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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Danses et légendes de la Chine ancienne (1926) Préface
Une édition électronique réalisée à partir du livre Marcel Granet (1884 - 1940), Danses et légendes de la Chine ancienne (1926) ***. Paris : Les Presses universitaires de France, 1994 (3e éd.) , 756 pages. Réédition photomécanique. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole.
Préface
A10. Marcel GRANET : Danses et légendes de la Chine ancienne (1926)
A titre de préface, les Classiques ont choisi de présenter le compte-rendu de lecture d’Henri Maspero, paru au Journal Asiatique, 1927, t. 210.
On sait combien l’histoire de la Chine ancienne est mal connue. Outre que les documents ne commencent qu’à une période relativement récente, à la fin du VIIIe siècle av. J.-C., ceux qui ne sont pas d’une sécheresse presque inutilisable (comme le Tch’ouen ts’ieou), sont peu sûrs : le meilleur d’entre eux, le Tsotchouan, non seulement est de date assez basse, mais encore a utilisé des sources de toute origine ; et des romans historiques ou philosophiques, comme 1e Kouan-tseu ou le Yen-tseu, des recueils de consultations astrologiques, etc., y sont largement employés à côté d’ouvrages à tendance historique plus nette. Plus haut, la difficulté s’accroît : les textes (comme le Chou king, dans la mesure où il est authentique) sont des œuvres d’écoleet portent nettement la marque de partis pris évidents, et si l’on voit bien que certains font usage de vieilles légendes, il est difficile de déterminer jusqu’à quel point les idées personnelles des auteurs ont influé sur leur utilisation des traditions anciennes.
On s’est longtemps ingénié à dégager quelques faits historiques. M. Granet est parti d’une idée toute opposée et plus féconde : prenant son parti de cette incertitude sur les faits et les hommes de la période antique, il a admis que, vrais ou faux, réellement arrivés ou purement légendaires, les récits des historiens lui donnaient tout au moins des collections de faits possibles dans la société chinoise ancienne, et qu’on pouvait en tirer parti pour reconstituer le milieu social, sinon la trame historique et chronologique. Ainsi il devenait légitime d’utiliser les faits rapportés par les auteurs anciens sans avoir à s’occuper de leur historicité, exactement comme les chansons de geste peuvent fournir des documents sur la vie française du moyen âge, indépendamment du fait que leurs héros aient ou non existé, et que les aventures qu’on leur prête soient plus ou moins réelles. Par exemple, les figures principales du milieu du VIIe siècle dans le Tso tchouan sont le prince Houan de Ts’i et son ministre Kouan Yi-wou. Or, s’il est facile de constater que Ts’i prend alors la tête des États de la Chine Centrale, et que Houan devint Hégémon, la manière dont il a atteint cette position est inconnue, et l’existence même du ministre Kouan Yi-wou, aux conseils de qui on attribue ses succès, peut être tenue pour douteuse, car son nom n’apparaît pas dans le Tch’ouen ts’ieou, et tout ce qui est dit de lui paraît sortir d’un roman philosophico-historique tardif, le Kouan‑tseu, qui a pu à la rigueur inventer entièrement le personnage. Au point de vue historique, on se trouve devant une situation d’autant plus difficile qu’aucun document extérieur indépendant ne permet de choisir entre les hypothèses possibles. Mais, si les discours et les actes prêtés à Kouan Yi-wou et à Houan ne sont pas sûrs, il est évident que les faits rapportés sur eux montrent comment un écrivain du IVe siècle av. J.-C. se figurait l’accession d’un prince feudataire à l’hégémonie. M. Granet est donc parfaitement justifié à s’en servir, sans autre recherche sur leur historicité, pour établir comment on considérait généralement que s’acquérait l’hégémonie aux temps féodaux. Ou encore, il est très difficile de savoir si véritablement Confucius a joué à l’entrevue de Kia-kou entre les princes de Ts’i et de Lou le rôle qui lui est attribué. Mais nul ne niera que M. Granet ait raison d’utiliser l’anecdote des danseurs écartelés à titre de thème sociologique, car, que Confucius soit responsable ou non de ce massacre, il est clair que l’écrivain jugeait le massacre lui-même possible, et le tenait pour un moyen légitime d’atteindre le but cherché.
