
Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie dont André Lalande était le maître d’œuvre, porte encore la trace de cette entreprise par la mention des racines internationales des termes en Ido qu’il continue d’intégrer. (BG)] [Retour à l’appel de note e]
Note F
[Sous la dénomination de criticisme (ou néo-criticisme), et ironiquement de « moralisme », Couturat met ici en cause l’École dont Charles Renouvier (1815-1903) était le chef de file. Léon Ollé-Laprune (1839-1898), dans la Certitude morale (1880), appliquait également « le mot barbare » de moralisme à la philosophie de Renouvier, préférant finalement le qualifier au terme de son analyse critique (chap. VI) de subjectivisme critique et moral. Se trouvent ici visées des doctrines inspirées de la philosophie de Kant.
La suite donne des aperçus de ce qui, pour Couturat, constitue l’armature de la démarche kantienne (primat de la raison pratique, distinction entre jugements analytiques et synthétiques, antinomies, postulats de la raison pratique), il ne prend pas cependant la peine de distinguer les positions de Kant de celles que les criticistes ont défendues. Il tend à passer, au cours de son propos, de l’un aux autres, en considérant l’esprit général. Renouvier ne laisse cependant pas de se démarquer en bien des points de Kant (refus des antinomies, phénoménisme qui exclut la chose en soi, redéfinition des postulats...).
Couturat s’était déjà attaqué à la façon dont Kant avait conçu les mathématiques, lors du congrès organisé à l’occasion du centenaire de sa mort, en 1904. On peut lire cette conférence dans le numéro spécial de mai 1904 de la Revue de Métaphysique et de Morale, puis, dans une version élargie, à la suite des Principes des mathématiques (1905), ouvrage fidèle à l’inspiration de Bertrand Russell dont Couturat fut le premier partisan en France, contribuant par là à le faire connaître et à défendre la logistique (notamment dans une controverse fameuse avec Henri Poincaré) : comme lui, il mettra en cause le recours de Kant à l’intuition pour rendre compte des mathématiques, il s’attacha à mettre en question la thèse centrale selon laquelle elles reposent sur des jugements synthétiques a priori et il rappela les conclusions de la critique des antinomies qu’il avait développée dans la dernière partie de sa thèse De l’infini mathématique (1896) : les antinomies procèdent selon lui d’une conception déficiente de l’infini de la part de Kant (« il s’est fait un concept contradictoire de l’infini, parce qu’il introduit arbitrairement la notion de temps dans le nombre et la grandeur ») et ont de fait perdu toute espèce de fondement depuis que cette notion s’est trouvée élucidée par les travaux alors récents de Cantor, de Weierstrass... À cette occasion, il entra dans une polémique soutenue avec Renouvier qui tenait lui aussi les antinomies pour injustifiées, mais en prenant parti pour les thèses finitistes au nom de la loi du nombre (d’une part : la catégorie du nombre doit s’appliquer nécessairement à tous les phénomènes donnés, aussi bien selon leur extension, leur composition dans l’espace que la série qu’ils forment dans le temps ; d’autre part : comme tout nombre est déterminé et fini, il y a nécessité de rejeter du monde tout infini quantitatif actuel). Couturat présenta longuement sa réfutation des finitistes, « dupes de sophismes grossiers », sous la forme de dialogues (livre III).
Octave Hamelin (1856-1907), dans son cours sur Renouvier à la Sorbonne en 1906-1907, défend ainsi la position finitiste : « Selon M. Renouvier les catégories se formulent en trois moments : thèse, antithèse et synthèse, et le nom même du troisième moment indique assez que le lien entre lui et les précédents n’est pas analytique. Or la totalité ou le nombre est dans la catégorie du nombre le troisième moment, les deux premiers étant l’unité et la pluralité. [...] Lorsqu’on proclame qu’une pluralité est un infini en acte, on a opéré le passage des deux premiers moments de la catégorie du nombre au troisième. La synthèse n’est plus à faire, elle est faite, par cela qu’on parle d’infini en acte. L’infinité est l’analogue exact de la totalité ou même elle en est une espèce. M. Renouvier n’a pas besoin de chercher à passer de la pluralité à la totalité, ce sont ses adversaires qui se chargent du passage en parlant d’infinité. [...] Maintenant, que vaut la doctrine de M. Renouvier sur l’infini une fois qu’on l’a présentée sous cette forme historiquement légitime ? Remarquons d’abord qu’un penseur qui n’est pas suspect d’animosité contre l’infini, M. Lachelier, comprend lui aussi l’infini en acte comme étant un tout et pour cette raison le déclare impossible (Revue de Métaphysique, novembre 1903). Ensuite si nous nous mettons en face de cette idée, elle paraît très solide. Car enfin qu’est-ce qu’une pluralité sans nombre ? Est-ce comme le pensent les adversaires de M. Renouvier, une pluralité infinie en acte ? Non : c’est une pluralité pure et simple si l’on prend le mot sans nombre dans son sens naturel. Si l’on donne au mot sans nombre le sens de plus grand que tout nombre assignable, il faut bien qu’on ait essayé de nombrer la pluralité en question pour la dire ainsi plus grande que tout nombre. Comparer une pluralité pure et simple avec un nombre, cela n’aurait pas de sens. On ne compare avec un nombre que quelque chose qu’on a déjà élevé au rang du nombre, élevé au même degré que le nombre par la manière dont on l’a traité. Ainsi il est bien vrai que l’infini en acte est une pluralité qui prétend avoir été sommée sans avoir pu l’être, que c’est en un mot un nombre infini. L’infinitisme inhérent au réalisme matérialiste est .donc en définitive condamné à juste titre comme contradictoire par M. Renouvier. » (Le Système de Renouvier, leçon IV)
Les criticistes, rejetant la chose en soi, en se tenant à un phénoménisme strict et au relativisme qu’il implique, ne considéraient pas recevable la solution kantienne des antinomies, ni les antinomies elles-mêmes ; et, en prenant parti pour le finitisme (malgré son caractère incompréhensible pour nos esprits) contre les antithèses infinitistes qui, en vertu de la loi du nombre, s’avéraient, quant à elles, contradictoires et donc totalement irrecevables, ils justifiaient par là leur affirmation de la liberté et de la contingence. (BG)] [Retour à l’appel de note f]
Note G
[Renouvier, le deuxième des Essais de critique générale (1859, 1875) ; Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques (1885) ; avec Louis Prat, La Nouvelle Monadologie (1899) ; Les Dilemmes de la métaphysique pure (1901).
Sur la question du « pari » fondamental entre la nécessité et la liberté, Renouvier reprend les idées de son condisciple à Polytechnique et ami Jules Lequier (1814-1862), dont il a publié en 1865 les essais et les fragments, La recherche d’une première vérité. Le fameux dilemme y est exposé dans le « Problème de la science » (IV). En l’absence d’expérience décisive et de preuves, le sentiment que nous avons d’être libres donnant lieu à des interprétations opposées, nous sommes réduits en conséquence à peser l’alternative dans laquelle nous sommes pris entre la nécessité et la liberté, et à prendre parti. Il demeure clair que nous ne pourrons jamais savoir quelle est la vérité à ce sujet.
« Définitivement, deux hypothèses : la liberté ou la nécessité. À choisir entre l’une et l’autre, avec l’une ou l’autre. Je ne puis affirmer ou nier l’une ou l’autre que par le moyen de l’une ou de l’autre. »
« Dans l’impuissance de rien démontrer, l’unique ressource qui reste est d’affirmer la liberté à titre de postulat. La vérité, non pas prouvée, mais réclamée et digne d’être choisie, est celle qui pose un fondement pour la morale et aussi un fondement pour la connaissance pratique, indépendamment de laquelle on ne peur asseoir ‘‘la science’’. [...]
Si j’affirme nécessairement la nécessité, je serai toujours hors d’état d’en garantir la réalité, puisque d’autre part, l’affirmation contradictoire est également nécessaire. Voilà donc le doute qui revient.
Si j’affirme nécessairement la liberté, je trouve dans le parti que je prends, outre l’avantage d’une affirmation nécessaire, égal de part et d’autre, cet autre avantage des propriétés morales que je viens de reconnaître à mon postulat.
Dans la seconde hypothèse, à savoir dans celle où c’est la liberté qui est vraie, si j’affirme la nécessité, je l’affirme librement, je suis dans l’erreur au fond, et je ne me sauve même pas du doute, puisque la nécessité que je crois n’exclut pas le doute.
Enfin si j’affirme librement la liberté, la liberté étant vraie, je suis à la fois dans le vrai par hypothèse, et j’ai les mérites et je recueille les avantages de mon affirmation libre.
Il est donc clair que de chacun des quatre termes de la double alternative :
Nécessité affirmée nécessairement ;
Nécessité affirmée librement ;
Liberté affirmée nécessairement ;
Liberté affirmée librement.
Le troisième offre à l’agent moral une position plus favorable de beaucoup que les deux premiers, et le quatrième l’emporte sur tous les autres. Nous devons donc le choisir et nous y déterminer, si nous nous souvenons que c’est ici logiquement un cas de doute, comme nous l’avons montré, et comme le constate l’emploi même d’un mode de raisonner tel que le dilemme, pour en sortir ; et un cas dans lequel la croyance est inévitable pour nous, quelque parti que nous prenions.
Le principe de causalité, qui maîtrise tout dans l’esprit, semble d’abord blessé dans l’affirmation de la liberté ; mais cette affirmation si l’on s’y résout n’est pourtant que la réduction de la causalité à la liberté, dans laquelle l’esprit retrouve encore la cause, toujours maîtresse, la cause libre qui l’affranchit. [...]
Je préfère affirmer la liberté et affirmer que je l’affirme au moyen de la liberté. Ainsi, je renonce à imiter ceux qui cherchent à affirmer quelque chose qui les force à affirmer. Je renonce à poursuivre l’œuvre d’une connaissance qui ne serait pas la mienne. J’embrasse la certitude dont je suis l’auteur.
Et j’ai trouvé la première vérité que je cherche. Si je considère la science en son principe, dans le principe de ses théories, quelles qu’elles soient, je déclare « la liberté condition positive de la connaissance, moyen de la connaissance ».
Et si je regarde à la science dans cet ordre pratique qui est le premier en dignité, qui est la connaissance de moi-même, j’écris hardiment ces paroles :
‘‘La formule de la science : faire.
Non pas devenir, mais faire, et en faisant se faire.’’ » (Renouvier, Essais de critique générale, Premier essai, II, §XVII, C)
Si l’on opte pour la nécessité, qu’on ait tort ou raison, ce choix invalide par principe toute possibilité de discussion intellectuelle, puisqu’en dernier ressort ce qui décidera de la croyance des uns ou des autres relèvera d’une causalité aveugle. C’est faire le choix d’une position stérile, intellectuellement et moralement suicidaire. Si nos croyances dépendent strictement de causes (notamment cérébrales comme pour les épiphénoménistes, tels Thomas Henry Huxley, Henry Maudsley ou Félix Le Dantec), alors les raisons n’ont plus guère de portée dans nos controverses et nos décisions. Toutes les prises de position seront comme de simples faits de nature.
« Le penseur nécessitaire impartial, si l’impartialité pouvait avoir un sens quand, par hypothèse, l’opinion est forcée, devrait douter du fondement de son opinion, car pourquoi serait-il un privilégié pour la déclaration de la vérité, alors que ce qu’il dit être l’erreur d’autrui n’est pas moins nécessaire. Si son opinion est vraie, ils est par là même dans l’impossibilité d’en reconnaître la vérité. [...]
[Le croyant à la liberté] ne cherche pas des preuves capables de s’imposer à lui en dehors de tout apport personnel de passion et de volonté. N’en sachant pas de telles, et reconnaissant que tout principe contredit et disputé demeure douteux dans l’hypothèse de la nécessité, qu’ainsi toute affirmation d’une vérité philosophique première dépend d’un parti pris ou à prendre dans le dilemme du déterminisme universel et du libre arbitre, il comprend et peut accepter dans toute sa rigueur la conclusion de la Recherche d’une première vérité de J. Lequier : La liberté est la condition de la connaissance. » (Renouvier, Les Dilemmes de la métaphysique pure, IV, §LV)
Popper retrouvera le principe de cet argument, en mettant au jour les conséquences d’un déterminisme strict qui produirait la clôture du monde physique : si tous les phénomènes y compris mentaux résultaient de causes d’ordre physique, dès lors tout notre activité intellectuelle perdrait son sens, tout serait déjà prédéterminé et en droit anticipable, ce qui avait été aperçu par Renouvier dans la Nouvelle monadologie (III, §LXV) : « Si le principe du déterminisme est le vrai, il y a une loi universelle en vertu de laquelle toutes les idées de tous les hommes sont déterminées et prédéterminées de tout temps, d’antécédents en antécédents, à être ce qu’ils sont. » toute espèce de création, toute imputation, tout travail de recherche, toute compréhension intellectuelle deviendraient illusoires ; Popper est ainsi conduit à nier le « cauchemar du déterminisme » (Connaissance objective, 6, §7) et à affirmer la contingence et la liberté, comme aptitude à nous déterminer en fonction de représentations intellectuelles, de doctrines, de conceptions, de raisons que nous avons pu produire, partager, analyser, critiquer et juger, et grâce auxquelles nous pouvons déployer au travers des générations notre capacité créatrice : nous sommes fils de nos œuvres et nous progressons en rencontrant des problèmes théoriques et pratiques qui nous imposent des efforts d’ingéniosité et de conception. Nos œuvres de pensée ont sur notre activité mentale une action en retour comme nous devons reconnaître aussi que les décisions et projets qu’elles rendent possibles et que nous concevons, conduisent ensuite à des changements dans le monde physique ; de sorte que les modifications que nous apportons au monde, sont des effets de nos représentations et ne seraient pas ce qu’elles sont sans elles (voir « Connaissance et façonnage (shaping) de la réalité », dans le recueil Recherche d’un monde meilleur). Ainsi, face au ‘‘problème de Descartes’’ admet-il l’action de l’esprit sur le corps et par là sur les choses, et face au ‘‘problème de Compton’’ l’aptitude à agir selon des raisons (Connaissance objective, 6, §§11-13, mais sur cette question toute la conférence de 1965, « Des Nuages et des horloges », est à lire). L’impossibilité de prévoir le développement à venir de la connaissance est un des facteurs qui, pour Popper, rendent caduques les philosophies de l’histoire (voir Misère de l’historicisme).
