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Pour vérifier cette hypothèse, je vais être obligé de poursuivre une longue enquête à travers l’Histoire. Les documents historiques, quand on les questionne, répondent avec moins de docilité que des indigènes soumis à l’enquête sur le terrain et ceci n’est point un désavantage. Que ces documents ne se prêtent point trop à répondre comme on le voudrait, c’est tant mieux. Mais c’est tant pis, lorsque, incomplets, ils ne répondent pas là où il le faudrait. Je ne vais disposer que de faits enregistrés au gré des hasards historiques, faits fragmentaires et, qu’aucune enquête directe ne peut venir compléter. Avant d’aborder de front le problème, je devrai, pour réunir les observations qui permettront de le bien situer, procéder, si je puis dire, à l’aide d’expérimentations indirectes. Je procéderai en examinant la fortune d’un lot d’usages que la tradition chinoise présente comme liés à l’institution de « l’ordre tchao mou ». Ce ne sera pas un questionnaire dirigé, mais l’histoire même d’une série de faits institutionnels qui éclairera la signification de ces faits et renseignera objectivement sur leur degré d’importance. Le problème que je veux traiter offre en lui-même quelque intérêt. Son intérêt principal tient peut-être au fait que, par chance, on peut arriver à le résoudre avec quelque rigueur, du moins si l’on prend certaines précautions méthodiques sur lesquelles je dois insister.
Le point de départ est une certaine disposition symétrique des tablettes dans les Temples ancestraux. Tant dans les dispositions rituelles que dans les arrangements mythologiques, rien (on le sait, je pense) n’a plus d’importance que les faits de symétrie et rien plus de signification. Au reste, c’est à l’institution de « l’ordre tchao mou » que les Chinois rattachent un grand nombre de règles traditionnelles. Elles concernent les sacrifices, le deuil, l’arrangement des cimetières, les assemblées familiales, le droit de succession, les limites et les degrés de la parenté, le système des appellations, tant entre parents qu’entre alliés, ainsi que prenons-en note les réunions matrimoniales et le conubium. En bref, l’opinion indigène affirme une connexion entre « l’ordre tchao mou » et un ensemble de coutumes si vaste qu’il correspond à peu près à ce que nous appellerions le droit de la famille et le droit du mariage. D’autre part, si les Chinois rattachent à l’institution de « l’ordre tchao mou » tant de coutumes fondamentales et durables, ils attribuent à cette institution l’antiquité la plus haute. Elle leur est venue des Fondateurs de la civilisation nationale. Ils la vénèrent donc, ne cessant de répéter qu’elle est l’œuvre des Anciens Sages. Ils n’ont pas à l’expliquer. Elle s’explique d’elle-même par les heureux effets des règles qui s’y rattachent et dont la plupart n’ont pas cessé d’être respectées. Pour nous, nous cherchons une explicalion. Nous ne la trouverons ni dans la date (hypothétique) de l’institution, ni même (ou surtout) dans les heureux effets des usages affirmés connexes. Mais nous voilà avertis : pour traiter un problème limité dans son objet, nous aurons à examiner et à suivre clans un long développement historique un lot très varié de coutumes et de traditions.
A qui cherche la solution d’un problème de fait, le devoir s’impose de procéder à une revue complète des groupes de faits, et, dans chaque groupe, de tous les faits. Pareille revue devra différer entièrement de ces énumérations copieuses, grâce auxquelles les amplifications dialectiques d’une thèse construite idéologiquement sont habillées de tout un luxe de références. On constate trop souvent, en pareil cas, que l’amas de références qui voudrait se présenter comme un système de faits, ne correspond qu’à un arrangement de fiches. Il est connu, pourtant, que faits et documents ne conservent ni valeur concrète, ni force probante si on les exténue ou les fausse par des sélections hâtives qui préparent des regroupements artificiels. Les faits ne demeurent des faits que tant qu’on n’a pas disjoint les ensembles documentaires qui laissent apparaître leurs interdépendances et leurs imbrications. Certes, si on les transforme en « faits de fichiers », c’est-à-dire en rubriques abstraites, ils pourront, au gré de chaque auteur, être utilisés à toutes fins. Mais si l’auteur peut alors donner l’illusion qu’il prouve une thèse, il est certain qu’il arrive tout au plus à exemplifier son opinion. Eviter les sélections arbitraires que risque d’imposer à tout observateur historien ou ethnographe le système d’opinions explicites ou implicites qui lui est particulier, est un devoir premier facile en l’espèce à remplir : je n’aurai pour cela qu’à partir des groupements de faits tels qu’ils se présentent dans les traditions indigènes. Je ne suppose pas que ces groupements traduisent nécessairement des connexions profondes. Ils ne font que traduire des interprétations habituelles. Et toute interprétation, même indigène, même traditionnelle, même constante, ne peut être, dès l’abord, tenue pour explicative. Mais, en partant du groupement indigène des faits, j’aurai moins de chances de pécher par paresse psychologique ou suffisance sociologique. Je ne viderai pas, dès le début, chaque fait de son sens, en le classant, au risque de le mal décrire, dans telle ou telle rubrique de sciences à leur début et qui ne sont encore que des programmes de sciences. Je n’introduirai pas de préoccupations européennes, momentanées, dans l’analyse de faits chinois susceptibles de me renseigner sur des réalités sociales et des états mentaux que j’ai à reconnaître et ne puis avoir la prétention d’identifier tout de suite. Une conséquence dont je m’excuse est que le désir d’employer, pour la description, des formules objectives m’amènera à abandonner certaines expressions consacrées dans l’usage des ethnographes.
