Postface
de Mohammed Harbi (2002)
Nous serions-nous trompés, nous qui pensions que le capitalisme n’était pas un horizon indépassable ? Le socialisme bureaucratique a vécu. Le tiers-mondisme aussi. Leur défaite, précédée de tragédies multiples et d’une dépréciation inédite de la vie humaine, arrange tous ceux qui, en Occident, ont tremblé pour leurs privilèges quand, dans les années soixante, l’initiative est passée du côté des peuples opprimés.
Contraintes et forcées, les grandes puissances industrielles ont alors dû céder du terrain face aux revendications des pays du tiers monde. Depuis, les évolutions récentes les ont confortées dans la certitude qu’il n’est d’autre voie que la leur pour sortir de la nuit et accéder au développement et à la démocratie. Mais dans les faits, elles comptent davantage sur les pressions économiques et idéologiques et sur les institutions financières internationales qu’elles dominent, le FMI et la Banque mondiale.
Reste que la profondeur de la crise du tiers monde nécessite un bilan critique de la période postcoloniale et des idéologies qui ont accompagné ou impulsé le mouvement d’émancipation. Dans cette perspective, la réévaluation de l’œuvre de Frantz Fanon, et notamment Les Damnés de la terre, prend une importance d’autant plus grande que nombre d’idées reçues sur la dynamique révolutionnaire trouvent leur origine dans une vision de l’expérience algérienne l’une des sources de sa réflexion dans ce livre-testament qui sera souvent déformée.
Une des raisons de la force du « fanonisme » est qu’il répondait à l’aspiration des « élites anti-élitistes » du tiers monde de disposer d’une formulation des lois du développement social différente de celle que le marxisme dégradé des staliniens diffusait [308] à l’époque. Fanon défendait le tiers monde par son action et par la connaissance qu’il avait de ses ennemis extérieurs et intérieurs. Je l’ai connu en Tunisie en mai 1959, où nous collaborions tous deux à des instances du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Nous avions en commun une interprétation sociale des événements révolutionnaires et le rejet des rationalisations désincarnées sur le rôle d’avant-garde des intellectuels. Nos désaccords portaient sur le rôle moteur qu’il accordait à la paysannerie, sur sa croyance en une conscience nationale unanime et son approche du phénomène religieux. Sur ce dernier point, Fanon ne pouvait, par situation il vivait au contact de militants plutôt agnostiques , mesurer la place dérisoire que la pensée des Lumières occupait dans les espaces culturels algériens. Cette pensée n’était qu’un petit affluent du fleuve qui était à l’origine de l’adhésion au FLN d’une majorité plus sensible à l’influence de la religion.
Mais cela ne retire rien à l’importance des Damnés de la terre. Tant dans les parties qui font problème que dans celles qui ont une valeur prémonitoire, ce livre nous permet d’engager un débat en profondeur sur le devenir de l’idéal révolutionnaire et de ses retombées actuelles. « Du passé, faisons table rase » : cette idée de L’Internationale, Fanon l’a faite sienne. Et on ne peut comprendre sa problématique en faisant l’impasse sur l’apport de Marx.
C’est avec Marx que prend forme une problématique finalisée et universelle de la révolution. Son analyse de la société capitaliste, fondamentalement européenne, de son temps n’envisage d’alternative qu’entre le capitalisme et le communisme, avec comme acteurs la bourgeoisie pour le premier, le prolétariat pour le second. Les autres classes de la société sont soumises à la dynamique de leur conflit. Le prolétariat est érigé en sujet de l’histoire : porteur de l’universel, il est la force qui, en se libérant de ses chaînes, libère l’humanité. Dans cette analyse, les colonisés ne sont pas au centre de la dynamique historique. (Et, au fond, lorsque le Parti communiste français soumettait le sort des pays coloniaux à l’avenir de l’« Union française », il [309] était dans cette logique : c’était la révolution anticapitaliste de la France qui devait ouvrir la voie de la libération aux colonisés, alliés subordonnés du prolétariat français.)
En Russie, les populistes plaident le principe de la différence russe et contestent les thèses de Marx : ils estiment que la révolution, dans leur pays, sera plutôt paysanne que prolétarienne et évitera l’étape bourgeoise de développement capitaliste pour amener directement au socialisme. Face à cette objection, Marx introduit (dans une correspondance avec les marxistes russes Plekhanov et Vera Zassoulitch) une retouche à son schéma et concède que si la révolution russe donne le coup d’envoi à la révolution prolétarienne en Occident, elle pourra s’accomplir sans que la société russe, alors largement rurale et traditionnelle, passe par l’étape capitaliste. Après la mort de Marx, son compagnon Friedrich Engels revient sur l’idée d’un exceptionnalisme russe : seuls le prolétariat et la paysannerie sont des classes révolutionnaires.
