[xv]
ÉTUDES SOCIOLOGIQUES
SUR LA CHINE
Introduction
Au moment où Marcel Granet débuta dans la sinologie, cette science était à un tournant de son histoire. Or, la forte personnalité de Granet a puissamment contribué à donner à ces recherches une direction nouvelle.
Son œuvre est connue par ses grands ouvrages, Fêtes et chansons anciennes de la Chine, Danses et légendes de la Chine ancienne, La Pensée chinoise, La Civilisation chinoise, Les Catégories matrimoniales de la Chine ancienne. Mais de rares personnes connaissent ses articles parus dans des périodiques peu accessibles, articles qui sont pourtant les jalons de la démarche fort systématique de son investigation. D'où l'utilité du présent recueil.
En quoi consiste la particularité de la recherche de Granet et quel est ce tournant de la sinologie ? Granet a, si j'ose dire, répondu lui-même à ces questions. Il s'est toujours réclamé de deux maîtres : Édouard Chavannes, grand sinologue dont il fut l'élève, et Marcel Mauss (avec son précurseur Durkheim) dont il fut l'ami.
Je n'ai pas à parler, ici, du côté sociologique de son œuvre. Mais il faut dire tout de suite que c'est bien cette discipline qui a permis à Granet de rendre ses études sinologiques particulièrement nouvelles et profondes.
Mais parlons d'abord de l'héritage reçu en matière sinologique. Chavannes avait bien déjà imprimé un cours nouveau aux recherches. Il avait fortement contribué à rendre la sinologie européenne indépendante de la science traditionnelle et souvent scolastique des lettrés chinois. Ceux-ci nous ont légué, depuis de nombreux siècles, une somme énorme d'érudition, éditions critiques, dictionnaires, encyclopédies, autant d'instruments de travail précieux sans lesquels la sinologie européenne n'aurait jamais pu atteindre, en un peu plus d'un siècle, aux résultats actuels. Mais quelque précieuse que fût celle érudition chinoise, elle ne pouvait suffire à la critique européenne. Elle restait nécessairement liée à la logique et à la morale propres à la tradition chinoise.
[xvi]
Chavannes avait innové en tenant compte des trouvailles archéologiques en Chine et en se servant de la méthode critique de philologie et d'histoire élaborée en Europe.
Mais Granet est allé plus loin. Il a analysé l'esprit même du travail critique et érudit des lettrés. Ceux-ci s'étaient surtout occupés de textes ; ils en avaient discuté les dates probables, ils avaient dénoncé des interpolations et des faux. Granet, lui, s'attaqua aux faits, quelle que fût leur provenance, et notamment aux faits de pensée dans leur rapport avec les institutions. Analysant la critique des textes fournis par les lettrés chinois depuis près de deux mille ans, Granet montra leur constant souci de rationalisation, d'épuration et de schématisation des faits archaïques touffus. Mais il démontra en même temps que, malgré eux, leur travail destructeur laissait toujours subsister un certain nombre de schémas directeurs de la pensée. A la critique externe, Granet opposa la critique interne.
Faisait-il donc délibérément fi de la critique philologique des textes ? Certes non. Quand il commença ses travaux sinologiques, il était amplement formé à celle méthode, agrégé d'histoire, sorti de l'École Normale. Mais il avait vite compris que, du moins à l'époque où il travaillait, la critique philologique des textes, telle que la pratiquent les hellénistes et les latinistes, était alors pratiquement impossible, ou, du moins, illusoire, en sinologie. Telle qu'elle se présentait à l'époque chez les lettrés chinois, et souvent chez des sinologues européens qui adoptaient leurs conclusions, celle soi-disant critique se basait dans la plupart des cas sur des appréciations subjectives de style, ou sur des idées préconçues propres à la philosophie néo-confucianiste. Il en allait autrement de méthodes d'investigation objectives, comme la statistique. Granet connaissait et appréciait les travaux de Karlgren qui employait ces méthodes.
Ceci dit, il est compréhensible que Granet se soit, dès le début, demandé ce qu'était la langue chinoise écrite et ancienne, quel était son esprit, c'est-à-dire quels étaient les faits de pensée fondamentaux qu'elle reflète, par quel mécanisme elle procède. D'où ses articles sur Quelques particularités de la langue et de la pensée chinoises et sur Le langage de la douleur d'après le rituel funéraire de la Chine classique.
