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Le langage et la pensée.
Nouvelle édition, revue, remaniée et augmentée.
Introduction [1]
L'ANALYSE PSYCHOLOGIQUE
DE LA FONCTION LINGUISTIQUE
Le grand linguiste Ferdinand de Saussure distingue dans le langage : la langue et la parole. La langue « est un ensemble de conventions nécessaires, adoptées par le corps social pour permettre l'exercice du langage chez les individus [2] ». « Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, qui à lui seul ne peut ni la créer, ni la modifier ; elle n'existe qu'en vertu d'une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté. D'autre part l'individu a besoin d'un apprentissage pour en connaître le jeu ; l'enfant ne se l'assimile que peu à peu [3] », La langue est un système de signes où il n'y a d'essentiel que l'union du sens et de l'image auditivo-motrice. Ce système n'est pas une fonction du sujet parlant. Il est l'œuvre d'une communauté linguistique et l'individu l'enregistre passivement.
La parole au contraire est un acte individuel de volonté et d'intelligence « dans lequel il convient de distinguer : 1° les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue d'exprimer sa [2] pensée personnelle ; 2° le mécanisme psychologique qui lui permet d'extérioriser ces combinaisons [4] ».
Cette distinction de la langue et de la parole est excellente. Mais je ne la crois pas suffisante. Je crois qu'il faut distinguer entre le langage et la langue et séparer plus nettement encore que ne le fait Saussure le parler ou la formulation verbale de-la parole proprement dite. Selon la division que je propose il y aurait dans ce qu'on appelle communément langage quatre aspects nettement distincts :
- 1° Le langage proprement dit, c'est-à-dire la fonction humaine qui construit ou permet d'utiliser le système de signes appuyé sur des notions ordonnées par des relations, en quoi consiste toute langue. Toutes les langues, si diverses qu'elles soient, obéissent à certaines exigences fondamentales de la pensée et de la structure mentale de l'homme. Les langues sont des variations historiques et sociales sur le grand thème humain du langage ;
- 2° La langue, ensemble de conventions linguistiques qui correspond à un niveau d'esprit, à un moment du développement de l'esprit et de la civilisation. Elle préexiste à l'individu ; elle s'impose à lui ; elle lui survit. Elle est l’œuvre d'un groupe social, mais ce groupe est d'abord un groupe humain et la pensée humaine se retrouve dans son œuvre ;
- 3° Le parler ou la formulation verbale ; c'est-à-dire le sujet parlant, dans son maniement de la langue et sa [3] soumission aux exigences du langage. Tout ce qui, dans la langue, n'est que latent et virtuel, passe à l'acte dans la conscience individuelle. En même temps qu'il subit la langue, le sujet parlant réagit sur elle. La langue n'est pas fixée une fois pour toutes. L'individu contribue à la maintenir et à la réformer. La liberté et la contrainte s'entre-croisent dans son esprit ;
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- 4° La parole, qui n'est pas autre chose que le mécanisme psychophysique qui permet au sujet parlant d'extérioriser le système linguistique. La parole est un système auditivo-moteur. Elle est du point de vue moteur la coordination de l'expiration, de la phonation, de l'articulation. Elle est du point de vue auditif, le mécanisme de l'audition verbale. Elle est la synergie du système auditif et du système moteur, qui se construisent simultanément et par interaction, comme nous le montre très bien l'apprentissage du langage par l'enfant. L'oreille de l'enfant ne se forme-t-elle pas à l'audition verbale dans la mesure où sa voix réussit à émettre les sons qu'il entend ? et les modèles sonores qu'il perçoit, confusément d'abord, ne donnent-ils pas une forme nouvelle à son babillage spontané ? Système d'habitudes du point de vue psychologique, la parole est assurée par un système de connexions nerveuses, de voies, de centres de relais et de coordination [5]. Ces centres peuvent être atteints sans que la formulation [4] verbale le soit elle-même, comme en témoignent l'aphasie motrice pure des cliniciens classiques, comme Dejerine, l'anarthrie de Pierre Marie, et même l'aphasie verbale de Head. Dans l'anarthrie la formulation verbale n'est pas atteinte, et il n'y a pas de paralysie de l'ensemble des organes phonateurs ou de l’un quelconque d'entre eux. Le seuil trouble de la fonction linguistique c'est l'incapacité plus ou moins accentuée d'associer entre eux des mouvements phonateurs qui peuvent être exécutés isolément ; c'est l'incapacité d'en former des systèmes, par conséquent l'incapacité de construire et de prononcer des mots. Le tableau de commande est brouillé, le réseau des fils associatifs, le plan directeur, alors que, les mouvements élémentaires demeurent intacts. Aussi l'anarthrie doit-elle être soigneusement séparée de l'aphasie, dont elle est nettement distincte. Elle est la suspension ou la destruction d'un mécanisme de régulation et de contrôle des mouvements. La formulation extérieure, c'est-à-dire la parole est nettement indépendante de la formulation intérieure.
