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Préface
Mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l’Inde
TOME PREMIER
Quoique les nations européennes aient eu des établissemens dans l'Inde depuis plus de trois siècles, ce n'est que dans ces derniers temps qu'on a pu obtenir des détails authentiques sur les peuples qui habitent ces vastes contrées, et dont l'antique civilisation, le gouvernement, les mœurs, la religion et les coutumes paraissent néanmoins si dignes de fixer l'attention.
On ne saurait révoquer en doute que les sciences et les arts florissaient parmi eux, à une époque où nos pays les plus civilisés étaient encore plongés dans les ténèbres de l'ignorance. Les formes variées de leurs institutions politiques et civiles; leurs connaissances en mathématiques, et principalement en astronomie ; leurs systèmes de métaphysique et de morale avaient rendu au loin les Indiens célèbres, et la renommée de leurs philosophes avait pénétré jusqu'en Europe.
La plupart des relations inexactes et souvent contradictoires qui ont paru de notre temps sur l’Inde sont tombées dans un discrédit justement [xii] mérité. Enfin, des sociétés littéraires établies sur les lieux mettant à profit les avantages de leur situation, ont porté un premier coup d'œil scrutateur sur ces archives des connaissances divines et humaines, que leurs dépositaires avaient eu jusque-là grand soin d'envelopper d'un voile mystérieux ; et sans doute les membres distingués par leur érudition qui composent ces réunions savantes, et qui ont fait une étude particulière des langues du pays, ne négligeront pas de puiser abondamment aux sources dont l'accès leur est ouvert.
Car, il faut l'avouer, les renseignemens que nous possédons sur les Indiens, sont peu de chose en comparaison de ceux qu'il serait important de recueillir. Ainsi l'histoire ancienne de leur pays est encore reléguée dans le vague des chimères et des fables. Par malheur, il règne tant d'incohérence, tant d'obscurité dans les monumens écrits qui pourraient seuls conduire à la découverte de la vérité, qu'il n'est guère présumable que jamais ou parvienne à débrouiller, d'une manière plausible, ce chaos d'extravagances.
Les plus estimés et les plus généralement connus de ces monumens sont le Ramayana, le Bagaratta et le Maha-baratta. Mais les notions que leurs [xiii] auteurs ont essayé de transmettre sur la chronologie, sur l’époque, la succession et la durée des diverses dynasties; sur les héros indiens, leurs guerres et leurs prouesses; sur les révolutions du pays, et sur les causes qui les ont occasionnées; sur les premiers législateurs; sur l’invention et l'établissement des sciences et des arts; tous les faits les plus intéressans, en un mot, s’y trouvent comme enfouis et confondus dans un abîme ténébreux de contes pitoyables.
On verra, dans le livre que je publie, jusqu’à quel degré les Indiens portent la crédulité et l’amour du merveilleux. Leurs premiers historiens, poètes dans toute l’étendue du terme, jugèrent qu'ils n'avaient rien de mieux à faire que de se conformer au génie et au goût du peuple pour lequel ils écrivaient. Guidés par le désir de plaire pour être lus, ils accoutrèrent la vérité d'un costume grotesque qui la rendit méconnaissable, et la Clio indienne fut transformée en une magicienne opérant des prodiges par la vertu de sa baguette.
Leurs successeurs, mus par les mêmes motifs, crurent aussi qu'il y allait de leur gloire d'enchérir sur leurs modèles, et de les surpasser en folles conceptions.
[xiv]
En attendant que d'autres plus habiles osent s'enfoncer dans ce labyrinthe inextricable pour moi, j'offre au public un grand nombre de documens authentiques que j'ai pris soin de recueillir, et qui, la plupart ignorés ou peu connus, ne paraîtront pas peut-être dénués d'intérêt. J'ai la confiance, au moins, qu'ils offriront d'utiles matériaux aux savans qui entreprendraient un travail plus complet et plus méthodique sur les peuples de l'Inde; tâche bien au-dessus de mes forces, et que d'ailleurs la privation de tout secours littéraire, mon isolement et la nature de mes liaisons presque exclusivement bornées à la fréquentation des naturels du pays, ne me permettaient pas de m'imposer à moi-même.
