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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Une édition électronique sera réalisée à partir du texte d'Henri de Man (1885-1953), Au-delà du marxisme (1926). Préface de Michel Brelaz et Ivo Rens (professeur de droit à l'Université de Genève). Traduit de l'Allemand, 1926. Texte de la 2e édition française. Paris: Éditions du Seuil, 1974, 444 pp. Collection: Bibliothèque politique. Première édition, 1926. Préface par Ivo Rens et Michel Brelaz, Université de Genève, octobre 1973
Au carrefour de quelques-uns des grands débats idéologiques de notre temps - entre marxisme et christianisme, réforme et révolution, nationalisme et internationalisme, démocratie et pacifisme -, l’œuvre d'Henri de Man constitue un apport doctrinal qui, pour avoir marqué profondément le socialisme d'entre les deux guerres, n'en a pas moins fait l'objet depuis lors d'une véritable conspiration du silence. Sans doute était-il inévitable que le discrédit d'un homme qui, ainsi que nous le verrons, a effectivement choisi de composer avec l'occupant en 1940-1941, rejaillit sur sa doctrine. D'ailleurs, le combat passionné mené par Henri de Man pour réconcilier la fin et les moyens de l'action politique en fondant son socialisme sur une éthique d'inspiration kantienne et, plus encore, l'insistance avec laquelle il a constamment tenu à justifier son attitude au début de la guerre par sa doctrine, n'ont pu qu'accroître la confusion entre l'homme et son oeuvre et décourager jusqu'ici toute référence ouverte à ses idées dans l'action politique et syndicale de l'après-guerre. Toutefois, ces mêmes idées ayant conduit dès 1940 quelques-uns des disciples belges et français d'Henri de Man à Londres ou dans la Résistance, il paraît légitime de contester le bien-fondé de cette confusion. Certes, Henri de Man accordait à la praxis une importance telle qu'il n'aurait pu concevoir qu'on examinât son système sans s'être posé la question préalable : « Sa vie prouve-t-elle en faveur de sa philosophie ? » (Cahiers de ma montagne, 1944). Sur ce point, nous sommes plus proches d'un autre socialiste d'origine belge, Colins, qui écrivait vers le milieu du siècle dernier : « Si, désormais, Messieurs les journalistes ont la bonté de s'occuper de mes travaux, je les prie en grâce de laisser de côté tout ce qui m'est relatif. Que je sois grand ou petit, tortu ou bossu, bon ou mauvais, criminel ou vertueux, cela ne fait rien à l'affaire. Un livre utile, fût-il écrit par Lacenaire, vaut infiniment mieux qu'un livre nuisible, fût-il écrit par saint Vincent de Paul » (Qu'est-ce que la science sociale ? 1854). Sans tomber dans cette extrémité, et en nous plaçant dans la perspective de l'histoire des doctrines politiques, nous croyons pouvoir affirmer que l'importance théorique du présent ouvrage, comme de tout autre, est fondamentalement indépendante de l'évolution ultérieure de son auteur. Nous ne contestons pas pour autant l'intérêt que la connaissance de l'auteur revêt pour comprendre la genèse de l'œuvre et notre propos n'est pas davantage d'occulter les aspects les plus controversés de la personnalité d'Henri de Man. Mais, avant de présenter l'homme et son oeuvre, il nous a semblé nécessaire de bien rappeler l'autonomie de cette dernière. Henri de Man est né à Anvers en 1885, l'année même où était fondé le Parti ouvrier belge (POB). Son père, Adolphe de Man, qui appartenait à une famille de petite noblesse désargentée, travaillait à la direction d'une compagnie maritime, statut honorable, mais qui souffrait à ses yeux de la comparaison avec celui de son frère et de son beau-frère, tous deux officiers dans l'armée. Il reporta cette ambition sur son fils, à qui il donna une éducation quasi militaire fondée sur la pratique intensive des sports et l'amour de la nature. Francmaçon, il était au dire d'Henri de Man « une des incarnations les plus pures de la morale stoïcienne » qui le portait à un anticléricalisme empreint de tolérance. Notre personnage paraît avoir été marqué par ses parents du côté maternel plus encore que par son ascendance paternelle. Sa mère, Joséphine van Beers, fille du poète flamand Jan van Beers, appartenait à une vieille famille patricienne d'Anvers dont tous les membres étaient soit littérateurs, soit peintres, soit musiciens. La conscience de faire partie d'une élite intellectuelle portait les van Beers à mépriser, sans l'afficher, les « gens d'argent », mais non point à se séparer du peuple flamand dont ils parlaient et cultivaient la langue contrairement à la quasi-totalité de la bourgeoisie anversoise de l'époque. Mais ce qu'il y a de plus curieux dans le cas de cette famille, c'est que les quatre filles du poète, après même la mort de ce dernier, formaient avec leurs maris et leurs enfants un microcosme social exceptionnellement cohérent et uni. « Les sœurs - écrit Henri de Man - se voyaient à peu près quotidiennement, les enfants jouaient toujours ensemble, et passaient constamment d'une maison à l'autre pour y manger et même pour y loger. Quand l'aînée des sœurs perdit sa fille unique, ma mère lui « prêta » mon frère, qui dès lors habita chez elle. Nous avons tous eu, en quelque sorte, quatre mères... » Comment cette atmosphère de « communisme parfait » n'aurait-elle pas influé sur la personnalité d'Henri de Man (Après coup, 1941) ? Il est symptomatique que son adhésion à la Jeune garde socialiste d'Anvers, le 1er mai 1902, procéda d'une révolte éthique dirigée davantage contre une société si différente de cette harmonie familiale que contre l'hostilité familiale au socialisme. Néanmoins, après une période de flottement doctrinal marqué par les influences de Proudhon et de Kropotkine, la conversion d'Henri de Man au marxisme le plus radical, représenté alors par Kautsky et, surtout, Wilhelm. Liebknecht, en fit un transfuge social dont l'activité militante devait nécessairement l'éloigner de sa famille. Non seulement il refusa de s'inscrire à l'école militaire, à laquelle son père le destinait, mais encore s'adonna-t-il dès cette époque à une vigoureuse propagande anti-militariste. Après avoir vainement tenté d'accomplir des études universitaires à l'Université libre de Bruxelles, puis à l'Institut polytechnique de Gand, d'où il fut exclu pour avoir pris part à une manifestation en faveur des révolutionnaires russes de 1905, Henri de Man s'établit en Allemagne, « terre d'origine et