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Il n'y a pas de langue où tout soit arbitraire. Il n'y a pas de langue où tout soit motivé. Toute langue oscille, comme elle évolue, entre le chaos et le cosmos. Le rationnel et 1'irrationnel se combinent dans toutes les langues.
Le langage est la technique universelle sous-jacente à ces techniques diverses que sont les langues. Si variées qu'elles soient, elles subissent toutes certaines conditions fondamentales. La variété des formes est gouvernée [5] malgré tout par l'unité des fonctions. L'histoire ne nous montre du reste qu'un petit nombre de procédés interchangeables qui se succèdent et peuvent se transposer. L'unité du langage est manifeste sous la diversité des langues. Il y a un esprit humain.
Chacun de ces systèmes linguistiques que sont les langues, peut se transposer et se traduire. N'importe qui peut acquérir toutes les langues à partir de n'importe laquelle d'entre elles. Comme l'a bien montré Schuchardt, les traits communs à différentes langues ne dépendent pas toujours de leur parenté ; ils sont dus souvent à quelque caractère commun à toute l'espèce humaine. Il y a une linguistique générale, tout comme il y a une phonétique générale. Malgré les différences anatomiques et physiologiques des organes phonateurs, n'importe quel enfant peut acquérir n'importe quel système auditivo-moteur.
Les lois psychologiques que les linguistes mettent à la base des changements phonétiques conditionnés, peut-être aussi les tendances générales qui dominent toute évolution phonétique, expriment ces actions générales qui règlent le mécanisme du langage et qui interviennent par conséquent dans toutes les langues. Or, ces actions générales dépendent pour une bonne part de facteurs psychiques, de la structure de la conscience et de la répartition de l'attention. L'assimilation, la dissimilation, la métathèse nous montrent que la figure du mot aperçu dans son ensemble influe sur la prononciation des tranches successives du mot. Il y a rupture entre le parallélisme idéal de la pensée et de l'expression phonétique ; par exemple, au lieu d'être articulé à sa juste place et de disparaître ensuite, un son intervient trop tôt dans la parole, ou au contraire persiste au lieu [6] de s'effacer. L'attention à la parole ou à la pensée, l'oscillation de l'attention entre la pensée et la parole peut troubler la phonation par l'apport intempestif d'éléments verbaux évoqués hors de propos. C'est que le sujet parlant construit la parole en même temps que le discours, par une sorte d'attention simultanée à ces deux plans de conscience. C'est que le sujet parlant anticipe inévitablement sur l'avenir et retient le passé en train de s'évanouir. La conscience n'est pas punctiforme ; elle déborde largement ce qui occupe son centre. Nous ne saurions percevoir, penser et agir, que par ensembles organisés et différenciés. De là des illusions et des erreurs inévitables en ce qui concerne le rapport des éléments et des ensembles. Il y a ici une loi générale de la conscience humaine.
Si nous envisageons le système formel et non plus le système matériel du langage, nous constatons partout un minimum de grammaire générale. Sous l'arbitraire apparent de sa configuration, le système verbal est rationnel ; son essence est rationnelle, étant la propriété de figurer les opérations mentales. Toute langue a des moyens spéciaux pour exprimer la substance et pour exprimer l'action ; la distinction du nom et du verbe est partout marquée. Toute langue a des moyens spéciaux pour exprimer les relations essentielles. Aucune langue ne se passe de « morphèmes », quelle que soit leur forme grammaticale.
Il est très certain que les catégories grammaticales ne correspondent pas exactement aux catégories logiques. Un certain désaccord apparaît partout. L'exemple classique de cette discordance, c'est le genre. La distinction de l'animé et de l'inanimé, du masculin et du féminin, les tables de valeur de toute espèce qui s'expriment [7] dans la catégorie du genre, n'ont rien d'universel ni de nécessaire. Nulle part ces distinctions ne sont opérées de la même manière et ne se créent des instruments identiques. Il est rare qu'elles soient partiellement justifiées. Presque toujours elles enferment beaucoup d'arbitraire. Si l'on admet avec Jespersen qu'il y a un progrès du langage, ce serait certes un progrès d'arriver à les éliminer et en effet peut-être, dans certaines langues modernes, les voit-on fléchir et se simplifier. Elles témoignent du caractère concret des langues et de la variété d'intérêts qui les gouvernent ; elles sont une des marques de ce besoin d'expressivité, d'exubérance, de création, que nous voyons à l'œuvre dans toutes les langues, en conflit avec les principes d'ordre, de réduction, d'assimilation. Pourtant une certaine correspondance est inévitable. Dans l'expression de l'action, c'est-à-dire dans le verbe, il faut bien marquer le nombre et la personne. L'expression grammaticale du pluriel peut varier dans les différentes langues et certaines formes paraître ici et là ou subsister, qui ailleurs n'ont point d'équivalent, comme en témoignent le duel, le triel, le pluriel inclusif, le pluriel exclusif, etc... Cela n'empêche point que la quantité domine le langage.