Cette édition a été revue, corrigée avec soin, et augmentée de divers détails curieux qui n'existaient point dans le manuscrit original. Je n'ai cependant fait aucun changement notable dans l'ordre et le classement des matières; cinq ou six chapitres ajoutés, et des rectifications ou des développemens dans le reste de l'ouvrage, sont ce qui constitue la différence entre ce nouveau travail et l'ancien. Depuis l'édition en anglais qui en a parti, il s'est opéré de grands changemens politiques [xv] parmi les peuples dont j'ai esquissé le caractère et les institutions ; mais comme ces révolutions étaient étrangères à mon premier cadre, je n'ai pas cru devoir, en m'en occupant, sortir des limites dans lesquelles j'avais jugé convenable de me circonscrire.
Dans tout ce qui a trait à l'administration de la presqu'île, les lecteurs s'apercevront aisément que j'ai en vue les gouvernemens antérieurs à celui qui s'est rendu l'arbitre des destinées des nations indiennes, en les affranchissant du joug de fer de cette longue série de tyrans, sous l'oppression desquels elles gémirent durant tant de siècles.
Ce colosse énorme de pouvoir, qu’un gouvernement européen est venu à bout d'établir dans l’Inde sans de très-grandes difficultés et sans occasionner des secousses trop violentes, a rempli les Indiens d'admiration, et a pleinement convaincu toutes les puissances asiatiques de la grande supériorité des Européens dans tous les genres, mais surtout dans l'art de subjuguer les peuples et de les gouverner.
Nous nous étonnons à la vue d'une domination dont l'existence paraît tenir du merveilleux; on a peine à concevoir comment une poignée d'hommes [xvi] sont venus à bout de ranger à l'obéissance cent millions d'habitans dispersés sur une étendue de pays de vingt-quatre degrés du nord au sud, et de presque autant de l'est à l'ouest; comment ils peuvent contenir dans les bornes du devoir et de la dépendance une population dont les croyances, les usages, les coutumes et le genre de vie sont presque toujours en opposition avec les leurs.
On se rendrait aisément raison d'un pareil phénomène, si l'on fixait son examen, d'un côté sur le génie, le caractère et les institutions des peuples gouvernés, et, de l’autre, sur le système adopté par ceux qui les gouvernent. De tout temps les Indiens, accoutumés à courber la tête sous le joug d'un despotisme cruel et oppresseur, montrèrent une froide indifférence pour ceux qui le leur faisaient porter : peu leur importaient que les princes sous lesquels ils gémissaient, fussent indigènes ou étrangers. Les vicissitudes fréquentes qu'éprouvèrent les hommes revêtus du pouvoir, fixèrent à peine les regards de leurs sujets; jamais la chute d'un de ces tyrans n'inspira les moindres regrets; jamais l'élévation d'un autre ne fit éclater les transports de la joie. L'espérance d'un avenir meilleur, et la crainte de voir leurs maux aggravés, étaient [xvii] des sentimens qu'une dure expérience leur avait appris à méconnaître. La fable de l’âne pressé par son maître de fuir loin des voleurs qui s’approchaient pour l'enlever, est parfaitement applicable à ces peuples. Quelles que fussent les mains entre lesquelles les chances de la fortune ou des armes plaçaient les rênes de l'état, ils s'estimaient assez heureux lorsqu'on laissait intactes leurs institutions religieuses et domestiques.
Le pouvoir européen maintenant établi dans l'Inde, n'est, à proprement parler, étayé ni sur la force physique, ni sur l’ascendant moral : c'est une espèce de vaste machine compliquée, mue par des ressorts qui y sont adaptés avec industrie. Sous la puissance brahminique [1], les Indiens détestaient le gouvernement, mais ils chérissaient et respectaient les gouvernans ; sous la puissance européenne, ils haïssent et méprisent au fond de cœur les gouvernans, niais ils chérissent et respectent le gouvernement.
En effet, s'il est possible que la condition des [xviii] Indiens soit améliorée, c'est à la réforme récemment opérée dans leur régime politique qu'ils devront ce résultat désirable. Quoi qu'en aient pu dire des frondeurs prompts à tout blâmer; quelque réels même que puissent être les abus partiels introduits dans le nouvel ordre de choses par l'ignorance, l'intérêt personnel ou les préjugés, et qui, sont inséparables de toute grande administration, il n'est pas présumable qu'une nation éminemment distinguée par ses principes de bienfaisance et d'humanité, et surtout par l'impartiale justice dont sont appelées à jouir toutes les classes de citoyens qui la composent, il n'est pas présumable, dis-je, que cette nation s'aveugle jamais au point de compromettre la noblesse de son caractère, en refusant de faire participer à ces avantages un peuple qui vit paisiblement sous sa domination.