d'élection du marxisme ». Il suivit pour le Peuple de Bruxelles le Congrès social-démocrate d'Iéna, où il fit la connaissance de Bebel, Kautsky, Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, etc. Il se fixa ensuite à Leipzig qui était alors, écrit-il, « la Mecque du marxisme, grâce à la Leipziger Volkszeitung, journal d'avant-garde du radicalisme marxiste », où il ne tarda guère à être agréé comme collaborateur (Après coup). Il déploya une activité considérable dans le cadre des jeunesses socialistes et joua un rôle important dans l'unification du mouvement allemand et dans la, création de l'Internationale de la jeunesse socialiste, dont la réunion constitutive, tenue après le Congrès de l'Internationale à Stuttgart, en 1907, le désigna comme premier secrétaire. Au contact de ces milieux politiques et intellectuels, il s'avisa de l'utilité des études supérieures pour la promotion du socialisme et, après avoir fréquenté plusieurs années l'Université de Leipzig et un semestre celle de Vienne, il obtint de la première, en 1909, le titre de docteur en philosophie summa cum laude pour une thèse d'histoire économique intitulée Das Genter Tuchgewerbe im Mittelalter (l’Industrie drapière à Gand au Moyen Age). Il passa la plus grande partie de l'année 1910 à Londres, où il adhéra à la « Social Democratic Federation » de Hyndman, qui était alors le groupe socialiste le plus radical et se réclamait du marxisme. C'est en 1911 qu'Henri de Man revint en Belgique où Émile Vandervelde, le « patron » du POB et président de l'Internationale socialiste, lui avait offert la direction des oeuvres d'éducation du Parti, la Centrale d'éducation ouvrière. La même année, il provoqua un violent conflit au POB en publiant dans un supplément de la Neue Zeit de Kautsky une brochure intitulée Die Arbeiterbewegung in Belgien (le Mouvement ouvrier en Belgique), écrite en collaboration avec Louis de Brouckère, dans laquelle étaient dénoncées les tendances réformistes du POB et, surtout, les pratiques capitalistes du mouvement coopératif « Vooruit », de Gand, que dirigeait Edouard Anseele. L'éclatement de la guerre de 1914 fut sans doute le drame central de la vie d'Henri de Man, en ce sens qu'il provoqua l'effondrement complet de sa foi marxiste. Dans les derniers jours de juillet 1914, il avait servi d'interprète entre Jaurès, Vandervelde et Hermann Müller - le futur chancelier de la République de Weimar - lors des dernières tentatives du Bureau de l'Internationale en faveur du maintien de la paix. Bouleversé par la violation de la neutralité belge, il se porta volontaire le 3 août 1914. Torturé par le doute quant au bienfondé de son attitude, en raison surtout des positions prises par les internationalistes à Zimmerwald et à Kienthal, Henri de Man n'en fut pas moins un jusqu'au-boutiste de la guerre, tant par son refus de toute paix de compromis avec le militarisme et le despotisme allemands, que par sa prédilection pour les postes les plus périlleux. Aussi bien, au lendemain de la première révolution russe de 1917, le gouvernement belge l'envoya-t-il en Russie aux côtés d'Émile Vandervelde et de Louis de Brouckère afin de convaincre le gouvernement russe de poursuivre la guerre et de rejeter le projet d'une conférence de la paix, qu'un groupe de socialistes de pays neutres avait convoquée à Stockholm. Il est intéressant de relever que cette expérience russe confirma de Man dans ses préventions contre le « fanatisme » de Lénine et de Trotsky et lui laissa une impression plutôt favorable de Kerensky. C'est du moins ce qui ressort de l'ouvrage qu'il publia l'année suivante en collaboration avec ses deux compagnons de voyage sous le titre de Trois aspects de la révolution russe. Les deux séjours qu'Henri de Man effectua en Amérique en 1918 et en 1919-1920 sont plus révélateurs encore du curieux mélange d'enthousiasme naïf et de perspicacité dans la critique qui, avec l'aspiration intransigeante à la vérité, sont des composantes essentielles de sa psychologie. C'est de nouveau une mission du gouvernement belge qui fut à l'origine du premier de ces deux déplacements. Ayant applaudi en 1917 au grand dessein du président Wilson, Henri de Man fut d'abord séduit par une Amérique idéale dont il convint ensuite qu'elle appartenait plus au passé, sinon à ses rêves, qu'à la réalité. Il commença à déchanter lorsque, ayant entrepris de redresser les fausses légendes que de bonnes âmes faisaient courir sur les prétendues mutilations que les Allemands auraient massivement infligées aux enfants belges, il fut suspecté d'espionnage au profit de l'ennemi puis déclaré persona non grata. On trouvera un reflet critique de cette première expérience américaine dans la brochure Au pays du taylorisme que de Man publia en 1919. De retour en Belgique, horrifié par l'esprit revanchard dont les vainqueurs faisaient montre après l'armistice, il publia dans le Peuple du 26 janvier 1919 un article intitulé « La grande désillusion », dans lequel il écrivait : « Ce n'est pas pour cela, ce n'est pas pour que l'Europe de demain ressemble à celle d'hier que nous nous sommes battus. Ce n'est pas pour la destruction des nations allemande et russe, c'était pour l'indépendance de toutes les nations et pour délivrer l'Europe du militarisme » (Après coup). Son opposition au traité de Versailles l'ayant isolé au sein du POB, il se décida à émigrer vers le Nouveau Monde. Après avoir pris part à une expédition à Terre-Neuve, il accepta de mettre en place à Seattle un système d'éducation ouvrière inspiré du modèle belge et fut nommé professeur de psychologie sociale à l'Université de l'État de Washington. Mais son enseignement fut supprimé du programme des cours à la suite de son intervention dans une campagne électorale locale aux côtés du « Fariner and Labour Party ». Aussi fut-il trop heureux, en automne 1920, d'accepter l'offre que Vandervelde venait de lui adresser à l'effet de mettre sur pied à Bruxelles une institution nouvelle baptisée « École ouvrière supérieure ». Son deuxième échec américain et la défaite des idées wilsoniennes lui avaient fait perdre définitivement ses illusions sur les États-Unis. C'est de cette époque que date le premier ouvrage de la grande période de création doctrinale d'Henri de Man, laquelle devait durer de 1919 à 1935. Il s'agit d'un livre de méditations sur la guerre et ses conséquences qu'il écrivit en anglais et publia en 1919 sous le titre