René Guénon, Les principes du calcul infinitésimal


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

René Guénon, Les principes du calcul infinitésimal. (1946]
Avant-propos


Une édition numérique réalisée à partir du livre de René Guénon, Les principes du calcul infinitésimal. Paris: Les Éditions Gallimard, 1946, 146 pp. Collection “Tradition”. Une édition numérique réalisée par Daniel Boulagnon, bénévole, professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain (France).

[7]

Les Principes du Calcul infinitésimal

Avant-propos

Bien que la présente étude puisse sembler, à première vue tout au moins, n’avoir qu’un caractère quelque peu « spécial », il nous a paru utile de l’entreprendre pour préciser et expliquer plus complètement certaines notions auxquelles il nous est arrivé de faire appel dans les diverses occasions où nous nous sommes servi du symbolisme mathématique, et cette raison suffirait en somme à la justifier sans qu’il y ait lieu d’y insister davantage. Cependant, nous devons dire qu’il s’y ajoute encore d’autres raisons secondaires, qui concernent surtout ce qu’on pourrait appeler le côté « historique » de la question ; celui-ci, en effet, n’est pas entièrement dépourvu d’intérêt à notre point de vue, en ce sens que toutes les discussions qui se sont élevées au sujet de la nature et de la valeur du calcul infinitésimal offrent un exemple frappant de cette absence de principes qui caractérise les sciences profanes, c’est-à-dire les seules sciences que les modernes connaissent et que même ils conçoivent comme possibles. Nous avons souvent fait remarquer déjà que la plupart de ces sciences, même dans la mesure où elles correspondent encore à quelque réalité, ne représentent rien de plus que de simples résidus dénaturés de quelques-unes des anciennes sciences traditionnelles : c’est la partie la plus inférieure de celles-ci qui, ayant cessé d’être mise en relation avec les principes, et ayant perdu par là sa véritable signification originelle, a fini par prendre un développement indépendant et par être regardée comme une connaissance se suffisant à elle-même, bien que, à la vérité, sa valeur propre comme connaissance se trouve précisément réduite par là même à presque rien. Cela est surtout apparent lorsqu’il s’agit des sciences physiques, mais, [8] comme nous l’avons expliqué ailleurs [1], les mathématiques modernes elles-mêmes ne font pas exception sous ce rapport, si on les compare à ce qu’étaient pour les anciens la science des nombres et la géométrie ; et, quand nous parlons ici des anciens, il faut y comprendre même l’antiquité « classique », comme la moindre étude des théories pythagoriciennes et platoniciennes suffit à le montrer, ou le devrait tout au moins s’il ne fallait compter avec l’extraordinaire incompréhension de ceux qui prétendent aujourd’hui les interpréter ; si cette incompréhension n’était aussi complète, comment pourrait-on soutenir, par exemple, l’opinion d’une origine « empirique » des sciences en question, alors que, en réalité, elles apparaissent au contraire d’autant plus éloignées de tout « empirisme » qu’on remonte plus haut dans le temps, ainsi qu’il en est d’ailleurs également pour toute autre branche de la connaissance scientifique ?

Les mathématiciens, à l’époque moderne, et plus particulièrement encore à l’époque contemporaine, semblent en être arrivés à ignorer ce qu’est véritablement le nombre ; et, en cela, nous n’entendons pas parler seulement du nombre pris au sens analogique et symbolique où l’entendaient les Pythagoriciens et les Kabbalistes, ce qui est trop évident, mais même, ce qui peut sembler plus étrange et presque paradoxal, du nombre dans son acception simplement et proprement quantitative. En effet, ils réduisent toute leur science au calcul, suivant la conception la plus étroite qu’on puisse s’en faire, c’est-à-dire considéré comme un simple ensemble de procédés plus ou moins artificiels, et qui ne valent en somme que par les applications pratiques auxquelles ils donnent lieu ; au fond, cela revient à dire qu’ils remplacent le nombre par le chiffre, et, du reste, cette confusion du nombre avec le chiffre est si répandue de nos jours qu’on pourrait facilement la retrouver à chaque instant jusque dans les expressions du langage courant [2]. Or le chiffre n’est, en toute rigueur, rien de plus que le vêtement du nombre ; nous ne disons pas [9] même son corps, car c’est plutôt la forme géométrique qui, à certains égards, peut être légitimement considérée comme constituant le véritable corps du nombre, ainsi que le montrent les théories des anciens sur les polygones et les polyèdres, mis en rapport direct avec le symbolisme des nombres ; et ceci s’accorde d’ailleurs avec le fait que toute « incorporation » implique nécessairement une « spatialisation ». Nous ne voulons pas dire, cependant, que les chiffres mêmes soient des signes entièrement arbitraires, dont la forme n’aurait été déterminée que par la fantaisie d’un ou de plusieurs individus ; il doit en être des caractères numériques comme des caractères alphabétiques, dont ils ne se distinguent d’ailleurs pas dans certaines langues [3], et on peut appliquer aux uns aussi bien qu’aux autres la notion d’une origine hiéroglyphique, c’est-à-dire idéographique ou symbolique, qui vaut pour toutes les écritures sans exception, si dissimulée que cette origine puisse être dans certains cas par des déformations ou des altérations plus ou moins récentes.