Nous voyons ces conditions logiques à l'œuvre dans la création des outils grammaticaux. Comme l'a bien montré Meillet, l'expression de certaines relations se fait au moyen de mots autonomes, qui se vident de leur sens plein et prennent le rôle d'éléments grammaticaux. C'est ainsi que homo est devenu on ; que rem est devenu rien. On peut dire vraiment ici qu'une fonction se crée un organe.
Nous les voyons encore à l'œuvre dans le maintien [8] et dans le groupement des formes, et aussi dans la restauration qui suit l'écroulement de certains systèmes et la disparition de certains procédés. Lorsque la flexion s'est progressivement réduite dans le latin de la basse époque par suite de la chute des finales, de la tendance à normaliser les désinences, de l'ignorance des sujets parlants il s'est construit, au moyen d'instruments nouveaux, un nouvel équilibre, et le besoin d'expression des relations s'est forgé de nouveaux morphèmes.
Ce sont de telles conditions qui rendent possible le langage. Pour que le langage soit possible, il faut d'abord un esprit. Il faut que se fonde un système de notions, ordonnées suivant des relations. Tout signe, tout système de signes s'adosse à un tel univers, mental et se constitue en le constituant. La pensée discursive est la pensée symbolique. Dans la mesure où nous pensons les notions, nous construisons les signes. Dans la mesure où nous construisons les signes, nous découpons et nous distinguons les choses et aussi nous les ordonnons. La pensée symbolique est la pensée discursive. C'est ainsi que le langage est la première science étant le premier instrument dont notre esprit se sert, pour constituer des choses, pour construire l'univers mental. Toute langue est un des instruments spirituels qui transforment le monde chaotique des sensations en monde des objets et des représentations. Toute langue est une variation sur le grand thème humain du langage. Car il y a différents moyens de satisfaire aux exigences du langage. La linguistique historique nous enseigne du reste que ces moyens sont en assez petit nombre. La variété des vocabulaires nous donne l'illusion d'une variété infinie des langues. Quand on [9] va plus à fond dans leur examen on s'aperçoit qu'il en faut beaucoup rabattre.
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Il n'y a pas grand'chose à ajouter à ce que Ferdinand de Saussure disait de la langue. Tant d'autres après lui ont repris le thème que le sujet est presque épuisé.
Une langue est une variation sur le grand thème humain du langage. Une langue est définie à tout moment de son développement par les lois et les formes générales du langage et par les lois d'un système particulier.
Les vocabulaires sont des systèmes de nomenclature où se reflètent les points de vue variés des divers groupes sociaux sur les choses ; l'histoire des mots vient de l'histoire des choses et de l'histoire de la société.
Les grammaires expriment des habitudes d'esprit et des niveaux de pensée très différents ; elles reflètent les points de vue variés des divers groupes sociaux sur le monde des relations.
Une langue est un aspect et un moment du développement de l'esprit et de la civilisation.
Elle obéit à tout le système de forces qui commande la vie collective. Elle suit les mouvements de l'affectivité collective et les orientations de la socialité. Elle crée et conserve des valeurs d'échange selon les besoins de la communication. Elle ajoute au signe mental, œuvre abstraite de l'esprit humain, et donnée fondamentale du langage, les signes affectifs et sociaux de la société vivante, définition de la langue.
Une langue est donc une étrange technique où se mêlent les données extrinsèques et les données intrinsèques. [10] C'est toujours un mélange de conventions et de logique, d'arbitraire et de raison. La discordance des formes et des fonctions, la diversité des fonctions sous l'unité des formes, l'inégal déploiement des fonctions comme aussi des formes gouvernent les langues. Une langue est une accumulation, une stratification de formes où s'inscrivent des besoins, des habitudes et des efforts. C'est pourquoi elles donnent tant à faire à la mémoire et à l'automatisme, presque autant qu'à la pensée.
