Préface
par Lawrence Durrell.
Ce livre extraordinaire a, aujourd’hui, un double titre à notre attention, car ce n’est pas seulement une œuvre triomphante de l’art littéraire : c’est aussi un compte rendu de première main, par le père de la médecine psycho-somatique, du développement de ses idées concernant la santé et la maladie. Non, en dépit de la matière de son sujet, ce n’est pas une thèse ! Groddeck déploie ses idées au cours d’une série de lettres familières adressées à une de ses patientes lettres pleines d’esprit, de poésie et de malice. Comme tous les poètes, il n’est pas plus systématiquement que dogmatique ou didactique ce qui explique peut-être la négligence où on le tient dans les milieux médicaux. Il procède par « intuitions » choisies et avec l’habileté d’un écrivain-né. Cependant… « c’est en vain », écrivait Freud, « que Georg Groddeck proteste qu’il n’a rien à faire avec la science » Oui, en vain ! Mais Groddeck était plus un guérisseur et un sage qu’un médecin ; il ne pouvait pas rester dans les limites d’un déterminisme psychologique aussi rigide que Freud. Il aimait et révérait Freud comme son maître, et il doit en effet tout à ce grand homme, mais… son angle de vision est complètement nouveau et original. Il a été le premier à donner toute leur valeur aux hypothèses de Freud dans le domaine des maladies organiques ; dans sa célèbre clinique de Baden-Baden, il lutta contre le cancer et la phtisie, et non contre les névroses. Ses armes principales étaient le régime, les massages et l’investigation psychologique dans la ligne freudienne. Sa façon de procéder partait du principe que les maladies de l’homme étaient une sorte de représentation symbolique de ses prédispositions psychologiques et que, maintes fois, leur siège, leur modèle typologique pouvait aussi bien être élucidé avec succès par les méthodes freudiennes jointes aux massages et au régime que n’importe quelle névrose d’obsession. Il se refusait à accepter la division de l’esprit et du corps en deux compartiments ; pour lui, c’étaient des modalités d’être différentes. Nous fabriquons nos maladies mentales et physiques de la même manière. De nos jours, cela semble un tel lieu commun que le lecteur trouvera difficile de concevoir combien cette attitude était originale quand elle fut exposée pour la première fois par Groddeck. Mais qu’il jette un regard sur la date de première publication inscrite à la page de titre de ce livre 1 !
Comment se fait-il, dès lors, que l’œuvre de Groddeck ait souffert d’une éclipse si peu méritée ? En partie parce qu’il ne voulait pas écrire de thèses laborieuses, mais surtout parce que sa modestie le fit s’opposer à une requête de ses élèves et de ses admirateurs, qui désiraient fonder une Société Groddeck dans le genre des sociétés qui nous ont familiarisés avec les œuvres de Freud, Jung, Adler, etc. Il avait l’horreur du poète pour les disciples, les essais, les articles et les exégèses… horreur de toute cette poussière stérile qui s’élève autour d’un homme original et d’une idée nouvelle. Il ne voulait pas être transformé en archimandrite ou en bonze. Sa vie était une vie de guérison. L’ensemble de se position philosophique pourrait en fait se résumer en quelques centaines de mots : mais ce qui nous attache à Groddeck ne réside pas uniquement dans ses idées (c’est aussi l’impact d’une transmission poétique). Il a été le premier à réorienter la médecine moderne découvertes peuvent paraître fantastiques encore aujourd’hui, mais je suis sûr que leur exactitude sera prouvée. Ses livres ont la certitude magique de leur poésie…, qui est, somme toute, la faculté de voir…
C’est à la fois un honneur et un plaisir pour un écrivain anglais (qui doit beaucoup à ce grand génie allemand) d’avoir été choisi pour préfacer une réédition de ce livre injustement négligé. Je songe avec joie aux jeunes lecteurs germaniques qui redécouvriront cet énigmatique (et souvent malicieux) poète allemand de la santé spirituelle… j’aurais dû écrire de la santé physico-spirituelle, car Groddeck aurait dédaigné une phrase ainsi tronquée. Le fait qu’ils soient d’accord ou non avec certaines de ses idées est tout à fait secondaire : avec Groddeck, on est emporté par son enthousiasme vivifiant, par les tours et les détours de cette intelligence tendre et ironique. Comme j’aurais aimé le connaître, quand ce n’aurait été que pour lui serrer la main !
Norman Douglas avait coutume de diviser les écrivains en deux catégories selon leur attitude envers la vie ; dans son échelle de valeurs, les uns disaient oui à la vie et les autres disaient non. Groddeck était de ceux qui disent oui, et jusqu’à la moelle de ses os. Sa force et sa tendresse devraient nous émouvoir encore aujourd’hui, car nous avons toujours besoin de lui. Le voici !
Lawrence Durrell.
1 Cet ouvrage a été publié pour la première fois en 1923.
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