EXTRAIT 5
La course des bateaux-dragons.
Lorsque, le 5 du cinquième mois, l’offrande domestique a été présentée dans toutes les règles aux dieux et aux ancêtres, et que dans les écoles les enfants ont présenté leurs hommages aux dieux de la Littérature, toutes les maisons se vident, car chacun s’empresse d’aller voir « voguer les bateaux‑dragons », pê lîng‑tsoûn. Les marchands même, pour peu que leurs affaires le leur permettent, quittent leurs boutiques et s’accordent quelques heures de délassement ; les artisans se donnent une demi-journée de congé. Chacun endosse ses plus beaux habits, on va prendre ses amis ou ses connaissances, et l’on se dirige rapidement vers le bord de l’eau. Mêlons-nous à la foule et regardons avec elle.
Quand les habitants d’un quartier ont résolu de célébrer la fête nautique, on fait une collecte, dont le produit est remis à une commission d’organisation. Souvent cependant l’initiative est prise par le temple de la paroisse. Le corps des administrateurs du temple est alors tout indiqué pour remplir les fonctions de commission d’organisation. Ils prennent ce qu’ils peuvent dans les fonds du temple, font circuler pour ce qui manque une liste de souscription, engagent une troupe de comédiens pour égayer la fête par des pièces dramatiques et de la musique, et invitent d’autres rues à prendre leur part du plaisir qui s’apprête. On loue les bateaux nécessaires pour les courses et l’on achète des présents destinés aux vainqueurs. Ce sont des morceaux de soie rouge, des éventails, des mouchoirs, de ces bourses que les Chinois portent suspendues devant l’abdomen, de beaux chapeaux-parapluies en rotang et en bambou, des pipes à tabac ; on donne aussi de petites sommes d’argent comme prix. Les riches ajoutent souvent quelques cadeaux, et s’il se trouve qu’un mandarin vienne voir le fête, il se doit à lui-même et à son rang d’offrir une récompense aux meilleurs pagayeurs. Les objets destinés à ce but sont exposés dans une sorte de pavillon érigé à cet effet. On en réserve cependant un petit nombre, pour les suspendre à une perche surmontée d’un drapeau, que l’on plante dans l’eau ou que l’on assujettit à un bateau, et qui marque le point de départ pour les courses.
Les bateaux de course sont de diverses dimensions ; il y en a qui ont jusqu’à cinquante pieds de long, mais ils sont tous très étroits, et il serait difficile d’en trouver dans lesquels on pût placer l’une à côté de l’autre plus de deux personnes. Les rameurs qui les montent, parfois, jusqu’au nombre de soixante, se servent de pagaies. A la poupe un pilote gouverne au moyen d’une rame attachée à l’arrière, dans le prolongement du bateau. Les commandants sont placés à la proue ; de là ils marquent la mesure du mouvement des pagaies, soit à la main, soit au moyen d’un petit drapeau. Enfin au centre de l’embarcation se trouvent des tambours et des joueurs de gong, dont la fonction consiste à entretenir l’ardeur des rameurs. Souvent les bateaux doivent représenter des dragons ; alors la proue affecte la forme d’une tête à mâchoire béante et armée de grandes dents coniques, qui ressemble à une tête de crocodile ; l’arrière est sculpté de façon à former une queue recouverte d’écailles, qui s’enroule en se redressant. Du reste, cette décoration n’est point indispensable ; beaucoup de bateaux n’ont la prétention de ressembler à rien d’autre qu’à ce qu’ils sont, des bateaux. Comme on aime à exagérer la longueur de ces embarcations tout en les faisant aussi légères que possible, il arrive qu’elles ne puissent pas porter leurs équipages trop nombreux, et qu’elles chavirent ou se rompent par le milieu, tellement que dans mainte ville les mandarins se sont vus dans le cas de prendre des mesures pour prévenir le danger.