En partant des groupements quasi naturels de faits que signalent les traditions indigènes, j’aurai quelque chance de procéder à des revues qui ne seront pas trop incomplètes. Bien que l’institution de « l’ordre tchao mou » remonte à l’antiquité, je ne pourrai me contenter d’envisager les coutumes et les traditions connexes ni, uniquement, sous leurs aspects anciens, ni, d’abord, sous ces aspects. Un fait ne doit pas être soustrait du système dans lequel il s’agence ; de même, les agencements de faits ne doivent pas être considérés indépendamment du mouvement qui entraîne l’ensemble d’une civilisation. Pour discerner les connexions les plus profondes, le moyen le plus sûr est de considérer les groupes de faits, tant séparément que dans leur ensemble, en observant les variations des détails et des agencements et en notant les concordances et les discordances de ces variations. Il est, naturellement, hors de question d’essayer de tracer les diverses courbes de façon continue. Il suffira, pour une bonne expérimentation, de noter les variations aux moments privilégiés où un à-coup s’est produit dans le mouvement qui entraînait la civilisation chinoise : fondation de l’unité impériale, édification d’un État républicain moderne. Nulle comparaison ne sera plus profitable que celle des états successifs par lesquels ont simultanément passé en Chine les institutions présentées comme connexes, car nulle part la comparaison n’est plus justifiée. Si importants qu’aient pu être dans l’histoire chinoise à-coups ou révolutions, une continuité et une indépendance, relatives sans doute, mais plus grandes et plus certaines que partout ailleurs, signalent assurément la civilisation chinoise. Cette civilisation, même avant de s’étendre largement, était entourée de civilisations parentes et même proches parentes. Il est donc possible d’élargir le domaine des comparaisons, sans manquer pour cela à la règle de l’unité du champ d’observation. Je ne me priverai point de ce secours, mais j’éviterai cependant que les rapprochements auxiliaires viennent masquer l’intérêt premier d’une enquête qui porte, par chance, non pas uniquement sur une coupe statique de faits institutionnels, mais sur la fortune d’un système d’habitudes sociales.
Au cas où il apparaîtrait que les habitudes dont les traditions chinoises affirment la connexité forment vraiment (soit toutes, soit certaines d’entre elles) un ensemble solidaire, pour arriver à déceler les interdépendances constitutives de ce système, il ne suffira pas d’examiner ce qu’il devient quand il est entraîné dans le mouvement général de la civilisation indigène. Il faudra encore, au regard de chacun des aspects successifs du système et de ses éléments, prendre note de la composition et des rapports des groupes humains assujettis à tout ou partie de ces habitudes. Or, il y a lieu de prévoir que ces groupes, pris en eux-mêmes, n’étaient ni stables, ni parfaitement homogènes, et que, pris en bloc, leurs rapports mutuels ont été variables et complexes. De la même façon que pour le système des pratiques, il y aura lieu, pour le corps des pratiquants, de tenir compte des agencements et des variations d’agencement, tant des groupes que des sous-groupes. C’est à propos des agencements de la société et de leurs variations que se présentent, de façon concrète, non seulement le problème de l’extension des usages et de leur généralisation ou de leur survie, soit spécialisée, soit localisée, mais surtout la question, essentielle, de leur valeur effective, c’est-à-dire de leur crédit et des principes de ce crédit c’est-à-dire de la somme, variable, d’exigences par lesquelles se manifeste, se maintient, se crée l’autorité particulière à telles habitudes ou tels ensembles d’habitudes.
J’ai dû insister sur ces principes, car les conditions de l’enquête et la nature des documents, comme celle des faits, imposent, pour le problème qui m’occupe, de leur prêter une attention particulière.
Je ne puis tenter d’expliquer « l’ordre tchao mou » qu’à condition de ne point accepter les affirmations des érudits indigènes : c’est pour eux un dogme que toutes les institutions rituelles de la Chine ancienne ont été inventées, en bloc, par les Sages. Ce dogme trahit une conception aristocratique de l’Histoire. Il a le mérite de mettre en évidence un fait : les rites (li), considérés aux temps féodaux de la Chine comme un privilège des classes nobles, s’opposent aux coutumes (sou) qui ne valent, assure-t-on, que pour le peuple. Quand, avec les Ts’in et les Han, la Chine, peu avant l’ère chrétienne, tendit à s’organiser en Empire, lettrés et fonctionnaires formèrent une sorte de corporation qui prit figure de classe, parce qu’on s’y astreignit à vivre noblement, en affectant de pratiquer un rituel archaïsant. Mais, tout en patronnant les rites, les Empereurs promulguèrent des lois (lu). Les lois des diverses dynasties, comme les rites des Anciens Sages, affectent d’ignorer les coutumes.