Une langue subit toutes les vicissitudes de la communauté linguistique ; l'histoire de ses besoins, de ses œuvres, de ses lois ou de sa différenciation sociale, son niveau de civilisation viennent s'inscrire dans son vocabulaire et dans sa grammaire. Les événements phonétiques eux-mêmes qui altèrent son système sont pour une bonne part des faits sociaux ; ne sont-ils pas avant tout l'expression de l'instabilité sociale, d'un fléchissement au niveau, d'un mélange de peuples ? Il y a certes un lien étroit entre l'homogénéité et la stabilité sociales et l'homogénéité et la stabilité linguistiques. Le changement rapide est lié au fléchissement de la contrainte linguistique par suite de bouleversements politiques ou sociaux ou d'altérations graves de la structure sociale ou familiale. Dans une société, les classes supérieures s'appliquent volontiers à une certaine correction, tandis que dans les classes inférieures la langue est plus abandonnée au jeu des forces élémentaires. Lors des bouleversements sociaux, la langue des hautes classes, dont l'existence est assez artificielle, disparaît, et il ne subsiste que la langue populaire, plus exposée au changement. L'instabilité politique rend sa liberté à la langue.
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De même l'étranger qui adopte une langue en modifie le système phonologique et morphologique, d'après ses habitudes articulatoires, acoustiques et grammaticales. Une langue nouvelle est le produit à la fois de la langue commune qu'elle continue et du substrat particulier d'où viennent les tendances au changement. La linguistique de l'avenir devra chercher à déterminer plus précisément comment se traduisent en faits linguistiques les contacts entre populations de langue différente. Il est probable que le degré de civilisation, d'organisation politique, les conditions économiques et religieuses jouent un rôle considérable dans ces échanges.
La langue est extérieure au sujet parlant ; puisqu'il doit l'apprendre d'autres, puisqu'elle est parlée avant lui et après lui. Cela est vrai de tous les sujets pris isolément. La langue est le bien commun de la communauté linguistique.
Mais elle n'a qu'une existence virtuelle, en dehors de chacune des consciences. Dire qu'elle est le bien commun, c'est dire seulement que tous la parlent. Elle ne prend vie que par la formulation verbale. Elle n'existe que virtuellement jusqu'au moment où elle s'actualise dans le parler. Elle ne s'actualise du reste dans le parler que parce qu'après avoir pénétré dans l'esprit de chacun elle y subsiste comme un système prêt à servir et tout monté.
Elle ne se borne pas à se conserver dans les consciences individuelles. Elle s'y crée à nouveau, elle s'y modifie. L'existence d'une langue est une création continuée. En l'apprenant les enfants la refont et ils l'altèrent ; on sait quel rôle on leur fait jouer, par exemple, dans l'évolution phonétique ou sémantique. [12] On dit parfois avec un peu d'exagération que l'apprentissage du langage par l'enfant, la discontinuité de la transmission est la cause principale de la variation phonétique, morphologique ou sémantique. Sweet disait en 1882 qu'une génération ne peut apprendre la langue que par imitation imparfaite ; que si la langue était apprise parfaitement par chaque génération, elle ne changerait pas. À chaque génération il y aurait ainsi une déviation plus ou moins grande par rapport à l'usage des adultes et ces changements qui s'additionnent seraient le principe de tout changement spontané. On sait quel usage Rousselot et Meillet ont fait de ce principe.
L’individu, qui apprend et manie une langue, subit la contrainte d'une norme linguistique. On n'est compris qu'en parlant comme les autres. Mais cette norme n'est pas inflexible et fixée une fois pour toutes [6]. L'individu concourt à la constituer. Liberté et contrainte, personnalité et socialité s'entre-croisent.
L'individu, dans son emploi de la langue, est constamment obligé d'improviser. Il se trouve continuellement dans des situations nouvelles et il a à dire beaucoup de choses qu'il n'a jamais dites ou entendues exactement sous la même forme. Jespersen dit fort bien qu'il ressemble au joueur d'échecs qui, à chaque coup, se trouve, en présence d'une position inédite des pièces, tout en s'inspirant pourtant de parties analogues, ou comme un pianiste qui improvise tout en recourant à ses souvenirs et à son expérience [7]. La [13] tradition et la nouveauté, la mémoire et l'invention se mêlent étroitement.
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En quoi consiste cette existence virtuelle de la langue, lorsque le sujet parlant se l'est assimilée et la possède ? Comment le vocabulaire et la syntaxe existent-ils dans l'esprit du sujet parlant ? À coup sur, pas comme dans le dictionnaire ou comme dans les grammaires.
Le langage intérieur n'est pas une simple nomenclature. Le mot n'est pas un être isolé, qui surgirait à l'appel des événements, des choses ou des images et qui consisterait lui-même en un système d'images verbales. Rien de plus périmé qu'une telle conception. S'il y a quelque chose de certain, c'est que le mot, signe phonétique porteur d'une signification, est pris dans le réseau de rapports qui supportent cette signification, comme il est pris dans le réseau de formes phonétiques qui assurent sa structure, comme il est pris dans le réseau de formes grammaticales qui lui permettent d'entrer avec d'autres mots dans des combinaisons variées. Un mot, est d'abord un tissu d'associations. Un mot est enveloppé de rapports associatifs.