J.S.B. Haldane (1892-1964) est celui qui a conduit Popper sur cette voie : « It seems to me immensely unlikely that mind is a mere by-product of matter. For if my mental processes are determined wholly by the motions of atoms in my brain I have no reason to suppose that my beliefs are true. They may be sound chemically, but that does not make them sound logically. And hence I have no reason for supposing my brain to be composed of atoms. » (Possible Worlds And Other Essays, « When I am dead ») même si l’éminent biologiste est ensuite revenu sur cette idée (la dernière phrase est en tout cas erronée, elle confond fâcheusement ‘‘esprit’’ et ‘‘cerveau’’, et il ne s’agit pas de nier l’activité cérébrale et sa dépendance à l’ordre physico-chimique, mais de penser l’émergence d’une faculté qui, tout en en dépendant au regard de ses conditions, obéisse à un ordre d’une toute autre nature, logique, rationnel, et non plus causal, et qui en retour puisse avoir une action sur les phénomènes corporels). Dans, Dans The Self and His Brain, An Argument for Interactionism, publié en 1977 par Popper et John Eccles (1903-1997, prix Nobel de physiologie et de médecine en 1963 pour ses travaux en neurophysiologie, ami de Popper depuis sa période néo-zélandaise), Popper reprend une citation de The Inequality Of Man And Other Essays (« Some consequences of materialism ») de Haldane : « If materialism is true, it seems to me that we cannot know that it is true. If my opinions are the result of the chemical processes going on in my brain, they are determined by the laws of chemistry, not those of logic. », en révisant l’argument pour répondre au fait qu’un logiciel dans un ordinateur peut produire des résultats logiques selon un processus causal (I, P3, §21). Popper fait remonter l’argument à Épicure (comme le faisait lui aussi Jean Grenier dans l’édition des Œuvres complètes de Lequier publiées en 1952 dans une note de la quatrième partie de la Recherche) : « Celui qui dit que tout arrive par la nécessité n’a rien à reprocher à celui qui dit que tout n’arrive pas par la nécessité, puisqu’il dit que cela même arrive par la nécessité. » (Sentences vaticanes, 40)
Dans le Néo-finalisme (I Le cogito axiologique), Raymond Ruyer (1902-1987) attribue à Lequier la découverte de la forme axiologique du cogito sous l’aspect de la liberté, corrélative de la fin (comme la norme du vrai) et du sens, dans son double dilemme dont le fond est inattaquable, car « toute assertion venant après une recherche, quel que soit son contenu, implique le primat du vrai, de la liberté, du ‘‘sens’’, de l’existence comme activité sensée » : « Le propre des doctrines purement ‘‘causalistes’’, c’est d’être réfutées aussi bien par l’approbation que par la critique. Alors qu’à l’inverse, le propre de la doctrine du ‘‘sens’’, c’est d’être confirmée autant par dénégation que par approbation. [...] L’argument de Lequier, le ‘‘Cogito’’ cartésien sont des arguments identiques. Ils ne sont valables que dans leur portée axiologique. »
S’agissant plus particulièrement du devoir, Renouvier consacre un chapitre de son Esquisse d’une classification à l’exposition des doctrines partagées entre devoir et bonheur. On peut encore se rappeler que le célèbre article de Victor Brochard sur « la Morale ancienne et la morale moderne » (paru dans la Revue philosophique, janvier 1901) mettait en question la morale du devoir au nom des morales du bien.
Néanmoins, il n’est pas impossible que Couturat pense plus spécialement à Lionel Dauriac (1847-1923) qui avait fait de la position concernant le devoir une décision principielle en philosophie : « Il importait à la démonstration de cette unité d’abréger la distance qui, pour beaucoup, sépare les axiomes des impératifs, et de l’abréger, au point de la rendre à peu près insensible. Nous pensons qu’il y a là plus qu’un rapprochement artificiel obtenu par un simple jeu de formules. Nous pensons que les termes ‘‘impératifs logiques’’ dont l’usage n’est pas répandu, si même on l’a proposé avant nous, répondent aussi exactement que possible à la réalité des faits, qu’ils traduisent assez fidèlement, pour ne pas dire plus, l’état d’indépendance de l’âme vis-à-vis de tout ce qui n’est point elle, qu’ils marquent mieux qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour celle liberté de l’entendement méconnue par les mieux intentionnés des psychologues et qu’il faut bon gré mal gré se décider à reconnaître sous peine de ne rien comprendre à l’histoire des opinions et des doctrines.
On oserait même aller plus loin et l’on proposerait pour les principe formels de la pensée le nom d’impératifs catégoriques si l’on ne craignait de déroger à l’usage. Aussi bien l’impératif catégorique est inconditionnel par définition : l’obéissance aux axiomes logiques ne l’est pas à proprement parler. Le devoir de les prendre pour règles de direction de l’esprit est subordonné au devoir de sincérité envers soi-même. Ce sont là des impératifs dérivés.
S’il n’y a qu’une certitude, celle dont chacun de nous fait l’expérience quand il se dit, se croit, se sait certain, il n’y a non plus qu’un seul critère de vérité. Est vrai, dirons-nous, ce dont il nous est impossible de douter de bonne foi, ce dont nous ne pourrions douter sans nous mettre expressément dans notre tort. Aucun homme attentif à ce qui se passe en lui ne peut manquer d’apercevoir sa conscience morale toujours en vedette, toujours prête à ordonner ou à conseiller. La raison théorétique, depuis Kant, n’a plus besoin qu’on lui apporte sur sa nature et sur les conditions de son exercice d’autres clartés ni qu’on lui fournisse de plus ample commentaire pour accepter d’être la vassale de la raison pratique. Une fois qu’elle a prêté l’hommage, elle n’a plus rien à exiger en son nom seul ; il lui faut toujours le consentement explicite ou implicite de l’autorité suzeraine. Il le lui faut toujours, non encore une fois qu’elle ne puisse matériellement s’en passer, mais parce que si elle s’en passe, c’est un acte d’usurpation qu’elle commet, dont elle se rend responsable et dont elle ne peut s’absoudre sans se substituer à l’autre et s’ériger, à sa place, en législatrice universelle. Il en est de l’impératif catégorique comme du scepticisme, on ne lui mesure point sa part ; le bannir de ce monde serait certes beaucoup moins malaisé que de fixer des bornes à sa juridiction. Aussi bien pourquoi fixer des bornes ? À l’aide de quel critère ? C’est en vain que l’on cherche et il n’est pas désirable que l’on trouve, et il serait contradictoire que ce fût désirable, car rien ne saurait l’être en dehors de l’absolument bon.
Les principes de méthode qui viennent d’être établis serviront peut-être à élucider un point de doctrine ou plutôt de discipline sur lequel on ne saurait trop souhaiter qu’une fois pour toutes la lumière fût faite. Dans toutes les écoles fidèles à l’esprit de la philosophie kantienne, les recherches commencent par où il plaît de commencer, l’ordre adopté dans l’examen des problèmes dépendant du genre de curiosité propre à chacun. Toutefois, si les questions de philosophie spéculative sont venues les premières, si l’on a répondu à toutes ou aux principales sans tenir compte des droits de la conscience, on risque, une fois le moment venu d’examiner ces droits, ou de rendre une ordonnance de non-lieu, afin d’aller plus vite, ou de rebrousser chemin et de recommencer d’autres démarches qui permettent de trouver une interprétation du monde conforme à la conscience. Tant qu’on n’a point pris parti pour ou contre le devoir, on ne sait rien du reste, car on ne sait point s’orienter dans sa propre pensée.
Supposons qu’on ait terminé ses recherches et qu’on ait fait droit à la raison pratique. La marche à suivre pour les exposer s’imposera d’elle-même : il faudra commencer par la morale, même si l’on a résolu de s’attacher principalement aux problèmes de l’ordre spéculatif. Il faudra partir du droit pour aller au fait, puisqu’après tout il ne s’agit pas seulement de constater, mais d’interpréter et de juger. Si la morale est la science suzeraine, c’est par l’exposé de ses prérogatives qu’il faut que toute philosophie débute. Il y a plus. Même à ceux pour qui c’est un parti pris de méthode, sinon d’abolir ces prérogatives, du moins de les remplacer par d’autres d’une valeur toute relative et d’une durée précaire, même à ceux-là, il incombe de rédiger leur charte d’abolition. En philosophie, et c’est par où la philosophie diffère des autres sciences, et nulle philosophie n’y échappe, les solutions définitives sont greffées sur des solutions provisoires et préalables. La raison d’être de celles-ci nous échappe au moins partiellement ; car la série ascendante des pourquoi ne saurait être infinie, car la première vérité de laquelle toutes les autres dépendent ne saurait être démontrable. Il faut donc inscrire au début de toute philosophie, non un fait d’évidence sensible ou d’évidence mathématique, mais un acte d’affirmation ou de négation, par laquelle on accepte ou l’on refuse, de croire à l’impératif catégorique. » (fin de Sens commun et raison pratique, Recherche de méthode générale)
Même s’ils se gardent de tomber dans le dogmatisme et reconnaissent à chacun la liberté de conscience, il ne s’agit pas pour les criticistes de parier au petit bonheur, mais de choisir un parti qui, en toute rigueur, est certes douteux, mais qui s’avère le plus probable et le plus propre à répondre aux intérêts pratiques. Tous les partis ne se valent pas. Ensuite, pour les criticistes, il n’est permis d’ignorer ni le scepticisme ni l’irréductible divergence entre les philosophes : ils interprètent ces faits par la présence de dilemmes fondamentaux pour la pensée, conduisant selon les options à des conceptions opposées. Il s’agit au fond de tenir compte de l’impossibilité pour la raison de défaire tous les nœuds qu’elle ne peut que rencontrer, et de l’exigence pour elle de les trancher, sans que cela puisse invalider d’autres orientations fondamentales. Le pouvoir de la raison a ses limites.
La question du choix même de la raison par opposition à son refus peut se justifier après coup par la raison, mais peut être lui aussi conçu comme échappant à la raison. Éric Weil, dans la Logique de la philosophie (où il étudie les catégories principales de la philosophie), commence par opposer raison ou discours et violence. La même question de la position de la raison se pose aussi chez les rationalistes critiques (Karl Popper, Hans Albert, Hans-Joachim Neumann).
On ne peut s’empêcher de considérer que l’ironie de Couturat le conduit ici à une certaine inexactitude et des excès. Il se refuse à entrer dans un tel cadre de discussion, qui lui est étranger et qui représente en outre pour lui une menace contre le rationalisme qu’il entend précisément défendre. (BG)] [Retour à l’appel de note g]
Note H
[Platon, République, VII, 518c : « xun holè tè psukhè ».
« À ce dernier moment, nous pouvons regarder comme accordé par tous les philosophes vraiment capables d’approfondir la question, que toute connaissance humaine est relative à la conscience humaine individuelle et personnelle, dépend des phénomènes particuliers de cette conscience, des formes ou lois psychiques qu’ils revêtent ou subissent pour s’y assembler, et suppose, par conséquent, au point de vue strictement logique, ou de la méthode, l’existence même de cette personnalité, témoignée à elle-même, et sans laquelle aucune chose ne pouvant plus être posée, faute du théâtre où la pose nécessairement celui qui dit qu’elle existe, tout s’évanouirait. » (Renouvier, Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques, T. II, VII)
« Le désir de se former une conviction sur des questions d’ordre théorique est déjà sans aucun doute une affection, une passion, et, par suite, un sentiment que répudieraient, s’ils étaient conséquents, les philosophes suivant lesquels les jugements généraux portés sur le monde et l’homme doivent être des déterminations de pur intellect. L’empire de la raison pratique est assez grand pour les empêcher de prendre une attitude exclusivement réceptive, devant la vérité comme perçue par vision directe, ou démontrée par le raisonnement ; ou, s’il se flattent d’en approcher personnellement, ils savent fort bien remarquer, quand il s’agit des autres, qu’on obéit à des mobiles plus compliqués que des idées pures, là même où il semblerait n’y avoir en jeu que de ces sortes de forces. En fait, ils sont logés à la même enseigne que les autres, et, s’il n’en était pas ainsi pour eux, ils tomberaient dans l’indifférence et le scepticisme, suite naturelle de la variété du spectacle des choses, de la diversité des impressions et de la contrariété des jugements. Il n’y a que la passion et le vouloir qui puissent donner et entretenir le goût du travail, porter à la recherche et mettre l’unité de direction dans l’emploi de l’intelligence. Comment se pourrait-il que les jugements eux-mêmes, en toutes choses où nous les voyons réellement différer, n’eussent pas entre autres facteurs, chez les individus, ces affections et ces déterminations volontaires d’affirmer ou de nier qui sont inséparables de la conduite de l’esprit ? Et n’en est-ce pas le signe irrécusable, que cette impuissance où se trouve ordinairement le penseur intellectualiste et évidentiste d’obtenir que son confrère soit modifié comme il l’est lui-même, à ce qu’il croit, par la pure intelligence et l’évidence ? » (Id., ibid., Conclusion)
« Nous ne pouvons rien affirmer [...] systématiquement, ni sans une représentation quelconque d’un groupe de rapports comme vraie, ni sans un attrait de quelque nature qui nous porte à nous engager ainsi dans la vérité aperçue, ni sans une détermination de la volonté qui se fixe, alors qu’il serait possible, ce semble, de suspendre le jugement, soit pour chercher de nouveaux motifs et de nouvelles raisons, soit même en s’abandonnant simplement aux impulsions qui se présentent. » (Renouvier, Essais de critique générale, Deuxième essai, II, §XIV)
Après une mise en cause rigoureuse de la notion d’évidence, à la suite des arguments des sceptiques, Renouvier avait insisté sur le fait qu’aucun jugement ne pouvait être l’œuvre d’une chimérique intelligence pure, notamment parce qu’il était nécessaire pour l’achever que la volonté arrête de poursuivre un doute qui pourrait, autrement, se prolonger indéfiniment. L’analyse du doute l’ayant conduit à reconnaître les facteurs de la raison, de la passion et de la volonté, il en concluait leur implication dans nos « certitudes ». « Ce doute extrême, à quelque degré qu’on l’atténue, il suffit que la possibilité en apparaisse : aussitôt, la volonté qui est la représentation même, en tant qu’appelée, maintenue, ou éloignée de son propre mouvement, vient prendre sa place dans la conscience, et dès lors l’indissolubilité des fonctions humaines se substitue pour le philosophe à la chimère de l’entendement pur. » (II, §XIV)
« Celui qui pense obtenir une certitude instantanée s’expose à acclamer l’évidence de propositions fausses. » « La certitude est donc une croyance. » (II, §XIV) On n’ignore pas la formule de Renouvier (II, §XIV) : « Il n’ y a pas de certitude, il y a seulement des hommes certains. » Néanmoins, il ne renonce pas à faire usage de ce terme (en un sens relatif) pour désigner un ensemble de croyances naturelles qu’il lui apparaît déraisonnable de ne pas poser, en particulier eu égard aux exigences vitales (comme la réalité de la conscience, des représentés, de l’existence du monde extérieur et de lois des phénomènes, etc. (voir II, §XVI). Après ces certitudes de premier ordre, il admet un second ordre qui laissent une plus grande part au doute, aux passions et à la volonté. Le premier principe de cet ordre est la liberté, il est suspendu à la décision positive face au dilemme formulé par Lequier (II, §XVII). Comme, avec la question de la certitude de la certitude, nous sommes « au rouet » (comme disait Montaigne à la fin de l’Apologie de Raymond Sebond), « la théorie de la certitude fondée sur la liberté est donc la seule exempte de cercle vicieux ».
