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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Henri Maspero (1882-1945) [sinologue, professeur à La Sorbonne] et Jean Escarra (1885-1955) [Professeur à la Faculté de Droit de Paris, Conseiller du Gouvernement Chinois], LES INSTITUTIONS DE LA CHINE. Paris: Les Presses Universitaires de France, 1952, 176 pages. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris. Extrait : Les Mongols avaient imposé à la Chine un régime politique et social dont le trait dominant était surtout la discrimination qu’il établissait à l’encontre des Chinois. Cependant, les nombreuses rébellions populaires qui éclatèrent pendant la deuxième moitié de la domination des Yuan n’eurent qu’un caractère économique et social. La révolte de Tchou Yuan-tchang, petit cultivateur misérable, qui, successivement moine et bandit, fonda la dynastie Ming, ne prit l’orientation d’un mouvement national anti-étranger que lorsque les Mongols eurent aggravé leurs lois raciales en guise de représailles. Mais en se présentant ainsi comme une réaction contre tout ce qui était étranger, ce mouvement national accusa la tendance naturelle de la communauté chinoise à se croire le centre du monde, à mépriser les « Barbares » et à poursuivre en vase clos le développement de sa civilisation, malgré l’expansion de l’Empire vers le Sud et les voyages maritimes de Tcheng Ho. Dans les premières années de la dynastie, des mesures hostiles furent prises contre les grands propriétaires fonciers. Nombre d’entre eux furent obligés de s’établir à la capitale, alors Nankin, ce qui réduisit l’influence qu’ils tiraient de la possession de leurs domaines. Les terres furent redistribuées aux paysans, de nouveaux registres fonciers furent établis. Les biens ecclésiastiques furent réduits et soumis à l’impôt. Mais ces mesures ne furent que partiellement appliquées et comme l’empereur dépendait des grands propriétaires pour le financement de ses armées, il lui était difficile d’insister. D’autre part, Tchou Yuan-tchang, devenu l’empereur T’ai-tsou, chercha à renforcer sa position en recréant une féodalité composée de ses parents et de ses partisans. D’énormes domaines furent ainsi conférés en fiefs, des pensions très élevées furent servies aux membres de la famille impériale et aux grands fonctionnaires. En fait, la puissance et la richesse acquises par ces féodaux devinrent rapidement une menace pour le Trône. Les marchands beaucoup d’entre eux étaient des étrangers firent aussi l’objet de mesures défavorables, prises à l’instigation des propriétaires fonciers. Mais ces mesures, elles aussi, n’atteignirent pas leur but. En réalité, c’est un trait essentiel de la société chinoise des Ming que l’apparition d’une grande bourgeoisie financière dans les villes, bourgeoisie pour qui le commerce remplace la terre comme incarnation idéale et lieu d’investissement pratique des richesses. L’ancienne « gentry » purement terrienne n’était plus seule à occuper la première place. Elle n’avait plus le monopole de fournir à l’Empire ses cadres administratifs. La nouvelle bourgeoisie, elle aussi, orientait ses fils vers les examens. Mais, aussi longtemps que cette classe n’eut pas atteint sa pleine puissance financière, les jeunes lettrés eurent à supporter les grosses dépenses afférentes aux examens successifs auxquels ils se présentaient. Beaucoup d’entre eux attendaient des années avant d’obtenir un poste. Et leur premier soin, en entrant dans la carrière officielle, était de récupérer sur leurs administrés les sommes qui leur étaient nécessaires pour payer leurs dettes. L’empire proprement chinois des Ming était plus vaste que celui des Yuan, sa population était plus considérable et le nombre des fonctionnaires allait croissant. Mais les traitements dérisoires qui leur étaient assurés par l’État rendaient ces fonctionnaires trop aisément accessibles aux tentations. La corruption ne cessa dès lors de se répandre, et c’est peut‑être à l’époque Ming que ce trait caractéristique de la société chinoise apparut le plus accentué. Cette corruption, et la démoralisation qui en résulta, furent aggravées par la prépondérance acquise par les eunuques. Jamais peut‑être, dans l’histoire chinoise, ceux‑ci ne furent plus puissants et plus néfastes que sous les Ming, si l’on néglige les méfaits que leur laissa commettre plus tard l’impératrice mandchoue Ts’eu-hi. Les eunuques devinrent alors un facteur d’une importance considérable et jouèrent leur rôle dans les luttes que menèrent les unes contre les autres les factions cherchant à prendre le pouvoir, telles que celle dirigée par Hou Wei-yong, par exemple. L’interminable querelle entre les lettrés et les eunuques reprit de plus belle, avec Wang Tchen puis Lieou Kin, l’ennemi de Wang Yang-ming. Après la mort de l’empereur Chen-tsong (Wan-li), en 1619, ces rivalités sanglantes atteignirent une violence sans précédent. La cruauté de l’eunuque