Pour prendre un exemple que j'emprunte à Saussure le mot enseignement tient par le sens au mot éducation, par l'origine au mot enseigner ; par le procédé de formation au mot armement ; par le rythme et l'assonance au mot justement, etc... Bien entendu suivant le niveau linguistique de chaque sujet parlant les rapports associatifs varient ; suivant aussi l'attitude mentale et le degré de tension de l'esprit. On sait que dans les expériences d'association, on constate souvent que chez [14] un sujet fatigué ou affaibli les rapports extrinsèques, c'est-à-dire les ressemblances phonétiques ou de configuration extérieure, l'emportent sur les rapports intrinsèques, c'est-à-dire sur la valeur logique et la signification. Aschaffenburg a bien montré par exemple qu'avec la fatigue, l'association baisse de ton : les relations logiques entre l’inducteur et l'induit s'affaiblissent et l'habitude tend à prendre le pas : l'association verbale et phonétique prédomine. Jung et Riklin ont également établi que tout ce qui trouble l'attention détermine l'apparition d'associations superficielles et l'augmentation des assonances. Les mêmes faits se constatent dans l'excitation pathologique, où il y a, comme corrélatif mental de l'excitation motrice et affective, une extériorisation particulièrement facile et rapide de la pensée dégradée [8].
On pourrait montrer de même qu'il existe dans l'esprit non pas une grammaire, mais ce que l'on pourrait appeler un système des formes génératrices de la langue. Un cortège de formes associées s'étayent les unes les autres et se préservent réciproquement. L'analogie et ce qu'on a appelé la fausse analogie, c'est-à-dire l'étymologie populaire, ne sont qu’un cas particulier de cette loi. En réalité les formes ne se maintiennent que parce qu'elles sont sans cesse refaites analogiquement. Le langage est une création continuée. En sens inverse les formes insuffisamment étayées par leur entourage n'ont qu'une vie précaire ; elles tendent donc à disparaître : ainsi chez les enfants et les incultes les formes fortes de la conjugaison : on les entend dire : vous disez, vous faisez.
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Allant plus à fond dans l'analyse, on constate à quel point tous les éléments du système linguistique sont solidaires les uns des autres dans l'esprit du sujet parlant. Une idée qui tend à s'exprimer met en branle non pas un être verbal, non pas une forme grammaticale, mais tout un système latent. Les mots évoqués émergent d'un arrière-fond de possibilités verbales par rapport auquel ils se déterminent et duquel ils prennent leur valeur propre. Un mot n'a de sens que par rapport à d'autres auxquels il s'associe ou bien auxquels il s'oppose. La valeur propre d'un mot, sa nuance de signification provient de ce qui le distingue d'autres mots qui signifieraient à peu près la même chose, et qui sont comme son cortège invisible. Une langue constitue dans l'esprit d'un sujet un système grâce auquel il obtient à tout moment les analogies et les oppositions nécessaires à l'expression ; c'est moins un monument tout construit qu'un système de règles qui permettent de construire.
On pourrait montrer par exemple que le sujet parlant établit son discours sur une sorte de portée grammaticale, avec un système de clefs. Par moments il est dans l'atmosphère du singulier, par moments dans celle du pluriel ; par moments dans celle de la causalité ou du temps. À partir de cette détermination initiale les mots et les formes prennent leur valeur. C'est souvent le rôle grammatical qui assigne aux mots leur forme et qui constitue vraiment leur nature. On s'en aperçoit bien quand on écrit : ce ou se, on ou ont par exemple viennent naturellement sous la plume suivant la signification générale de la phrase et le rôle propre de ces mots. Une partie de l'orthographe s'apprend en même temps que la grammaire et la logique. L'orthographe suit le [16] sens. Il est aisé de remarquer du reste que si, à l'audition, nous distinguons les limites des mots, c'est que nous les comprenons. Certains lapsus sont d'origine grammaticale et manifestent que nous avons cessé de faire attention au rôle du mot dans la phrase. Simon a bien montré récemment que le maniement de l'orthographe d'usage, loin d'être la projection sur le papier de photographies mentales de mots, de clichés verbaux passivement enregistrés, est toujours un travail de composition où concourent l'articulation et l'audition, le souvenir des mots analogues, le savoir du sujet ; quant à l'orthographe de règle elle suppose le sentiment de la valeur grammaticale des mots. Sans doute pour écrire correctement :
Les loups mangent les blancs moutons
il faut savoir que le pluriel des deux substantifs et de l'adjectif se marque avec un s ; que le pluriel du verbe est marqué, par nt ; ceci est pure convention et mémoire. Mais il faut avoir le sentiment du pluriel pour appliquer ces conventions, il faut avoir le sentiment des modifications qu'imprime aux mots la structure de la phrase [9].