Un tournant dans la formulation du modèle révolutionnaire s’opère avec Lénine : étendant à l’échelle mondiale le principe de la lutte des classes, il continue dans la voie tracée par Marx à inscrire la révolution dans un projet mondial, mais considère qu’elle peut intervenir dans le maillon faible de l’impérialisme, c’est-à-dire dans des sociétés à faible composante industrielle et urbaine et donc à majorité paysanne. Le sujet messianique reste le prolétariat, mais ses intérêts sont pris en charge par un parti, parce que, pense Lénine, livré à lui-même, il est naturellement trade-unioniste. Ce n’était pas l’opinion de Marx. Nous sommes en présence d’une autre conception de la dynamique révolutionnaire. Lénine est un pragmatique et sa pensée est à l’affût de l’événement qui ouvre la voie à la révolution, que ce soit en Orient où il voit mûrir les « matériaux incendiaires de la révolution mondiale » (1908) ou en Europe.
Avec octobre 1917, c’est un pays essentiellement rural qui donne le signal de la révolution, mais l’étincelle n’engendre pas l’incendie espéré. Et c’est le socialisme dans un seul pays.
Dans l’Internationale communiste, des « tiers-mondistes » avant la lettre, le Tatar Sultan Galiev, l’Indien Roy, l’Indonésien [310] Tan Malaka attendaient que le mouvement fasse des peuples coloniaux le moteur de changement et non pas seulement un objet de sa stratégie globale, comme le souligne Maxime Rodinson [1]. Leurs efforts resteront vains mais, à travers bien des péripéties, l’idée fera son chemin, dans le mouvement communiste, avec Mao Dzédoung, et en dehors de lui avec Frantz Fanon. Tous deux mettent l’accent sur la révolution paysanne : ce n’est plus au prolétariat des pays occidentaux d’entraîner les peuples opprimés dans la lutte, c’est la lutte de ces peuples qui déterminera la cause révolutionnaire du prolétariat mondial. Cette vision fait des adeptes, y compris en Europe.
Mais à la différence de Fanon, Mao Dzédoung ne « ruralise » pas sa stratégie : le prolétariat demeure l’avant-garde, par parti communiste interposé. Cependant, Fanon innove. Il ne se contente pas d’une analyse purement économique de l’impérialisme. Il théorise aussi le conflit identitaire et culturel et tente de montrer que les vrais damnés de la terre, les exploités absolus, ce sont les colonisés. Le procès de l’Occident ne s’enferme pas dans la singularité comme chez les nationalistes : c’est l’espérance universaliste qui en est le ressort.
Pour autant, le plaidoyer pour la cause du tiers monde n’est pas aveugle : Fanon a conscience du décalage qui existe entre la base matérielle des pays sous domination et le projet révolutionnaire. Les pesanteurs sociologiques qui hypothèquent le développement et la démocratie ne lui échappent pas. Son expérience africaine, en Tunisie et au Ghana surtout, l’a averti des dérives qui menacent les élites politiques dans la construction des États : autoritarisme, rejet du pluralisme, corruption et personnalisation du pouvoir. Peut-être avait-il aussi comme arrière-pensée, lui, le chantre d’une nouvelle révolution mondiale, l’échec de l’expérience soviétique avec son socialisme dans un seul pays, la transformation des mouvements révolutionnaires en défenseurs de la citadelle et le despotisme d’un parti unique.
[311]
L’actualité politique de Fanon, aujourd’hui, ne s’arrête pas à ces considérations. Nul, avant lui, en Afrique, n’a su analyser les circonstances de la production des élites, leur filiation avec le colonisateur, et souligner l’« élitisme exacerbé » des catégories instruites avec leur conception de leur rôle naturel à diriger et leur discours sur l’immaturité des masses. Un des obstacles à la démocratie et non des moindres gît là.
Il serait donc injuste de ne retenir des Damnés de la terre que des thèmes lyriques discutables, le messianisme paysan, la violence rédemptrice, la constitution artificielle du tiers monde en bloc géopolitique et d’occulter les thèmes d’une actualité brûlante qui nous mettent en garde contre les dangers du romantisme révolutionnaire. Ce n’est pas dans les grandes espérances que réside une demande radicale, mais dans la vigilance sourcilleuse de la pensée critique à l’égard de tout ce qui concourt à favoriser la division en dirigeants et exécutants, de tout ce qui s’érige en bureaucratie revendiquant le savoir et le pouvoir sur des masses définies comme naturellement incompétentes et à soumettre. Ce ne serait là que la permanence de la topologie entre exploiteurs et exploités : les exploiteurs changent, mais les exploités restent les mêmes.
Ajoutons pour finir que l’inspiration de Fanon passe aussi dans la manière dont il comprend sa pratique de psychiatre. L’institution psychiatrique lui apparaît comme une machine à normaliser le « fou » et à lui imposer des normes sans rapport avec ce dont sa parole est l’expression. Inscrit dans le mouvement antipsychiatrique, il mettra l’accent sur la libération de cette parole en renversant la relation entre le médecin et le patient. C’est du côté de la folie que se trouvent une vérité et une authenticité auxquelles il faut laisser son libre exercice. Entre le populisme à dimension libertaire de Fanon et sa pratique médicale, le parallélisme est évident.
[1] Maxime Rodinson, Marxisme et monde musulman, Le Seuil, Paris, 1972, p. 307.
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