de The remaking of a mind : A soldier's thoughts on war and reconstruction (la Refonte d'un esprit : réflexions sur la guerre et la reconstruction). L'auteur y explique longuement le retournement intellectuel que la guerre avait provoqué chez lui, notamment quant au marxisme. Il est significatif qu'Henri de Man ait passé la plus grande partie de cette période, la plus féconde de sa vie, en Allemagne et en Suisse alémanique. En effet, son isolement au POB s'était accru à la suite de divers incidents provoqués par sa condamnation des humiliations que les Alliés infligeaient à l'Allemagne. Aussi bien préféra-t-il s'éloigner de Belgique. De 1922 à 1926, il vécut à Darmstadt tout en enseignant à l' « Akademie der Arbeit » de Francfort-sur-le-Main. C'est alors qu'il écrivit en allemand le présent ouvrage, qui parut en 1926 sous le titre de Zur Psychologie des Sozialismus (Contribution à la psychologie du socialisme) et qui donna lieu l'année suivante à une première édition en langue française. De 1926 à 1929, il se retira à Flims, dans le canton des Grisons, où il rédigea, toujours en allemand, Der Kampf um die Arbeitsfreude, dont l'édition allemande date de 1927 et l'édition française, intitulée la Joie au travail, de 1930. Il y écrivit également l'essentiel de Die sozialistische Idee, dont l'édition allemande fut saisie par les Nazis peu après sa sortie de presse en 1933, et dont la version française parut en 1935 sous le titre de l'Idée socialiste. Enfin, de 1929 à 1933, il vécut à Francfort, l'Université de cette ville lui ayant offert la chaire nouvellement créée de psychologie sociale. C'est là qu'il composa, en néerlandais cette fois, son Opbouwend Socialisme, publié en 1931, et dont la version française, intitulée le Socialisme constructif, parut en 1933. Devant la crise économique et la montée des fascismes, le POB était au début des années 30 aussi désemparé que le socialisme allemand. Dès 1931, son président, Vandervelde, avait pressenti de Man pour prendre part à l'élaboration d'une nouvelle stratégie en vue de surmonter le marasme. En 1932, de Man était nommé directeur du Bureau d'études sociales du POB, sorte d' « officine d'idées » dont allait sortir le « Plan du travail ». La même année, il obtenait un congé de l'Université de Francfort et était nommé à l'Université libre de Bruxelles, mais ce n'est qu'en avril 1933 qu'il se fixa dans cette ville et y prit ses nouvelles fonctions. Grâce à la pression des syndicats, le Congrès de Noël 1933 du POB adopta, à une écrasante majorité, le Plan du travail, et créa en même temps un poste de vice-président du Parti, avec des droits égaux à ceux du président, poste auquel de Man fut élu triomphalement. Sans prétendre résumer ici le planisme, disons qu'il s'agissait de surmonter la crise par un ensemble de mesures tant structurelles que conjoncturelles, solidaires les unes des autres, tendant à créer un secteur public par la socialisation du capital financier, du crédit, des monopoles et des grandes propriétés foncières, et à permettre à l'État d'intervenir dans le secteur privé pour y faire prévaloir l'intérêt général sans toutefois fausser les mécanismes de la concurrence. « Le Plan, tout le Plan, rien que le Plan », tel fut dès lors le mot d'ordre du POB. Dans la foulée du Congrès de 1933, de Man écrivit de nombreux articles approfondissant les problèmes économiques et financiers que devait résoudre le Plan. Et, finalement, c'est le Bureau d'études sociales qui publia, sous sa direction, en 1935, tant en français qu'en néerlandais, sous le titre de l'Exécution du Plan du travail, l'ouvrage clôturant ce que nous avons appelé sa grande période de création doctrinale. Entre-temps, l'homme politique ayant pris le relais du penseur, la vie d'Henri de Man nous apparaît comme relevant de l'histoire mouvementée de cette période troublée entre toutes. Signalons-en les principales étapes par quelques dates et quelques faits. En mars 1935, les instances exécutives du POB s'étant prononcées en faveur d'une participation socialiste au gouvernement, de Man devint ministre des Travaux publics et de la résorption du chômage dans le premier cabinet van Zeeland, bien que ce dernier n'eût pas accepté tel quel le Plan du travail dont le Congrès de Noël 1933 avait cependant fait un préalable. En juin 1936, il devint ministre des Finances dans le second cabinet van Zeeland et le demeura dans le cabinet Janson jusqu'en février 1938, époque à laquelle il démissionna en raison d'un long surmenage. Bien que voués à un certain immobilisme du fait de leur composition tripartite catholique-socialiste-libérale, ces gouvernements réussirent, en s'inspirant du Plan du travail, mais sans prétendre l'appliquer, à résorber dans une large mesure le chômage dû à la crise et à faire reculer le Rexisme. Quelle que fût la part prise par lui dans ce redressement, Henri de Man garda de son expérience ministérielle un sentiment d'échec dont il rendit responsable le régime parlementaire belge dans lequel il vit désormais le principal bastion des puissances d'argent et, conséquemment, le principal obstacle sur la voie du socialisme. Parallèlement, la détérioration de la situation internationale ayant justifié ses anciennes mises en garde contre le Traité de Versailles, Henri de Man fut de ceux qui, après même Munich et Prague, voulant renforcer la politique dite d'indépendance de la Belgique, défendirent une position strictement neutraliste. L' « air du temps » aidant, ces deux options amenèrent de Man à mettre l'accent sur le caractère autoritaire de la démocratie qu'il préconisait et sur le caractère national de son socialisme, dans une série d'articles qu'il publia dans la revue socialiste flamande Leiding. Si même elles n'expliquent pas entièrement l'étrange fascination que Léopold III exerça sur lui, ces options permettent de comprendre aussi comment celui qui devait accéder, en mai 1939, à la présidence du POB put apparaître à Jules Romains, dans Sept mystères du destin de l'Europe, comme « l'homme du roi », chargé par ce dernier de missions ultra-secrètes, entre décembre 1938 et février 1939, dans une ultime tentative en vue de sauver la paix. En septembre 1939, la guerre ayant éclaté et la Belgique ayant opté pour la neutralité, de Man devint ministre sans portefeuille dans le troisième cabinet Pierlot ; mais, se sentant isolé dans ce nouveau gouvernement tripartite, il le quitta après