C'est la part de vérité qu’il y a dans le rôle que certains psychologues ou cliniciens assignent au schéma grammatical dans la formulation verbale.
Que se passe-t-il en effet lorsque la pensée agissante construit l'expression verbale ?
Le sujet a dans l'esprit une intention, qui s'exprime au fur et à mesure, et qui dépasse chacun de ses moyens [17] d'expression pris isolément. Il faut d'abord qu'il soit capable de maintenir cette intention, et d'assurer et de vérifier à tout moment d'un contrôle discret et rapide l'ajustement de l'expression à l'intention. Il faut une pensée continue et qui sache se placer aux divers degrés de hauteur qu'il faut.
Mais cette intention est déjà verbale dans son essence même, Sous l'un de ses aspects elle est la subexcitation des systèmes que nous avons définis. Le monde des possibilités verbales s'ouvre à toute idée et à toute intention, parce qu'idée et intention sont d'abord des commencements d'orientation en ce monde, des esquisses de direction. On a dit justement que l'idée est comme le plan de l’action future. Elle est, avant l'action, « le rêve de l'action » comme le disait si bien Hughlings Jackson [10].
La formule est juste, à condition bien entendu de ne pas la restreindre à l'action manuelle et matérielle ; il faut entendre aussi bien, comme ce dernier auteur, l'opération logique et verbale. Mais toute action qui n'est point un système de réflexes et qui est capable de se formuler en idée et en schéma, est du même coup en vertu de ce que nous avons dit plus haut capable de se découper en langage. Toute pensée discursive est symbolique ; les phases de l'action ne se distinguent pour s'ordonner à nouveau, que dans la mesure où nous en faisons des choses mentales que leurs images signifient plus encore qu'elles ne les représentent, et dont elles assurent l'ordination et l'enchaînement, en même temps que leur rapport aux systèmes du même ordre, plus ou moins complexes, où ce système particulier [18] vient s'intégrer. De sorte que l'intention logique est toujours verbale à quelque degré et qu'elle comprend toujours un système de signes groupés sous les commandes de la pensée et actionné par un sentiment.
Les mots se présentent donc portés par les intentions. Notre pensée qui se fait en s'exprimant ce rêve qui précède l'opération évoque d'abord des ombres légères qui se solidifient en mots précis. Voici un exemple. Lorsque nous lisons, nous voyons à peine les mots ; nous n'avons pas besoin de la vision complète des signes : nous nous contentons d'une allusion ; et pourtant le mot est présent, puisque la signification se construit ; il est présent sous la forme d'une ombre et d'un fantôme, au travers duquel transparaît la présence spirituelle de la signification. Il en est de même de la formulation ; c'est à travers des fantômes verbaux que transperce l'intention du discours et ce sont eux qui animent les mots de la parole articulée. Toute pensée est allusion avant d'être expression. C'est ce qui a fait croire à la pensée sans images.
Tout commencement de réalisation détermine la suite. Quand la partie d'échecs est commencée, beaucoup de parties cessent aussitôt d'être possibles. Les premières allusions verbales déterminent aussitôt le champ où se fera l'évocation des mots. De la possibilité d'abord indéterminée émergent les compossibles, comme disait Leibniz. Des affinités de groupement, l'attitude de l'esprit, la valeur, le degré de hauteur de l'intention, l'état affectif, l'expérience du sujet parlant, le niveau de sa conscience linguistique règlent l'évocation des mots. Ainsi se construit, sous l'autorité et le contrôle de l'intention, le mouvant discours, pensée vivante entre ces deux systèmes virtuels : le savoir linguistique du [19] sujet tel que nous l'avons plus haut défini et ce que nous appelons son esprit, c'est-à-dire son expérience mentale et sa puissance générale de réalisation.
Il va de soi que l'intention ne se formule qu'à condition de s'analyser et de se découper ; le schéma de la phrase, le plan grammatical en un sens préexistent à l'évocation des mots ; comme en un autre sens ils n'existent que par l'ordre auquel les mots s'astreignent, et par les procédés d'expression que leur ensemble s'impose à soi-même pour pouvoir se formuler. Il n'y a point de mot sans phrase virtuelle, pas plus qu'il n'y a de concept sans jugement. Il n'y a point de phrase où ne retentisse la loi que les mots s'imposent pour passer à l'expression. Tout discours émet des valeurs sous la forme de mots, de groupes de mots, de formes verbales ; mais ces valeurs n'existent qu'en se conditionnant les unes les autres. Tout discours leur assure un aspect synthétique, en réglant leur présence simultanée au sein de la phrase, par l'ordre syntactique qui figure l'ordre logique sous-jacent.
