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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Catégories matrimoniales et relations de proximité dans la Chine ancienne (1939)
Extrait: La séparation des sexes


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Marcel Granet (1884-1940), Catégories matrimoniales et relations de proximité dans la Chine ancienne. Annales sociologiques, collection de l’Année sociologique, série B, fascicules 1-3, 1939. Librairie Félix Alcan, Paris, 254 pages. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole.

Extrait
La séparation des sexes

Quand ils prescrivent la séparation des sexes, les ritualistes n’entendent pas seulement prescrire des règles de tenue. Ils voient dans ce précepte le principe premier de l’ordre social — ce qui ne les empêche point de lui donner un sens très précis.

La séparation des sexes (nan niu tche pie), c’est, d’abord, la séparation obligatoire des filles (niu) et des garçons (nan)c’est-à-dire des Frères et des Sœurs. Dès la naissance, garçons et filles sont préparés à des rôles et à des destinées inverses. Toute l’éducation est commandée par l’idée que les garçons devront demeurer dans la famille, et les filles en sortir. A ces destinations opposées garçons et filles se préparent d’une manière qui n’est paradoxale qu’en apparence. Vouées à l’exportation, les filles n’abandonnent les leurs que pour se marier. Les garçons, au contraire, se préparent, en sortant de la maison, au rôle de continuateurs de leur lignée. Les Filles font près des Mères leur éducation. Les Pères ne peuvent point faire l’éducation des Fils. Tout un ensemble de préceptes, positifs et négatifs, montrent qu’autrefois les jeunes Chinois étaient soumis au « fosterage ». La majorité, pour les garçons comme pour les filles, a d’abord coïncidé avec la puberté et les fiançailles. Le développement des institutions militaires a fait retarder, dans le cas des garçons, l’âge de la majorité, et repousser plus loin encore celui du mariage. Il y a, d’ailleurs, des raisons de croire qu’entre le moment des fiançailles et celui du mariage s’étendait une période où les filles vivaient entre filles, et les garçons entre garçons. Pour ces derniers, tout au moins, un temps de leur vie dévoué au compagnonnage (et, chez les nobles, au compagnonnage militaire) complétait le « fosterage » ou s’imbriquait avec lui. La règle est que la procédure affiliant le « Fils » au « Père » se termine — et c’est alors que le « Fils » reçoit une demeure et s’implante sur le sol domestique — au moment où, se mariant, il importe une femme : le « Père » a un « Fils » quand la « Mère » a une « Bru ». Quand le « Fils », amenant une « Bru », revient parmi les siens, la « Fille » quitte les siens, emmenée par le « Gendre ». Le chassé-croisé qu’impose, convention initiale du jeu, la règle de l’exportation des filles, est précédé par un chassé-croisé en sens inverse (pratique compensatrice essentielle à laquelle se rattachent de multiples pratiques compensatrices de détail) : les garçons sortent de la maison quand leurs sœurs y demeurent ; les filles partent de la maison quand leurs frères y reviennent.

Le double mouvement de chassé-croisé qui maintient à distance les frères et les sœurs, est, naturellement, justifié par des raisons de moralité. — Le fait surprendra peut-être ceux qui ont soutenu que l’exogamie s’explique à partir de l’horreur de l’inceste et l’horreur de l’inceste en raison du manque d’attrait sexuel qui résulterait soit des liens du sang, soit de la cohabitation enfantine : l’idée chinoise est que, comme l’exogamie, la séparation des frères et des sœurs a pour justification l’attrait sexuel excessif qui pousse les uns vers les autres ceux qui ont « même essence (), même cœur, mêmes inclinations ».

Nous possédons sur ce point un document significatif. Un prince de Tsin, gravement malade, dut se résigner à consulter à la fois un sage et un médecin. Tous deux prononcèrent de beaux discours. Ils s’accordèrent pour diagnostiquer que la maladie provenait des excès sexuels du prince. Le médecin insista sur le fait que le mauvais état de santé n’était dû ni à quelque mauvais sort, ni à une mauvaise nourriture : il n’y avait ni perturbation, ni insuffisance de substance. Mais il y avait, par manque de retenue sexuelle, déperdition de substance (ou, plus exactement, déperdition des parts masculines de la substance). Le sage fut plus précis. Il déclara avoir entendu dire qu’on ne doit point admettre dans son harem des femmes de même « nom », sous peine, d’abord, que « la descendance ne se multiplie point », mais, surtout, parce que, en ce cas « l’attrait, dès le début, est extrême : la maladie doit en résulter ». Parmi les épouses du prince de Tsin, il y en avait quatre qui portaient le même nom que lui : rien d’étonnant si le prince se mourait.