Par cette méthode, M. Granet atteint les faits positifs de la Chine ancienne, qui nous échappent si souvent quand, en essayant de les traiter historiquement, nous sentons la matière historique se raréfier et s’évanouir entre nos mains. Il a pu ainsi rendre leur valeur réelle à toute une série de faits que l’érudition chinoise tendait à rejeter au second plan : l’importance des sacrifices humains, non pas comme un fait sadique et qu’on pourrait être tenté d’expliquer par des raisons transitoires, mais comme le point central de certains rites particulièrement graves ; ou encore celle du rite jang : l’ancienneté du Taoïsme et ses rapports avec les techniques secrètes, etc. Il a ainsi mis en relief certains des procédés par lesquels les écrivains chinois ont reconstitué leur histoire ancienne : par exemple dans son chapitre sur « le rôle des catégories ». Ses longs chapitres sur l’entrevue de Kia-kou, sur la Danse et le dévouement de l’ancêtre des Hia, sont à ce point de vue très curieux et très instructifs. Toute la dernière partie d’ailleurs apporte une analyse très fine et très documentée des faits si importants du dévouement du Chef. Et si je ne suis pas aussi sûr qu’il paraît l’être que le clan royal ait été à l’origine un clan de fondeurs, maîtres de la Foudre, qui commandaient aux Saisons et qui étaient les Ministres et les Rivaux du Ciel (p. ?537), toute l’étude sur le Tonnerre et le Hibou est des plus intéressantes. Je n’en finirais pas si je voulais simplement mentionner tout ce que contient d’études remarquables ce livre, dont le seul défaut est que la masse même des faits analysés le rend très touffu, et en rend la lec-ture souvent difficile.
La méthode de M. Granet a fait ses preuves : Était-il aussi nécessaire qu’il l’a cru dans son Introduction d’opposer cette méthode sociologique à la méthode historique ? Elles ne sont pas antagonistes et s’étayent sou-vent l’une l’autre, comme ce livre même le prouverait surabondam-ment ; car, si M. Granet n’y fait pas personnellement de critique historique, il en utilise presque à chaque pas les résultats et il n’aurait pu l’écrire si la critique patiente des érudits chinois n’avait travaillé à établir des éditions correctes des textes par le collationnement des manuscrits et des éditions anciennes. M. Granet oppose « les Œuvres » et « les faits » (pages 25 et suiv.) : n’y a-t-il pas là une rhétorique un peu vaine ? Après tout, c’est dans « les Œuvres » qu’on trouve « les faits », et si les Chinois n’avaient conservé et transmis les premières, où M. Granet aurait-il trouvé les seconds ? Ce dédain de la critique historique le conduit même à cert,aines inexactitudes. Il est impossible de mettre sur le même pied les chapitres authentiques et les chapitres faux du Chou king, en considérant les uns et les autres comme des arrangements un peu différents de faits également pris à la tradition (page 27 ). Entre eux en effet il n’y a pas seulement une différence de date considérable, il y a toute la distance entre deux mondes séparés non par une, mais par plusieurs révolutions : disparition de la féodalité avec l’unification impériale, introduction du bouddhisme, etc. Aussi, dans les chapitres faux, les idées et les « thèmes » sont-ils sans rapport avec l’antiquité ; ce sont ceux des faussaires et de leur temps, et ce qu’ils ont pris, non à la tradition, mais à la littérature, ce ne sont pas des « faits », mais des bouts de citations ramassées dans les « Œuvres » et intercalées çà et là dans leur travail. Évidemment les chapitres authentiques ne sont pas contemporains des faits historiques qu’ils rapportent, mais les idées, les mœurs, les rites, les faits sociaux sont de gens de la fin de la période antique, celle précisément à laquelle se rapportent les études de M. Granet. La différence entre eux est si profonde et si nette qu’après l’avoir ainsi réduite à presque rien, l’auteur a pris soin, et avec raison, de ne jamais em-ployer dans son œuvre aucun morceau du Chou king non authentique.
C’est toute la Chine ancienne qui revit dans le livre de M. Granet, non pas la Chine un peu figée dans la perfection des Saints Rois que vingt siècles de lettrés chinois présentent à notre admiration, mais une Chine plus vivante et plus réelle, plus proche de la vérité historique aussi. Je ne sais si nous arriverons jamais à reconstituer l’histoire de l’antiquité chinoise, étant donné la pénurie de documents. Mais l’œuvre de M. Granet contribuera beaucoup à nous permettre de pénétrer l’esprit qui l’animait. Elle nous introduit encore plus profondément que les précédentes du même auteur dans le cœur de la société chinoise de cette époque, elle en montre des aspects nouveaux, modifie certaines perspectives ; non seulement les résultats acquis et durables sont considérables, mais encore elle a ouvert de nombreuses voies nouvelles ; même si on n’accepte toutes les solutions proposées, elle laisse toujours les problèmes mieux posés. Grâce à cet ouvrage, l’un des plus puissants qui aient été écrits sur ce sujet, nous avons de la Chine antique une vision plus exacte et une compréhension plus complète.
Henri Maspero.
Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 24 mars 2005 08:46 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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