Mais, j'ose le prédire, vainement on tentera de porter la condition sociale des Indiens à un degré d'amélioration considérable. Leur caractère, leurs principes, leurs mœurs, un attachement sans bornes et inaltérable à leurs antiques usages, y opposeront, sans cesse des obstacles invincibles. Pour rendre un peuple heureux, il faut au moins qu'il souhaite de le devenir, et qu'il veuille de [xix] son côté coopérer aux dispositions favorables de ceux qui travaillent à ou bonheur : or les Indiens ne me paraissent ni posséder ce désir, ni être portés à une pareille coopération. Toute réforme évidemment utile à leur bien-être est repoussée par eux obstinément, pour peu qu'elle porte atteinte ou à leur manière de vivre, ou au plus absurde de leurs préjugés, ou à la plus puérile de leurs routines.
Cependant l'esprit de justice et de prudence avec lequel le gouvernement actuel s'applique à rendre ces peuples moins malheureux qu'ils n'étaient, la sollicitude qu'il témoigne pour accroître leur aisance, et, par-dessus tout, le respect inviolable qu'il a constamment manifesté pour les coutumes et les croyances du pays ; enfin, la protection qu'il accorde également au faible et fort, au brahme et au pariah, au chrétien, au mahométan et à l'idolâtre, ont encore plus efficacement contribué à consolider sa puissance, que ne l'avaient fait ses victoires et ses conquêtes.
Une cause non moins puissante de stabilité et de force pour ce gouvernement, c'est la sagacité qu’il a fait paraître dans le choix des personnes destinées à occuper des places et des emplois. En [xx] fait de noblesse de sentimens, d'éducation et de capacité, il serait difficile de trouver un ensemble de magistrats plus capables de remplir avec zèle et distinction les fonctions plus ou moins importantes qui leur sont confiées.
Durant les trente années que j'ai passées à parcourir diverses provinces de l'Inde, j'ai eu l'honneur de connaître un grand nombre de ces magistrats; et je me plais à rendre hommage ici aux excellentes qualités de l'esprit et du cœur que j’ai presque toujours remarquées en eux.
Délaissé sur ces plages étrangères au moment où ma patrie était en proie à toutes les horreurs d’une révolution désastreuse, j’ai sans cesse reçu deux l'accueil le plus hospitalier. Lors même qu'une guerre acharnée eut aigri les préventions contre le nom français, je ne trouvai au sein des dominateurs de l'Inde que des amis et des bienfaiteurs. Pourquoi la crainte de blesser leur modestie m'interdit-elle de consigner ici, en témoignage de ma reconnaissance, les noms de plusieurs de ces hommes aussi distingués par leur mérite que par leur rang ! Mais, dussé-je encourir le reproche d'indiscrétion, il en est un que je ne passerai point sous silence : eh ! pourrais-je sans ingratitude m'abstenir [xxi] de déclarer publiquement tout ce que je dois à l'honorable M. Arthur-Henry COLE, résident britannique dans le Meissour ! Ce digne magistrat, si connu dans toute l'Inde par ses vertus publiques et privées, par son inépuisable bienfaisance et l'urbanité de ses manières, recueille le prix de son heureux naturel par l'amour que lui portent les indigènes placés sous son administration, qui lui ont déféré d'une commune voix le doux et glorieux nom de père du pays : le souvenir du bien qu'il a fait aux habitans du Meissour vivra longtemps dans leur mémoire. Quant à moi, rien n'est au-dessus des bienfaits dont il m'a comblé pendant le séjour de plus de vingt ans que j'ai fait dans la province soumise à son autorité. Si cet écrit lui parvient, puisse-t-il y reconnaître l'expression vraie des sentimens de vénération et de gratitude que je conserverai pour lui jusqu'à mon dernier souffle de vie.
Certes, on me taxerait d’une aveugle prévention, si j'allais jusqu'à affirmer que tous les dépositaires du pouvoir méritent sans exception des éloges. Nous ne sommes plus aux siècles des prodiges. Oui, Il est vraisemblable, il est certain même que les mains occupées à faire mouvoir les rouages de [xxii] ce grand corps politique, ne sont pas toutes également pures. Mais il règne un tel système de surveillance et de subordination, que l'homme ébloui par l'appât du gain qui se laisse entraîner hors de la ligne de ses devoirs, ne saurait se flatter de dérober longtemps ses malversations à l'œil vigilant de l'autorité supérieure. Le libre accès que celle-ci accorde aux plaintes des citoyens, quelque obscurs qu'ils soient, est une garantie du redressement de leurs griefs, s'ils sont fondés, et de la cessation des abus dont ils ont pu être les victimes.
