[i]
Lettres de Saint-Thomas.
Études sociologiques, historiques et littéraires.
Préface
Le titre donné à ce volume est peut-être de nature à causer bien des surprises et des déceptions.
Le nom de Saint-Thomas évoque invinciblement, pour l'Haïtien, la vie de l'exil, avec ses angoisses, ses tentations et ses suggestions souvent agressives, stimulées, à la fois, par la nostalgie patriotique et le brûlant désir de changer un ordre de choses qu'on juge mauvais. En le voyant, on croirait donc qu'il s'agit, dans les lettres qu'on va lire, des combinaisons plus ou moins compliquées, des plans d'attaque, des projets politiques qui se forgeaient dans l'île danoise, durant le temps que j'y restai, entouré de nombreux concitoyens obligés de fuir la terre haïtienne, d'abandonner leurs foyers pour échapper aux outrages, au martyre de nos prisons et même à l'assassinat prétendument juridique. Mais il n'en est rien. Ces lettres que je présente à l'appréciation et à la méditation du lecteur, avec des introductions qui [ii] en étendent et en complètent le sens, portent la mention du lieu où elles ont été écrites. Voilà tout.
Je suis, néanmoins, heureux que l'opportunité se soit présentée pour moi de faire répercuter le nom de celte île aride, vrai rocher au sein de l'océan immense, mais si proprette, si saine et hospitalière, si attirante même avec sa flore parcimonieuse et insubstantielle qu'on en garde impérieusement un souvenir charmant et doux, qui dure et parle au cœur. Ces rocs dénudés, parfois recouverts d'une légère couche d'humus ; ces roches stratifiées et cassantes, ces calcaires marneux, friables et desséchés, piqués çà et là de blocs erratiques de grünstein et de vieux grès rouge, ont un aspect sévère et triste, qui s'adapte harmonieusement au regard de l'exilé errant et sombre. D'ailleurs, il suffit de grimper à trois ou quatre cents mètres de hauteur, pour découvrir, presque de tous côtés, un horizon vaste et majestueux, éveillant l'idée de l'infini, qui est comme une libération de l'âme humaine.
Les acacias des buissons parfument agréablement l'air. C'est une fête des yeux, lorsque, le matin, le soleil épand l'éventail de son spectre lumineux sur la baie sonore et infréquentée du nord de l'île, irisant les flots océaniques de couleurs chatoyantes et changeantes. On dirait une féerie.
[iii]
Tout cet enchantement de la nature tropicale ne fait pourtant qu'augmenter les tristesses d'une existence désœuvrée et vide, hors de la patrie aimée. Jamais, loin de la terre natale toutes les fois que l'éloignement est forcé on ne peut s'empêcher d'être envahi par de pénibles pensées. Les tableaux les plus séduisants font revivre des souvenirs qui sont alors des sources de soupirs et de larmes irrésistibles. Aussi bien, celui qui a connu les transes de, l'exil, comprend-il mieux la profondeur de l'amertume qui transpire dans les paroles attendrissantes des filles de Jérusalem : Saper flumina Babylonis, hic sedimas et flevimus cum recordamur Sion.
Mais, à Saint-Thomas, on ne trouve pas de fleuve. Il n'y a même pas le moindre ruisseau dont le susurrement discret évoquerait vaguement la fuite du temps, avec les changements qu'elle amène dans la destinée, et que l'on conjecture toujours heureux, quand on est déjà au sein du malheur. Que faire de mieux, alors, que d'occuper ses loisirs involontaires à méditer sur le sort de la nation dont on est un membre et d'essayer, à l'occasion, d'exprimer les idées inspirées par ces patriotiques méditations ? De là sont sorties les Lettres de Saint-Thomas. Elles ne concernent pas toutes la République d'Haïti, d'une façon exclusive ; mais c'est toujours en pensant à elle que je les ai écrites. L'évidence en parait clairement, à la [iv] lumière des introductions, sortes de soudures coulées du même jet, qui en relient les idées et les montrent dans un ensemble plus saisissant et plus intelligible.
Le hasard a voulu que les divers problèmes qu'envisagent les Lettres de Saint-Thomas touchent à une série de questions de la plus grande actualité, dans la situation présente d'Haïti. C'est d'abord la nécessité d'attirer les capitaux étrangers dans le pays, en abaissant tous les obstacles factices et inutiles, afin de promouvoir l'activité du travail et le développement des ressources nationales. Il y a, de plus, que notre délaissement et notre rétrécissement économiques se compliquent du fait que notre langue nous isole de toutes les autres nations américaines, tandis qu'en Europe, on ne trouve que la France et la Belgique où nous puissions chercher directement des entrepreneurs et des capitalistes bénévoles, capables de nous comprendre et de s'intéresser sérieusement à notre avenir. Il faut reconnaître ce fait et cultiver attentivement l'amitié de ceux qui sont les mieux placés pour nous patronner. À ce point de vue, aucun pays ne l'emporte, à mon opinion, sur la grande République européenne.
Cependant, tout en cultivant le français, tout en consolidant nos cordiales relations avec la France, comme avec toutes les puissances mondiales qui achètent nos produits et dont nous [v] tirons une bonne partie de notre consommation, nous ne devons pas oublier que nous sommes au milieu de la mer des Caraïbes et qu'il nous est impossible de rester indifférents aux aspirations et même aux rêves qui s'ébauchent autour de nous. En supposant que la Confédération des Antilles ne se transformera de longtemps en une réalité, ce n'est pas moins une éventualité possible. Nous est-il loisible de ne point nous préoccuper du rôle que nous aurions à y jouer, en notre qualité d'aînée des nations indépendantes de l'archipel antillien ?
