Préface
par Fernand Braudel.
Je suis heureux de présenter à un large public le premier livre, le premier chef-d'oeuvre de Lucien Febvre - Philippe II et la Franche-Comté - soumis comme thèse de doctorat ès lettres à la Sorbonne, en 1911. Lucien Febvre a alors trente-trois ans, mais tel Michelet, au seuil d'une longue vie de travail, il se trouve déjà en pleine possession de son multiple talent. Les années d'apprentissage sont derrière lui, toutes les formes de l'histoire lui sont accessibles, toutes le séduisent, et son style a déjà son éclat, sa vraie couleur.
Inutile évidemment d'analyser cet ouvrage classique qui s'affirme de lui-même dans sa richesse et son étonnante précocité. Notez qu'il prend aujourd'hui sa place, sans signaler le moins du monde son âge, auprès des plus belles thèses d'histoire régionale, soutenues hier : Beauvais et le Beauvaisis, de Pierre Goubert, la Basse Provence de René Baehrel, les éblouissants Paysans de Languedoc d'Emmanuel Le Roy Ladurie. Il est leur compagnon, tout en ayant été leur prédécesseur.
Que Lucien Febvre ait été le plus grand historien de langue française de notre époque, chacun le sait. Mais à mesure que les années passent, son rôle éminent s'estompe, se perd de vue, ce qui est triste, assez logique pourtant. Car Lucien Febvre aura été victime de sa générosité même, il a beaucoup donné, sans compter, sans réclamer ensuite son propre bien. Il a mis une sorte d'acharnement à pousser ses élèves, ses disciples, ses amis jusqu'au plan de leur propre perfection. Marc Bloch, plus jeune que lui, lui a dû de franchir bien des difficultés. Moi-même, il m'a sorti de mes doutes et de mes hésitations. Le vrai rôle de Lucien Febvre dans la vie intellectuelle de la France ne s'affirmerait que si sa volumineuse correspondance était publiée un jour. Il le souhaitait lui-même. Le sera-t-elle ? Un sort malin s'acharne à la fois contre elle et contre son oeuvre inédite. A la veille de sa mort, en septembre 1956, Lucien Febvre avait achevé la mise au point de son dernier livre, Honneur et Patrie. Le manuscrit en a bizarrement disparu. je désespère qu'il puisse paraître un jour sous la signature de son auteur. Quant aux nombreux cours qu'il a professés au Collège de France ou à Strasbourg, à l'inverse de ceux de Marc Bloch entièrement rédigés, ils ne sont représentés que par des notes incomplètes, abondantes mais impubliables telles quelles. Pour aboutir à un texte, il faudrait compléter, réécrire, faire ce que Camille Jullian aura fait pour les manuscrits de Fustel de Coulanges. D'aucuns ont pensé que ce serait un service discutable à rendre à la mémoire de Lucien Febvre que de retraduire en quelque sorte sa pensée, dans un style qui ne serait plus tout à fait le sien.
Tout ceci explique que je me sois employé à la réédition de son premier grand livre. Au moment où viennent de sortir de nouvelles éditions de la Terre et l'Évolution humaine, de la Religion de Rabelais, du Luther, je me réjouis particulièrement que la collection Science, ouverte à un très large public, mette àla disposition des étudiants et des amateurs d'histoire, le moins connu, le plus divers de ses ouvrages.
Fernand Braudel.
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