Wei Tchong-hien détermina les lettrés à s’unir en une sorte d’organisation de défense camouflée en académie, le parti Tong lin. La lutte implacable qui s’ensuivit fut une des causes immédiates de la chute de la dynastie. Comme à l’ordinaire, la classe paysanne faisait les frais de tous ces désordres. Les dépenses militaires, dans le second quart du XVIIe siècle, atteignaient presque la moitié du montant total des impôts de l’Empire. Les taxes augmentaient sans cesse et le poids en était d’autant plus lourd que la population était appauvrie par le brigandage constant. Dans bien des endroits, les paysans s’enfuyaient et laissaient leurs terres à l’abandon. Le monopole du sel et les exactions auxquelles il donnait lieu multipliaient les bandits et les hor-la-loi. Enfin, le système des grands domaines créés en faveur des princes, des princesses et des favoris ajoutait à l’exaspération des paysans chassés de leurs champs et les rejetait parmi les rebelles. Les Mandchous, on l’a vu, conquirent la Chine en partant d’un État de culture mixte bâti sur la frontière Nord-Est. A cet État, créé sur une base bureaucratique chinoise, furent intégrées certaines caractéristiques féodales, la cohésion d’un système de clans et, comme annexe, le vasselage de tribus mongoles. L’État était fondé sur une organisation militaire de huit « bannières », k’i, organisation copiée sur le modèle chinois des gardes‑frontières, wei, des Ming, mais mélangée d’éléments féodaux et il était gouverné par le clan impérial mandchou Aisin Kioro et par l’empereur. On sait comment Li Tseu-tch’eng avait essayé d’établir une dynastie « de l’intérieur », ce qui obligea les Mandchous à lutter contre lui. Li n’était qu’un bandit ordinaire et l’organisation qu’il tenta n’avait pas la solide infrastructure de celle des Mandchous. Son échec final tint à sa fragilité économique et au fait qu’il ne trouva aucun appui dans la classe dirigeante, celle des lettrés et des grands propriétaires. Pour ceux‑ci, il était un rebelle, tandis que les Mandchous représentaient l’ordre traditionnel chinois, favorable aux mandarins et à l’aristocratie terrienne. Un fonctionnaire chinois confucianiste préférait donc tout naturellement, à un rebelle chinois, des étrangers respectueux de l’idéal chinois classique. « Par la conquête, dit la proclamation impériale, l’on a élevé notre vieil État pour recevoir le nouveau mandat », souei kiu kieou pang tan ying sin ming. Les Mandchous traitèrent de manière égale Chinois, Mongols, Tibétains. Mais ils conservèrent leur organisation en bannières et un gouvernement central mandchou à Moukden avec six ministères, succursales de ceux de Pékin, et ceci dura jusqu’en 1907. Les bannières furent utilisées pour établir des garnisons dans la capitale et aux points stratégiques de l’Empire. Leurs membres demeurèrent complètement en dehors de la société chinoise, du fait des interdictions de mariage et aussi parce qu’ils ne pouvaient exercer aucune profession à l’exception de celle de soldat-cultivateur. Mais les Mandchous conservèrent l’organisation administrative chinoise et, pour les Chinois, le système des examens. La classe des lettrés et des grands propriétaires avait d’abord hésité à se rallier aux conquérants. Des princes Ming conservèrent longtemps encore des partisans dans les provinces méridionales et se firent à diverses reprises reconnaître comme protecteurs de l’Empire, kien kouo, ou même comme empereurs. Mais l’arrivée des Mandchous à Nankin jeta le trouble dans la classe dirigeante. Des milliers de lettrés, de fonctionnaires, de propriétaires, réduits au désespoir, eurent recours au suicide. Puis, comme les Mandchous eurent soin de ne pas intervenir dans la propriété du sol, et que, d’autre part, ils établirent à Pékin un gouvernement solide, libéré de l’influence des eunuques et des vieilles factions, les lettrés affluèrent à la capitale et retrouvèrent leur prestige. Des empereurs férus de culture chinoise, tels que K’ang-hi et K’ien-long, favorisèrent la classe dirigeante. Les paysans eurent moins à souffrir des exactions habituelles. La corruption qui avait entraîné la perte des Ming fut tenue en échec. Cet heureux état de choses dura jusque vers le milieu du XVIIIe siècle. Cette époque, qui vit une fois de plus l’apogée de l’Empire chinois et de la civilisation chinoise, offre l’image d’une société stable, imprégnée d’ordre confucianiste. Mais ce devait être l’ultime rayonnement de la Chine classique. Un siècle et demi suffit pour consommer la ruine de la dernière dynastie. Les signes de la décadence apparurent dans les activités de la société secrète du Lotus Blanc, qui suscita des révoltes chez les paysans et dans l’opposition anti-mandchoue de divers groupes de lettrés, opposition que K’ien-long réduisit par une « inquisition littéraire » qui n’épargna ni les œuvres, ni les hommes. Quant aux causes de la décadence, elles sont connues. L’une des plus profondes réside dans