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Note liminaire
Nous ne croyons pas céder à l'aveuglement de l'amitié en disant que voici un des ouvrages les plus importants que Présences ait publiés. Il serait absolument injuste de prétendre que la pensée d'Étienne De Greeff constitue un antifreudisme, car son originalité est trop grande pour être limitée à ce rôle de réfutation de la psychanalyse ; mais il nous apparaît dès maintenant certain que De Greeff est sans doute le seul psychiatre et philosophe spiritualiste qui puisse être opposé à Freud sur le plan même où Freud s'est placé.
Alors qu'un grand nombre de spiritualistes et de catholiques en particulier, éprouvent une sorte d'effarouchement devant les instincts qui sont en nous, Étienne De Greeff comme Freud - reconnaît leur importance. Pour lui, l'homme, s'il suit la voie simple des désirs spontanés et des tendances pures, obéit à des forces instinctives ; son intelligence n'agit que comme un élément de contrôle, qui lui sert à tendre vers un maximum d'équilibre. Mais ces forces instinctives se heurtant à des résistances du dehors, l'équilibre parfait n'est possible que si la personne humaine disparaît et fait place à une unité conditionnée exclusivement par le dehors, par sa signification économique et sociale. À l'intérieur des régimes qui identifient l'homme à cette signification, les instincts sont apaisés, satisfaits, mais la personne disparaît. Ici De Greeff se sépare absolument de Freud. Pour la psychanalyse l'homme est « un instinct socialement organisé » : les refoulements, [ii] les censures lui imposent un certain comportement pour éviter le drame entre l'instinct et le dehors. Pour De Greeff ce drame fait la grandeur et la réalité de l'être. La personne humaine porte en soi les instincts, mais pour se réaliser pleinement, elle doit renoncer à un équilibre parfait de toutes ses tendances instinctives, accepter, en vue de conserver des biens supérieurs, un état permanent de drame, de résistance morale. La notion du destin spirituel de l'homme et l'adaptation à l'infini qu'elle suppose apparaît donc, non comme une superstructure, suivant le thème matérialiste, mais comme une nécessité fondamentale de la personne. L'homme n'est homme que s'il dépasse l'instinct.
De ce point de vue Étienne De Greeff formule une critique profonde de l'état du monde actuel. En détruisant systématiquement la pensée spiritualiste, le dix-neuvième siècle a ruiné l'appareil protecteur de l'homme. La personne est annihilée au profit des intérêts généraux ; les instincts sont utilisés pour ce qui tend à nier l'homme. Le machinisme, qui pourrait sauver la personne, n'est, en réalité, qu'une immense puissance au service de l'instinct. Et les régimes totalitaires constituent un gigantesque « raz de marée » affectif qui menace de tout submerger. En ce sens un tel livre est en pleine actualité : il mesure les vraies valeurs qui sont en cause dans notre drame.
Le professeur Étienne De Greeff appuie sa pensée sur une double culture philosophique et scientifique. Dès le début de sa carrière médicale il s'est intéressé au cas des débiles mentaux, chez qui les instincts apparaissent à nu. Il s'est ensuite consacré à la criminologie, qu'il enseigne aujourd'hui à Louvain. Il s'est trouvé récemment mêlé à un fait dont l'importance dramatique est grande, les visions de Beauraing. C'est là qu'il a constaté, expérimentalement, à quel point la masse de l'humanité oppose peu de résistance à ce qui la pousse vers les pires abdications de l'esprit, à condition qu'elle y [iii] trouve la satisfaction de tel ou tel de ses instincts. De même, dans un autre ordre, certaines théories qui affirment le primat de l'instinct vital et de la violence peuvent entraîner l'humanité entière dans un terrible recul. Entendons, dans ce livre, la protestation profonde et pathétique d'un homme libre. Au moment où nous sommes, la signification en est grande.
“PRÉSENCES”
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