Ce qu’il y a de certain, c’est que les mathématiciens emploient dans leur notation des symboles dont ils ne connaissent plus le sens, et qui sont comme des vestiges de traditions oubliées ; et ce qui est le plus grave, c’est que non seulement ils ne se demandent pas quel peut être ce sens, mais que même ils semblent ne pas vouloir qu’il y en ait un. En effet, ils tendent de plus en plus à regarder toute notation comme une simple « convention », par quoi ils entendent quelque chose qui est posé d’une façon tout arbitraire, ce qui, au fond, est une véritable impossibilité, car on ne fait jamais une convention quelconque sans avoir quelque raison de la faire, et de faire précisément celle-là plutôt que toute autre ; c’est seulement à [10] ceux qui ignorent cette raison que la convention peut paraître arbitraire, de même que ce n’est qu’à ceux qui ignorent les causes d’un événement que celui-ci peut paraître « fortuit » ; c’est bien ce qui se produit ici, et on peut voir là une des conséquences les plus extrêmes de l’absence de tout principe, allant jusqu’à faire perdre à la science, ou soi-disant telle, car alors elle ne mérite vraiment plus ce nom sous aucun rapport, toute signification plausible. D’ailleurs, du fait même de la conception actuelle d’une science exclusivement quantitative, ce « conventionalisme » s’étend peu à peu des mathématiques aux sciences physiques, dans leurs théories les plus récentes, qui ainsi s’éloignent de plus en plus de la réalité qu’elles prétendent expliquer ; nous avons suffisamment insisté là-dessus dans un autre ouvrage pour nous dispenser d’en dire davantage à cet égard, d’autant plus que c’est des seules mathématiques que nous avons maintenant à nous occuper plus particulièrement. À ce point de vue, nous ajouterons seulement que, quand on perd ainsi complètement de vue le sens d’une notation, il n’est que trop facile de passer de l’usage légitime et valable de celle-ci à un usage illégitime, qui ne correspond plus effectivement à rien, et qui peut même être parfois tout à fait illogique ; cela peut sembler assez extraordinaire quand il s’agit d’une science comme les mathématiques, qui devrait avoir avec la logique des liens particulièrement étroits, et pourtant il n’est que trop vrai qu’on peut relever de multiples illogismes dans les notions mathématiques telles qu’elles sont envisagées communément à notre époque.

Un des exemples les plus remarquables de ces notions illogiques, et celui que nous aurons à envisager ici avant tout, bien que ce ne soit pas le seul que nous rencontrerons au cours de notre exposé, c’est celui du prétendu infini mathématique ou quantitatif, qui est la source de presque toutes les difficultés qu’on a soulevées contre le calcul infinitésimal, ou, peut-être plus exactement, contre la méthode infinitésimale, car il y a là quelque chose qui, quoi que puissent en penser les « conventionalistes », dépasse la portée d’un simple « calcul » au sens ordinaire de ce mot ; il n’y a d’exception à faire que pour celles de ces difficultés qui proviennent d’une conception erronée ou insuffisante de la notion de « limite », indispensable pour justifier la rigueur de cette méthode infinitésimale et [11] en faire autre chose qu’une simple méthode d’approximation. Il y a d’ailleurs, comme nous le verrons, une distinction à faire entre les cas où le soi-disant infini n’exprime qu’une absurdité pure et simple, c’est-à-dire une idée contradictoire en elle-même, comme celle du « nombre infini », et ceux où il est seulement employé d’une façon abusive dans le sens d’indéfini ; mais il ne faudrait pas croire pour cela que la confusion même de l’infini et de l’indéfini se réduise à une simple question de mots, car elle porte bien véritablement sur les idées elles-mêmes. Ce qui est singulier, c’est que cette confusion, qu’il eût suffi de dissiper pour couper court à tant de discussions, ait été commise par Leibnitz lui-même, qui est généralement regardé comme l’inventeur du calcul infinitésimal, et que nous appellerions plutôt son « formulateur », car cette méthode correspond à certaines réalités, qui, comme telles, ont une existence indépendante de celui qui les conçoit et qui les exprime plus ou moins parfaitement ; les réalités de l’ordre mathématique ne peuvent, comme toutes les autres, qu’être découvertes et non pas inventées, tandis que, par contre, c’est bien d’« invention » qu’il s’agit quand, ainsi qu’il arrive trop souvent dans ce domaine, on se laisse entraîner, par le fait d’un « jeu » de notation, dans la fantaisie pure ; mais il serait assurément bien difficile de faire comprendre cette différence à des mathématiciens qui s’imaginent volontiers que toute leur science n’est et ne doit être rien d’autre qu’une « construction de l’esprit humain », ce qui, s’il fallait les en croire, la réduirait certes à n’être que bien peu de chose en vérité ! Quoi qu’il en soit, Leibnitz ne sut jamais s’expliquer nettement sur les principes de son calcul, et c’est bien ce qui montre qu’il y avait là quelque chose qui le dépassait et qui s’imposait en quelque sorte à lui sans qu’il en eût conscience ; s’il s’en était rendu compte, il ne se serait assurément pas engagé à ce sujet dans une dispute de « priorité » avec Newton, et d’ailleurs ces sortes de disputes sont toujours parfaitement vaines, car les idées, en tant qu’elles sont vraies, ne sauraient être la propriété de personne, en dépit de l’« individualisme » moderne, et il n’y a que l’erreur qui puisse être attribuée proprement aux individus humains. Nous ne nous étendrons pas davantage sur cette question, qui pourrait nous entraîner assez loin de l’objet de notre étude, encore qu’il ne soit peut-être [12] pas inutile, à certains égards, de faire comprendre que le rôle de ce qu’on appelle les « grands hommes » est souvent, pour une bonne part, un rôle de « récepteurs », bien qu’eux-mêmes soient généralement les premiers à s’illusionner sur leur « originalité ».