On a dit qu'un pouvoir colossal dont la base ne repose ni sur l'appareil de la force, ni sur l'affection et l'estime des peuples, doit tôt ou tard s'écrouler sous son propre poids.
Je suis loin de partager cette opinion dans la généralité de ses conséquences. Le gouvernement actuel se trouve dans une attitude qui lui laisse peu de chose à appréhender du dehors. Il est, à la vérité, comme tous les empires, soumis aux chances éventuelles des commotions intestines, des révoltes militaires, du soulèvement des peuples subjugués. Mais rien de semblable ne paraît à redouter pour lui, tant qu'il maintiendra parmi [xxiii] ses troupes l'exacte discipline et le bien-être qui y règnent; tant qu'il s'appliquera à rendre son joug presque insensible, en laissant à ses administrés le libre et plein exercice de leurs usages religieux et civils.
L'inconvénient le plus à craindre, selon moi, c'est l'exiguïté des richesses du pays; c'est la misère et la nonchalance de ses habitans. Un gouvernement à qui son intérêt bien entendu conseille de n'être ni injuste ni oppresseur, trouvera-t-il longtemps dans l'empire immense qu'il a fondé, les ressources suffisantes pour faire face aux frais dispendieux de son administration ? Dieu seul, au reste, connaît la destinée future des états !
Je reviens au contenu de cet ouvrage. Durant mon séjour prolongé dans l'Inde, je n'ai laissé échapper aucune occasion de recueillir des matériaux et des renseignemens. Les sources où l'ai puisé, sont en partie les livres indiens les plus estimés dans le pays. J'ai mis aussi à contribution quelques mémoires détachés que le hasard a fait tomber entre mes mains, toutes les fois que j'ai pu me convaincre de l'authenticité des faits qui s'y trouvaient consignés. Mais c'est surtout à mes communications libres et familières avec différentes [xxiv] classes d'indigènes, que je suis redevable de la plupart des notions dont j'offre le tribut au public. Enfin beaucoup d'Européens établis dans l'Inde auraient sans doute été capables de remplir plus habilement que moi la tâche que je me suis imposée, mais je ne crois pas qu'aucun autre se soit trouvé dans une position aussi favorable pour réunir des informations exactes, ni qu'il eût mis plus de zèle à se les procurer.
Dès ma première apparition parmi les naturels de l'Inde, je reconnus la nécessité indispensable de gagner leur confiance. Pour y parvenir, je me fis une loi de vivre comme eux : j'adoptai leurs vêtemens ; j'étudiai leurs habitudes, leurs manières d'agir et de converser dans le monde, afin de m'y conformer ; j’allai jusqu'à ne point montrer de répugnance pour la plupart de leurs préjugés. C’est cette conduite circonspecte qui me valut en tout temps un accueil facile et exempt de méfiance de la part des citoyens des diverses tribus, et qui me fournit souvent l'occasion de recueillir de leur propre bouche des particularités curieuses ou intéressantes.
En mettant au jour ce recueil de mes observations, l'audace d'aspirer à la palme littéraire était [xxv] bien loin de ma pensée. J'ai tenu note de ce que j’ai vu, de ce que j'ai entendu de ce que j'ai lu. Je l'ai rédigé avec simplicité et bonne foi. Si, de loin à loin, j’ai hasardé quelques réflexions, quelques conjectures, qu’on se garde bien d'en inférer que j’ai voulu, par une vanité irréfléchie, faire parade d'une érudition et d'une profondeur que je ne possède pas. En vain la censure la plus acerbe viendrait attaquer mon travail; elle ne me reprocherait que ce que je me reproche à moi-même en toute humilité. Ce travail, je le sais, aurait pu recevoir des formes plus agréables, plus animées, plus méthodiques; bien des passages appelaient une discussion approfondie, une critique éclairée, des rapprochemens judicieux; un style plus correct, plus brillant, aurait dissimulé la sécheresse de certains détails. Mais que le lecteur indulgent daigne réfléchir aux circonstances qui m'ont mis hors d'état de satisfaire à tant de conditions. Séquestré pendant plus de trente ans, de tout commerce avec mes compatriotes; n’entretenant que des relations rares et sans suite avec des Européens; passant ma vie dans des villages, au sein d’une population agreste et grossière; privé de la ressource de ces riches dépôts où l'on petit puiser à pleines [xxvi] mains, et se faire honneur, avec un peu d'adresse, des idées et de l'érudition de ses devanciers; ne pouvant invoquer les conseils et les lumières d'aucun homme éclairé; n'ayant pour toute lecture que ma bible, et quelques écrits sans mérite et de peu d'intérêt, que le hasard plutôt que mon choix me faisait tomber entre les mains; réduit enfin à m'aider du souvenir imparfait de ce que j'avais lu ou appris dans ma jeunesse, j'ai dû faire et j'ai fait un ouvrage défectueux. Mais convaincu que les notes que j’avais pris tant de peine à rassembler, offriraient d'utiles matériaux à des mains plus habiles, je n'ai point hésité à les livrer au public.