On sait que la langue chinoise est, à l'époque où nous la saisissons dans des textes suivis, dépourvue de flexion et que la syntaxe se résume à deux règles de position essentielles auxquelles s'ajoutent deux procédés importants : le rythme et le parallélisme.
Saisir, dans sa signification profonde, le mécanisme si particulier [xvii] de celle langue, c'était, du coup, découvrir les cadres fondamentaux de la pensée chinoise ancienne, les notions d'espace et de temps et cet agencement particulier, cette juxtaposition d'idées et d'images qui correspond à ce que, chez nous, est l'enchaînement logique d'un raisonnement.
Ce n'est pas un hasard qui a déterminé le choix de Granet pour les deux articles cités. Dans les deux cas il avait à sa disposition des langages particuliers, montrant des caractéristiques suffisamment accusées, celui des Chants alternés et celui des Rituels. Nulle part ailleurs que dans le Livre des Vers on ne pouvait mieux montrer les associations d'idées exprimées par le rythme, le parallélisme, le redoublement qui évoquent une image émotive concrète, image qui implique une situation rituelle et une expérience religieuse précises. Nulle part mieux que dans le Rituel n'apparaît le caractère contraignant d'une dénomination, le fait qu'une épithète donnée, un nom affecté à quelqu'un ou à une chose implique tout un état, un statut juridique, rituel, social.
Ces traits caractéristiques s'appliquent-ils uniquement aux deux langages étudiés ? Granet pouvait être sûr qu'ils valent bien pour l'ensemble de la langue ancienne (il pouvait songer à la théorie tcheng-ming « Rectification des Dénominations », à l'emploi magique du nom (ming) pour évoquer et dompter un démon, au caractère stéréotypé d'expressions toutes faites s'imposant à l'esprit d'un auteur à l'occasion d'un thème donné). Dans ses travaux Granet indique modestement qu'il n'est pas linguiste et qu'il y étudie le langage en tant que fait sociologique.
Mais ses réflexions sur la langue et les caractères d'écriture l'avaient amené à deux résultats pratiques. D'une part, longtemps avant qu'on ne parlât, en sinologie, de « familles de mots », il avait reconnu le caractère significatif de nombreux éléments graphiques jusque-là considérés comme purement phonétiques. D'autre part, le vocabulaire perdit pour lui, si j'ose dire, son odeur de dictionnaire. Montrant le sens technique d'un mot dans un domaine donné (technique, milieu social, école philosophique), il arrivait à une image concrète qui exprimait, dans chaque sens technique limité, une seule et même idée générale (entre le Tao des taoïstes et celui des confucianistes il n'y a qu'une différence d'aspect).
Ainsi, bien outillé par une connaissance très nuancée du langage, Granet pouvait aborder l'étude des idées, des grands cadres de la pensée qui, pour le sociologue qu'il était, ne pouvaient être envisagés en dehors et indépendamment des institutions de la société dont ils étaient les schémas directeurs.
Un de ces schémas fondamentaux est étudié dans La Gauche et la [xviii] Droite. Cet article montre bien comment le travail proprement sinologique de Granet a fait avancer les études de l'école sociologique. Si l'on pouvait forcer un peu le sens de ces deux mots, on pourrait dire que Granet s'y montre historien et géographe. Dans le schéma uniforme et indistinct de la division du monde en deux parties opposées (Yin et Yang, Gauche et Droite) Granet distingue et nuance : les oppositions et les prééminences de l'un sur l'autre ne sont pas les mêmes dans tous les milieux. Elles sont même diamétralement opposées dans les milieux paysan et urbain (noble).
Celle opposition des mœurs dans le milieu paysan, d'une part, et urbain ou noble de l'autre, est encore illustrée dans La polygynie sororale et le sororat dans la Chine féodale. Là encore, Granet se montre historien. Non pas, évidemment, qu'il cherche à déterminer des dates précises : il sait que ce serait impossible. Mais, montrant en même temps l'unité foncière et la différenciation d'aspects dans les usages féodaux et ruraux, la critique interne des faits devait lui suggérer une évolution. En effet, une antériorité dans le temps doit être accordée aux usages paysans, la création des centres urbains ne pouvant être que postérieure à l'existence de communautés rurales.
Ce même souci de différencier les notions chinoises suivant le milieu dont elles participent se retrouve dans Le dépôt de l'enfant sur le sol. La force de la méthode de Granet dans ces enquêtes, c'est de passer constamment de faits rituels et même juridiques, fixant les usages, et de leurs justifications philosophiques, à des mythes et des légendes. Tout en montrant la diversité de genre de ces différentes sources, il s'attache, en les rapprochant, à faire ressortir leur fonds commun.