quelques mois afin de se consacrer à l'Oeuvre Elisabeth « Pour nos soldats ». Dès l'attaque contre la Belgique, il fut, en sa qualité de capitaine, chargé de mission spéciale auprès de la reine Elisabeth, fonction qui lui permit d'exercer une influence occulte sur le roi pendant la campagne des dix-huit jours et, notamment, sur la détermination de Léopold III à partager le sort de son armée après la capitulation plutôt que celui de ses ministres dans l'exil. Pour expliquer l'attitude qui, dès lors et pendant dix-huit mois, fut celle d'Henri de Man, Peter Dodge écrit dans son beau livre Beyond Marxism : The Faith and Works of Hendrik de Man : « ... pendant une assez longue période, il [de Man] a agi sans mettre en doute que le conflit armé s'était soldé par le triomphe total de l'Allemagne nazie. » Toutefois, pendant cette période, ses projets évoluèrent. Dans un premier temps, prenant étrangement ses désirs pour des réalités, de Man pensa mettre à profit la « désertion » de la majeure partie des propriétaires et du personnel politique pour imposer une révolution dont le roi eût été le catalyseur sitôt que le retour des prisonniers de guerre et la conclusion d'un armistice sur le modèle français lui eussent permis de reprendre son rôle constitutionnel. Telle est la perspective euphorique dans laquelle s'inscrit le fameux manifeste aux militants socialistes que de Man rédigea vers la fin de juin 1940 et qui parut dans plusieurs quotidiens belges au début de juillet. En sa qualité de président du POB, il recommandait à ses troupes d'accepter le fait de la victoire allemande, de poursuivre l'activité économique des oeuvres socialistes, mais de considérer le rôle politique du POB comme terminé. « La guerre, poursuivait-il, a amené la débâcle du régime parlementaire et de la ploutocratie capitaliste dans les soi-disant démocraties. Pour les classes laborieuses et pour le socialisme, cet effondrement d'un monde décrépit, loin d'être un désastre, est une délivrance. » Et il concluait : « Préparez-vous à entrer dans les cadres d'un mouvement de résurrection nationale qui englobera les forces vives de la nation, de sa jeunesse, de ses anciens combattants, dans un parti unique, celui du peuple belge uni par sa fidélité à son Roi et par sa volonté de réaliser la souveraineté du travail. » Dans un deuxième temps, l'hypothèse qui avait provoqué la rédaction du manifeste ne s'étant pas réalisée, de Man tenta d'organiser la défense « par tous les moyens légaux » des intérêts de la population, à commencer par ceux des travailleurs et des prisonniers ; en 1940 il patronna la création d'une centrale syndicale unique, l'Union des travailleurs manuels et intellectuels (UTMI), puis il lança le journal le Travail auquel il imposa une attitude de neutralité vis-à-vis des belligérants correspondant à son propre refus théorique de prendre parti. Mais, ses relations avec l'occupant et, partant, ses possibilités d'action s'étant progressivement dégradées, en raison notamment de son refus de céder aux pressions croissantes des autorités allemandes, Henri de Man jugea insupportables les pressions nouvelles dont il fit l'objet à partir de l'agression contre l'URSS en juin 1941. Aussi s'exila-t-il dès novembre 1941 à La Clusaz, en Haute-Savoie, où, hormis quelques voyages le plus souvent clandestins à Paris et à Bruxelles, il vécut reclus le reste de la guerre. Pour conclure cette évocation sommaire du rôle tenu par de Man sous l'occupation, il ne nous paraît pas inutile de rapporter le jugement que le général von Falkenhausen, commandant militaire pour la Belgique, porta sur lui dans un mémorandum daté du 31 juillet 1940, tel que le résument J. Gérard-Libois et José Gotovitch dans leur remarquable ouvrage l'An 40 - la Belgique occupée : « ... par son essence même, le programme de De Man, en dépit des éléments "pseudo-fascistes" qu'il paraît revêtir, au moins formellement, ne parviendra jamais, vu son esprit et ses origines, à s'intégrer vraiment dans un ordre européen, tel que le conçoit l'Allemagne ». L'impossibilité d'agir qu'Henri de Man commença à éprouver .dès l'automne 1940 le porta à rédiger ses Mémoires qu'il publia l'année suivante, à Bruxelles, sous le titre d'Après coup. Ce livre marque le début d'une deuxième phase de création, à la vérité moins doctrinale qu'historique et philosophique. A La Clusaz, de Man écrivit ses Réflexions sur la paix, livre qui, malgré l'accord préalable de la censure et la recommandation d'Otto Abetz, fut interdit dès sa parution à Bruxelles, en 1942, à cause de ses tendances pacifistes. C'est également dans son refuge haut-savoyard qu'il rédigea ce curieux journal intitulé Cahiers de ma montagne, si révélateur de sa personnalité complexe, qui fut publié à Bruxelles aussi, en 1944. Enfin, c'est là surtout que, s'étant plongé dans une recherche sur le XVe siècle français, il composa l'essentiel d'un ouvrage d'histoire dont la version allemande parut à Berne en 1950 sous le titre de Jacques Cœur : der königliche Kaufmann et la version française à Bourges, en 1952, sous le titre de Jacques Cœur, argentier du roy. Durant sa réclusion volontaire à La Clusaz, de Man entretint des relations avec des « collaborationnistes » belges, avec des personnalités allemandes plus ou moins orthodoxes, comme Otto Abetz et l'ancien député socialiste au Reichstag Carlo Mierendorff, lequel l'aurait initié aux projets de conspiration du groupe Gördeler-Leuschner qui aboutirent à l'attentat manqué du 20 juillet 1944 contre Hitler, mais aussi avec des responsables français de la Résistance comme Robert Lacoste. Lors de la Libération, il n'en fut pas moins arrêté par des maquisards, puis relâché et enfin poursuivi par eux sur l'ordre du gouvernement belge de Londres. Il parvint de justesse à gagner la Suisse où il bénéficia de la protection de Hans Oprecht, président du Parti socialiste suisse, qui avait été un partisan enthousiaste du planisme. Mais, dans le cadre de la répression de l' « incivisme », Henri de Man fut condamné en 1946 par un tribunal militaire belge à vingt ans de détention extraordinaire, dix millions de dommages-intérêts à l'État, la dégradation militaire, la destitution des grades, titres, fonctions, emplois, services publics, etc., la sentence entraînant en outre, en cas de non-exécution, la déchéance de la nationalité belge, « pour, étant militaire, avoir méchamment servi la politique et les desseins de