Préface
Lucien Febvre
Vers 1450, un peu partout en Occident, mais surtout, semble-t-il, dans les pays du Nord, on mit apparaître des « manuscrits » assez singuliers. Pas très différents, par l'aspect, des manuscrits traditionnels, mais dont on apprend bien vite qu'ils ont été « imprimés » sur du papier ou, parfois, sur une peau rare et fine, le vélin - à l'aide de caractères mobiles et d'une presse. Procédé assez simple. Un vif mouvement de curiosité prend naissance à ce sujet. - De fait, les nouveaux livres vont déterminer des changements profonds non seulement dans les habitudes, mais dans les conditions de travail intellectuel des grands liseurs du temps, religieux ou laïcs. Et ces changements (ne parlons pas de révolution) dépassant leur cadre d'origine vont bientôt marquer leurs effets dans le monde. Étudier ces transformations dans leurs causes et dans leurs effets, montrer comment et pourquoi le Livre est devenu, très vite, ce que le manuscrit n'était ni ne pouvait être, pour des raisons qu'il conviendra de préciser - c'est l'objet même de ce livre. S'il n'avait pas reçu déjà du directeur de la Collection un titre excellent dans sa sobriété :
L'APPARITION DU LIVRE,
on pourrait l'appeler, avec un rien de préciosité,
LE LIVRE AU SERVICE DE L'HISTOIRE.
Donc, point de méprise - et qu'on ne se prépare pas à juger cet ouvrage en le prenant pour autre qu'il n'est. Il ne se propose pas de faire, ou de refaire, l'Histoire de l'imprimerie. Disons, en nous référant au livre de base dont on se sert en France depuis des années déjà : il ne vise point à refaire le Mortet.
Il suppose sans doute que ses auteurs connaissent bien l'histoire du Livre telle que nous pouvons la retracer aujourd'hui - disons, qu'ils soient au courant des travaux accomplis depuis Mortet, et de leurs résultats, toujours précaires d'ailleurs, surtout pour la période obscure des débuts - et parfois bien insuffisants. Mais on n'y trouvera ni un long récit de ce que nous sommes convenus d'appeler « la découverte de l'imprimerie », ni la reprise de vieux débats sempiternels sur la priorité de tel pays sur tel autre, le rôle de tel chef d'atelier par rapport à tel autre, l'attribution à celui-ci plutôt qu'à celui-là et du titre honorifique d'inventeur de l'imprimerie et de certains des plus vieux incunables qui nous sont parvenus. De bons ouvrages existent, qui mettent le lecteur curieux de ces débats au courant des positions récentes. Notre ambition n'est pas d'en composer un de plus.
Le Livre, ce nouveau venu au sein des sociétés occidentales, le Livre, qui a commencé sa carrière au milieu du XVe siècle, et dont nous ne sommes pas assurés, au milieu du XXe, qu'il puisse longtemps encore continuer à remplir son rôle, menace qu'il est par tant d'inventions fondées sur des principes tout différents - le Livre, quels besoins a-t-il satisfaits, quelles tâches accomplies, quelles causes servies ou desservies ? Né au cours d'une de ces périodes de création et de transformation que connaissent toutes les civilisations susceptibles de durée ; conçu et réalisé peu après l'ébranlement causé par cette autre « invention », celle de la poudre à canon et des armes à feu portatives dont on s'est plu, dès le XVe siècle, à opposer les caractères aux siens ; venu au jour plusieurs décennies avant l'élargissement du monde connu par Ptolémée (qui était resté le monde connu par saint Thomas d'Aquin) et avant ces navigations audacieuses qui devaient aboutir, à partir de 1492, a la prise de possession par les Européens d'immenses lambeaux de continents inconnus ; commençant enfin à produire ses effets propres avant que la mise en forme progressive d'un système perspectif nouveau ne dotât, pour cinq siècles au moins, l'homme d'Occident d'un espace à sa convenance, et que les calculs d'un chanoine astronome, tout là-bas dans Les Pays baltiques, n'aboutissent à la première des grandes disgrâces que la Terre devait connaître en quelques siècles - le Livre fait ainsi partie d'un ensemble de puissantes transformations qu'il faut se garder sans doute de croire nées le même jour, et de façon telle qu'elles aient pu cumuler instantanément leurs effets bouleversants -, mais comment comprendre ce qu'il apporta aux hommes du XVe siècle finissant et du XVIe siècle à ses débuts si on ne tient pas devant ses yeux tout cet ensemble de novations parmi lesquelles, lui-même, il joua sa partie ?