On aurait tort de tenir pour paroles de circonstance ou propos de fantaisie les avis conformes du sage et du médecin. Le premier est un politique célèbre pour son esprit positif, qui ne croyait même pas aux revenants et qui ne se conformait aux rites que pour ne point désobliger l’opinion. Quant au second, il y a tout lieu de croire qu’il était, par profession, fort instruit en matière d’hygiène sexuelle : c’est l’une des techniques qui semble, de tout temps, avoir le plus préoccupé les Chinois, riches ou pauvres. Les Empereurs Han conservaient dans leur Bibliothèque des ouvrages où ils pouvaient apprendre les différents secrets qui permettent à un homme d’avoir une belle descendance — sans rien perdre de sa substance et, même, en la parfaisant. Nul doute que, sinon les ouvrages, les pratiques ne fussent anciennes. Il faut donc croire que le sage et le médecin, lorsqu’ils déclaraient pernicieux, pour un homme, les contacts sexuels avec des femmes de même essence et de même « nom », fondaient leurs dires sur un vieil empirisme.

Dans la phrase qui condamne, en les déclarant les moins hygiéniques de toutes, les unions que nous nommons incestueuses, une expression est à retenir : un homme ruine sa santé avec des femmes qui ont même essence [c’est-à-dire (comme on l’affirme d’autre part) même cœur et mêmes inclinations que lui], parce que, en ce cas, « l’attrait, dès le début, est extrême ». Or, d’une part, lorsque les chansons d’amour exaltent le bonheur des époux, c’est en disant qu’il existe entre eux « une entente fraternelle ». [Je suis obligé de traduire abstraitement l’expression chinoise « jou hiong jou ti » m. à m. « comme (frère) aîné, comme (frère) cadet », le mot « ti » pouvant se dire aussi bien d’un cadet ou d’une cadette.] Mais, inversement, l’une des caractéristiques de la vie conjugale à ses débuts, tant chez les Chinois que chez leurs voisins Barbares, est l’extrême difficulté du rapprochement entre époux (liés par une union exogame). Il ne faut pas moins de trois ans pour que le mariage soit définitif, tant chez ces Barbares que chez les anciens Chinois, et, chez ces derniers, il arrivait qu’un mari n’obtînt de sa femme son premier sourire qu’au bout de trois ans. Pendant trois ans, chez les Barbares, la nouvelle mariée (qui jouit d’une entière liberté sexuelle), mène une vie de jeune fille : on nous dit que ses frères se montrent alors extrêmement jaloux. En Chine, dans les chansons du type de la mal mariée, l’épouse, qui ne peut se vanter de s’entendre avec son mari comme avec un frère, s’écrie, de façon curieuse : « mes frères ne le sauront pas : ils s’en riraient et moqueraient ». Apparemment, le savoir des empiriques et des sages, même quand ils l’exprimaient en termes métaphysiques, tenait compte de faits d’expérience. Le manque de retenue qui rend pernicieux (du moins pour les mâles) les rapports sexuels dès qu’il n’y a point mariage (exogame), tient au fait que les sentiments de pudeur ne naissent guère qu’entre ceux en qui s’opposent deux honneurs domestiques.