« La relativité du vrai, telle que nous sommes conduits à l’entendre, n’a point le caractère d’une concession au scepticisme. Nous savons en effet, par la pratique, et nous déterminerons de plus près par l’étude, dans le champ des théories, que l’homme doit moralement prendre parti sur de certaines vérités, tant de celles que j’ai classées comme formant un premier ordre de la certitude, que là même où des doutes sérieux sont possibles. Sur d’autres points, s’il est sage de s’abstenir, c’est encore une manière d’affirmer et de décider. Au reste, un élément inévitable d’incertitude et de doute, à quelque faible degré que nous le réduisions quelquefois, est inhérent à l’humanité réfléchie. Le bon sens n’exige pas si essentiellement, comme on l’a cru, certaines affirmations, qu’il exige un certain doute obscur, loin relégué, mais enfin possible à toute force, qui accompagne les faits réfléchis de conscience, comme une ombre, ordinairement inaperçue, toujours présente. Le commencement de la folie, puis son constant caractère moral, est [...] un excès de certitude, un triste anéantissement de la puissance de douter. Avec une mesure quelconque de doute possible, et encore une fois cette mesure est à vous, amoindrissez-la tant que vous pourrez, ne la perdez jamais, nous avons la vraie science, nous avons le bon sens, nous avons la sagesse, nous avons la tolérance, et grâce, en un mot, à cette apparente imperfection de l’humanité, nous sommes humains. Dans la voie contraire, où le doute trop bien écarté ne peut plus revenir, l’absolu invoqué n’engendre que systèmes et manie, folie, intolérance, fanatisme, inhumanité.
Le bon sens, dont la définition a dû être souvent cherchée, toujours manquée, implique une mesure juste et morale du doute, à appliquer dans les circonstances de l’ordre pratique et aux questions situées d’une manière quelconque en dehors de la déduction purement rationnelle. Aussi, est-ce à lui de séparer, loin de tout appareil scientifique, le domaine des vérités affirmées sans hésitation et qu’il appelle non douteuses (le doute minimum conservé en théorie est un doute sensiblement nul dans la pratique ordinaire), de le séparer, dis-je, par tous les degrés convenables, de celui des opinions et des passions où la liberté préside ostensiblement. Dans la sphère commune des pensées pratiques, des affirmations pratiques, où les hommes se rencontrent tous et s’entendent (tous, excepté les fous, qui sont seuls), le bon sens est identique avec le sens commun, selon l’acception vulgaire de ce dernier mot. Mais l’identité ne se retrouve pas dans la sphère des principes réfléchis et formulés, et des théories qui en dépendent. Le bon sens n’est plus là, ou n’est plus un commun sens : les philosophes semblent en effet se séparer de la masse des hommes, et ils se divisent entre eux. On connaît la puérilité des tentatives faites pour fonder la philosophie sur le bon sens comme sens commun à tous les hommes... ou à peu près commun. » (II, §XVII)
« Le signe radical de la volonté, la marque essentielle de ce développement achevé qui fait l’homme capable de spéculation sur toutes choses, et l’élève à sa dignité d’être indépendant et autonome, c’est la possibilité du doute. Aussi n’est-il pas étonnant que l’homme vraiment éclairé et profondément cultivé se distingue beaucoup plus par les points de jugement où il se laisse aborder au doute, et convient de son ignorance ; que par ceux où il possède une assurance imperturbable. Au contraire l’ignorant doute peu, le sot encore moins, et le fou jamais. Le monde serait bien différent de ce qu’il est, si la plupart des hommes savaient douter : on ne les verrait pas, esclaves de leurs habitudes et de leurs préjugés, ne s’y soustraire le plus souvent que pour subir le pouvoir de l’imagination et s’éblouir des prestiges que la force ou l’éloquence de quelques-uns sont en possession d’opérer. La certitude n’est donc pas et ne peut pas être un absolu. » (II, §XIV)
Victor Brochard avait développé la même idée dans article intitulé « La croyance », et auparavant dans la conclusion (§III) de son admirable ouvrage consacré aux Sceptiques Grecs (1887) : « La certitude relève de l’âme toute entière comme disait Platon : elle est autre chose qu’une simple intellection, elle suppose l’intervention d’un facteur personnel, de quelque nom qu’on veuille l’appeler, sentiment ou volonté, et cela est vrai de toutes les formes de certitude. En admettant que la certitude se produise nécessairement en présence de la vérité, à tout le moins nous accordera-t-on qu’il s’agit non d’une nécessité logique, mais, comme le disait Descartes, d’une nécessité morale, qui laisse un certain jeu à ce facteur personnel, sans lequel il n’y a pas de certitude complète. »
Même si Couturat vise principalement les criticistes, on peut rappeler que Bergson avait cité ce passage de Platon dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, au moment de définir l’acte libre. L’expression est employée encore par lui dans sa recension du livre de Camille Bos sur la croyance. Notons que l’on attribue à Bergson l’effort de penser avec toute son âme. Couturat s’était montré très critique à l’égard de la philosophie de Bergson, comme le fut d’ailleurs Bertrand Russell. On voit que cela n’empêcha pas Bergson de le désigner pour assurer la suppléance de ses cours. On peut se dire que Couturat aurait eu mauvaise grâce de mettre ouvertement en cause celui qu’il avait accepté de remplacer. (BG)] [Retour à l’appel de note h]
Note I
[Chez Kant, le déterminisme s’applique sans exception au niveau des phénomènes, le caractère empirique des individus s’y trouve soumis, nous cherchons des explications à leurs comportements et à leurs décisions ; pour autant, nous ne laissons pas de leur imputer leurs actes et de les en tenir pour responsables tout en considérant qu’il aurait dépendu d’eux de ne pas les accomplir, c’est pourquoi Kant pose la liberté, sans laquelle le devoir n’aurait aucun sens, mais au niveau des noumènes (du caractère intelligible).
La conscience du devoir est ratio cognoscendi de notre libre arbitre, ce par quoi nous reconnaissons que nous sommes libres. La liberté est en retour ratio essendi de la loi morale, ce qui la rend effectivement possible, car sans liberté si nous étions des automates entièrement déterminés par des causes externes, physiques ou psychiques il nous serait impossible d’accomplir une action par devoir, de répondre à loi morale et la conscience serait dépourvue de sens.
« Si la loi morale n’était d’abord clairement conçue dans notre raison, nous ne nous croirions jamais autorisés à admettre une chose telle que la liberté (quoiqu’elle n’implique pas contradiction). Mais s’il n’y avait pas de liberté, la loi morale ne se trouverait nullement en nous. » (Critique de la raison pratique, Préface)
L’expérience de la loi morale dans le sentiment du respect qu’elle nous inspire, nous révèle notre liberté (Critique de la raison pure, I, II, II Dialectique de la raison pure, II, II, §9, III ; Critique de la raison pratique, P. I, I, I, §6 Problème II, scolie ; P. I, I, III, Élucidation critique).
Cette conciliation du déterminisme préservant les droits de la science et de la liberté préservant les exigences de la morale n’est pas admise par les criticistes.
« Possible pour la raison spéculative, le noumène, suivant Kant, peut être déterminé par la raison pratique en conformité avec ses exigences ; il nous ouvre un monde qui sans doute nous reste inconnu, mais qui par là même nous permet d’y réaliser avec la liberté l’ordre moral. Si nous sommes réduits à reléguer la liberté et l’ordre moral dans le noumène, répond Renouvier, nous les reléguons à dire vrai dans le néant, car ce qui nous est à jamais inconnaissable n’existe pas pour nous. L’hypothèse du noumène sert à résoudre l’antinomie du déterminisme et de la liberté, mais cette solution est illusoire et ne peut donner un fondement à notre vie morale. La thèse de la nécessité absolue est vraie dans l’ordre phénoménal, la thèse de la liberté est vraie ou peut l’être sans contradiction dans l’ordre nouménal. Mais s’il en est ainsi, la loi morale qui suppose la liberté et qui en fait la preuve, ne peut être que la loi du monde nouménal ; les actes, que nous appelons à tort vertueux, méritoires, sont des phénomènes, donc ils sont nécessités, donc étrangers à toute moralité. La liberté, dont nous avons besoin, est la liberté de l’homme qui nous est connu, de l’homme qui vit dans l’espace et dans le temps, et non la spontanéité d’un être qui échappe à toute connaissance. Loin de justifier la responsabilité, la liberté nouménale la supprime et avec elle la loi morale. La liberté nouménale, qui décide de notre caractère intelligible et détermine en lui nos actes successifs, n’est qu’une forme de la prédestination qui enlève tout sens et toute valeur à la vie présente. » (Gabriel Séailles, La Philosophie de Renouvier, I, §V) (BG)] [Retour à l’appel de note i]
Note J
[Renouvier reconnaît l’incompatibilité du déterminisme avec l’exigence morale. Mais ce qu’il est amené à remettre en question, c’est le principe du déterminisme.
« Dans toute induction se dissimule une hypothèse qui lui donne un caractère relatif et une portée limitée. La Science n’est jamais que l’universalisation illégitime des inductions et des hypothèses des sciences particulières ; elle érige en principes absolus des données qui n’ont pas été mises en discussion et que ne justifie que leur application à un certain ordre de phénomènes. C’est au nom des sciences mêmes qu’il faut combattre ce qu’on appelle la Science. La Science est « une religion arbitraire et négative ». Ne soyons pas dupes des mots. La Science n’existe que dans la mesure où l’on oublie et néglige la méthode et les conditions de chaque science particulière. « Il ne faut pas dire : la Science, il faut dire : les sciences. La Science n’existe pas, elle ne peut exister, à moins de perdre le caractère qui appartient en commun à toutes les sciences et qui est simplement celui-ci : aucune d’elles ne fournit la démonstration de ses premiers principes. Toutes reposent sur des faits et des rapports acceptés, sur des postulats qu’on ne discute pas. » Quand ces postulats sont mis en question, ils gardent seulement une valeur théorique, à titre d’hypothèses qui ont l’avantage d’ordonner des multitudes de relations que l’expérience ne dément pas. En un mot, il y a dans l’idée de la Science quelque chose qui répugne à la définition d’une science, ou en d’autres termes il y a dans la notion même de la Science quelque chose de contradictoire. La Science renverserait la condition des sciences particulières, ce qui fait leur caractère de certitude et l’entente de ceux qui les cultivent en commun ; car, à moins d’être entièrement arbitraire, elle serait une critique de ses propres principes, elle ne se bornerait plus à les accepter et à les justifier, en les appliquant à des faits définis et limités. » (Séailles, op. cit., I, §IV)
Un certain degré de contingence ne rend pas la science impossible (le développement de la physique quantique a depuis imposé d’autres principes que ceux qui se trouvaient postulés par la physique « classique »), et comme y insiste Renouvier, les succès rencontrés ne justifient pas un tel principe, d’autant plus que notre connaissance demeure toujours approchée.
« La méthode scientifique a pour postulat l’enchaînement constant des phénomènes, puisque son objet positif est la détermination, sous le nom de causes, de ceux d’entre eux qui sont tels, dans chaque ordre d’investigations, que dès qu’ils sont donnés, d’autres se produisent constamment en conséquence, qui ont avec les premiers des relations fixes, toujours les mêmes. La logique nous pose alors cette question : Tous les phénomènes possibles sont-ils ainsi déterminés invariablement par leurs antécédents, ou bien est-ce que la science est limitée et n’atteint pas toutes les classes de phénomènes ?