l'ennemi ». Mis définitivement hors combat et connaissant l'amertume de la réprobation publique, de Man vécut en Suisse les dernières années de sa vie, d'abord à Berne, puis à Greng, près de Morat. Néanmoins, cet exil lui valut une compensation tardive, sur le plan strictement personnel il est vrai : il épousa une Suissesse et cette union, qui était la troisième, semble lui avoir apporté le bonheur. Ses dernières années furent consacrées à la rédaction de nouveaux ouvrages : Au-delà du nationalisme, publié en 1946 ; Cavalier seul : Quarante-cinq années de socialisme européen et Gegen den Strom (À contre-courant), qui constituent deux versions remaniées, complétées et d'ailleurs différentes l'une de l'autre, de son autobiographie de 1941; The Age of Fear (l'Age de la peur), dont l'original anglais est resté inédit, mais dont une version allemande, Vermassung und Kulturverfall, a paru en 1951, suivie, en 1954, d'une version française, l'Ère des masses et le Déclin de la civilisation; et, enfin, deux livres sur la pêche, son sport favori. Le 20 juin 1953, en plein jour, la minuscule voiture que conduisait de Man, aux côtés duquel se trouvait son épouse, s'immobilisa pour des raisons inconnues sur la voie de chemin de fer, à un passage à niveau non gardé qui se trouvait à proximité immédiate de leur domicile ; elle fut broyée par une locomotive qui arrivait avec un léger retard sur l'horaire. De Man et sa femme avaient vécu. Telles sont, brossées à grands traits, les étapes d'une destinée hors du commun dont les ressorts profonds sont loin d'être toujours aussi clairs que ceux qu'analyse Au delà du marxisme. Dans la mesure où une oeuvre est le reflet d'une vie, il est intéressant de relever que, sur la vingtaine de brochures et livres d'Henri de Man que nous avons cru devoir signaler ci-dessus, cinq ont un contenu autobiographique, y compris le présent ouvrage. Faut-il y voir la preuve que la personnalité d'Henri de Man avait une composante narcissique ? Sans doute une analyse psychologique de l'œuvre permettrait-elle de répondre à cette question et de lever quelques-uns des mystères qui entourent les quinze dernières années de sa vie. Mais, pour le lecteur de 1973, l'intérêt des thèses défendues dans le présent ouvrage n'en dépend pas. Il est fonction, essentiellement, de leur valeur intrinsèque et de l'actualité persistante du marxisme. Que ce livre soit un « fragment d'autobiographie spirituelle », sa genèse le montre bien. Il est en effet l'expression et le résultat d'une crise intellectuelle de vingt ans, au cours de laquelle Henri de Man chercha à résoudre les problèmes d'interprétation que l'orientation du mouvement socialiste posait à ses convictions marxistes. La portée de l'ouvrage dépasse cependant de beaucoup l'expérience personnelle en ce sens qu'elle illustre une mutation ressentie par nombre de militants dévoués, témoins inquiets du déclin de leur idéal. Dans cette perspective, de Man apparaît comme l'un des premiers théoriciens de l'évolution du socialisme démocratique depuis la scission communiste et l'abandon effectif, sinon toujours formel, de l'espérance révolutionnaire. Contemporain des premiers grands partis sociaux-démocrates et de la IIe Internationale, de Man commença sa carrière de militant, comme on l'a vu, par une adhésion enthousiaste à l'orthodoxie marxiste, et donc par un refus décidé du révisionnisme déjà largement répandu. Dès ses premiers séjours à l'étranger, quelques failles apparurent dans la belle ordonnance de ses convictions, mais il n'eut somme toute guère de peine à les colmater par des ajustements qu'il s'autorisait à faire au nom de la doctrine « bien comprise ». Bref, jusqu'en 1914, très exactement jusqu'au début d'août, il fut un preux défenseur de la lutte de classe et de l'internationalisme, « un vrai, un pur », ainsi que l'aperçut Jacques Thibault dans le roman de Martin du Gard, aux côtés d'Hermann Müller, descendant du train qui les amenait à Paris pour un ultime et vain contact avec les socialistes français. Quelques heures plus tard, écartelé comme tant d'autres entre deux communautés, l'une essentiellement idéologique et internationale, l'autre surtout sentimentale et nationale, il opta intuitivement en faveur de la seconde, sa patrie, attaquée par l'Allemagne. Ce fut pour lui le point de départ d'un long débat intérieur qui devait le conduire « au-delà du marxisme », la guerre lui ayant appris que les passions collectives les plus puissantes n'étaient pas celles de l'intérêt, fût-il de classe. D'autres expériences suivirent, moins douloureuses, mais non moins instructives. Les révolutions russe et allemande le persuadèrent que la transformation des institutions n'est rien sans les transformations morales sur lesquelles les forces combatives sont sans prise. Il y eut ensuite la « leçon de l'Amérique », contradiction vivante du matérialisme historique, montrant que le capitalisme peut, dans certaines conditions, exister sans le socialisme. De Man y apprit pourquoi Marx s'était trompé en affirmant que le pays le plus développé industriellement montre au pays moins développé l'image de son propre avenir. Puis vint la « grande désillusion » de la Paix de Versailles -l'antithèse des Quatorze Points de Wilson dont l'annonce, un jour, au front, lui avait fait paraître moins vaine l'idée de la mort - qui transforma la victoire des démocraties en un déchaînement d'appétits annexionnistes et impérialistes où il crut reconnaître la menace d'une « Sainte Alliance des bourgeoisies capitalistes contre les républiques rouges naissantes de l'Europe centrale et orientale » (Après coup). La grande désillusion, c'était aussi de voir le prolétariat de France, de Belgique et d'ailleurs emboîter le pas aux revanchards et donner libre cours aux ressentiments nationaux. À contre-courant, de Man déclara publiquement à Cologne en 1922 : « L'Europe ne peut pas continuer à exister et aucun peuple ne peut se développer librement, si au cœur de l'Europe un peuple reste voué à l'esclavage et à l'humiliation comme l'Allemagne l'est à présent » (Après coup). Il avait certes pour lui l'approbation morale de l'Internationale socialiste qui venait de condamner le régime des occupations militaires ; mais, s'il avait des raisons de croire que certains dirigeants belges, comme Vandervelde, ne lui donnaient pas tort en privé, il comprit combien sa brutale franchise allait à l'encontre de l'opinion