Du bien-fondé de cette formule, les règles qui, parallèlement à la séparation des garçons et des filles, imposent la séparation des maris et des femmes (fou fou tche pie), nous fournissent des preuves directes. La nudité (qui est la tenue de rigueur dans les anciennes fêtes aux flambeaux où se partagent et s’effacent les péchés privés) apparaît comme le pire scandale qui puisse souiller la vie conjugale. Si deux conjoints régulièrement et exogamiquement unis prennent leur bain ensemble, c’est là, de tous les crimes, le plus inexpiable : il mérite, dit-on, la perdition totale qui attend les plus sinistres héros de la démesure. L’épouse ne doit approcher de l’époux que cérémonieusement vêtue, coiffée, chaussée. Les rituels abondent en détails sur la tenue et la discrétion qu’exigent les coïts conjugaux, et ils nous apprennent que l’apprentissage de la « tenue conjugale » était l’une des quatre matières de l’enseignement que les Mères et les duègnes étaient chargées de donner pendant le stage où se préparait l’initiation des filles. Les rituels indiquent encore tout un code de restrictions de temps et de lieux qui semblent destinées à espacer et à rendre brefs, à limiter, à dater, à situer impérativement, les contacts du mari et de ses diverses épouses. Cette réglementation, nous dit-on, a pour fin d’« endiguer » tout penchant à la débauche : là encore, il paraît s’agir d’un système de précautions protégeant le mari. La même interprétation sert aussi à justifier les règles de la polygynie sororale. Elles imposent un mariage unique, une alliance unique, pour défendre le mari des tentatives de séduction qu’oseraient risquer des femmes venues de milieux différents et pourvues d’attraits divers. — Cette préoccupation est forte au point de motiver des jugements surprenants au premier abord. Un prince prend femmes, abusivement, dans une famille de même « nom ». Selon l’usage, des lots de femmes complémentaires lui sont fournis par d’autres maisons seigneuriales. Or, l’un de ces lots provient d’une famille ne portant point le même « nom » que celle dont provient le lot principal. Les ritualistes ne retiennent que ce fait et le blâment — sans retenir le fait que, par là, un supplément d’inceste était évité au mari. Ils nous permettent ainsi de vérifier, une fois de plus, que l’obligation exogamique n’est que l’une des règles qui président au mariage, qu’elle n’est même pas sentie comme la plus importante de ces règles, et qu’enfin l’exogamie est tout autre chose que l’horreur de l’inceste.

Mais les préjugés masculins et les préjugés agnatiques des interprètes ne doivent pas nous en imposer. S’il y a un cérémonial et un protocole pour régler les rapports conjugaux, ce n’est point uniquement en raison des privilèges et de la noblesse du mari. Non seulement ce dernier est strictement tenu à remplir son devoir conjugal et tenu à le remplir protocolairement, eu égard aux différences de noblesse des femmes qui composent son lot (ou ses lots) d’épouses, mais encore il est tenu à le remplir cérémonieusement, car toute épouse importée a droit à être traitée avec cérémonie. Quand un mari avait le cœur d’oublier les égards dus (non pas aux femmes, mais) aux épouses, l’épouse n’oubliait pas, sitôt qu’on lui avait manqué, de proclamer que sa famille était bien l’égale de la famille du mari. De nos jours encore, et davantage même, peut-être, à la campagne qu’à la ville, les vendettas les plus violentes naissent des querelles que les femmes soutiennent contre leurs époux et que leurs parents embrassent aussitôt pour faire valoir l’honneur domestique. Seuls s’unissent par mariage des groupes entre lesquels la vendetta est permise. Entre les conjoints qu’unit le mariage, persiste une attitude de rivalité et de vendetta. Le mot qui sert à désigner un couple en état de mariage sert aussi à désigner un couple de rivaux en posture de vendetta. Le mariage qui met fin aux vendettas entre groupes, inaugure, pour le couple qu’il unit, une longue période de rivalités. Ces rivalités, le cérémonial permet, dans l’état de mariage comme dans l’état de vendetta, de les rendre courtoises — mais en même temps sournoises. Tous les actes, dès qu’ils prennent un caractère cérémoniel, donnent l’occasion de commettre des fautes, d’épier des fautes, de provoquer des fautes — et de les punir ou, mieux encore, de les pardonner —. Provoquer une faute de l’adversaire et l’obliger à l’expier, c’est prendre barre sur lui, mais c’est encore mieux prendre barre que commettre soi-même une faute et éviter de l’expier. On comprend pourquoi les Mères enseignaient aux filles en instance d’épousailles l’art de la tenue, pourquoi aussi le mariage était, sans doute, précédé d’une période où — vivant chacun de leur cédé — les garçons .et les filles, en pratiquant compagnonnage et amitié, apprenaient à soutenir l’honneur de leur sexe. C’est, en effet, tout au début de la vie conjugale qu’il faut faire attention pour ne point donner barre sur soi : il faut, alors, prendre le pas, en faisant, le plus souvent, semblant de le céder. L’entrée en ménage est la période décisive de la joute conjugale. Les sages chinois avaient toutes raisons de soutenir que, lorsque deux conjoints n’appartiennent pas à la même famille, il y a plus de chances que soient observées les précautions sans lesquelles les contacts sexuels peuvent être débilitants (du moins pour les hommes). Ils peuvent l’être tant par leur fréquence que par leur abandon. Aussi les familles chinoises s’emploient-elles non seulement à rappeler à tout instant que la nouvelle épousée n’est qu’une étrangère, mais encore à séparer autant que possible les jeunes mariés. Nulle brimade n’est évitée au mari, s’il s’avilit en s’empressant auprès de sa femme : on fait, et on lui présente, le compte de toutes ces défaillances à l’honneur. Si les mariages donnent le signal d’une trêve aux vendettas entre groupes alliés, l’esprit de rivalité persiste et ne fait que s’exprimer d’autre manière. La vie de ménage est une longue joute où, sévèrement surveillés, les époux doivent conserver leur quant à soi.