Les sciences n’ont à leur portée aucune méthode qui les autorise à traiter de toutes choses au monde comme de leur compétence et devant tomber sous leurs prises. Le domaine de l’effectivement déterminable doit leur suffire. Elles doivent l’étendre autant que possible, mais c’est tout. Les mouvements et les arrêts de la volonté ne suivent pas des lois qu’il y ait possibilité de fixer. D’un autre côté, les théorèmes les plus généraux qui portent sur les principes et les lois du mouvement, en mécanique rationnelle, et qui sont fort intéressants et très beaux dans leur genre, ne permettent de conclure à la constance des forces, objets de cette spéculation, qu’à la faveur de certaines abstractions, et de certains postulats inacceptables pour le monde de l’expérience.
L’hypothèse du déterminisme absolu ne peut se présenter qu’abusivement avec la recommandation des sciences et de l’esprit scientifique ; elle n’est qu’une généralisation arbitraire, une induction radicalement illogique, dont la source est dans l’habitude de chercher et de trouver des causes prédéterminantes dans les phénomènes de la nature. Mais justement l’application du jugement de causalité au cas des actions volontaires, de toutes, comme prédéterminées, a contre elle le sentiment, dont la donnée empirique ne prête pas à contestation, le sentiment qui fait corps avec certaines résolutions, du pouvoir de les déterminer en un sens, ou dans le sens opposé.
Le libre arbitre est ce pouvoir, considéré dans une conscience pour laquelle se pose l’alternative de la double résolution pour un acte réfléchi et délibéré. » (Renouvier et Prat, La Nouvelle monadologie, III, §LXII)
C’est ce qui le conduit à réfuter la position de Mill (Système de logique déductive et inductive, III, III-V) cherchant à fonder les inductions par ce principe, qui n’est lui-même rien d’autre qu’une induction. On ne peut fonder l’induction ni en général ni en particulier (Renouvier le montre, avant les analyses de Popper). On tombe inévitablement alors dans un cercle ou une pétition de principe. « Ces philosophes ont poursuivi une chimère qui ont cherché la formule sûre de l’induction légitime. » (Renouvier et Prat, La Nouvelle monadologie, III, §LX) La critique de la « logique inductive » de Mill est développée par Renouvier dans le premier de ses Essais de critique générale (III, §XXXV, B et C).
« Mais si une induction particulière, à la prendre isolément, ne suffit point à établir la nécessité de la loi qu’elle pose, ne peut-on dire avec Stuart Mill que le déterminisme, confirmé par chaque loi nouvelle, sans cesse vérifié par le témoignage accumulé de toutes les séquences invariables constatées, exclut l’hypothèse d’une indétermination réelle des phénomènes dans notre monde ? L’expérience ne donne ni l’universel, ni le nécessaire ; Stuart Mill ne peut, sans trahir sa propre méthode, fonder sur l’expérience une induction poussée au-delà de toute expérience possible. Les partisans du libre arbitre lui opposeront les faits contingents, les volitions humaines qu’il ne daigne pas examiner. Il n’y a pas, pour les philosophes, d’associations inséparables ; la réflexion les dissout. Le fondement de l’induction ne repose pas sur la nécessité d’une habitude irrésistible ou d’une évidence rationnelle, il résulte de la décision réfléchie du philosophe qui accepte tout à la fois, conformément aux lois de la pensée et aux données de l’expérience, le déterminisme et ses limites, les lois constantes de la nature et les actes contingents de la liberté, l’enchaînement des phénomènes et la rupture de la continuité par les commencements absolus qu’exige à l’origine des choses le principe de contradiction, dans la trame même des faits la vie morale de l’humanité. » (Séailles, op. cit., V, §IV)
Il est permis pour Renouvier d’admettre des degrés d’influence dans les phénomènes sans mettre en péril les sciences, y compris les sciences humaines ou l’histoire (Popper retrouvera de son côté le même type d’interprétation sous le terme de propensity). Il y aurait d’ailleurs un certain nombre de rapprochements à faire entre Renouvier et Popper (au niveau épistémologique refus de l’évidence, critique de la certitude, absence de critère possible de la vérité, forme de probabilisme, mise en question de l’induction, caractère conjectural de nos connaissances, liberté d’examen , cosmologique négation de la chose en soi, refus du substantialisme ou de l’essentialisme, ouverture de l’avenir, rejet du déterminisme, reconnaissance de son incompatibilité avec toute création, affirmation de la contingence et de la liberté, rejet des ‘‘philosophies de l’histoire’’ , et politique convictions républicaines et démocratiques, combat en faveur de sociétés ouvertes, mise en garde contre l’amour comme motivation politique, aspiration à la justice, souci de l’amélioration du sort des mal lotis , parmi d’autres pistes possibles ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a aucun point notable de divergence, le contexte étant différent).
« Le grand moteur des mouvements de l’humanité n’est autre que la liberté. Est-ce à dire pourtant que, selon M. Renouvier, il n’y ait pas de lois à l’œuvre dans les sociétés humaines et, par suite, dans la production des phénomènes historiques ? On se méprendrait gravement si l’on répondait par la négative. [...] L’acte libre fondamental [...] laisse subsister toutes les circonstances au milieu desquelles, en fonction desquelles il s’est produit. Et les fruits que porte cet acte sont des fruits naturels, c’est-à-dire des fruits que la nature des individus et des sociétés se charge de faire apparaître et mûrir. Rappelons-nous d’ailleurs comme la liberté, au moment même où M. Renouvier s’est efforcé d’en rendre l’existence probable, nous a été présentée avec tout un cortège de limitations et de conditions. Un acte libre est un commencement non pas totalement absolu, mais partiellement absolu. Et il faut bien qu’il ne soit pas totalement absolu puisqu’alors il n’appartiendrait pas au monde, du moins au monde en marche, et qu’on ne pourrait le définir et le saisir. Une décision libre réalise tel ou tel possible, mais il faut que des possibles soient d’abord posés. Si l’on imagine qu’une fonction mathématique peut, à tel ou tel moment, prendre telle ou telle valeur, encore faut-il et que d’abord ce qu’elle deviendra ce soit toujours des quantités, et même que ces quantités, au lieu d’être quelconques, soient ceci ou cela, c’est-à-dire déterminées. Ainsi, d’une manière générale, un acte libre est, à beaucoup d’égards, déterminé, et pour autant, il est soumis à des lois. Mais il est spécialement soumis à des lois par rapport aux concomitants et aux antécédents donnés dans les sociétés humaines. [...] Quételet avait écrit que la statistique démontre que lorsqu’il s’agit de crimes souvent reproduits et répondant à tin type défini, ‘‘c’est la société qui prépare le crime, et que le coupable n’est l’instrument qui l’exécute’’. M. Renouvier distingue, bien entendu, entre l’homme statistique abstrait, l’homme quelconque d’un certain milieu et tel individu pris déterminément. Mais, sous la réserve de cette distinction, il proclame que l’assertion de Quételet, bien loin d’être un paradoxe, lui semble, quant à lui, tout près d’être un truisme. Cette assertion, dit-il, n’est que l’expression malheureusement trop exacte de la constante influence exercée sur chaque individu par la solidarité du mal qui pèse sur les hommes d’un milieu moral déterminé. Quelque opinion qu’on puisse avoir de la liberté morale, personne ne saurait contester qu’il y ait des actions humaines diversement possibles, diversement probables en raison des tendances établies dans une certaine société et des causes qui les favorisent. L’action d’une cause régulière et constante, comme l’existence de tel caractère commun, de tel vice endémique, se fait tout naturellement sentir parmi les autres motifs variables au milieu desquels se détermine l’agent, forcé d’en accepter quelqu’un ou quelque autre en choisissant ; et cette cause l’emporte à la longue, c’est-à-dire se marque à sa valeur quand on considère un nombre suffisant de cas ; les rapports des différents effets se présentent avec la même constance qui appartient à leurs causes. Ces explications sont très précises et très claires. Le second passage auquel nous voulons maintenant recourir les reproduit implicitement mais surtout, et c’est cela qui nous intéresse particulièrement, il en tire les conséquences relativement à la marche de l’histoire. ‘‘Celui qui, pour apprécier la valeur de la liberté, n’aurait égard qu’à sa portée en quelque sorte matérielle et n’envisagerait que les derniers résultats des événements libres dans la marche de l’humanité, perdant de vue les personnes individuelles, les temps définis, les relations passagères, celui-là verrait le principe de détermination effacer ou surmonter de plus en plus le principe des accidents. C’est que les actes produits de la volonté sont de direction variable et de sens contraire les uns aux autres, vis-à-vis de l’action constamment dirigée de la passion, de l’instinct et de la raison. Opposés à ces lois, ils peuvent se détruire mutuellement, quand on les considère en grand nombre et pour une période suffisamment prolongée, pour ne laisser paraître les résultats que de ceux qui leur sont conformes. Ainsi l’ordre dominerait à la longue et les faits désordonnés s’anéantiraient à la fin’’. On dirait vraiment que ce dernier passage a été écrit par Cournot. Il en résulte donc qu’il peut y avoir pour M. Renouvier une histoire pareille à celle qu’a conçue Cournot (Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les Sciences et dans l’Histoire, IV-V). Cette histoire, comme on sait, se propose de dégager de l’observation des faits historiques un certain nombre de lois, un certain nombre de causes constamment agissantes, bref un déterminisme parfaitement réel, encore qu’il ne fasse pas tout dans le cours des affaires humaines et qu’il ait à compter avec les accidents, c’est-à-dire au fond avec la liberté. Telle est la conclusion à laquelle on aboutit infailliblement quand on professe sur la liberté la doctrine qu’a embrassée M. Renouvier. Cette doctrine [...] consiste essentiellement à situer la liberté au milieu des phénomènes. Comme les phénomènes ont des lois, la liberté se meut donc entre des lois et par conséquent toute la part des actions qu’elle ne produit pas reste soumise au déterminisme.
Mais s’il est vrai que M. Renouvier aurait pu, sans manquer à ses principes, se proposer d’écrire une histoire philosophique entendue, ou à peu près, comme celle que nous trouvons dans les livres de Cournot, en fait, cependant, ce n’est pas là ce qu’il a choisi de faire. Ce qui l’a intéressé par-dessus tout dans l’histoire, ce n’est pas l’élément loi. À cet élément, il n’a laissé que la part strictement indispensable, et il a concentré son effort sur l’élément liberté. Il a cherché ce qu’est devenue, comment s’est comportée au cours de l’histoire la portion des actes humains qui tiennent du plus près possible à la liberté. C’est dire que l’histoire qu’il a voulu retracer, ce n’est pas celle de la guerre et de la politique, ni non plus celle de l’industrie ; c’est l’histoire des doctrines et surtout c’est l’histoire de la moralité. Et, en effet, c’est dans la formation des certitudes et plus encore, s’il se peut, dans la poursuite du bien et du mal, que se marquent les initiatives des hommes. Ainsi il doit être bien entendu que ce qui occupe aussi exclusivement que possible M. Renouvier dans ses études d’histoire, c’est l’homme comme agent moral. L’assignation d’un tel objet à l’histoire est assurément quelque chose de très caractéristique, et c’est aussi quelque chose de très attendu étant donnés les principes de l’auteur. Une histoire visant a dégager un déterminisme n’eût point été incompatible avec de tels principes ; l’histoire comme étude de l’agent libre et moral est une conséquence directe de ces principes. Toutefois, avec quelque apparence de clarté que se présente immédiatement l’objet de l’histoire tel que l’a conçu, selon nous, M. Renouvier, il y a pourtant encore à faire pour rendre cette conception véritablement claire. Il faut, au fond, atténuer dans une certaine mesure l’opposition tranchée que nous avons marquée entre l’élément loi et l’élément liberté comme constituant deux matières différentes pour l’histoire. Si, en effet, on posait absolument à part de tout déterminisme la moralité et la liberté, on ne comprendrait plus qu’il pût y avoir une histoire de ces choses. Prenons le moyen le plus radical d’opérer la séparation complète dont nous parlons, plaçons-nous au point de vue de Kant, et mettons la moralité et la liberté dans le monde nouménal. Les irruptions que le noumène fera dans le phénomène seront choses toujours nouvelles à chaque reprise, nous serons en présence d’actes sans rapport entre eux ni avec les circonstances dans lesquelles ils seront produits. Il en sera de même encore si nous imaginons qu’une résolution libre et morale est un phénomène sans doute, mais un phénomène aussi distinct de tous les autres qu’un monde l’est d’un autre monde. Dans cette conception absolutiste et séparatiste, il n’y aura pas d’histoire de la moralité. Pourquoi cela ? C’est que l’histoire implique toujours à quelque degré rapport et liaison. Assurément, on ne définirait pas un fait historique sans y faire entrer la contingence. Un fait absolument déterminé n’appartient pas à l’histoire, un tel fait n’est, à parler rigoureusement, qu’une vérité éternelle. Mais s’il y a de la contingence dans le fait historique, la contingence n’y est pas tout. Le fait historique est contingent à certains égards, non à d’autres. Grâce à cela, l’historien a une double prise sur le fait historique. Il fait voir, d’une part, en quoi ce fait dépend des faits de même ordre qui le précèdent ou l’accompagnent et, d’autre part, en quoi le même fait est indépendant de ses antécédents et de ses concomitants. Pour qu’il y ait une histoire de la liberté et de la moralité, il faut que les actes libres et moraux soutiennent des rapports avec le reste des phénomènes et, sans doute aussi, que chaque acte moral ait rapport avec ceux qui l’ont précédé et avec ceux qui le suivront. À cette condition, M. Renouvier a satisfait par une doctrine tout à fait caractéristique et tout à fait originale. On sait déjà, et nous n’avons plus à y revenir, qu’il n’a pas séparé la liberté des autres phénomènes, qu’il a mis l’acte libre dans une situation de dépendance et, d’autre part, d’opposition relatives vis-à-vis des phénomènes ambiants. Nous avons maintenant à faire remarquer qu’il a apporté le même esprit dans la conception de la moralité. Certes il faut à la moralité ce qu’il y a de plus profondément personnel dans la personne ; mais d’abord ce fond de la personne est, bien entendu, phénoménal encore et non pas nouménal comme chez Kant, et ensuite il y a des lois qui pénètrent jusqu’aux alentours immédiats de ce fond de la personne. Sans tomber jamais complètement dans le déterminisme, la moralité est pourtant d’une certaine façon conditionnée par lui. Les résolutions morales et les convictions morales elles-mêmes dépendent de certaines conditions intérieures à la personne morale ou résultant des rapports entre elles des différentes personnes morales. Et ce qu’il faut remarquer le plus, c’est que, en vertu de certaines formes du déterminisme, en vertu de l’habitude par exemple, chaque acte moral en prépare ou en exclut d’autres dans la personne, tandis que, en vertu des actions et réactions de diverses personnes les unes sur les autres, chaque acte moral en prépare ou exclut d’autres dans les agents qui subissent les effets de cet acte. Voilà comment il y a une histoire de l’élément libre de l’homme, une histoire de la moralité. » (Hamelin, Le Système de Renouvier, leçon XVII)
Émile Boutroux (1845-1921) c’est à lui que Renouvier dédicacera les Dilemmes de la métaphysique pure est l’auteur d’une thèse intitulée : De la contingence des lois de la nature (1874) ; il y insiste sur l’irréductible nouveauté de l’effet par rapport à sa cause, de sorte qu’il y a toujours en lui quelque chose qu’elle n’explique pas, et sur les différents niveaux de complexité de la réalité, ce qui rend tout niveau supérieur inexplicable par le niveau inférieur (ce qu’Auguste Comte affirmait déjà contre la tendance inverse en laquelle il voyait le matérialisme même). Il y a, pourrait-on dire aujourd’hui, des moments d’émergence (qu’on ne saurait réduire, sinon arbitrairement, comme Spencer).