publique et donc des intérêts du Parti. À cela s'ajoutait l'expérience quotidienne du mouvement ouvrier, révélant le caractère irréversible de son orientation vers le réformisme, le patriotisme et l'embourgeoisement. Le doute ne lui était plus permis : si la révolution n'avait pas éclaté partout en Europe durant les années difficiles de l'après-guerre, elle n'éclaterait pas avant longtemps. Bien loin de se produire là où le marxisme l'avait prévu, entre l'ancienne et la nouvelle société, la rupture divisait le mouvement ouvrier lui-même. L'échec du prolétariat si près du but... Non, pensa de Man, il n'y avait pas échec là où il n'y avait eu qu'illusion de victoire, ni échec du prolétariat là où il n'y avait eu qu'échec du marxisme. Ces réalités nouvelles exigeaient un état de conscience nouveau et une nouvelle doctrine. Le drame de la guerre faisait place au défi de la pensée : enchaînement exemplaire où apparaît avec toute la force souhaitable l'appel qui le poussait à rejeter toute solution impliquant une croyance moins entière et moins exigeante que le marxisme. « Il m'était impossible, écrira-t-il, de croire moins impérieusement, je pouvais tout au plus croire autre chose » (Cavalier seul). La publication d’Au delà du marxisme en 1926 suscita un intérêt considérable en Allemagne et bientôt dans un grand nombre de pays, puisque suivirent plus d'une douzaine d'éditions représentant une dizaine de traductions. Objet de commentaires allant de la louange excessive à la condamnation sans appel, le livre provoqua d'âpres controverses. De Man l'avait voulu ainsi, non par orgueil d'auteur, mais parce qu'il était convaincu de la nécessité de frapper d'emblée un grand coup, de créer le choc psychologique qui déclencherait une réaction salutaire, et parce que réellement le caractère scientifique de l'ouvrage ne devait pas dissimuler qu'il y allait des principes mêmes du socialisme. En s'attaquant au mythe le plus puissant de son époque, Henri de Man s'exposait consciemment et ouvertement à la férule cinglante des marxistes de stricte obédience, qui veillaient jalousement sur la doctrine. La vieille garde se dressa unanime contre l'hérétique. Kautsky le fit désavouer par la presse officielle du parti allemand. Vandervelde publia ses Études marxistes où, tout en rendant hommage à l'importance du livre, il désignait dans son auteur un nouveau Dühring. Le moindre reproche adressé à de Man fut d'avoir fondé sa critique sur une interprétation erronée du marxisme en prétendant l'enfermer dans un système de pure causalité économique étrangère à la pensée de Marx. On l'accusa d'ignorer délibérément le rapport dialectique existant entre les causes matérielles du développement des forces de production et les réactions des institutions et des idées. De Man ne disait pas autre chose : « Tout le devenir universel lui apparaissait [à Marx] autant dans la détermination de l'idée par la matière que dans la réaction dialectique de l'idée sur la matière » (cf. ci-après, p. 292) [1]. Mais il déclarait non moins clairement que son intention n'avait pas été de faire une exégèse de la pensée marxienne, donc du « marxisme pur » qu'il distinguait du « marxisme vulgaire », le seul qui l'intéressât dans la mesure où il constituait l'ensemble des éléments de la doctrine de Marx qui continuaient à vivre dans le mouvement ouvrier socialiste. Il importait peu en l'occurrence de savoir ce que Marx et les marxistes avaient voulu dire ; ce qui comptait, c'était ce qu'ils avaient effectivement réalisé. En conséquence, de Man contestait la capacité du marxisme à ouvrir le chemin au socialisme, l'accusant même d'être l'une des causes de la dégénérescence du mouvement ouvrier. Ses adversaires objectaient que le marxisme ne conduisait pas nécessairement au réformisme, qu'il ne diminuait pas le rôle de la volonté et, donc, de la responsabilité des socialistes dans l'accomplissement de leur idéal ; qu'il les éclairait au contraire sur les conditions objectives de cet accomplissement. De Man rétorquait que le marxisme avait eu pour résultat d'endormir la volonté révolutionnaire de ses adeptes par la croyance au caractère inéluctable de la décadence du capitalisme et de l'avènement de la société sans classe. Comme il fallait s'y attendre, le débat n'entamait les positions d'aucun des deux camps et renforçait ce qui les séparait. Ceux-là mêmes qui étaient au fond entièrement acquis au réformisme, gardant la doctrine comme un en-cas - c'était l'époque où Léon Blum établissait sa fameuse distinction entre l'exercice et la conquête du pouvoir -, témoignaient plus de méfiance pour la critique d'Henri de Man que s'il leur avait reproché de trahir le marxisme. Ainsi Vandervelde dénonçait-il ce « super-socialisme » qui créait, selon lui, des socialistes de première et de seconde classe : « Ceux-ci, confinés dans le temporel, absorbés par les luttes politiques et syndicales ; ceux-là investis [...] de la mission plus haute d'exprimer le contenu spirituel du socialisme » (Études marxistes). Au total, il ne voyait rien dans Au delà du marxisme qui ne se trouvât en germe chez Andler, Jaurès ou Benoît Malon, rien non plus qui fût incompatible avec un marxisme « bien compris », abordé avec cet esprit d'examen « dont Marx lui-même donnait l'exemple, en n'hésitant jamais à être son propre révisionniste ». Et Vandervelde concluait son réquisitoire en se félicitant que le livre fût d'un hermétisme propre à décourager les prolétaires de le lire ! De Man, cependant, ne reçut pas que des coups de bâton. Theodor Reuss, Carlo Mierendorff, André Philip et beaucoup d'autres accueillirent son ouvrage avec faveur, voire avec enthousiasme. Nombreux, en effet, étaient les socialistes qui s'inquiétaient de l'immobilisme doctrinal de leur parti, contrastant avec la complexité croissante des tâches, et avec une tactique parfois efficace mais qui semblait perdre de vue les objectifs majeurs du mouvement. Ainsi que l'écrivait André Philip dans son livre Henri de Man et la Crise doctrinale du socialisme, « ce paradoxe d'une doctrine sans pratique accolée à une pratique sans doctrine » mettait en cause la raison d'être du socialisme. Les jeunes socialistes surtout, en Allemagne, en France (par exemple les groupes d'étudiants socialistes fondés et animés dès 1925 par G. Lefranc, R. Marjolin, Claude Lévi-Strauss, etc.) et ailleurs, trouvèrent dans l'ouvrage d'Henri de Man la première formulation