Définir l'enjeu de cette partie ; établir comment et pourquoi le livre imprimé a été tout autre chose qu'une réalisation technique commode et d'une ingénieuse simplicité - la mise au point d'un des instruments les plus puissants dont ait pu disposer la civilisation d'Occident pour concentrer la pensée éparse de ses représentants, donner toute son efficacité à la méditation individuelle des chercheurs en la transmettant aussitôt à d'autres chercheurs ; réunir, à la convenance de chacun, et sans délai, ni peine, ni frais, ce concile permanent de grands esprits dont a parlé Michelet en termes impérissables ; lui procurer ainsi une vigueur centuplée, une cohérence toute nouvelle, et, par là même, une puissance incomparable de pénétration et de rayonnement ; assurer dans un minimum de temps la diffusion des idées à travers tout le domaine dont les obstacles d'écriture et de langue ne leur interdisent pas l'accès ; créer de surcroît, chez les penseurs et par-delà leur petit cercle, chez tous les usagers de la pensée, des habitudes nouvelles de travail intellectuel ; bref, montrer, dans Le Livre, l'un des moyens les plus efficaces de cette maîtrise sur le monde - tel est le but de cet ouvrage - telle sera, nous l'espérons, sa nouveauté.
Comme toujours, un gros problème préliminaire se pose : celui des limites et des divisions de l'ouvrage.
Inutile de dire qu'il n'est point question pour nous de ces puériles divisions appuyées sur de fausses preuves de dates, qui réjouissent à quatorze ans les bons élèves de nos lycées, et par conséquent leurs professeurs : « À quel jour de quel mois de quelle année finit le Moyen Âge ? ». Traduisons : « Quand naît et quand meurt, dans la tête de ses inventeurs, un être de raison sans autre originalité que la pratique scolaire ? » - Nous dirons, sans perdre de tempe à de pareilles controverses, que nous nous proposons d'étudier ici l'action culturelle et l'influence du livre pendant les trois cents premières années de son existence. Disons du milieu du XVe siècle aux avant-dernières décennies du XVIIIe. D'un mot, entre deux changements de climat. Au départ, une période de bouleversements intellectuels, économiques et sociaux qui marquent profondément, pour des années et des années, les esprits, les cœurs, les actes des Européens : celle-là même que Michelet baptisa d'un beau nom, Renaissance, sans prétendre certes à créer ainsi une de ces redoutables abstractions personnifiées qui, encombrant le domaine de la Science, occupent à de vains débats des esprits que devraient solliciter des problèmes nouveaux. - Donc, au départ, la Renaissance, au sens largement humain de Michelet ; à l'arrivée, cette autre période de bouleversements que rendent visibles à tous, les yeux des révolutions politiques et qui se déroulent au milieu d'un ensemble de transformations économiques et sociales graves, aboutit, sur le plan intellectuel, à cette Révolution artistique et littéraire qui, sous le nom de Romantisme, sèmera des idées et des sentiments nouveaux dans le monde. N’oublions pas, en même temps, d'évoquer ces recharges de sensibilité qui se traduisent, et par une poussée remarquable de religiosité chrétienne et par une recherche passionnée de satisfactions sentimentales alliées à des élans de réforme sociale, cependant que la grande industrie se prépare à créer chez ceux qu'on commence à nommer « prolétaires », une conscience de classe conseillère d'action et de revendication.