« À supposer que les phénomènes fussent indéterminés, mais dans une certaine mesure seulement, laquelle pourrait dépasser invinciblement la portée de nos grossiers moyens d’évaluation, les apparences n’en seraient pas moins exactement telles que nous les voyons. On prête donc aux choses une détermination purement hypothétique, sinon inintelligible, quand on prend au pied de la lettre le principe suivant lequel tel phénomène est lié à tel autre phénomène. Le terme ‘‘tel phénomène’’, dans son sens strict, n’exprime pas un concept expérimental, et répugne peut-être aux conditions mêmes de l’expérience.
Ensuite, est-il bien conforme à l’expérience d’admettre une proportionnalité, une égalité, une équivalence absolue entre la cause et l’effet ? Nul ne pense que cette proportionnalité soit constante, si l’on considère les choses au point de vue de l’utilité, de la valeur esthétique et morale, en un mot de la qualité. À ce point de vue, au contraire, on admet communément que de grands effets peuvent résulter de petites causes, et réciproquement. La loi de l’équivalence ne peut donc être considérée comme absolue que s’il s’agit de quantités pures ou de relations entre des quantités d’une seule et même qualité.
Mais où trouver un conséquent qui, au point de vue de la qualité, soit exactement identique à son antécédent ? Serait-ce encore un conséquent, un effet, un changement, s’il ne différait de l’antécédent, ni par la quantité, ni par la qualité ?
Le progrès de l’observation révèle de plus en plus la richesse de propriétés, la variété, l’individualité, la vie, là où les apparences ne montraient que des masses uniformes et indistinctes. [...]
Si donc, jusque dans les formes les plus élémentaires de l’être, il y a ainsi quelque élément qualitatif, condition indispensable de l’existence elle-même, reconnaître que l’effet peut être disproportionné à l’égard de la cause au point de vue de la qualité, c’est admettre que nulle part, dans le monde concret et réel, le principe de causalité ne s’applique rigoureusement.
Et en effet comment concevoir que la cause ou condition immédiate contienne vraiment tout ce qu’il faut pour expliquer l’effet ? Elle ne contiendra jamais ce en quoi l’effet se distingue d’elle, cette apparition d’un élément nouveau qui est la condition indispensable d’un rapport de causalité. Si l’effet est de tout point identique à la cause, il ne fait qu’un avec elle et n’est pas un effet véritable. S’il s’en distingue, c’est qu’il est jusqu’à un certain point d’une autre nature ; et alors comment établir, non pas une égalité proprement dite, chose inintelligible, mais même une proportionnalité entre l’effet et la cause, comment mesurer l’hétérogénéité qualitative, et constater que, dans des conditions identiques, elle se produit toujours au même degré ? » (chap. II)
Il en reprit les résultats dans son cours de 1892-1893 à la Sorbonne : De l’idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines. (BG)] [Retour à l’appel de note j]
Note K
[On peut noter ici qu’un défenseur du libre arbitre comme Renouvier avait récusé aussi bien l’indifférentisme que paraît viser Couturat, que le déterminisme, et pour les mêmes raisons, dans les deux cas, que celles qu’avance ici Couturat. Ce dernier semble assimiler le libre arbitre à l’arbitraire et passer à côté de ce qui est en jeu ici. Se déterminer en fonction de raisons qui sont les nôtres (dans une configuration qui peut susciter des influences de divers degrés) ne revient pas à se trouver soumis entièrement à des causes, comme si le choix n’était que leur résultante nécessaire et s’expliquait par elles. Couturat semble adhérer à une position proche de celle de Leibniz, mais on peut se demander s’il n’encourt pas lui aussi la critique de Kant adressait à ce dernier en considérant que cette liberté « ne serait au fond pas meilleure que la liberté d’un tournebroche qui, lui aussi, une fois qu’il a été remonté, accomplit son mouvement de lui-même » (Critique de la raison pratique, AK V, p. 97).
« Le libre arbitre et le déterminisme ne sont des contradictoires logiques que si le déterminisme est pris comme c’est devenu l’usage, dans ce sens absolu qui exclut toute cause capable d’alternative dans ses effets. Mais le libre arbitre n’oppose rien à la masse immense des phénomènes naturels, sans excepter ceux de l’ordre mental qui leur sont assimilables, comme étant réellement déterminés par leurs antécédents. Le libre arbitre implique, il est vrai, dans la nature, une certaine mesure d’indéterminisme, une certaine marge laissée par les lois à l’accident, parce que si les lois n’admettaient jamais de modifications que d’après d’autres lois également strictes, il ne pourrait y avoir place dans les phénomènes naturels pour les effets des causes qui ne sont pas entièrement prédéterminées. Mais le libre arbitre ne réclame point pour ces causes libres l’exemption de l’obéissance au régime général des lois. Il règne de grandes erreurs et beaucoup de malentendus sur la manière de comprendre le rapport du libre arbitre et des lois. L’exercice de la liberté est une application des lois : de celles de l’esprit, car la délibération n’est autre chose que leur consultation contradictoire, en rapport avec des actes prémédités ; et de celles de la nature, qu’il lui serait d’ailleurs impossible de violer, mais dont l’action est dirigeable. Ce n’est pas sans user de la loi de la pesanteur qu’on peut soulever un corps ou modifier son mouvement régi par cette loi.
La confusion du simple indéterminisme et du libre arbitre est un cas étonnant du paralogisme de l’ignoratio elenchi. Le libre arbitre comparé à l’indéterminisme, loin de se joindre à ce qu’il entre d’accidentel dans les phénomènes, apporte des déterminations d’un genre nouveau, et jusque-là complètement inconnu, dans l’ordre du monde, puisqu’il ne s’applique qu’à des actes produits après réflexion et délibération, et que la délibération est le travail que fait l’esprit pour mettre en œuvre des motifs qui de leur nature sont des déterminants. Il les examine comme tels, et c’est là tout le contraire de l’indéterminisme. » (Renouvier et Prat, La Nouvelle monadologie, III, §LXIV)
Popper ne manquera pas de son côté de rappeler que, dans la question de la liberté, « indeterminism is not enough » (The Open Universe, Addendum 1), car ce qui importe, c’est de penser la possibilité pour l’esprit de répondre à des raisons, sinon cette liberté vide se confondrait avec le hasard et nous enchaînerait tout autant que la fatalité (voir Connaissance objective, 6 ; The Self and His Brain, I, P1, §9 ; P3). (BG)] [Retour à l’appel de note k]
Note L
[L’article fondateur de Charles Sanders Peirce (1839-1914), dans lequel le terme de « pragmatisme » fit son entrée en philosophie, était paru en traduction dans la Revue philosophique en décembre 1878 et en janvier 1879 : « La logique de la science : I. Comment se fixe la croyance. II. Comment rendre nos idées claires ».
« Peirce, après avoir remarqué que nos croyances sont, en réalité, des règles pour l’action, soutenait que, pour développer le contenu d’une idée, il suffit de déterminer la conduite qu’elle est propre à susciter : sa signification pour nous n’est pas ailleurs. Le fait tangible qui se constate à la racine de toutes les distinctions, si subtiles soient-elles, que fait la pensée, c’est qu’il n’y en a pas une seule, fût-ce la plus élaborée, la plus délicate, qui porte sur autre chose qu’une différence possible dans les conséquences pratiques. Aussi, pour obtenir une parfaite clarté dans les idées relatives à un objet, nous devons uniquement considérer les effets d’ordre pratique que nous le concevons susceptible de comporter, les impressions que nous devons en attendre, les réactions auxquelles nous devons nous tenir prêts. À la conception de ces effets, immédiats ou lointains, se réduit donc toute notre conception de l’objet lui-même, lorsque cette dernière n’est pas dépourvue de toute signification positive. Tel est, posé par M. Peirce, le principe du pragmatisme. Il a passé complètement inaperçu pendant vingt ans. C’est moi qui, dans un discours prononcé à l’Université de Californie, en 1898, l’ai ramené au jour en l’appliquant spécialement à la religion. L’heure semblait propice. Le mot pragmatisme se propagea effectivement. » (William James, Le Pragmatisme, Leçon II)
Le représentant le plus notable de ce mouvement fut William James (1842-1910). Son influence en France ne fut nullement négligeable. Ses liens avec les philosophes français furent nombreux (dans son enfance, il lui avait été donné de séjourner et d’être élève à Paris et à Boulogne-sur-Mer). James donna en 1879-1880 un cours de Philosophie contemporaine consacré aux deux premiers Essais de Renouvier, dont la lecture avait été déterminante sur lui lors de sa période de dépression (il conseillait l’étude de l’ensemble des volumes des Essais de critique générale et de l’Esquisse d’une classification des doctrines), il trouva en France dans la revue de ce dernier un écho immédiat de ses travaux dès leur publication américaine (tous deux entretinrent une correspondance) : il reconnaît sa dette en particulier pour « The Will to Believe ». Bergson préfacera en 1911 la traduction française du Pragmatisme de James (cette préface dans laquelle Bergson se montre proche de James fera partie du recueil La Pensée et le mouvant). Émile Boutroux s’employa également à faire connaître sa pensée dans plusieurs ouvrages. (BG)] [Retour à l’appel de note l]
Note M
[« Tout ce que je puis vous en dire pour le moment, c’est que le vrai rentre dans le bien, ou que la vérité est un bien d’une certaine sorte, et non pas, comme on le suppose d’ordinaire, une catégorie en dehors du bien. Ce ne sont pas là deux idées simplement coordonnées. Le mot vrai désigne tout ce qui se constate comme bon sous la forme d’une croyance, et comme bon, en outre, pour des raisons définies, susceptibles d’être spécifiées.
Admettez qu’il n’y ait dans les idées vraies rien qui soit bon pour la vie ; admettez que la possession de ces idées soit un désavantage positif et que les idées fausses soient seules avantageuses : alors il vous faut admettre que la notion de la vérité conçue comme chose divine et précieuse, et la notion de sa recherche conçue comme obligatoire, n’auraient jamais pu se développer ou devenir un dogme. Dans un monde où il en irait ainsi, notre devoir serait plutôt de fuir la vérité ! Dans le monde où nous sommes, au contraire, de même qu’il existe certains aliments qui ne sont pas seulement agréables au goût, mais bons pour les dents, bons pour l’estomac, bons pour les tissus ; de même, exactement de même, il existe certaines idées qui ne sont pas seulement agréables à penser, ou simplement agréables comme servant de point d’appui à d’autres idées auxquelles nous tenons : il existe des idées qui nous sont en outre une aide précieuse dans les luttes de la vie pratique. S’il y a bien une vie qu’il soit réellement bon de mener plutôt que toute autre ; et s’il y a bien une idée qui, obtenant notre adhésion, puisse nous aider à vivre de cette vie-là, eh bien ! il nous sera réellement meilleur de croire à cette idée, pourvu que la croyance s’y attachant ne soit pas, bien entendu, en opposition avec d’autres intérêts vitaux d’un intérêt supérieur.
‘‘Ce qui pour nous serait le meilleur à croire’’ voilà qui ressemble assez à une définition de la vérité ! C’est à peu près comme si l’on disait : ‘‘Ce que nous devons croire’’. Or, dans cette seconde définition personne ne verrait rien d’étrange. Aurions-nous jamais le devoir de ne pas croire ce qui est pour nous le meilleur à croire ? Et pouvons-nous maintenir éternellement séparées la notion de ce qui est pour nous le meilleur et la notion de ce qui est vrai pour nous ? [...]
Ce qui pour nous est le meilleur à croire, voilà ce qui est vrai pour nous, disais-je tout à l’heure, mais en ajoutant : pourvu que notre croyance ne se trouve pas en désaccord avec quelque autre avantage vital. Or, dans la vie réelle, quels intérêts vitaux l’une de nos croyances particulières est-elle exposée à contrarier ? Quels intérêts, sinon ceux qui nous sont assurés par d’autres croyances, quand celles-ci sont inconciliables avec la première ? En d’autres termes, il peut arriver que l’une de nos croyances vraies rencontre dans les autres le pire des ennemis. De tout temps, il y a eu dans nos vérités cet irréductible instinct de conservation qui les porte à détruire tout ce qui les contredit. [...]