Ce qui nous concerne plus directement pour le moment, c’est ceci : si nous avons à constater de telles insuffisances chez Leibnitz, et des insuffisances d’autant plus graves qu’elles portent surtout sur les questions de principes, que pourra-t-il bien en être des autres philosophes et mathématiciens modernes, auxquels il est assurément très supérieur malgré tout ? Cette supériorité, il la doit, d’une part, à l’étude qu’il avait faite des doctrines scolastiques du moyen âge, bien qu’il ne les ait pas toujours entièrement comprises, et, d’autre part, à certaines données ésotériques, d’origine ou d’inspiration principalement rosicrucienne [4], données évidemment très incomplètes et même fragmentaires, et que d’ailleurs il lui arriva parfois d’appliquer assez mal, comme nous en verrons quelques exemples ici-même ; c’est à ces deux « sources », pour parler comme les historiens, qu’il convient de rapporter, en définitive, à peu près tout ce qu’il y a de réellement valable dans ses théories, et c’est là aussi ce qui lui permit de réagir, quoique imparfaitement, contre le cartésianisme, qui représentait alors, dans le double domaine philosophique et scientifique, tout l’ensemble des tendances et des conceptions les plus spécifiquement modernes. Cette remarque suffit en somme à expliquer, en quelques mots, tout ce que fut Leibnitz, et, si on veut le comprendre, il ne faudrait jamais perdre de vue ces indications générales, que nous avons cru bon, pour cette raison, de formuler dès le début ; mais il est temps de quitter ces considérations préliminaires pour entrer dans l’examen des questions mêmes qui nous permettront de déterminer la véritable signification du calcul infinitésimal.



[2] Il est même des « pseudo-ésotéristes » qui savent si peu de quoi ils veulent parler qu’ils ne manquent jamais de commettre cette même confusion dans les élucubrations fantaisistes qu’ils ont la prétention de substituer à la science traditionnelle des nombres !

[3] L’hébreu et le grec sont dans ce cas, et l’arabe l’était également avant l’introduction de l’usage des chiffres d’origine indienne, qui ensuite, en se modifiant plus ou moins, passèrent de là dans l’Europe du moyen âge ; on peut remarquer à ce propos que le mot « chiffre » lui-même n’est pas autre chose que l’arabe çifr, bien que celui-ci ne soit en réalité que la désignation du zéro. Il est vrai qu’en hébreu, d’autre part, saphar signifie « compter » ou « nombrer » en même temps qu’ « écrire », d’où sepher, « écriture » ou « livre » (en arabe sifr, qui désigne particulièrement un livre sacré), et sephar, « numération » ou « calcul » ; de ce dernier mot vient aussi la désignation des Sephiroth de la Kabbale, qui sont les « numérations » principielles assimilées aux attributs divins.

[4] La marque indéniable de cette origine se trouve dans la figure hermétique placée par Leibnitz en tête de son traité De Arte combinatoria : c’est une représentation de la Rota Mundi, dans laquelle, au centre de la double croix des éléments (feu et eau, air et terre) et des qualités (chaud et froid, sec et humide), la quinta essentia est symbolisée par une rose à cinq pétales (correspondant à l’éther considéré en lui-même et comme principe des quatre autres éléments) ; naturellement, cette « signature » est passée complètement inaperçue de tous les commentateurs universitaires !



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 2 octobre 2019 8:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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