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S'il en est ainsi, il est aisé de voir que la formulation verbale est une fonction très complexe, où s'unissent étroitement l'intelligence, l'habitude et la mémoire. À vrai dire toute action intelligente repose sur une décision présente et sur un système d'automatismes. Ce que j'ai appelé tout à l'heure l'actuel et le potentiel se pénètrent étroitement. Tout le savoir linguistique organisé, toute l'expérience mentale organisée sont les conditions nécessaires de toute formulation. Mais ces virtualités doivent passer à l'acte dans l'éclair et l'instantané de la [20] conscience actuelle et agissante. C'est l'acte présent, le fonctionnement même qui donne la vie à ces systèmes latents, prêts à fonctionner.
Si de ce point de vue nous analysons abstraitement le langage, nous trouvons que son premier état c'est la formation d'habitudes articulatoires et auditives, la construction de figures motrices et sonores qui se correspondent. Il s'établit ainsi une « praxie » assurée par des connexions cérébrales. La parole, audition et phonation, n'est possible qu'à ce prix. Tout sujet parlant et même les animaux parleurs construit et fixe de telles figures. Mais l'homme est capable d'en construire indéfiniment, ou tout au moins autant que la langue et le langage lui prescrivent d'en construire. De sorte qu'il y a déjà, dans cette possibilité de poursuivre indéfiniment la série, une expression de ce qu'il y a d'intelligent dans le langage, qui peut tout dire et par conséquent créer indéfiniment de nouveaux signes, en même temps qu'une expression de ce qu'il y a de conventionnel dans les langues où les signes sonores et moteurs se présentent si différents.
Le second stade du langage, c'est la liaison du signe et de la signification, l'habitude qui les enchaîne de plus en plus étroitement, à ce point qu'au terme le signe est comme transparent et la signification visible à travers lui. C'est affaire de pure mémoire, semble-t-il, puisque le signe est arbitraire et conventionnel et qu'il n'y a aucune liaison naturelle ou logique entre le signe et le signifié. Et en effet les différentes familles de langues offrent des dénominations différentes pour les mêmes choses. Les noms sont arbitraires. Mais encore est-il vrai qu'un principe logique de substitution et d'équivalence gouverne toute la nomenclature. Le signe n'a de valeur [21] qu'autant qu'il est substitué au signifiant. Le signe n'a de valeur qu'autant qu'il est possible au sujet de manier un tel système. Le signe n'a de valeur qu'autant qu'il est ce que j'ai appelé un signe mental. En d'autres termes, sans le langage la langue est impossible, comme aussi la formulation verbale. Une nomenclature véritable ne s'établit que chez un sujet intelligent ; dans une certaine mesure, comme on s'en aperçoit très bien chez les enfants, l'acquisition du vocabulaire suit le développement des notions.
Il faut ajouter encore qu'un vocabulaire n'est jamais une collection de mots isolés et tous différents les uns des autres. Il n'y a pas un mot distinct pour chaque chose ou pour chaque notion. Il y a des familles de mots : nous disons doux, douceur, adoucir, etc., terre, terroir, terreux, terrien, terrestre, enterrer, déterrer, atterrir, etc... Les mots se groupent et il y a quelque logique dans ce groupement. À condition d'ajouter aussitôt que la mémoire doit tenir la clef du système ; entre les formes verbales qui pourraient procéder d'une même racine, quelques-unes seulement sont usitées ; il faut connaître aussi les morphèmes qui marquent leur valeur morphologique.
Le troisième stade du langage c'est le Grammatisme. Ici encore s'unissent la mémoire et la logique. Il suffit de rappeler ce que nous disions plus haut sur l'implication et aussi la discordance du grammatical et du logique. Dans l'expression verbale, il y a souvent des fautes de langue qui sont des fautes de pensée ; je donnerai comme exemple l'écolier qui en latin met un sujet à l'accusatif faute de comprendre son rôle dans la phrase. Il y a des fautes de langue qui ne sont que des fautes de mémoire : ainsi certains barbarismes. Je donnerai [22] pour exemple l'écolier qui met le complément au cas qu'il faut, mais qui, faute de bien connaître ses déclinaisons, donne à ce cas une désinence qui n'est correcte que dans une autre déclinaison.
Au quatrième et dernier stade s'unissent la pensée actuelle et les automatismes intellectuels. Toute pensée verbale met en œuvre des systèmes de notions et des règles de pensée : une expérience, un savoir, une méthode. Mais en même temps l'expression se fait au fur et à mesure et selon les oscillations de la pensée vivante. L'intention se découpe à la mesure des symboles et l'enchaînement des symboles suit le déroulement de l'intention. Intention et attention, mémoire immédiate et anticipation concourent ici. C'est ici la phase suprême du langage, d'où la pensée commande l'implication de tous les automatismes.