Comme critérium de la vérité probable, le pragmatisme prend ce qui remplit le mieux l’office de nous guider dans la vie, ce qui s’ajoute à toutes les parties de notre existence et s’adapte à l’ensemble des exigences de l’expérience, sans qu’aucune soit sacrifiée. Si les notions théologiques peuvent donner cela ; si la notion de Dieu, en particulier, se trouve le donner, comment le pragmatisme pourrait-il s’aviser de nier l’existence de Dieu ? Ce qui, pour lui, n’aurait aucune raison d’être, ce serait de ne pas considérer comme ‘‘vraie’’ une notion qui, aux yeux d’un pragmatiste, serait si bien justifiée par son succès : pour le pragmatisme, en effet, quelle autre sorte de vérité pourrait-il y avoir, en dehors de l’accord d’une idée avec la réalité concrète, avec la vie ? » (James, Le Pragmatisme, Leçon II)
« Mais lorsque nos idées ne sont pas la copie fidèle d’un objet, que faut-il entendre par leur accord avec cet objet ?... Le pragmatisme pose ici la question qui lui est habituelle. ‘‘Supposons vraie telle idée ou telle croyance, dit-il, le fait qu’elle soit vraie apportera-t-il un changement palpable, réel à l’existence de quelqu’un ? Qu’éprouverait-on de différent de ce qu’on éprouverait si la croyance était fausse ? Comment la vérité se manifestera-t-elle ? Bref, quelle est, en termes d’expérience, la valeur monétaire de la vérité ?’’ Dès que le pragmatisme a posé la question, il en donne la réponse : ‘‘Les idées vraies sont celles que nous pouvons assimiler, valider, corroborer et vérifier. Les idées fausses sont celles qui ne se prêtent pas à ces opérations.’’
Telle est pour nous la différence pratique qui résulte du fait d’avoir des idées vraies, telle est donc la signification du mot vérité, car c’est tout ce que nous connaissons comme vérité.
La vérité d’une idée n’est pas quelque chose d’inerte, une propriété qu’elle possède une fois pour toutes. La vérité survient à une idée. L’idée devient vraie, elle est rendue vraie par les événements. La vérité est, en fait, un événement, un processus, le processus par lequel elle se vérifie, sa vérification. Sa validité consiste dans le processus de sa validation. Être d’accord, au sens le plus large du mot, avec une réalité ne peut donc signifier que ceci : être conduit directement vers cette réalité ou dans son voisinage, ou bien être mis à même d’agir sur elle de façon à manier cette réalité, ou quelque chose qui soit en rapport avec elle, mieux que si l’accord n’existait pas.
À la mieux manier, soit au point de vue pratique, soit au point de vue intellectuel... Toute idée qui, soit au point de vue pratique, soit au point de vue intellectuel, nous aide dans nos rapports avec la réalité ou avec ce qui s’y rattache, qui n’entrave pas notre marche en avant en nous réservant des déceptions, qui convient en fait et adapte notre vie à l’agencement total de la réalité, répondra suffisamment à ce qu’on exige d’elle. En ce qui concerne cette réalité, elle sera vraie.
Le vrai, pour nous résumer, n’est pas autre chose que ce que nous trouvons avantageux dans l’ordre de nos pensées, tout comme le bien est tout simplement ce que nous trouvons avantageux dans l’ordre de nos actions. Ce qui est avantageux presque d’une façon quelconque, ce qui se montre avantageux à la longue aussi, et tout compte fait, car l’idée qui peut avantageusement servir à coordonner toute l’expérience connue ne rendra pas nécessairement compte d’une manière également satisfaisante de toutes les expériences ultérieures. L’expérience, nous le savons, a une façon à elle de bouillonner par-dessus bord et de nous contraindre à rectifier nos formules présentes. » (Préface de L’Idée de vérité ; reprise de passages de la Leçon VI de Pragmatisme). (BG)] [Retour à l’appel de note m]
Note N
[Herbert Spencer (1820-1903) prétendait réduire l’apriorité des principes rationnels à des habitudes devenus héréditaires. Cette voie continue d’être exploitée largement aujourd’hui, sans pour autant donner inévitablement lieu à des interprétations aussi réductionnistes et idéologiques (Spencer est l’auteur du « principe » du struggle for life d’où résulterait the survival of the fittest).
Mais il faudrait se garder de considérer par principe que ce qui se serait ainsi fixé par sélection (les êtres présentant des formes de comportement plus ajustées ayant plus de chance de survie) et se manifesterait désormais sous la forme d’attentes (expectations) avec un caractère a priori ou inné, s’accompagnant à l’occasion de dispositions spontanées à réagir, constituerait par là même un critère de vérité. Peut-être ces attentes trouvent-elles à se vérifier en général ou dans certains contextes, cela ne nous dispense pas de les mettre à l’épreuve comme n’importe quelle hypothèse, dès lors qu’elles deviennent conscientes. À la différence des bêtes qui subissent les tendances de leur comportement et engage leur existence en les suivant, il nous est possible de les expliciter et de les tester comme toutes nos conjectures, de façon théorique. Voir sur ce point Popper, The World of propensities ; et ses discussions de la théorie darwinienne (notamment lors des rencontres du Hunstanton Windmill, en 1935-1936, où se retrouvaient les plus grands biologistes britanniques : J.S.B. Haldane, C.H. Waddington, Dorothy Hodgkin, Berthold Wiesner, Joseph Needham...) pour mettre en avant l’initiative des êtres vivants dans leur recherche de conditions plus favorables, de niches écologiques, où ils peuvent parvenir à échapper à l’élimination et contribuer à leur propre évolution, notamment grâce à l’effet Baldwin (Medawar lecture en 1986, que H.J. Niemann a reproduit dans Karl Popper and the Two New Secrets of Life). (BG)] [Retour à l’appel de note n]
Note O
[La question du lien du pragmatisme et de la morale avait été abordée par deux philosophes italiens, Calderoni et Bellonci, au Congrès international de Philosophie, Session II, tenue à Genève du 4 au 8 septembre 1904. Des pragmatistes italiens autour de Papini en étaient venus à réhabiliter le mensonge et à rejeter toute conviction purement intellectuelle, aboutissant à un subjectivisme utilitaire.
Assimiler le vrai et l’utile n’interdisait pas de donner au mot utile une acception élevé, mais ne pouvait pas interdire des interprétations toutes opposées. « Le pragmatisme est moins une philosophie qu’une méthode pour se passer de philosophie » avait déclaré Papini dans sa revue Leonardo.
Une telle conséquence s’applique aussi bien à la morale pragmatiste qu’à la science des mœurs, malgré les dénégations de leurs représentants (comme James ou Lévy-Bruhl), dans la mesure où s’exprime en elles un même esprit de défiance à l’égard de la raison. Juger de la valeur d’une action par ses seules conséquences utiles, c’est établir comme règle de conduite un critérium incertain et équivoque, dépendant finalement des appréciations individuelles : ce qui ruine finalement tout principe moral et prépare des formes de nihilisme (certains se revendiquant de Nietzsche, tout en l’incorporant parmi les pragmatistes, selon une interprétation discutable de la « morale du surhomme »).
Les aberrations d’Ayn Rand auxquelles on accorde aujourd’hui une audience étonnante, sont du même tonneau (il est tout de même inquiétant qu’on n’aperçoive pas les conséquences immédiates qui résulteraient d’un tel individualisme exacerbé : que deviendrait la médecine, si les médecins n’étaient plus animés que par la recherche de leur profit et sacrifiaient à leur propre intérêt le bien de leurs patients ?).
On perçoit dans cette défense de la raison par Couturat tout l’enjeu théorique et pratique de sa conférence. Quand l’irrationalisme aura fait encore des progrès et creusé son chemin dans les esprits, il ne sera plus temps alors pour dénoncer, avec Julien Benda, en 1926, la « trahison des clercs ». (BG)] [Retour à l’appel de note o]
Note P
[Dans la conclusion de « La Philosophie mathématique de Kant » (en appendice de ses Principes des mathématiques), Couturat avait déjà porté un réquisitoire tout aussi sévère : « En résumé, les progrès de la Logique et de la Mathématique au XIXe siècle ont infirmé la théorie kantienne et donné raison à Leibniz. Si Kant séparait et opposait entre elles la Logique et la Mathématique, c’est qu’il avait une idée trop étroite de l’une et de l’autre. On connaît l’opinion qu’il avait de la Logique : cette science n’avait pas, selon lui, fait un seul pas depuis Aristote, et n’en avait plus un seul à faire, car elle avait atteint dès l’origine une perfection qu’elle devait à sa ‘‘limitation’’. On sait aussi quel éclatant démenti les logiciens modernes devaient infliger à cette opinion. Sans doute, Kant ne pouvait pas prévoir la renaissance de la Logique au XIXe siècle ; mais il aurait pu du moins être plus juste pour les efforts de ses prédécesseurs, c’est-à-dire de Leibniz et de son école, qui avaient essayé de dépasser le cadre artificiel et restreint de la Logique aristotélicienne. Au lieu de continuer ce mouvement et de collaborer à ce progrès avec ses puissantes facultés, Kant s’est montré en Logique formelle ultra-conservateur, pour ne pas dire réactionnaire : il s’est contenté de critiquer la ‘‘fausse subtilité des quatre figures du syllogisme’’ et de simplifier la Logique scolastique, et il ne paraît pas s’être jamais douté que celle-ci eût besoin d’être élargie et approfondie. Cela est d’autant plus étonnant, que la Logique formelle était, de son propre aveu, la base nécessaire de la Logique transcendantale ; c’est ‘‘la même fonction’’ qui forme les jugements et subsume les objets sous les catégories ; c’est ‘‘le même entendement’’, ‘‘par les mêmes actions’’, qui produit, d’une part, l’unité analytique dans les concepts, et d’autre part l’unité synthétique dans l’intuition. Il semble donc que Kant eût dû, avant toute chose, analyser avec le plus grand soin les opérations logiques de l’esprit et les divers modes de déduction, suivant la méthode positive préconisée et pratiquée par Leibniz, à savoir par l’étude des formes du langage et de la pensée scientifique. Au lieu de cela, il s’est contenté d’emprunter à la vieille Logique scolastique des formules surannées et un cadre tout fait, et d’adopter la classification traditionnelle des jugements, en la complétant par de fausses fenêtres pour les besoins de la symétrie. Et quand on sait quel usage, ou plutôt quel abus il a fait de ce cadre étroit et rigide, quand on le voit calquer sur lui le tableau des catégories et celui des principes, puis couler tour à tour toutes ses théories dans ce moule uniforme et le transformer en un lit de Procuste où elles doivent entrer bon gré mal gré, bien plus, s’en servir comme d’un guide et d’un moyen d’invention, on reste confondu à la pensée que le grand critique a accepté sans critique le fondement de tout son système, qu’à l’édifice majestueux (mais trop artificiel et trop symétrique) des trois Critiques il manque le soubassement indispensable, à savoir une Logique moderne et vraiment scientifique, et qu’en un mot, le colosse d’airain a des pieds d’argile. » (BG)] [Retour à l’appel de note p]
Fin du texte.
[1] Leçon d’ouverture d’un cours professé au Collège de France sur l’Histoire de la logique formelle moderne (8 décembre 1905).
[Couturat avait été appelé par Bergson à effectuer sa suppléance pour une année. Bergson n’ignorait pas qu’il y avait entre eux une opposition doctrinale radicale. Couturat profita de l’occasion pour préciser sa critique contre la philosophie actuelle représentée par Bergson et les doctrines potentiellement irrationalistes de ses contemporains.
Cette leçon est publiée dans la Revue de Métaphysique et de Morale que Couturat avait contribué à fonder en 1893 sous la direction d’Alphonse Darlu (1849-1921), avec Xavier Léon, Léon Brunschvicg, Élie Halévy. (BG)]
[2] [Jules Barthélemy-Saint-Hilaire (1805-1885). On lui doit la traduction de nombreux ouvrages d’Aristote. Son mémoire De la logique d’Aristote a été couronné en 1837 par l’Académie des sciences morales et politiques. Il fit paraître dans les années qui suivirent la traduction complète de l’Organon. (BG)]
[3] [On doit à Couturat un ouvrage classique et remarquable sur la Logique de Leibniz (1901) qu’il accompagna de la publication d’un volume d’Opuscules et Fragments inédits de Leibniz. Après un article dans la Revue de Métaphysique et de Morale « Sur la métaphysique de Leibniz (avec un opuscule inédit) » (janvier-février 1902), ses thèses firent l’objet d’une discussion devant la Société Française de Philosophie (avril 1902) : « Sur les rapports de la logique et de la métaphysique de Leibniz ». C’est leur commun intérêt pour Leibniz qui fut à l’origine de l’amitié entre lui et Russell. (BG)]
[4] [Dans sa lettre à B. Russell du 24-XI-1905, il mentionne les noms de Lambert, Ploucquet, Maimon, Bardili, Segner, Gergonne et Castillon. Comme guide de ses recherches, il fait usage de Symbolic Logic de John Venn (1834-1923). (BG)]
[5] [Couturat présenta les principes de la logique de George Boole (1815-1864) perfectionnée par Ernst Schröder (1841-1902) dans l’Algèbre de la logique (1905), résumant avec concision en 100 pages les deux premiers tomes du traité en trois forts volumes de ce dernier. Il introduisit les thèses de Russell en France (et s’en fit le défenseur contre les positions d’Henri Poincaré), notamment en publiant en 1905, Les Principes des mathématiques. (BG)]
[6] [Critique de la raison pure, Préface de la seconde édition, AK III, p. 7. (BG)]
[7] [Les idéologues constituèrent un courant notable de la philosophie française au début du XIXe siècle. Voir, par exemple, les Éléments d’idéologie de Destutt de Tracy (1754-1836). (BG)]
[8] [Victor Cousin (1792-1867). Il fut le chef de file de l’école éclectique, recommandant « un éclectisme éclairé qui, jugeant avec équité et même avec bienveillante toutes les écoles, leur emprunte ce qu’elles ont de vrai, et néglige ce qu’elles ont de faux » (Du vrai, du beau et du bien, Discours d’ouverture). Voir ses Fragments philosophiques, t. IV (1847), et en particulier les deux Préfaces aux deux premières éditions, l’Avertissement à la troisième et « Du fait de conscience ».