Un motif d'un plus grand poids à mes yeux a influé encore sur ma détermination. En traçant un tableau fidèle des turpitudes et des extravagances du polythéisme et de l'idolâtrie, j'ai pensé que sa laideur ferait ressortir avec un immense avantage les beautés et les perfections du christianisme. Ainsi les Lacédémoniens, pour inspirer à leurs enfants l'horreur de l'intempérance, exposaient aux regards de ceux-ci des esclaves ivres. Tout porte à penser que la connaissance du vrai dieu n’était point étrangère aux Indiens, lorsqu'ils se réunirent en corps de nation : car qui pourrait douter que [xxvii] notre religion sainte n'ait été, dès l’origine du monde, celle de tous les hommes; qu'elle ne fût destinée à étendre jusqu'à la fin des siècles sa bienfaisante domination sur l'universalité des descendans de notre premier père, si cet ordre établi par Dieu même, si les traditions primitives, eussent été soigneusement respectés. Malheureusement les passions prirent le dessus; la corruption répandant ses ravages sur des nations entières, les hommes s'y firent une religion plus appropriée à la dépravation de leur cœur. Cependant que sont devenues ces innombrables divinités de la Grèce et de Rome ? elles ont passé comme une vaine et fugitive fantasmagorie. Faisons des voeux pour que le Tout-puissant fasse luire le flambeau de la vérité sur les belles contrées qu'arrose le Gange ! Sans doute le temps est bien éloigne encore où l'opiniâtre Indien, ouvrant enfin les yeux à la lumière, s'arrachera à ses ignobles superstitions : mais, gardons-nous d'en désespérer, un jour viendra où l'étendard de la croix brillera sur les pagodes de l'Inde, comme il brille sur le capitole.
Certaines particularités que le rapporte dans cet ouvrage, paraîtront difficiles à croire. Tout ce que je puis répondre à cela, c'est que je n'en ai adopté [xxviii] aucune, sans m'assurer avec un soin extrême de leur authenticité. Au surplus, ou hésitera infiniment moins à reconnaître la véracité de mes récits, quand on se sera fait une idée exacte des mœurs éminemment originales du peuple indien; mœurs dont on ne trouve le type, ni rien qui en approche, chez aucune autre nation, ni ancienne, ni moderne.
En parlant des usages des castes, je dois prévenir que j'ai recueilli mes renseignemens parmi celles qui habitent les provinces au sud du Krichna, où j’ai passé moi-même la plus grande partie du temps de mon séjour dans l'Inde. Je n'affirmerais pas que ces usages soient les mêmes au nord de ce fleuve et dans l'Indostan : mais s'il existe des différences, il est vraisemblable qu'elles portent seulement sur des points de forme. Il n'est pas de lieu qui n'ait quelques coutumes, quelques pratiques qui lui sont propres; or il serait impossible de les faire connaître toutes. Mais les constitutions fondamentales des castes sont au fond les mêmes.
On peut dire encore que, quelle que soit la multiplicité des nuances entre les castes, quelle que soit la diversité des coutumes qui les régissent les croyances religieuses sont, à de légères dissidences [xxix] près, un point de réunion qui forme de tant d'élémens disparates un tout pour ainsi dire homogène. L'uniformité des préjugés, des manières, des règles de décence et de civilité dans le commerce de la vie, donne aussi aux différentes masses de population, un air de famille qu'il est difficile de méconnaître. Ce que j'avance ici ne doit pas s'entendre néanmoins d'une manière trop exclusive : certainement, sur un aussi vaste territoire, les idiomes, les inclinations et les habitudes, présentent de fréquentes anomalies qui tiennent aux localités. Ainsi, par exemple, un observateur attentif trouverait, sous ce dernier rapport, moins de ressemblance entre un Tamoul et un Canara, entre un Télinga et un Mahratte, qu'entre un Français et un Anglais, entre un Italien et un Allemand.
