Préface de la 2e édition française
Naples, le 1er mars 1890
(p. vii) Je suis persuadé que l’anthropologie criminelle n’est pas une œuvre d’imagination, qu’elle n’est nullement l’alchimie ni l’astrologie de notre siècle, mais que c’est une vraie science reposant sur des faits bien constatés et qui aura toujours de nouveaux développements. J’ai gagné cette persuasion non seulement par l’accord avec lequel certains faits sont reconnus de tous les anthropologistes, mais encore par une observation directe, qui m’a permis d’en constater les plus remarquables.
Cependant, puisqu’il y a bien des savants qui refusent toute valeur aux caractères anthropologiques différentiels du monde criminel, il est important d’établir que les auteurs même déclarent la nécessité d’une corrélation entre le caractère moral et la constitution physique des individus; mais ils ne croient pas à la possibilité de préciser ces différences, parce qu’il faudrait les rechercher dans l’organisation histologique, dans la composition du sang et des nerfs, (p. viii) dans le mode de fonctionnement des organes. « Les actions psychologiques a-t-on dit sont en grande partie des phénomènes moléculaires et nous sommes loin de posséder une anatomie des molécules. » Il est facile de voir pourtant que tout cela ne contredit aucunement l,idée de l’anatomie du criminel ; cela signifie seulement que les vrais caractères différentiels nous en sont encore inconnus. Les incrédules de l’anthropologie criminelle ne peuvent donc pas s’opposer à la thèse fondamentale des criminalistes de la nouvelle école ; au contraire, s’ils sont des savants et des physiologistes, ils ne peuvent que la soutenir. Car il suffit à cette thèse que l’on affirme la corrélation des énergies morales, des sentiments, du tempérament et du caractère, avec la constitution organique de l’individu.
On a rhétoriquement anathémisé notre école en l’accusant de fatalisme, mais ceux qui voudront bien nous suivre verront que nous croyons à la possibilité d’utiliser pour le progrès moral de la société les nouvelles lumières des sciences expérimentales. L’accusation de fatalisme, qui nous a été lancée, dépend d’une fausse interprétation et ne peut qu’agir toujours dans une direction déterminée. Mais nous n’avons jamais soutenu une erreur pareille. Ce que l’expérience a démontré, c’est que l’individu agit toujours de la même manière, tant qu’il se trouve dans les mêmes (p. ix) conditions intellectuelles et morales et dans les mêmes circonstances extérieures.
Ce qui nous paraît souverainement ridicule c’est de prétendre à l’amendement du criminel par la prison ou par tout autre mode de châtiment, si après l’expiation, il est replacé dans le même milieu social et dans les mêmes conditions d’existence où il se trouvait auparavant. Mais nous ne croyons pas impossible la transformation de l’activité du coupable, lorsque le milieu a changé autour de lui, lorsque ses nouvelles conditions d’existence lui prouvent la nécessité du travail honnête, lorsqu’il s’aperçoit que l’activité malfaisante, que la vie prédatrice, ont cessé de lui convenir et de lui être profitables.
C’est sur nos adversaires peut-être que peut retomber le reproche de fatalisme. Car, tout en reconnaissant l’inefficacité du système pénal de nos législations, ils n’admettent pas qu’il y ait rien à changer, parce que, disent-ils, le crime a toujours existé et qu,il faudra toujours le supporter comme un des maux qui affligent la société. Ce n’est pas nous qui sommes des fatalistes, nous qui tâchons de trouver les moyens les plus énergiques pour faire disparaître autant que possible cette honte de la civilisation.
Nous nous rendons bien compte des influences du milieu physique et moral, et c’est précisément pour cela que nous ne comprenons pas une théorie qui laisse le coupable exposé à ces influences mêmes qui ont contribué à sa dégénération. Mais lorsqu’on (p. x) s'écrie : « Au lieu de punir, occupez-vous de modifier le milieu, en supprimant les causes du crime », nous ne pouvons empêcher de sourire, parce que nous savons que le législateur ne peut pas accomplir ce qui n’est que l’œuvre du temps. Nous disons alors : Pourquoi faut-il qu’il y ait dans notre société contemporaine cette antinomie étrange : que la majorité à laquelle on accorde la toute puissance, même là où son incompétence est visible, et son impartialité impossible, ne trouve des limites à sa souveraineté que dans un cas seulement, lorsqu’il s’agit de lutter contre la minorité la plus petite, la plus nuisible et la plus abjecte, celle des criminels ?
Pourquoi déranger la plus grande partie de l’humanité en changeant les conditions d’existence sociale, dans l’intérêt exclusif d’une poignée de non-valeurs? Pourquoi ne faudrait-il pas, au contraire, extirper les individus inadaptables?
Mais à quoi bien insister ? Aucun législateur ne pourra faire qu’il n’y ait plus de misère, ni d’ignorance, que les tentations disparaissent, que la cupidité, les ambitions, la vanité et toutes les passions de l’homme soient supprimées dans son cœur. L’État ne doit pas cesser de lutter contre le crime, il ne peut pas tout confier au progrès de la civilisation dont le cours est si lent et parfois intermittent. Et, d’ailleurs, ce progrès de la civilisation serait interrompu violemment si la répression venait à manquer ou à se ralentir. L’État doit employer les armes perfectionnées (p. xi) qui conviennent à l’époque, en laissant de côté celles dont l’expérience a montré l’inutilité.
Pour qu’on puisse combattre un ennemi avec espoir de succès, il faut avant tout le connaître. Or, cet ennemi, le criminel, les juristes ne le connaissent pas. Pour le connaître, il faut l’avoir longuement observé dans les prisons, dans les bagnes, dans les lieux de rélégation. C’est à ceux qui l’ont étudié ainsi, que l’avenir réservera la mission de transformer la science pénale, de telle sorte qu’elle soit en harmonie avec les nécessités sociales.
Naples, le 1er mars 1890.
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