« Rentrer dans la conscience et en étudier scrupuleusement tous les phénomènes, leurs différences et leurs rapports, telle est la première étude du philosophe ; son nom scientifique est la psychologie. La psychologie est donc la condition et comme le vestibule de la philosophie. La méthode psychologique consiste à s’isoler de tout autre monde que celui de la conscience pour s’établir et s’orienter dans celui-là où tout est réalité, mais où la réalité est si diverse et si délicate, et le talent psychologique consiste à se placer à volonté dans ce monde tout intérieur, à s’en donner le spectacle à soi-même, et à en reproduire librement et distinctement tous les faits que les circonstances de la vie n’amènent que furtivement et confusément. » (Fragments philosophiques, Préface à la première édition) (BG)]
[9] [On pourrait en trouver une illustration dans le système d’Herbert Spencer (1820-1903), qui ne fut pas sans influence, et particulièrement dans ses Principles of psychology (1855), traduits en français en 1892 par Théodule Ribot et Alfred Espinas. (BG)]
[10] [L’expression ne se retrouve pas exactement chez Spinoza. Dans la Lettre XXXVII à Johannes Bouwmeester (10-VI-1666), Spinoza écrit : « mentis sive perceptionum historiolam ». Il est possible que Couturat se trouve induit en erreur par l’exposition de la morale de Spinoza donnée par Jean-Marie Guyau (1854-1888) dans sa Morale d’Épicure (IV, III, §III) : « Spinoza procède a priori, par déduction, et il oppose avec dédain sa méthode à cette ‘‘historiole de l’âme’’, haec historiola animae, où se complaît l’école de Bacon. » (BG)]
[11] [Kant faisait la même distinction : « La logique est une science rationnelle, non seulement selon la forme, mais selon la matière ; une science a priori des lois nécessaires de la pensée, non pas relativement à des objets particuliers, mais bien à tous les objets en général ; c’est donc une science du droit usage de l’entendement et de la raison en général, non pas de façon subjective, c’est-à-dire non pas selon des principes empiriques (psychologiques) : comment l’entendement pense mais de façon objective, c’est-à-dire selon des principes a priori : comment il doit penser. » (Logique, Introduction, I, AK IX, 16) (BG)]
[12] Binet, dans la Revue philosophique, t. LV, p. 152 (1903).
[« Il faut admettre que bien des réflexions qu’une personne fait spontanément supposent une pensée antérieure aux mots qui l’expriment, une pensée dirigeant les mots et les organisant. Ceci soit dit sans diminuer en rien l’importance du mot, qui doit singulièrement influencer, par choc en retour, la nature de la pensée. Je suppose que le mot, comme l’image sensorielle, donne de la précision à la pensée, qui, sans ces deux secours, celui du mot et celui de l’image, resterait bien vague. Je suppose même que c’est le mot et l’image qui contribuent le plus à nous donner conscience de notre pensée ; la pensée est un acte inconscient de l’esprit, qui, pour devenir pleinement conscient, a besoin de mots et d’images. Mais quelque peine que nous ayons à nous représenter une pensée sans le secours des images et c’est pour cette raison seulement que je la dis inconsciente elle n’en existe pas moins ; elle constitue, si l’on veut la définir par sa fonction, une force directrice, organisatrice, que je comparerais volontiers ce n’est probablement qu’une métaphore à la force vitale, qui, dirigeant les propriétés physico-chimiques, modèle la forme des êtres et conduit leur évolution, en travailleur invisible dont nous ne voyons que l’œuvre matérielle. »
Alfred Binet (1857-1911), chercheur en psychophysiologie, cofondateur de la revue L’Année psychologique, fut le promoteur des tests d’intelligence. (BG)]
[13] [Couturat fait ici référence à une thèse d’Herbert Spencer. Guillaume-Léonce Duprat (1872-1956) avait écrit à propos de Spencer dans un article paru dans la Revue philosophique (t. LV, 1903) sur « la négation, étude de psychologie pathologique » : « la croyance universelle à la nécessité des principes premiers vient de ‘‘l’inconcevabilité de la négative’’. » Est inconcevable une proposition dont les termes ne peuvent pas, quelque effort qu’on fasse, être mis ensemble devant la conscience dans le rapport qu’elle énonce, une proposition dans laquelle l’union dans la pensée du sujet et du prédicat rencontre un insurmontable obstacle. Cette question est examinée également par John Stuart Mill dans le livre II (VII, §§2-4) de son Système de logique (1843) et dans l’Examen de la philosophie de Sir William Hamilton (1865). Pour Mill, en désaccord sur ce point avec Spencer et Lewes, il ne suffit pas d’arguer de l’inconcevabilité de sa négative pour affirmer la vérité d’une proposition : les principes sont avant tout des vérités expérimentales d’une évidence surabondante, ayant l’expérience pour base et pour critérium de vérification, autrement dit des généralisations, premières et familières, de l’expérience (voir également La Psychologie anglaise contemporaine (école expérimentale) de Th. Ribot : J. Stuart Mill, II, §V). Victor Brochard avait donné à la Revue philosophique, en 1880, un substantiel compte-rendu critique de la « Logique de J. Stuart Mill ». Si le psychologisme est présenté comme un caractère de l’École anglaise depuis Berkeley et Hume, c’est à John Stuart Mill qu’on peut reconnaître, selon lui, le mérite de l’avoir formulé sans ambiguïté et avec vigueur, en réduisant le principe de contradiction à une sorte de répugnance psychologique. C’est sur lui ainsi que sur quelques autres (Sigwart, Erdmann, Stumpf...) que Husserl fera porter sa critique dans ses Recherches logiques (1900). On peut lire aussi à ce sujet l’article de Victor Delbos sur Husserl, dans la Revue de Métaphysique et de Morale (n° 5, 1911, pp. 691-692). La critique du psychologisme atteint également les principes de l’empirio-criticisme. (BG)]
[14] [Ce que faisaient par exemple Lactance (Institutions divines, III, 24), en contestant la rotondité de la terre : « Y a-t-il quelqu’un assez extravagant pour se persuader qu’il y ait des hommes qui aient les pieds en haut et la tête en bas ; que tout ce qui est couché en ce pays-ci, soit suspendu en celui-là ; que les herbes et les arbres y croissent en descendant, et que la pluie et la grêle y tombent en montant ? » Saint Augustin (Cité de Dieu, XVI, 9) ne voyait, lui non plus, aucune raison de croire en cette opinion des antipodes.
L’exemple des antipodes est opposé à Spencer par Mill dans son Système de logique (II, VI, §3). Voir également Antoine Augustin Cournot, Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire (IV, II, §339). (BG)]
[15] [Herbert Spencer : « On ne peut pas penser l’objet d’abord comme rouge, puis comme non rouge, sans que l’une des composantes de la pensée soit complètement expulsée de l’esprit par une autre. La loi de l’alternative n’est donc qu’une généralisation de l’expérience universelle qui nous apprend que certains états de l’esprit en détruisent directement d’autres. Il formule une certaine loi d’une constance absolue, à savoir que l’apparence d’un mode positif de conscience, ne peut se présenter sans exclure un mode négatif corrélatif ; et que le mode négatif ne peut se présenter sans exclure le mode positif corrélatif ; l’antithèse de positif et de négatif n’est que l’expression de cette expérience. Il en résulte que si la conscience n’est pas dans l’un des modes, il faut qu’elle soit dans l’autre. » (Fortnightly Review, 15-VII-1865.)
[16] [Une telle réduction est la base de toutes les formes de relativisme et des ses conséquences irrationalistes. (BG)]
[17] [Critique de la raison pure, I, P. II, Introduction, §I, AK III, pp. 76-77. (BG)]
[18] [On peut penser à Jules Lachelier (1832-1918), qui, après avoir été professeur à l’École Normale Supérieure, devint inspecteur général et, à ce titre, présida la session 1890 de l’agrégation au cours de laquelle Couturat fut reçu premier avec les félicitations du jury. Dans sa thèse principale De l’infini mathématique, Couturat prendra comme épigraphe la dernière phrase de l’article « Psychologie et métaphysique » paru dans la Revue philosophique en mai 1885 : « La vraie science de l’esprit n’est pas la psychologie, mais la métaphysique » (p. 516). Cette phrase, Lachelier la fera disparaître de la version remaniée jointe à la réédition de sa thèse sur le fondement de l’induction. Louis Couturat avait en outre pu lire à l’École normale, comme bien des élèves, la transcription du fameux cours de Lachelier sur la logique (1866-1867), dont l’état du manuscrit initial avait imposé à la promotion de 1888 de faire une nouvelle copie. (BG)]
[19] [Il s’agit de Théodule Ribot (1839-1916), initiateur en France de la psychologie expérimentale, qu’il put développer grâce à sa nomination au Collège de France (1889-1901), fondateur en 1876 de la Revue philosophique de la France et de l’étranger. (BG)]
[20] [L’ouvrage portant ce titre venait de paraître dans l’année, après avoir fait l’objet d’une livraison partielle dans la Revue philosophique en 1904. (BG)]
[21] [Ribot, La Logique des sentiments, II, §I. En tant que psychologue, Ribot étudie les faits de croyance et ce qui est susceptible de les causer : ainsi le raisonnement devient-il, pour lui, toute forme du discours capable d’entraîner par une série de médiation un esprit d’un état initial de croyance à un état différent. Par cette définition, il entend surmonter l’opposition entre la logique rationnelle et la logique affective, cette dernière ayant dû précéder l’autre, sans d’ailleurs disparaître, en réponse à des besoins principalement pratiques (Ribot cite à l’appui de sa position le §111 du Gai savoir de Nietzsche). Leur parenté justifie selon lui leur assimilation, là où Couturat voit une confusion de nature, entre le fait et le droit, que les considérations de nature généalogique concernant les hommes primitifs ne contribuent qu’à aggraver et à masquer.