d'un socialisme qu'il leur promettait « plus vivant, plus universaliste, plus humaniste, plus éthique, plus religieux même » que le marxisme. Ce socialisme-là engloberait Marx, bien sûr, mais aussi ses ancêtres spirituels depuis Platon et Jésus, jusqu'à Fourier et Saint-Simon ; il engloberait aussi ses adversaires (Proudhon et Bakounine), ses successeurs hérétiques (Kropotkine, Sorel, Masaryk), il prolongerait le socialisme synthétique esquissé par Jaurès (Henri de Man, Socialisme et Marxisme, 1928). Cet élargissement des sources montrait bien dans quel sens devait aller, selon de Man, le dépassement du marxisme. Préoccupé d'élaguer l'arbre où les branches mortes du dogmatisme entravaient l'essor des forces vives, il n’hésitait pas à se couper de l'ancienne garde encore toute-puissante avec l'espoir d'amener un courant d'air frais qui arrêterait l'asphyxie. Aussi, beaucoup plus qu'un instrument de polémique avec les tenants de l'orthodoxie, Au delà du marxisme voulait-il être un appel à la jeunesse, à son besoin d'absolu, à ses qualités d'enthousiasme et de spontanéité, mais aussi, d'une manière générale, à tous ceux - intellectuels, travailleurs chrétiens, paysans - qui risquaient de glisser de plus en plus vers d'autres idéologies parce que le marxisme reflétait de moins en moins leurs aspirations. Il n'était nullement question, dans tout cela, de dénier à la classe ouvrière la vocation que Marx lui avait révélée. En refusant cependant de l'identifier au socialisme tout entier, de Man ne faisait que tirer les conséquences d'un état de fait : pour des raisons économiques et psychologiques, le phénomène de la prolétarisation n'avait pas atteint et n'atteindrait pas l'ampleur prophétisée par Marx. Dès lors, la tâche du mouvement n'était-elle pas de rechercher hors de ses frontières sociologiques l'alliance de ceux qui pâtissaient du capitalisme et partageaient ses aspirations ? En préconisant l'ouverture du mouvement vers la jeunesse et les chrétiens, notamment, de Man montrait avec à-propos les limites de l' « ouvriérisme » et dessinait du même coup l'un des traits essentiels, nous semble-t-il, du socialisme actuel. C'est ce qui nous amène à poser la question de l'actualité de la pensée d'Henri de Man. Question trop importante pour que nous ayons l'ambition d'en faire ici le tour. Aussi nous bornerons-nous à quelques remarques liminaires, en examinant successivement l'actualité de la critique du marxisme et l'actualité du projet socialiste d'Henri de Man. La vaste et massive diffusion du marxisme dans le monde comme doctrine dominante, sinon exclusive, du socialisme contemporain ne rend-elle pas dérisoire toute volonté de « dépassement du marxisme » ? « Comment dépasser une conception du monde, se demande Henri Lefebvre, qui inclut en elle-même une théorie du dépassement ? et qui se veut expressément mouvante parce que théorie du mouvement ? - et qui, si elle se transforme, se transformera selon la loi interne de son devenir ? » (le Marxisme). Ne faut-il pas alors admettre qu'Henri de Man et les autres penseurs qui l'ont précédé ou suivi dans cette voie ont sous-estimé la capacité de résistance et d'adaptation du marxisme, de même qu'on a pu reprocher à Marx d'avoir sous-estimé celle du capitalisme ? C'est possible. Mais, à vrai dire, de Man n'a jamais prétendu que sa réfutation du marxisme dût ruiner les perspectives politiques de celui-ci. Au contraire, malgré sa répulsion instinctive pour les méthodes extrémistes, il constate dans le présent ouvrage que « toute la sève du tronc marxiste s'en est allée dans la branche communiste » (p. 359). Toutefois, à notre sens, ni la révolution bolchevique, ni plus tard la révolution chinoise ou la conjonction souvent superficielle entre le marxisme et l'émancipation de certains peuples du tiers monde, ne prouvent quoi que ce soit contre l'analyse et les conclusions d'Au delà du marxisme. D'une part, toutes ces révolutions se sont faites à l'encontre ou, tout au moins, en dépit des thèses marxistes classiques et, dirions-nous même, au delà de ces thèses, quoique dans un sens évidemment différent de celui que préconise Henri de Man. D'autre part, la critique de ce dernier porte fondamentalement sur l'aptitude du marxisme à expliquer et à justifier l'évolution du mouvement ouvrier dans les démocraties occidentales, et non sur sa capacité d'enfanter des révolutions dans le tiers monde. Cela dit, la critique que de Man a faite du marxisme en 1926 aurait-elle cessé d'être actuelle ? Rien ne nous paraît moins sûr. Le socialisme démocratique, pour sa part, a résolu la contradiction née de l'écart croissant entre la doctrine marxiste et la pratique réformiste par la renonciation à la première en des termes qui s'inscrivent dans le contexte d'un socialisme éthique et humaniste. Pour s'en convaincre, il suffit de lire le programme de Godesberg du parti social-démocrate allemand -charte type du réformisme de l'après-guerre - ou les innombrables proclamations de dirigeants socialistes occidentaux, dont le ton et les préoccupations sont parfois fort proches de notre auteur. Nous ne prétendrons pas pour autant qu'il en a été l'inspirateur direct, car sa pensée systématisa plus qu'elle ne provoqua cette évolution; et, si influence il y a eu, celle-ci a été diffuse et surtout incomplète, dans la mesure où l'accord ne s'est fait vraiment, jusqu'ici, que sur l'aspect négatif de la liquidation du marxisme. Proclamer des principes est une chose; autre chose est d'en nourrir l'action quotidienne d'un parti et de ses militants; c'en est une troisième de modeler ensuite une société nouvelle susceptible de convaincre les masses de sa supériorité sur l'ancienne. Suivant la ligne de moindre résistance qui caractérise l'évolution du mouvement dès ses origines, la majeure partie du socialisme démocratique s'est débarrassée de la doctrine marxiste, qui avait cessé d'être un guide pour la pratique et était devenue un carcan pour la pensée, mais elle n'a pas réussi à lui substituer la croyance nouvelle non moins entière et non moins exigeante dont parlait de Man. Les progrès de l'idée de technocratie pourtant déjà présente dans le socialisme d'Henri de Man ont tout naturellement renforcé cette tendance qui consacre l'autonomie de la pratique et sacrifie la réflexion doctrinale à l'efficacité immédiate, de sorte que l'aggiornamento socialiste a lui-même cautionné la « fin des idéologies », piège