Cette méthode sociologique aboutit à un résultat insoupçonné pour la sinologie. Comme je l'ai déjà indiqué plus haut, Granet faisait peu de cas d'une critique qui se prétendait sévère et qui aboutissait à considérer un nombre croissant de textes anciens comme des apocryphes, des faux, des interpolations. Ce n'était point là une attitude insouciante de facilité. Bien au contraire. Tel détail rituel n’est attesté que dans un texte considéré comme faux, « forgé » à l'époque des Han, ou dans un commentaire tardif ? Sans doute ; mais est-ce là une raison de ne point s'en servir ? Il se trouve que son contenu est confirmé par une légende qui se trouve dans le Che king, texte incontesté. Certes, la différence de ton est notable entre ces deux genres de textes. Et Granet excelle à faire ressortir par une analyse serrée et une critique positive la différence de milieu qui détermine ces nuances. Mais il constate en [xix] même temps que, forgé ou non, le texte tardif n'a rien inventé qui ne soit conforme à la tradition.
Celle façon de voir et de se servir des textes, de tous les textes à condition d'y analyser les faits qu'ils révèlent ne s'applique pas seulement aux institutions classiques de la société. Grand balayeur de notions toutes faites, Granet a aussi, reconsidéré la manière de concevoir l'histoire ancienne du Taoïsme.
Il en a parlé dans ses livres et devait en faire une synthèse magistrale dans sa dernière œuvre, monumentale celle-là, mais malheureusement restée à l'état de brouillon : Le Roi boit. En attendant que celle œuvre puisse, même dans son état inachevé, être mise à la disposition du public, un petit article du présent recueil, peu connu, a du moins le mérite de montrer la position de Granet, depuis longtemps (1925) nettement formulée, au sujet de l'évolution du Taoïsme.
Les Remarques sur le Taoïsme ancien s'élèvent contre l'idée simpliste, jusque-là courante, d'un Taoïsme ancien purement philosophique et mystique, représenté par les « Pères du Taoïsme », qui se serait dégradé au cours des siècles pour aboutir au « Néo-Taoïsme » rempli de « superstitions » et de pratiques magiques. Bien au contraire, les penseurs taoïstes anciens, comme, d'ailleurs, leurs collègues des autres écoles philosophiques, semblent se placer en marge d'un courant fort ancien de notions magiques, religieuses et mythiques, courant dont ils se sont certes libérés dans une large mesure par une espèce de sublimation, mais dont les éléments s'imposent toujours à leur esprit, léguant leur contenu concret aux idées abstraites, insufflant, par là même, à celles-ci leur vie, leur force, leur prestige.
Granet l'a souvent dit : quiconque essaie d'atteindre, en Chine, des faits anciens, sinon archaïques, se trouve devant un ensemble de documents désespérants par leur nature fragmentaire et morcelée. Dans cet état de choses il est toujours facile de formuler ce qu'il appelle « des hypothèses paresseuses ». Tel détail n'est attesté qu'à date tardive. Il doit donc être rejeté ou considéré comme postérieur, dans l'évolution historique, à tel autre attesté à date ancienne par un texte considéré comme authentique. Fallait-il se contenter de celle constatation simpliste ou encore renoncer à y voir clair ?
Granet a tenté la gageure : son intelligence exceptionnelle, jointe à son expérience étendue de sociologue, l'a engagé à ne considérer que les faits (et l'opinion d'un auteur même tardif en est un aussi), en les classant au moyen d'une analyse interne, plutôt que de se laisser séduire par un classement de textes suivant la date de leur apparition. En face des notions traditionnelles sur la [xx] Chine ancienne, reçues des lettrés chinois et à peine modifiées par les sinologues européens avant lui, son œuvre a reposé le problème, l'a éclairé d'un jour nouveau et insoupçonné. Bref, elle a ouvert le champ a des investigations nouvelles qui, même là où elles en modifient les résultats, lui sont encore redevables.
R.-A. STEIN,
Directeur d'Études
à l'École pratique des Hautes Études.
__________
Plusieurs des articles qui composent ce recueil ont été publiés pour la première fois dans des revues sinologiques et comportaient un plus grand nombre de caractères chinois, insérés dans le texte. Pour des raisons techniques, les caractères chinois qui ont été conservés ici ont dû être reportés en Annexe à la fin du volume. Les chiffres en caractères gras renvoient à ces planches. (N.D.L.R.)
|