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Cette analyse abstraite est confirmée par tous les faits relatifs à l'emploi, à l'acquisition, à la dissolution de la fonction verbale.
J'ai montré quelques pages plus haut que le sujet parlant met en jeu précisément tous ces mécanismes. Il part de l'intention ; il la réalise et l'explicite sur le plan de la grammaire et du choix des mots ; il la conduit jusqu'à la parole par le maniement de ces figures auditivo-motrices, moyen de communication entre les hommes. Dans l'expression verbale poussée jusqu'à la parole, nous voyons concourir les quatre systèmes dont nous venons d'analyser la complexité.
Ce sont de telles figures que le tout petit enfant apprend d'abord à former. Son premier langage vise [23] à modeler les sons qu'il peut spontanément émettre sur ceux qu'il perçoit ; il construit des phonèmes ; il ébauche des mots : premier langage chargé de significations diverses et confuses, où les mots débordent les idées, où les idées débordent les mots. Jamais l'enfant ne s'en tient à l'usage purement machinal du langage. Mais pourtant l'accroissement rapide de son vocabulaire d'abord stagnant nous montre combien se développe à un certain moment de son évolution mentale, le sentiment que toute chose a son nom et que le langage est un instrument universel. Nous savons du reste que chez certains infirmes du langage, cette compréhension de la valeur symbolique du signe et de la portée universelle du symbolisme apparaît comme une illumination.
Nous le voyons peu après conquérir la grammaire. La simple juxtaposition de mots dans la phrase fait place à un agencement plus complexe ; les flexions apparaissent, ainsi que les « outils du discours », les mots qui marquent les relations. L'enfant qui d'abord parlait « petit nègre » en vient à parler comme tout le monde. Nous le voyons manier tous les registres du langage.
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Enfin la suite de ce travail montrera que la dissolution de la fonction linguistique, telle qu'on peut l'observer dans les différentes formes d'aphasie, met à nu, si l'on peut dire, ces échelons de la fonction linguistique, que nous venons de distinguer.
Head a raison de dire qu'un acte de langage est « une marche d'événements », une forme complexe de comportement, qui suppose le déroulement régulier [24] de fonctions conscientes, subconscientes et totalement automatiques toutes agissant de concert en somme la participation plus ou moins complète et la mise en jeu simultanée de toutes les fonctions cérébrales.
L'aphasie est la destruction de cette précision ordonnée, l'abolition de cette coordination. L'aphasie est une dans son essence ; mais dans le désordre général de la pensée symbolique, certaines portions de la fonction persistent plus que d'autres, de sorte que le trouble prend une forme clinique particulière.
Chacune de ces formes dissociées représente un des stades du processus normal. La maladie décompose l'acte complexe, et jusqu'à un certain point suivant le plan même de sa formation et de son fonctionnement. La pathologie nous permet de vérifier notre analyse.
[1] Je publie en tête de cet ouvrage, sous forme d'introduction, la plus grande partie d'une conférence que j'ai faite à Oxford en 1926, The Zaharoff Lecture, Oxford, Clarendon Press.
[2] Cours de linguistique générale, 25.
[4] Ibid., 31. De la même manière Harold Palmer distingue la somme des conventions linguistiques adoptées et systématisées par un groupe social (Language) et la somme des activités physiques et mentales qui sont à l'œuvre quand un sujet communique avec un autre (Speech) : voir Harold PALMER, Memorandum on Problems of English Teaching, Tokio, 1924 ; Voir JESPERSEN, Mankind, National and Individual, from a Linguistic Point of View, Oslo, 1925.
[5] En ce sens SAPIR (Language) a tout à fait raison d'écrire qu'il n'y a pas à proprement parler d'organes phonateurs, les poumons, le nez, la langue, etc., ayant, leur fonction biologique propre. Ils ont été détournés de cette fonction pour le langage, qui n'est pas une activité, élémentaire assurée par des organes biologiquement affectés à cette fonction. Le langage est une « superstructure ». C'est un réseau complexe et très entrecroisé d'ajustements dans le cerveau, le système nerveux, les organes articulatoires et auditifs, p. 8.
[6] Combien du reste il est difficile de définir cette norme, c'est ce qui ressort du livre déjà cité de JESPERSEN, p. 84 et suiv.
[7] JESPERSEN, Mankind p. 84 et suiv.
[8] Voir Traité de Psychologie de DUMAS, t. I, p. 833.
[9] SIMON, Psychologie expérimentale, p. 187 et suiv.
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