Fin d'une époque, début d'une époque. Une société d'élite va de plus en plus s'effacer devant une société de masse. Et donc l'imprimerie se trouve conduite à des transformations nouvelles et profondes. Des besoins nouveaux, une clientèle nouvelle. Et donc le machinisme se substitue à l'antique travail à bras. Ici aussi, antagonisme du « brassier » et du mécanicien, de l'atelier artisanal et de la production d'usine. Une série d'inventions interviennent aussitôt, qui accroissent brusquement ce qu'on pourrait nommer la virulence de l'imprimerie. Lentement, mais puissamment, la machine s'introduit dans ce qui devient l'industrie du livre. La presse cherche et trouve d'autres moteurs que le muscle. 1803-1814 Kœnig réalise successivement les trois types de machines qui annoncent le matériel moderne : la presse à platine, la presse à temps d'arrêt, la presse à deux tours ; mais déjà en 1791, l'Anglais Nicholson avait conçu le principe de la presse cylindrique à vapeur et du rouleau d'encrage. - Tout cela, qui bientôt accélérera la production des imprimés dans des proportions de plus en plus fortes. Tout cela qui va préparer et qui explique le triomphe du Journal, ce plus nouveau venu encore : le Journal si caractéristique de la prise de l'imprimerie sur les hommes à la fin du XIXe et au cours du XXe siècle. Tout cela, qui résulte de transformations sociales d'une singulière ampleur, mais aussi qui aide à leur mise au monde.
Donc une période de quelque 380 ou 400 ans - comprise entre les deux termes que mus avons définis. Comment diviser ce paquet de temps, et à l'aide de quel critère ?
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S'il s'agissait d'écrire une Histoire de l'Imprimerie pendant les premiers siècles de son existence, nom devrions chercher, de toute évidence, nos divisions dans les progrès mêmes de la technique. Je ne sais d'ailleurs si nous parviendrions à de bons résultats, car la façon dont on imprimait toujours en 1787, au moment où François I Ambroise-Didot, héritier de tentatives antérieures, imagina la presse qui permit d'imprimer toute la feuille d'un seul coup de vis - cette façon était telle que Gutenberg ressuscité et pénétrant dans une imprimerie au temps où Louis XVI commençait à régner sur la France, s'y serait, à quelques minuscules détails près, immédiatement reconnu chez lui. Mais il s'agit de tout autre chose, nous l'avons vu, que d'une histoire technique. Il s'agit des incidences sur la culture européenne d'un nouveau mode de transmission et de diffusion de la pensée au sein d'une société encore aristocratique dans sa texture - d'une société qui s'accommode et s'accommodera longtemps d'une instruction et d'une culture limitées à certaines catégories sociales : reprenons notre mot de tout à l'heure, malgré ses ambiguïtés et ses équivoques, et parlons d'une élite relativement restreinte - d'une élite où prennent place avec les aristocrates de sang, les aristocrates de l'argent, de la force publique et du haut-savoir. Dans quelle mesure le livre a-t-il facilité le règne et l'action de ces hommes ? Comment a-t-il sauvé pour eux une partie des trésors religieux, moraux, littéraires, accumulés par leurs prédécesseurs entre le XIe et le XVe siècle en assurant ainsi la continuité des traditions entre les contemporains de Gutenberg et les trois antiquités : la grecque, la latine, la chrétienne ? Dans quelle mesure, inversement, le Livre a-t-il été un agent de propagande efficace de ces pensées nouvelles que nous rangeons sous l'étiquette tantôt de Renaissance et tantôt d'Humanisme ? Comment les presses ont-elles servi les religions - la catholique, la ou les réformées - sans compter d'autres ? Comment, contradictoirement, ont-elles servi l'attaque, d'abord libertine, puis déiste, puis athée et matérialiste de l'Incrédulité contre les religions révélées ? Quelles formes de littératures ont-elles pris en charge pour les propager ? Quelles autres pour les combattre ? Dans quelle mesure ont-elles servi le latin dans sa longue résistance aux langues vulgaires et les langues vulgaires dans leur lutte contre le latin ? Je ne continue pas. Un livre comme celui-là ne comporte pas d'autres divisions - dans le cadre primordial des structures sociales - que celles-là mêmes que créent les problèmes qu'il pose, et qu'il entend aider ses lecteurs à résoudre.
Il était nécessaire de dire tout ceci d'un mot, avant de s'embarquer pour un voyage dont aucun guide, jusqu'à présent, n'a signalé à notre connaissance les dangers possibles ni les résultats espérés. Du moins essaierons-nous de faire qu'il ne soit pas trop désagréable pour le lecteur - et qu'une fois sa lecture achevée, celui-ci puisse conserver notre livre avec la certitude d'y trouver, du moins, les résultats de statistiques fidèles et de prospections dont nul encore n'a réuni et commenté les résultats.
Lucien FEBVRE.
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