Mais comment pourrions-nous figurer, là ou ailleurs, dans une place digne de nos commencements historiques et des hauts faits de nos pères ? Par une force et une organisation administrative imposant le respect, moins par la valeur militaire que par le développement économique et intellectuel. Cette force, nous la trouverions peut-être dans notre population croissante, nombreuse et physiquement très saine. Toutefois, à notre plus grand dommage, le peuplement admirable d'Haïti coïncide avec un décaissement indéniable de tous les éléments de progrès qui constituent la vraie force d'une nation. Pendant que notre population augmente, notre capacité d'achat, de même que notre puissance de production, baisse d'une façon alarmante. L'étiage de la misère, publique monte et monte, menaçant de submerger les positions [vi] considérées comme les plus hautes et les plus sûres.
Durant six années d'une paix introublée, une décadence générale s'est silencieusement accomplie. J'en ai eu la pénible et brusque impression, lorsque, rentré de l'exil, en décembre 1908, je vis la ville de Port-au-Prince dans un état qui fait saigner le cœur du patriote. Les hommes, de même que les rues insalubres et les ruines amoncelées des incendies de juillet, m'apparurent dans un égal délabrement. Des magistrats du tribunal de cassation, des juges du tribunal civil, des pères de familles considérables et d'anciens commerçants naguère aisés, montraient dans leur mise et jusque dans leur attitude un désarroi qui révèle la lutte constante avec le besoin et le dénuement, suivant le degré qu'on occupe dans l'échelle sociale. Ce sont surtout les plus honorables qui étaient les plus meurtris.
Quant au petit peuple, il était à ce point misérable qu'il ne se gênait guère pour mendier, son travail devenant insuffisant à le nourrir, quand il trouvait quelque chose à faire. À cette misère écœurante il se joignait, dans la masse des campagnards et des soldats, une ignorance incroyable. Le général Simon était élu, depuis huit jours président d'Haïti, que des groupes de paysannes, me voyant passer et apprenant qui je suis, faisaient des révérences et me bénissaient, me croyant le [vii] chef de l'État. Pour la simple raison qu'elles avaient, durant des années, entendu opposer mon nom à celui du chef tombé. Leur logique primitive et fruste concluait que, puisque l'autre était embarqué et que j'étais à la capitale, j'étais fatalement son remplaçant. Naïveté des pauvres d'esprit ! Il a fallu maintes fois m'esquiver, en hâte, de ces bêtises compromettantes. Elles montrent combien peu ce pauvre peuple est avisé sur celui qui dirige ses destinées.
D'autre part, des escouades de soldats conduits par des officiers se relayaient dans la cour de la maison où je logeais, me saluaient militairement, comme si j'étais une autorité, puis m'exposaient leurs griefs, leurs misères, en me priant de faire quelque chose pour eux. Ceux-là croyaient que je gouvernais conjointement avec le président et qu'un mot de moi pouvait les faire retourner à leurs foyers abandonnés, où ils échapperaient à la faim et à la maladie. Mais, en dernière analyse, il fallait toujours leur tendre la main ; car leur tenue piteuse et leur mine famélique faisaient un pénible contraste avec leur rôle martial de protecteur de la paix publique. Tout cela parait invraisemblable, au premier abord ; mais quoi de plus explicable, lorsqu'on sait que, sur cent campagnards ou soldats, à peine y en a-t-il quatre qui sachent lire! Ils sont incapables de prendre connaissance des décrets législatifs ou des proclamations présidentielles et [viii] de lire les journaux qui répandent les nouvelles. Il leur faut donc un bon laps de temps pour être renseignés sur les affaires qui les intéressent le plus et savoir, par la tradition orale, l'ordre de choses réellement établi.
Une telle inculture est destructive de tout effort d'amélioration nationale. Les individus qui ne connaissent point les secrets de l'alphabet sont veules et presque inconscients. Ils sont toujours prêts à devenir la chose de ceux qui les domptent par la force ou les engluent par le mensonge et par la ruse. Ils ne sont susceptibles de rien entreprendre ni même envisager, pour leur maintien ou leur relèvement personnel et social.
Si dans un milieu où l'ignorance, avec ses impérities, règne presque généralement, on adoptait le système politique qui fait de l'État une pure entité, sans autre attribution que d'assister impassiblement à la lutte pour l'existence entre les divers éléments qui composent la nation, laissant aux plus instruits et plus heureux, en un mot, au petit nombre des élus, le droit de poser en classe patronale, ce serait l'abaissement inéluctable, la dégradation irrémédiable de la masse et la ruine immédiate de la démocratie.
C'est pourquoi la doctrine particulariste, préconisée par une nouvelle école de la politique haïtienne, est la pire des conceptions qu'on puisse suggérer dans les circonstances actuelles de la [ix] République d'Haïti. Cela est d'autant plus vrai et devient d'autant plus évident, quand on voit que l'Angleterre, où le régime aristocratique et patronal avait de profondes racines historiques et sociales, met, à s'en défaire, une résolution aussi active que persévérante, rejoignant décidément, dans son orientation nationale, les peuples qui ont depuis longtemps adopté, comme la devise la plus caractéristique de la civilisation moderne, la liberté unie à l'égalité.
En somme, demandera-t-on, que faut-il faire pour la régénération d'Haïti. La réponse est toute simple. Adoptons sincèrement et loyalement, chez nous, les principes et les pratiques qui ont favorisé l'évolution des jeunes peuples, nos émules, lesquels grandissent et prospèrent par le travail, l'instruction et la liberté.
A. FlRMIN
Londres, le 19 septembre 1910.
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