Réglementés, en principe, et, en fait, surveillés, les rapprochements sexuels marquent à peine des trêves dans la joute qui oppose les époux. Le thème de Dalila est largement illustré dans la littérature chinoise, avec cette particularité que celles qu’on accuse de dérober à l’homme sa force ou sa santé, ce ne sont point des maîtresses ou des prostituées, mais des épouses — et des épouses nobles. Les maris, cependant, étaient avertis — et pour obtenir que les rapports sexuels fussent, en réalité (et conformément aux prescriptions des empiriques), moins débilitants pour les conjoints exogames que pour des personnes unies par la simple affection fraternelle, le rôle efficace était véritablement joué par le cérémonial. Le mot « rite » ou « cérémonie » (li) a pour sens précis « prestations rituelles, dons cérémoniels » offerts pour marquer, tout ensemble, et pour atténuer les distances, pour donner et pour mériter du respect (king). Abandonner des alliés traditionnels c’est ne point faire honneur à un ancien contrat, c’est nier la vieille créance qui donne droit à recevoir, en compensation d’épouses fournies, des prestations rituelles (li). Pour obtenir une épouse, il faut apporter à ses proches des présents cérémoniels, mais, l’épouse obtenue d’eux, quand il s’agit de l’obtenir d’elle-même, il faut encore, par respect pour les siens et pour elle, par respect pour soi et pour les siens, ne pas se présenter les mains vides. Ce ne serait point l’honorer que ne point la rétribuer (et ce ne serait point s’honorer). On voit comment s’opposent les relations (véritablement) conjugales et celles que nous nommons incestueuses et auxquelles les sages de l’ancienne Chine reprochaient d’être effrénées. Dans un cas, les contacts sont gratuits et non réglementés ; dans l’autre, ils sont payants et contrôlés. Le frein, lorsqu’il y a mariage et que le mariage, exogame par définition, unit des personnes d’essence () différente, résulte du fait que les conjoints représentent des honneurs rivaux : dans tous les rapports d’honneur à honneur, tout service rendu appelle une contrepartie — les services sexuels comme les autres. D’autant plus que, quand on les demande à une épouse, c’est avec l’espoir d’obtenir d’elle un enfant. Si les rencontres du mari et de chacune de ses femmes sont surveillées, soumises à des règles de lieux et de temps, et si, dans les maisons princières, les rites ordonnent qu’elles soient enregistrées avec leurs dates, c’est qu’elles ne doivent en rien sacrifier au plaisir et à la fantaisie, et qu’on attend d’elles qu’elles soient productives : l’épouse, à qui l’on demande un fils qu’elle sera tenue de remettre au mari, est en droit d’exiger une compensation. En pareil cas, la dépense (quelle qu’en soit la nature) se justifie par des espoirs de récupération ; pour la même raison, cette dépense doit être calculée et réglée. La coutume princière du répertoire des rencontres conjugales s’explique apparemment par des raisons équivalentes à celles qui poussent, dès qu’il y a prestations alternatives (nous le savons de façon précise pour ce qui est des prestations de deuil), à tenir un registre des entrées et des sorties. Il en va tout autrement des rapports — les rapports sexuels comme les autres — qui n’opposent point, honneur contre honneur, des individus d’essence différente. Ils ne peuvent donner lieu à des comptes séparant le doit et l’avoir. Les services sont rendus sans qu’il y ait lieu ni de les enregistrer, ni de les mesurer : aucun d’eux n’appelle une compensation définie. On l’a vu pour ce qui est de la nourriture : les frères, même lorsqu’ils forment des ménages distincts et ne sont plus des commensaux, prennent au tas et apportent au tas. On comprend fort bien que les Chinois aient caractérisé les relations que nous qualifions d’incestueuses en leur reprochant de pousser, sans aider pour cela à multiplier la descendance, à une dépense abusive et non compensée d’énergie virile. La tentation de gaspiller cette énergie n’est point freinée en pareil cas par l’obligation de rétribuer. Aux rapports conjugaux (= exogames) surveillés, rituellement espacés, soumis, en raison du principe de la séparation entre époux, à toutes sortes de règles de pudeur et de discrétion, soumis aussi, en raison du principe d’exogamie, au cérémonial dispendieux nécessaire pour rapprocher des personnes d’essence différente, mais comportant des espoirs de compensation, s’opposent les rapports sexuels (non exogames) qui ne sont pas compris dans un cycle de compensations ; gratuits par essence, pareils rapports ne donnent lieu à aucune cérémonie et, par suite, à aucun contrôle ; on ne peut les réglementer et on se borne donc à les interdire en principe : il suffit que soient disqualifiés ceux qui, altiers ou ladres et se privant d’épouses ou en privant leurs alliés, se dérobent aux devoirs de l’amitié et aux pratiques libérales du bon voisinage.