Vers le milieu du jour, lorsque l’on juge que les cérémonies du culte domestique sont partout achevées, les rameurs prennent tumultueusement place dans les bateaux. D’ordinaire les jouteurs appartiennent aux plus basses classes de la population ; car, quoique il n’y ait rien de contraire à la bonne façon à donner des prix ou des contributions en argent afin de faire réussir la fête, ce serait déroger que de mettre personnellement la main à la pagaie. Ce ne sont guère que les coulis et gens de cette sorte qui s’y prêtent. Les rameurs naturellement font les plus grands efforts pour se distancer les uns les autres ; leurs chefs les encouragent et les excitent, accélérant la mesure à grands gestes ; tambours et gongs soutiennent le mouvement ; et les pagaies de plonger et replonger dans l’eau avec frénésie. Enfin la route prescrite a été parcourue au milieu de vociférations assourdissantes ; le bateau qui est revenu le premier au point de départ enlève la perche servant de signal avec les cadeaux qui y sont suspendus ; on la porte en triomphe au pavillon des prix et la distribution commence. Tout ne se passe pas sans querelles et même voies de fait. Il y a, comme partout, des mécontents et des envieux. Cependant dans la règle les commissaires parviennent à étouffer les disputes naissantes, non pas tant, il faut le dire, par leur ascendant moral que par de plus persuasives pièces de monnaie au moyen desquelles ils satisfont ceux qui se disent lésés.
Les joutes continuent souvent deux ou trois jours consécutifs, même sans qu’il y ait des prix, tant la passion de la lutte est vivante chez l’homme. Les équipages rament alors pour l’honneur, ou simplement parce que les ancêtres le faisaient déjà. Bien entendu que l’éclat de la fête et l’enthousiasme du peuple dépendent de la grandeur des sommes recueillies par souscription ou données par la caisse du temple. Aussi telle année voit-on les bateaux voler par dizaines à la surface de l’eau, tandis que telle autre il n’y en aura que deux ou trois qui joutent. Or cette fête étant moins une fête religieuse que simplement populaire, tout dépend, peut-on dire, du caprice ou de l’entraînement momentané des habitants du quartier.
Mais ce qui donne à la fête des bateaux‑dragons sa plus grande animation, ce sont les nacelles et embarcations diverses remplies de curieux, hommes, enfants, femmes même, qui par centaines sillonnent les eaux. Tous sont en habits et en humeur de fête ; on mange et boit, on cause et plaisante ; on joue des instruments, et quand passe comme une flèche un bateau-dragon, on applaudit à outrance. Bref, on s’en donne de gaieté et de plaisir comme dans pas une autre occasion de toute l’année. Les hauteurs qui dominent la rive sont couvertes de spectateurs, de même que les vaisseaux à l’ancre, tout vivants de pavillons et de banderoles. Ce spectacle est l’un des plus animés que l’on puisse imaginer, et qui en a été témoin ne l’oubliera plus.
Mais on ne se contente pas de faire manœuvrer des bateaux‑dragons sur l’eau ; on en porte aussi processionnellement dans les rues, avec bannières et musique, plusieurs jours du mois. Ils sont en bois très mince, ou bien en bambou, en rotang et en papier, et on les transporte d’ordinaire sous un dais en toile, soit directement sur les épaules, soit au moyen de perches à porter ; le soir on les orne de lampes et de lanternes. Ces grandes machines, accompagnées de musiciens, entourées d’une nuée de porte‑bannières et de gamins battant du tambour et frappant les gongs, ont quelque chose de fantastique et d’étrange. Quand les chefs du cortège jugent que la marche a été assez longue, on porte le bateau au bord de la mer, on y met un équipage en papier, et on allume le tout. C’est le moyen de détruire, en les envoyant au loin sur la mer, toutes les mauvaises influences que le bateau a recueillies dans les quartiers qu’il a visités. Le dragon a donc été un « remplaçant du corps », agissant, toutefois en grand, comme nous avons dit à la page 332.
Voilà, à grands traits, la fête nautique de l’été, où le dragon joue un rôle considérable, on peut dire le rôle principal. Il en faut rechercher l’origine. Auparavant toutefois nous allons prendre connaissance des traditions populaires qui sont censées résoudre cette question. Nous montrerons l’inanité des explications que ces histoires prétendent donner ; puis nous en chercherons une meilleure, en prenant pour guide les attributs du dragon en relation avec l’aspect que la nature présente au cinquième mois de l’année….
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