La loi, pas plus que le rite, n’a, en Chine, ce caractère d’impératif, catégorique et universel, que nous prêtons à nos lois religieuses ou civiles. Tant que les lois ont été édictées par les Empereurs, elles se sont présentées comme des proclamations sacro-saintes. Elles servaient à rendre publique la sagesse du Fils du Ciel et visaient à l’édification du peuple, étant entendu que le propre de la Vertu impériale est d’agir par le seul effet de son prestige et sans qu’il y ait besoin de la compléter par des mesures effectives de coercition. Les lois, une fois proclamées, il importait seulement, en matière administrative, qu’elles parussent appliquées, et, pour celles qui concernaient l’ordre public, qu’elles ne parussent point violées. D’où, pour toutes, une propension à en limiter l’application aux seuls cas où l’infraction pourrait déterminer un scandale, soit que s’étant produite à proximité du Souverain, il pût paraître délicat de la dissimuler, ou politique de la révéler, soit que les procédures privées n’ayant pas réussi à arrêter le trouble il y ait eu atteinte manifeste à l’ordre public. L’inobservation délictuelle, ou plutôt l’infraction scandaleuse, entraînait, même dans les matières que nous jugeons civiles, une sanction (en apparence) pénale (en fait : fiscale). Cette sanction compensait un attentat à la majesté du Fils du Ciel, engagée par la proclamation de l’édit. Pour marquer cette majesté, et aussi pour éviter de faire trop souvent apparaître l’inefficacité du prestige impérial, les sanctions prévues étaient dures ou atroces, si bien qu’aux avantages des procédures privées venait s’ajouter, comme une prime, la chance de se dérober, grâce à elles, à des sanctions délibérément excessives. Par suite et, surtout pour les espèces considérées comme touchant à l’ordre public (comme l’étaient les affaires concernant le mariage et la parenté) le magistrat administrateur responsable du bon ordre et administrateur coupable dès que cet ordre s’avérait violé cherchait à éviter les interventions d’office. Il se gardait particulièrement d’évoquer les litiges qui n’engageaient que de petites gens (siao jen) : les évoquer n’eût servi qu’à rendre scandaleusement apparente l’inefficacité des sacro-saintes proclamations de l’Empereur.
La majesté attribuée aux lois impériales comme la vertu anoblissante prêtée aux rites, ont fait qu’en Chine, tandis que lois et rites étaient abondamment édités et commentés à fins édifiantes et non pas en vue d’une application universelle et obligatoire, la vie réelle de la nation a été normalement régie par les coutumes, sous la condition qu’utilisées dans des procédures strictement privées, ces coutumes demeurassent chose ignorée (en principe) des fonctionnaires asservis (en principe aussi) aux rites et aux lois.
Ce régime a présenté un avantage. Perpétuellement recréées par le moyen d’arbitrages sur cas d’espèces, les coutumes ont été préservées du figement qu’eussent sans doute entraîné rédactions à fins juridiques et commentaires à fins morales. Mais pour toute enquête qui veut porter sur l’histoire réelle des mœurs, et non sur les principes d’une morale officielle affectant de s’opposer aux règles vulgaires, une difficulté se présente. Si l’on présume (à l’opposé des dogmes chinois) que les règles rituelles ou légales tirent leur explication, non de la sage volonté des Auteurs de la civilisation nationale, mais des coutumes réelles, tant vulgaires que nobles, et des interactions de ces coutumes, comment arriver à déceler les liens des rigides prescriptions de type rituel ou légal (seule matière publiée et commentée) avec des coutumes dont l’esprit des mœurs chinoises a voulu que, restant flottantes, elles fussent, autant qu’il se peut, soustraites à des divulgations jugées attentatoires au prestige des Auteurs des rites et des lois ?
A toute difficulté, dès qu’elle est aperçue, il y a espoir de solution. Rites et lois ignorent officiellement les coutumes. Mais, dans la mesure où, pour réserver leur prestige, il leur faut ne pas s’exposer à des atteintes sacrilèges, ils en tiennent compte, tacitement. Ils renseignent, et quand ils édictent et quand ils évitent d’édicter, mais il est particulièrement instructif de leur prêter attention lorsqu’il apparaît qu’ils s’abstiennent de commander. Ils indiquent alors la voie où il faut chercher les pratiques qui présentent le maximum de valeur obligatoire bien qu’on soit invité à les tenir pour des usages tolérés ; ce sont des pratiques normales : les réglementations officielles ont été contraintes de les respecter sous peine de voir détruire leur propre crédit. De la valeur heuristique de ces aphorismes, je vais donner tout de suite une preuve. Je la donnerai à l’occasion d’un document dans lequel apparaissent les effets de la plus récente révolution qu’ait subie la Chine.