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Je me propose de montrer que, dans l’ancienne Chine, pour ce qui est du mariage, ou, tout au moins, de certains mariages, les choses se passaient comme si les individus se trouvaient répartis en catégories indicatives de leur destin matrimonial.
Cette théorie, qui permet seule, me semble-t-il, d’interpréter aisément diverses traditions ou coutumes importantes, se ramène à une double thèse : 1° Certaines habitudes chinoises impliquent que les membres des groupes qui s’alliaient par mariage, étaient répartis en huit catégories ; 2° Les usages impliquant cette répartition ont succédé à un système archaïque d’alliance (caractérisé par ce qu’on appelle le mariage entre « cousins croisés »), tout se passant alors comme si les membres des groupes alliés se distribuaient en quatre catégories.
Les catégories matrimoniales de l’ancienne Chine rappellent, au moins par leur nombre, les classes matrimoniales des indigènes de l’Australie actuelle. Ceux-ci, dans les tribus où se pratique le mariage entre « cousins croisés », se répartissent en quatre classes, et en huit classes dans celles où ce système d’alliance est abandonné. Il est généralement admis que l’organisation en huit classes a toujours été précédée par une organisation en quatre classes.
On connaît l’intérêt que sociologues et ethnographes ont porté au système australien des classes matrimoniales. La comparaison des organisations en quatre et en huit classes a servi non seulement à discuter (en la liant au problème de l’exogamie) la question des formes premières de la prohibition de l’inceste, mais encore à prendre parti (en la liant au problème de l’antériorité du principe utérin ou du principe agnatique) sur la thèse du recrutement de la parenté commandé, dans ses formes premières, par un principe unilatéral de filiation. L’importance des questions débattues est capitale pour l’histoire de la famille et du mariage, mais les faits utilisés dans la discussion risqueront d’être estimés assez minces (par ceux au moins qui se refusent à accorder aux choses australiennes une sorte de primauté) tant que le système des classes observé en Australie pourra apparaître comme une curiosité ethnographique limitée à une civilisation isolée et de masse assez faible. Peut-être le débat prendrait-il plus d’intérêt si l’on devait reconnaître qu’une civilisation aussi massive que la chinoise a connu jadis des usages impliquant une répartition en catégories matrimoniales.
Je vais essayer d’établir que tel est bien le cas. Mais (si j’ai raison) on va voir que les faits chinois invitent à envisager les questions débattues d’un point de vue assez différent. Ils ne conduisent nullement à imaginer que l’organisation de la parenté a été d’abord régie par un principe unilatéral de filiation. Ils ne poussent pas non plus à penser que les habitudes, en matière matrimoniale, ont été d’abord dominées par la volonté d’interdire, en vertu de certaines règles de filiation, certains mariages. Ces habitudes apparaissent comme l’expression d’une tendance à régler la circulation de ces prestations particulièrement efficaces que sont les prestations de femmes, de manière à obtenir des retours réguliers favorables au maintien d’un certain équilibre entre groupes traditionnellement associés.
En bref, pour indiquer tout de suite le sens de mes conclusions, je ne crois pas que les Chinois se soient donné des règles impérieuses et d’esprit négatif ; ils n’ont pas cherché à développer tout un système de tabous et de contraintes : ils ont obéi à des usages qui, dès le principe, ne répondaient qu’à des intérêts positifs, et dans lesquels la part du jeu s’est accrue aussitôt que la structure sociale, du moment qu’elle se compliquait, devenait susceptible de plus de souplesse. Ce ne sont pas des interdictions aggravées délibérément qui expliquent, en Chine, le passage du système des quatre catégories matrimoniales au système des huit catégories. Dans ces deux systèmes se sont successivement traduits les commerces habituels nécessaires à la cohésion de groupes qui, sans chercher à rompre de vieilles solidarités, arrivent cependant, dès que leur association prend une forme plus complexe, à augmenter leur liberté de manœuvre.