Même en passant d'une contrée dans une autre, les Indiens ne se dépouillent jamais de ces traits caractéristiques qui, si je puis m'exprimer ainsi, appartiennent au terroir; ils conservent au sein de leur nouvelle patrie, le langage et les coutumes de leur pays natal.
On compte sur la côte du Malabar, dans un espace de cent lieues du nord au sud, cinq différentes peuplades qui y sont établies de temps immémorial : [xxx] ce sont les Nairs ou Naïmars, les Kourags ou Koudagous, les Toulouvas les Konkanys et les Kanaras. Quoique amalgamées en quelque sorte ensemble, ces peuplades conservent encore chacune aujourd'hui le langage et les mœurs des lieux d'où elles ont tiré leur origine. La même particularité se fait remarquer sur tous les points de la presqu'ile, et notamment dans le Dravida (Tamoul) et le Meissour, où sont établies depuis plus d'un siècle de nombreuses familles de Télingas dont les ancêtres, pour différentes causes, furent contraints d'abandonner le sol qui les avait vus naître. Le souvenir de leur première origine est toujours gravé dans leur mémoire, et elles ont constamment évité d'emprunter à leur pays adoptif rien de ce qui lui est particulier.
Il est vrai qu'il règne à cet égard la plus parfaite tolérance. Libre à tout Indien d'aller fixer son domicile partout où bon lui semble ; personne ne trouvera mauvais qu'il y vive à sa manière, qu’il parle comme il l’entendra, qu'il persévère dans les habitudes qu'il a contractées : tout ce qu'on exige de lui, c'est qu'il se conforme aux principes de civilisation, de décence et d'urbanité généralement reconnus.
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La caste des brahmes m'a paru mériter plus spécialement mon attention. C'est celle où les usages et les pratiques sont le plus scrupuleusement observés. Mais toutes les personnes qui ont visité l'Inde, ou qui ont quelque notion du caractère des brahmes, de la haute opinion qu'ils ont d’eux-mêmes, et de la distance à laquelle ils se tiennent du commun des hommes ; ces personnes-là, dis-je, auront pu juger combien il est difficile de se familiariser avec ces hautains personnages, et même de les approcher. La haine et le souverain mépris qu'ils nourrissent dans leur âme pour tous les étrangers, pour les Européens surtout ; la jalouse inquiétude avec laquelle ils s'efforcent de dérober ,aux regards des profanes les mystères de leur religion, les archives de leurs connaissances et leur vie domestique, élèvent entre eux et l'observateur une barrière qu'il est presque impossible de franchir.
Cependant, par des voies détournées et à force de persévérance, je suis venu à bout de surmonter la plupart des obstacles devant lesquels bien d'autres personnes avant moi avaient échoué. Je pense donc que les détails presque minutieux dans lesquels je suis entré, compléteront tout ce qu'il [xxxii] est utile de savoir sur les cérémonies et les usages religieux des Indiens.
J'ai divisé cet ouvrage en trois parties.
La première offre un aperçu général de la société dans l'Inde, et contient des détails relatifs à toutes les classes de citoyens.
Dans la seconde, je traite plus spécialement de ce qui a rapport à la caste des brahmes, soit exclusivement, soit en commun avec les autres castes.
Les dogmes religieux et la théogonie des Indiens font la matière de la troisième partie.
Parmi les pièces rejetées dans 1'Appendix, j’ai pensé qu'on ne lirait pas sans intérêt la notice sur les Djeinas. Ces schismastiques sont fort nombreux dans les provinces occidentales de la presqu'ile, et surtout sur la côte du Malabar, où ils composent la majorité de la population. Ils forment une classe entièrement distincte, et diffèrent des brahmes sur des points essentiels de doctrine et de pratique.
[1] Le gouvernement de tous les princes indous, et souvent celui des mahométans, n'était, à proprement parler, qu'un gouvernement brahminique; tous les emplois de confiance étant exercés par des brahmes.
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