L’interdiction de l’« inceste », quand elle se présente comme une condamnation prononcée, pour des raisons de morale ou d’hygiène, contre des relations sexuelles exposées à devenir licencieuses (yin), ne peut en rien expliquer l’ensemble d’habitudes parmi lesquelles figure l’obligation exogamique. En revanche, c’est un fait significatif que, comme tous les rapports de vendetta et d’amitié, les relations conjugales ne puissent se concevoir que comme des occasions à prestations et contre-prestations. La portée de ce fait apparaît dès qu’on sait d’une part que tout seigneur à qui l’on reproche d’avoir laissé ses femmes prendre le pas sur lui, est accusé de leur laisser prélever une part excessive sur les transactions faites dans les marchés, et que, d’autre part, on est instruit d’une règle essentielle de l’ancienne organisation chinoise : c’est à la femme du chef qu’il appartient d’instituer le marché et d’en contrôler le trafic. — La représentation chinoise de la consubstantialité montre que les agnats mâles forment un groupe immobile attaché à un trésor et à des biens immobiles : tout cela forme un fonds de substance immuable (en principe). Les habitudes conjugales et matrimoniales, y compris l’exogamie (c’est-à-dire, pratiquement, l’obligation d’importer les épouses) montrent que les femmes sont à la fois objets de circulation et principes de la circulation de tous les biens qui ne sont point attachés à un fonds : tout cela constitue une fortune (sur laquelle on peut perdre ou gagner), mais qui (en principe) sert seulement à faire durer une partie grâce à laquelle se marquent des rivalités, s’affirment des solidarités et se dressent, face à face, des honneurs. — La séparation des sexes s’est d’abord confondue avec une division du travail réparti entre laboureurs et tisserandes. Tandis que les grains, en principe, ne circulaient point, les étoffes étaient apportées sur les marchés. Elles figurent parmi les premiers instruments monétaires dont les Chinois se soient servis. Tout ce qui circule, circule avec les femmes, à l’occasion des femmes et grâce aux femmes. — D’où l’importance extrême attachée à tout ce qui touche aux alliances matrimoniales et aux relations conjugales — à tout ce qui, dans les relations sexuelles, a un intérêt d’ordre public. Les relations sexuelles qui ne touchent point à cet ordre n’ont que la valeur de pratiques compensatrices : elles n’intéressent l’ordre public que si elles sont occasion de scandale. Elles sont matière à conseils, nuancés ou impératifs, matière à jugements religieux ou moraux, voire hygiéniques. Au contraire, la règle imposant de préparer à des destins différents les frères et les sœurs (nan niu tche pie) et d’obliger maris et femmes à ne jamais cesser d’avoir des rapports d’honneur à honneur (fou fou tche pie) — la règle d’exogamie — qui ordonne d’importer des épouses et, tout en les traitant comme objets de commerce, de leur laisser la régulation des commerces — paraît si bien se confondre avec les principes de la cohésion sociale que l’on peut exprimer l’essentiel de ces principes par la formule même des règles matrimoniales : dans l’organisation chinoise, le système du chassé-croisé semble avoir été la convention du jeu fondamentale.


Retour à l'ouvrage de l'auteur: Marcel Granet (1884-1940) Dernière mise à jour de cette page le lundi 23 juillet 2007 18:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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