tendu par l'idéologie dominante du régime capitaliste. Mais si les réformistes ont déserté le marxisme sans idée de retour, celui-ci reste plus que jamais un pôle d'attraction pour les autres tendances socialistes. C'est donc aussi par rapport à ce phénomène qu'Au delà du marxisme reste un livre actuel. Nous hésiterions sans doute à appliquer telle quelle aux mouvements marxistes et marxisants du tiers monde l'analyse qu'un intellectuel européen destinait, il y a près de cinquante ans, au socialisme de sa petite « péninsule ». Cependant, si l'on considère, en Europe même, l'éclatement en groupes et tendances plus ou moins durables de la doctrine marxiste, toujours représentée officiellement par la prétendue orthodoxie des partis communistes; si, d'autre part, on examine les différentes tentatives théoriques de sauver Marx de certains naufrages marxistes (Budapest, Prague...) et leur influence réelle sur la construction du socialisme, alors, pensons-nous, il ne saurait être inutile de relire Au delà du marxisme pour y retrouver le goût de certaines questions dont on a peut-être dit trop tôt qu'elles étaient déjà résolues ou qu'elles ne se posaient plus. Il est difficile d'apprécier l'actualité du projet socialiste d'Henri de Man sur la base du présent ouvrage seulement, et ce, pour deux raisons. La première, c'est que l'objectif d'Au delà du marxisme, comme l'indique son titre français, est essentiellement critique. La seconde, c'est que son auteur qui, en 1926, s'était proposé de défendre le réformisme socialiste contre les attaques des partisans communistes de la révolution, chercha lui-même, peu après, à dépasser l'antagonisme réforme-révolution par une démarche essentiellement constructive, le planisme, sur lequel débouche son ouvrage de 1933, l'Idée socialiste. Il importe de bien garder présente à l'esprit cette importante réserve pour tenter de mesurer équitablement l'actualité des éléments constructifs d’Au delà du marxisme. L'un des apports durables du présent ouvrage à la pensée socialiste nous parait résider dans sa démystification du scientisme et dans l'insistance avec laquelle il fait découler le socialisme d'une norme éthique transcendante relevant de la conscience. Non seulement il déclare impossible de découvrir dans la réalité capitaliste des objectifs socialistes, comme Marx avait cru pouvoir le faire, mais encore il affirme logiquement exclu de fonder le droit sur le fait, donc le socialisme sur les sciences d'observation. Si même l'interprétation de la psychanalyse que propose Henri de Man dans les dernières pages de son livre est fort hasardeuse, elle lui donne l'occasion d'énoncer, en une formule saisissante, ce qui, dans sa pensée toujours dialectique, constitue tout à la fois l'aboutissement et le fondement de sa théorie des mobiles du socialisme : « Il n'y a rien de plus réel dans l'homme que la puissance divine de la loi morale » (p. 431). Bien sûr, cette conviction rattache de Man à plusieurs courants socialistes pré-marxistes et à la grande tradition de l'humanisme occidental. Mais c'est elle aussi qui lui permet de valoriser la notion psychologique de tension dans laquelle il voit tout à la fois la meilleure systématisation rationnelle des relations existant entre ce qui est et ce qui devrait être, et le gage de tout progrès moral tant individuel que social. Par conséquent, c'est elle encore qui l'amène à proposer une explication psychologique originale de tout ce qui, dans le mouvement ouvrier, ne procède pas de l'adaptation au contexte capitaliste, et qui l'autorise à justifier le rôle éminent que les intellectuels ont joué et sont encore appelés à tenir pour dégager, en fonction des circonstances changeantes, les exigences nouvelles que l'aspiration à un ordre socialiste doit opposer à l'échelle bourgeoise des valeurs. Mais quelles sont, en bref, celles de ces exigences que précise Au delà du marxisme ? Considérant, d'un point de vue historique, le christianisme, la démocratie et le socialisme comme trois formes de la même idée de dignité humaine, de Man se devait de bien marquer la solidarité des moyens préconisés avec les aspects chrétiens et démocratiques de la fin socialiste poursuivie. D'où l'accent mis sur le refus de la violence, sur le pacifisme et sur la nécessité pour le socialisme de s'assigner comme première tâche politique d' « éviter la guerre en organisant l'Europe et le monde en une unité juridique supranationaIe » (p. 388). D'où, aussi, la nécessité de dépasser l'embourgeoisement de la classe ouvrière par une action éducative et culturelle visant à susciter en elle l'aspiration à une qualité de bonheur plus élevée que le bien-être matériel auquel elle peut accéder dans la société capitaliste (p. 229). D'où, surtout, le rejet de toute réalisation du socialisme sans démocratie, cette dernière devant au contraire justifier le contrôle ouvrier, puis la démocratie industrielle, conçue comme l'autogestion des unités de production par les producteurs associés (p. 378). Qui oserait dire que ces propositions et la problématique dans laquelle elles s'inscrivent sont devenues totalement étrangères au socialisme contemporain ? Aussi n'est-il pas étonnant que le Colloque sur l’œuvre d'Henri de Man qui s'est tenu trois jours durant, en juin 1973, à Genève, ait suscité l'intérêt passionné, non seulement des spécialistes, mais encore de nombreux militants de différents pays, et qu'il ait été suivi par la création, en septembre 1973, toujours à Genève, d'une Association internationale pour l'étude de l’œuvre d'Henri de> Man. Puisse la réédition de ce livre contribuer, non point à relancer une vaine controverse, mais à éclairer certaines options fondamentales qui, mutatis mutandis, restent celles de notre époque. On trouvera ci-après dans les avant-propos aux première et deuxième éditions françaises d'Au delà du marxisme tous renseignements utiles sur la genèse du texte français de cet ouvrage. La présente édition est une reprise de la deuxième édition française qui est sortie de presse à Paris, en 1929, chez Félix Alcan. Toutefois, nous avons cru devoir y apporter quelques retouches de pure forme pour supprimer, en nous référant à l'original allemand, certaines obscurités de la traduction française. Université de Genève, octobre 1973 Ivo RENS [1] Voir, dans l’édition numérique, le chapitre XI, paragraphes §8 et suivants.
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