l’énorme accroissement de la population, passée, en trois siècles, de 60 millions à 400 millions d’âmes, tandis que l’insuffisance des ressources alimentaires, ainsi que l’absence de toute amélioration technique dans le domaine de l’agriculture produisaient un affaissement constant du niveau de vie des masses. Celles‑ci, à la fin des Ts’ing, vivaient dans la misère, la richesse demeurant concentrée entre les mains de la classe dirigeante : lettrés, c’est‑à‑dire fonctionnaires, et grands propriétaires fonciers. D’autre part, aucune industrie ne se développa en Chine avant les dernières années de la dynastie. Les disciplines techniques avaient été tuées depuis longtemps par le triomphe d’un examen littéraire unique habilitant à toutes les charges. L’artisanat chinois, si habile et si industrieux, vivait dans la dépendance de la classe dirigeante. Celle-ci ne connaissait guère que les investissements fonciers et lorsque, avec l’accroissement continu de la population, il y eut de moins en moins de terre par tête d’habitant, cette classe n’était pas préparée à permettre le développement de l’industrie. Au contraire, les fonctionnaires imposèrent toutes sortes de restrictions aux rares industries qui cherchaient à se créer : limitation de la production, établissement de taxes draconiennes, publiques et privées, ingérence dans les transports, etc. De plus, il n’existait pas d’institutions de crédit dignes de ce nom. Les nombreuses banques locales utilisaient leurs modestes capitaux en faisant directement du commerce et non en consentant des crédits à des commerçants ou à des industriels. Dans ces conditions, la Chine devint rapidement un pays pauvre, faible, et la puissance politique des Mandchous ne cessa de décroître. La classe dirigeante, la « gentry », tsin chen, des lettrés et des propriétaires fonciers, n’échappa pas à cette détérioration générale et un grand nombre de ses représentants furent réduits au statut d’une classe moyenne prolétarisée, besogneuse. Cette classe, qui fournissait les fonctionnaires de degré inférieur, devint rapidement une proie pour la corruption, tare congénitale de l’administration chinoise et qui a toujours été l’entrave principale a l’émancipation d’une bourgeoisie du type européen. Le dernier siècle de la dynastie mandchoue rivalisa sous ce rapport avec l’époque Ming. Or, c’est cette société anachronique, attardée dans un monde en proie à d’immenses transformations, qui était entrée en contacts suivis avec l’Occident, depuis l’arrivée des Jésuites sous le règne de Wan-li. Lentement, les conceptions et les techniques de l’Europe, puis de l’Amérique, se répandirent en Chine, surtout dans la classe moyenne. Le monde occidental entraîna de plus en plus la Chine dans son orbite et le développement du commerce international attira les marchands européens vers les ports chinois en nombre croissant. Mais la société agraire chinoise, avec son contrôle officiel des activités économiques, décourageait la formation d’une classe indépendante de commerçants. Le gouvernement impérial était opposé à des formes occidentales de commerce et d’industrie dont la nécessité n’apparaissait pas pour l’ordre social chinois traditionnel. En protégeant leurs activités commerciales et industrielles, confinées dans les « Ports à Traités », par la force et à l’aide de la fiction juridique de l’exterritorialité, les étrangers contribuèrent à aggraver la désintégration économique de l’Empire des Ts’ing. En même temps, les riches propriétaires chinois étaient attirés par les commodités et les agréments de la résidence dans les grands centres du commerce étranger et les marchands chinois investissaient leurs profits dans des propriétés où ils ne résidaient pas. L’absentéisme de cette nouvelle classe de propriétaires fonciers produisit les mêmes effets désastreux que ceux qui s’étaient déjà manifestés au cours de l’histoire économique de la Chine. D’autre part, l’artisanat chinois ne pouvait entrer en compétition avec le machinisme importé par les étrangers. Les revers subis par le gouvernement, dans ses luttes contre ces derniers, les énormes sorties d’argent qui affaiblirent la monnaie chinoise contribuèrent à aggraver la dépression économique. Lorsque la grande révolte des T’ai-p’ing éclata en 1850, les causes en furent essentiellement un mélange de vieux problèmes chinois et de nouveaux problèmes occidentaux dans le triple domaine politique, religieux et économique. L’impératrice Ts’eu‑hi tenta, par tous les moyens, de retarder une évolution qui devait être fatale à sa dynastie et de préserver l’ordre chinois traditionnel. Elle y réussit pendant cinquante ans, avec une habileté géniale. Mais la cause était perdue. Depuis 1912, la Chine, rejetant une civilisation millénaire, cherche, vainement jusqu’ici, son équilibre nouveau. La société chinoise des Ts’ing apparaît dès maintenant comme une pièce de musée.
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