« Quoique la logique rationnelle soit totalement exclue de notre étude, il est instructif de rappeler l’ordre qu’elle a suivi dans son développement naturel. Elle n’a admis d’abord que les formes les plus abstraites et les plus rigoureuses du raisonnement (Aristote). Le culte de la logique formelle, comme type de la perfection, a été la règle dans l’antiquité et au moyen âge. L’induction a été surtout l’œuvre des modernes. Actuellement l’invasion de la psychologie dans les ouvrages de logique, ‘‘le psychologisme’’, comme l’appellent les purs logiciens qui protestent, est un pas de plus vers la réalité et la vie. On a pu dire avec raison ‘‘que si la logique moderne a ajouté quelque chose à l’ancienne, c’est en refusant de traiter la validité de la pensée comme une chose qu’on peut étudier et formuler en dehors des faits actuels de l’expérience’’, que sa tendance est de placer le critérium de validité dans les limites de la pratique. Le type de la vérité est ce qui peut être vérifié par l’expérience ; l’erreur, ce qui échoue dans l’action. Tout ce qui précède peut se résumer ainsi : marche continue de l’abstrait au concret, du formel au réel, du nécessaire au contingent. Dès lors, n’est-il pas naturel de descendra encore plus bas en suivant cette pente : dans le monde chaotique, informe, dédaigné, de la logique des sentiments, et se demander ce qu’elle est ? » (BG)]
[22] [Dans le « logique » des sentiments, la démarche se réduit à la recherche de justifications susceptibles d’être reçues ou de faire effet sur ceux à qui on cherche à faire admettre une croyance prédéfinie. Ce n’est pas tant la déduction de la conclusion à partir de prémisses vraies ou supposées, ni l’invalidation d’une position par la reconnaissance du caractère inadmissible de ses conséquences, ici c’est le parti pris initial qui commande la recherche des raisons, des analogies, des images, des exemples capables d’en renforcer le prestige (c’est l’orientation subie que suit le passionné pour renforcer sa passion et la justifier à ses yeux comme aux autres en se focalisant sur ce qui va en son sens). Même si Ribot se refuse à assimiler la logique des sentiments avec la sophistique, il est difficile de ne pas rappeler que Platon avait déjà distingué, notamment dans Gorgias, ces manœuvres empiriquement efficaces, productrices de persuasion, de l’exigence rationnelle, proprement dite, capable de fonder la vérité et de produire un savoir, ou tout au moins de mettre en évidence une contradiction révélatrice de l’ignorance. (BG)]
[23] [Principe d’explosion : Ex contradictione sequitur quodlibet (ou Ex falso sequitur quodlibet). (BG)]
[24] [Couturat fait ici référence au cinquième postulat concernant les parallèles : que par un point ne passe qu’une seule droite parallèle à une autre donnée. Les essais de démonstrations par l’absurde en supposant qu’il ne passe aucune droite ou au contraire plusieurs droites, conduiront en raison de leur « échec » à la découverte des géométries non-euclidiennes par Lobatchevski, Bolyai et Riemann. Charles Renouvier avait mis en cause ces nouvelles géométries dans un article paru dans l’Année philosophique de 1891. Couturat en a fait la critique à l’occasion du compte-rendu qu’il a proposé de ce volume dans la Revue de Métaphysique et de Morale, Ire année, janvier-février 1893, pp. 63-85. (BG)]
[25] [Allusion à Leibniz, permettant à Couturat de rappeler que chez les esprits les plus féconds, le cheminement vers l’idée nouvelle se trouve conjoint avec les exigences logiques, que les lois logiques loin de stériliser l’esprit sont à considérer plutôt comme partie prenante de la fécondité de l’invention : sans conscience du problème rationnel à résoudre, l’ingéniosité serait conduite à errer et ne susciterait que des aberrations stériles. (BG)]
[26] [Un certain relativisme culturaliste se nourrit de ce genre de considérations. Contre le mythe de la structure mentale censée enfermer les individus dans la mentalité particulière de leur culture, voir Popper, The Myth of the Framework. (BG)]
[27] [Politique, I, §2. (BG)]
[28] [Lors de la séance de la Société française de Philosophie, du 29-V-1913 (Bulletin, 1913, n°5), centrée sur l’exposé de Couturat, « Pour la logique du langage », proposant un nouveau programme d’enseignement concernant le langage et ses rapports à la pensée, Charles Dunan (1849-1931) fera la remarque suivante : « Parler est une chose qui ne peut pas s’apprendre, non plus qu’aucune autres fonctions vitales. Le milieu social finit par imposer à l’enfant la langue commune, parce qu’étant en relation avec un grand nombre de personnes de ce milieu, il ne peut garder indéfiniment le langage créé par lui avec deux ou trois personnes de son entourage et qui ne lui permet de relations qu’avec ces personnes ; mais lors même qu’il prend le parler de tous, il le fait sien et se l’adapte en même temps qu’il s’y adapte ; et c’est encore l’opération du début, celle qu’il accomplissait avec sa mère ou sa gouvernante au temps de ses premiers bégaiements, qui se continue. Si l’homme ne créait pas lui-même son langage, faire apprendre une langue à quelqu’un serait une opération de dressage. Or il n’y a pas de dressage qui puisse former à la parole. » (BG)]
[29] Kant, Critique de la raison pratique, Dialectique de la raison pure pratique, III, AK V, pp.119-121. La raison dans son usage pratique a le droit d’affirmer ce qui est condition nécessaire de l’observation de ses lois pratiques (absolument nécessaires), dès lors que la raison spéculative en admet la possibilité (le caractère pensable) et alors même qu’elle n’est aucunement en mesure de se prononcer à cet égard parce que cela passe des limites du connaissable. Le primat de la raison pratique sur la raison spéculative permet de régler sans conflit leur coordination, sans sacrifier les intérêts pratiques sur l’autel de l’inconnaissable. (BG)]
[30] [Ce principe du syllogisme peut s’énoncer ainsi : ce qui peut être affirmé ou nié d’une classe peut être affirmé ou nié de tout ce qui est renfermé dans cette classe. (BG)]
[31] [La position des antinomies, dans lesquelles la raison se trouve inéluctablement en conflit avec elle-même (entraînée dans son mouvement à prouver, par l’absurde, aussi bien les thèses que les antithèses, tiraillée entre le besoin de s’arrêter en s’élevant à l’inconditionné et celui d’établir des relations, sans pouvoir s’arrêter à un premier terme, pour comprendre), est une thèse kantienne (rejetée aussi bien par Couturat que par Renouvier) : Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, II, II L’antinomie de la raison pure. La première porte sur la question de limite du monde dans le temps et l’espace, la deuxième celle de la divisibilité de la substance, la troisième celle de la place pour des causes libres, la quatrième celle de l’existence comme cause du monde d’un être nécessaire. La « résolution » des deux premières antinomies (mathématiques), insolubles, se fait en prononçant la fausseté de la thèse et de l’antithèse, toutes deux dépendant de l’illusion qui fait prendre pour la chose en soi ce qui est pur phénomène. Quant aux deux dernières (dynamiques), elles se résolvent pour Kant en reconnaissant la vérité de la thèse et de l’antithèse, mais sous un rapport différent, soit en s’appliquant aux phénomènes (soumis strictement à la loi de causalité), soit en relevant de la chose en soi (qu’il est permis de supposer comme indépendante). (BG)]
[32] [Kant, Critique de la raison pratique, Dialectique de la raison pure pratique, VI, AK V, pp. 132-134. Ces postulats sont la liberté de la volonté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu. (BG)]
[33] [Corneille, Le Cid, acte I, scène V. (BG)]
[34] [Kant, Critique de la raison pure, Préface de la seconde édition, AK III, p. 19 : « Ich mußte also das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen ».
Renouvier, dans le deuxième essai de ses Essais de critique générale (II, §XV), ajoute à ce propos : « Mais nulle part que je sache, il n’a fixé la nature, déterminé les éléments internes de cette foi, indépendamment des objets aux quels il l’applique. Nulle part il n’en a limité la portée par une méthode vraiment scientifique. Car pourquoi la foi de la raison pratique s’arrête-t-elle aux objets encore très généraux de ce qu’on appelle la religion naturelle ? [...] Kant mène sa raison pratique plus loin qu’elle n’a le droit d’aller et moins loin que ce qu’elle peut. Il nous propose sa propre foi en remplacement de la science, qu’il abolit. »
Quoi qu’il en soit, Couturat refuse ce genre de subordination qui représente à ses yeux un péril pour la raison comme telle. (BG)]
[35] [Nicolas Malebranche, Conversations chrétiennes, I : « Aristarque. J’en suis convaincu par la foi [de l’existence de Dieu] ; mais je vous avoue que je n’en suis pas pleinement convaincu par la raison. Théodore. Si vous dites les choses comme vous les pensez, vous n’en êtes peut-être convaincu ni par la raison, ni par la foi. Car ne voyez-vous pas que la certitude de la foi vient de l’autorité d’un Dieu qui parle, et qui ne peut jamais tromper. Si donc vous n’êtes pas convaincu par la raison qu’il y a un Dieu, comment serez-vous convaincu qu’il a parlé ? Pouvez-vous savoir qu’il a parlé, sans savoir qu’il est ? et pouvez-vous savoir que les choses qu’il a révélées, sont vraies, sans savoir qu’il est infaillible, et qu’il ne nous trompe jamais ? »
Entretiens sur la métaphysique et la religion, Entretien III, §I : « Théodore. Ne prenez jamais, Ariste, vos propres sentiments pour nos idées, les modifications qui touchent votre âme pour les idées qui éclairent tous les esprits. Voilà le plus grand de tous les préceptes pour éviter l’égarement. » (BG)]
[36] [Pascal, Pensées, Brunschvicg, Section III, 184-241.
« Il faudrait, d’après nos lumières actuelles sur l’histoire des religions, sur les éléments psychologiques de formation des croyances et des dogmes religieux, et sur le mode d’établissement des autorités traditionnelles et des Églises, infirmer la crédibilité des témoignages, non plus en considérant la nature de l’objet (quand il sort de l’espèce empirique et commune), et l’intérêt du témoin, ou sa véracité, mais surtout le caractère humain, imaginatif et passionnel, des créations religieuses, et la multiplicité, la diversité des sujets sur lesquels une religion peut ou pourrait prétendre imposer le pari tout aussi bien que l’Église catholique le fait en présentant ses dogmes à croire et ses sacrements à recevoir comme la condition sine qua non du salut. Le défaut principal de l’argument du pari de Pascal consiste en ce que, supposant au fond la proposition faite sur l’autorité de témoins, il n’établit pas le droit particulier de ceux-ci de nous mettre dans un dilemme. Que nous soyons pyrrhoniens, comme il le suppose, ou que nous ayons notre manière de voir sur le fondement et les vraies conditions des espérances religieuses, nous ne nous sentons pas pris dans le défilé où il veut nous faire passer. » (Renouvier, Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques, T. II, Conclusion) (BG)]
[37] [Ici et maintenant.
Notons que les criticistes qui sont ici visés, ne serait pas en désaccord sur ce point avec Couturat. Brochard le confirme explicitement dans son article sur « La croyance » (compte-rendu d’un ouvrage de Claude Gayte, publié dans la Revue Philosophique en juillet 1884 et repris par Delbos dans le recueil Études de philosophie ancienne et moderne) : « Dire que croire, c’est vouloir, ce n’est pas dire qu’on croit ce qu’on veut. Personne, en effet, ne soutient que la croyance soit un acte de volonté arbitraire, et ne soit qu’un acte de volonté. Il faut des raisons à la croyance, comme il faut des motifs à la volonté. Croire pourtant, c’est vouloir, c’est-à-dire s’arrêter à une idée, se décider à l’affirmer, la choisir entre plusieurs, la fixer comme définitive, non seulement pour notre pensée actuelle, mais pour toujours et pour toute pensée. C’est assurément faire autre chose que de se la représenter. » (§II). On ne peut ainsi taxer les criticistes sans nuance d’irrationalisme. Que la certitude, subjective, soit une forme de croyance, n’entraîne pas comme conséquence que l’on peut croire arbitrairement ce que l’on veut, sans motif suffisant. Mais il y a bien un moment où les raisons que nous considérons, deviennent pour nous nos raisons, face à des raisons contraires. (BG)]
[38] [Renouvier a composé un ouvrage intitulé la Science de la morale, son livre préféré, que certains tiennent pour son chef d’œuvre. Il revendiquait à cette occasion l’originalité d’avoir traité la question selon deux points de vue, celui de la justice correspondant à un état idéal de paix qui permet de définir les principes de la morale pure et celui du droit correspondant à notre situation réelle, à un état de guerre justifiant qu’on se défende si besoin est, qui conduit à rechercher les principes subordonnés d’une morale appliquée. Il s’agissait pour lui de prendre en compte la réalité de façon à déduire des principes applicables dérivant des principes absolus, sans altérer ni perdre l’idéal par la considération des faits, de démêler les formes possibles du droit dans l’histoire et de tracer pour les hommes les voies du redressement. (BG)]
[39] Discours de la méthode, 3e partie.
[40] [Fragment DK 80A13 (cité par Platon, Cratyle, 385e) : « L’homme est la mesure de toutes choses : telles les choses me paraissent telles elles sont pour moi ; telles elles te paraissent, telles elles sont pour toi. » (BG)]
[41] [J. C. S. Schiller (1864-1937) choisira ce nom pour désigner sa forme de pragmatisme : « Axioms as postulates » (dans le recueil de Henry Sturt, Personal Idealism, 1902), Humanism (1903)...
« M. Schiller [...] propose de donner le nom d’Humanisme à cette doctrine que, dans une mesure impossible à vérifier, nos vérités sont des produits humains, elles aussi. Dans tous les problèmes, il y a des motifs humains en jeu pour les rendre passionnants ; au fond de toutes les solutions adoptées, il y a, se dissimulant, des sentiments tout humains qu’elles satisfont ; et, dans toutes nos formules, l’homme a mis son tour de main. L’élément humain fait tellement corps, d’une manière inextricable, avec ces produits, que M. Schiller semble presque laisser ouverte la question de savoir s’ils contiennent bien quelque chose de plus. ‘‘Le monde, dit-il, est essentiellement hylè (une matière à façonner) : il est donc ce que nous le faisons. En vain voudrait-on le définir par ce qu’il était à son origine ou par ce qu’il est en dehors de nous : il est ce qui en est fait, ce que nous avons fait avec. Par suite, le monde a pour caractère d’être plastique’’ [Personnal idealism]. M. Schiller ajoute que nous ne pouvons connaître les limites de cette plasticité qu’en la mettant à l’épreuve ; que nous devons nous y attaquer comme si elle n’avait pas de limites, mais méthodiquement, et ne nous arrêter qu’après échec décisif. » (James, Le Pragmatisme, Leçon VII) (BG)]
[42] [On trouverait un avatar de ce genre de conception ouverte à tout dans les prises de positions anarchistes (relativistes) en épistémologie de Paul Feyerabend avec son « everything goes » (Contre la méthode, I), quoiqu’il faille cum grano salis ses provocations. « Personne n’a prouvé que la science est meilleure que la sorcellerie ni que la science opère de façon rationnelle. C’est le goût, et non l’argumentation, qui guide nos choix en science ; c’est le goût, et non l’argumentation, qui nous fait agir dans les sciences (ce qui ne veut pas dire que les décisions prises sur la base du goût ne sont pas entourées, voire complètement recouvertes, d’arguments, tout comme une pièce de viande savoureuse peut être entourée, voire complètement recouverte, de mouches). » (« Theses on Anarchism », dans For et Against Method d’Imre Lakatos et Paul Feyerabend) Thomas Kuhn, en interprétant l’évolution des sciences en terme de paradigmes incommensurables (dans la Structure des révolutions scientifiques), conduirait également à un tel relativisme. (BG)]
[43] [C’est le titre du recueil de Henry Sturt, Personal Idealism, paru en 1902. (BG)]
[44] [Il est permis de retrouver un même esprit et la même intransigeance dans la conférence populaire d’Émile Chartier (Alain) publié dans la Revue de Métaphysique et de morale en janvier 1901 : « Le Culte de la Raison comme fondement de la République », ou dans celle qu’Octave Hamelin avait prononcée et publiée en 1902 à Bordeaux : « L’éducation par l’instruction ». (BG)]
[45] [Critique de la raison pure, Analytique transcendantale, Analytique des concepts : la table de la fonction logique de l’entendement dans les jugements (AK IV, p. 70) lui sert de fil directeur pour dégager sa table des catégories concepts qui prescrivent des lois a priori aux phénomènes (AK IV, p. 80). De cette dernière, il déduira, dans l’Analytique des principes (Doctrine transcendantale du jugement), la table des principes règles de l’usage objectif des catégories (AK IV, p. 161). (BG)]
[46] [Philosophie éternelle (pérenne).
« La vérité est plus répandue qu’on ne pense, mais elle est aussi enveloppée, et même affaiblie, mutilée, corrompue par des additions qui la gâtent ou la rendent moins utile. En faisant remarquer ces traces de la vérité dans les anciens (ou, pour parler plus généralement, dans les antérieurs), on tirerait l’or de la boue, le diamant de sa mine et la lumière des ténèbres ; et ce serait, en effet, perennis quaedam philosophia [une certaine philosophie éternelle]. » (Leibniz, Lettre à Rémond, 26-VIII-1714) (BG)]
[47] [Diogène Laërce, Vies et doctrines..., VI, §39 ; Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, III, §66. (BG)]
|