[vii]
Aperçus sur l’ésotérisme chrétien.
Avant-propos
René Guénon (1886-1951) a laissé une œuvre considérable : dix-sept ouvrages publiés de son vivant et des centaines d’articles et recensions publiés dans diverses revues, principalement dans la revue catholique Regnabit et dans les Études Traditionnelles (anciennement Le Voile d’Isis) dont il fut l’inspirateur depuis 1929.
Nous avons déjà réuni en un volume intitulé Initiation et Réalisation Spirituelle [1], une série d’articles qu’il avait écrits entre 1945 et fin 1950 et qui constituent une suite aux Aperçus sur l’Initiation. Nous présentons aujourd’hui quelques études parues à diverses époques mais offrant le trait commun de se rapporter à un même sujet, à savoir l’ésotérisme chrétien. Il ne s’agit nullement ici d’un trait exposant, même d’une façon sommaire, les différents aspects de cet important sujet que René Guénon ne s’est jamais proposé d’exposer de façon didactique. Il s’agit d’études de circonstances dont le point de départ était fourni soit par des questions posées par des lecteurs, soit par des ouvrages dont René Guénon avait connaissance et dont il croyait devoir signaler les erreurs ou les insuffisances. L’intérêt de ces études fragmentaires nous paraît d’autant plus grand que, précisément, René Guénon, à part la plaquette sur Saint Bernard et son petit livre sur L’Ésotérisme de Dante n’a consacré aucun ouvrage à cette forme de la tradition qui touche d’une façon si pressante aux préoccupations les plus légitimes de l’immense majorité de ses lecteurs.
Cette réserve de René Guénon se relie étroitement au rôle qu’il assigne, dans Orient et Occident et dans La Crise du Monde moderne, à l’élite occidentale. L’apport de René Guénon consiste principalement en un exposé synthétique des doctrines métaphysiques orientales, destiné à éveiller, chez les Occidentaux [viii] intellectuellement qualifiés, le désir de retrouver, et de remettre au jour dans une certaine mesure, les aspects les plus profonds de leur propre tradition. C’est à ces Occidentaux qu’il appartient de faire ainsi la preuve que la dégénérescence intellectuelle et spirituelle de l’Occident n’est pas si totale, n’est pas si irrémédiable qu’on doive exclure tout espoir d’un redressement. Il était donc normal, dans cette perspective, que René Guénon se bornât, en ce qui concerne la tradition chrétienne, à fournir quelques « clefs », à indiquer quelques voies de recherches. C’est ce qu’il a fait dans des chapitres et des notes de ses divers ouvrages, dans son Ésotérisme de Dante et dans les études qu’on trouvera réunies plus loin.
Mais cette attitude si compréhensible a été diversement interprétée par des lecteurs superficiels ou n’ayant qu’une connaissance incomplète de l’œuvre guénonienne et aussi par des critiques qui n’étaient peut-être pas toujours désintéressés. Il nous paraît donc indispensable de rassembler ici quelques-uns des textes dans lesquels René Guénon a le plus clairement exprimé sa position à l’égard du Christianisme, quitte à nous excuser de ce rappel auprès des lecteurs qui ont fait une étude attentive et complète de son œuvre.
Le texte le plus important au point de vue qui nous occupe est sans doute le passage du Roi du Monde où René Guénon, assimilant les Rois-Mages de l’Évangile aux trois chefs du Centre Spirituel Suprême, écrit :
- « L’hommage ainsi rendu au Christ naissant, dans les trois mondes qui sont leur domaine respectif, par les représentants authentiques de la Tradition primordiale, est en même temps, qu’on le remarque bien, le gage de la parfaite orthodoxie du Christianisme à l’égard de celle-ci » [2].
Ailleurs, parlant du même événement de l’histoire sacrée, René Guénon exprime la même idée avec une précision supplémentaire. Ayant fait allusion à Melchissédec qui apparaît, dans la Bible, revêtu du double caractère sacerdotal et royal il poursuit :
- « Enfin, Melchissédec n’est pas le seul personnage qui, dans l’Écriture, apparaisse avec le double caractère de prêtre et de roi ; dans le Nouveau Testament, en effet, nous retrouvons aussi l’union [ix] de ces deux fonctions dans les Rois-Mages, ce qui peut donner à penser qu’il y a un lien très direct entre ceux-ci et Melchissédec, ou, en d’autres termes, qu’il s’agit, dans les deux cas, de représentants d’une seule et même autorité. Or, les Rois-Mages, par l’hommage qu’ils rendent au Christ et par les présents qu’ils lui offrent, reconnaissent expressément en lui la source de cette autorité dans tous les domaines où elle s’exerce : le premier lui offre l’or et le salue comme roi ; le second lui offre l’encens et le salue comme prêtre : enfin, le troisième lui offre la myrrhe ou le baume d’incorruptibilité et le salue comme prophète ou Maître spirituel par excellence ce qui correspond directement au principe commun des deux pouvoirs sacerdotal et royal. L’hommage est ainsi rendu au Christ, dès sa naissance humaine, dans les « trois mondes » dont parlent toutes les doctrines orientales : le monde terrestre, le monde intermédiaire et le monde céleste ; et ceux qui le lui rendent ne sont autres que les dépositaires authentiques de la tradition primordiale, les gardiens du dépôt de la Révélation faite à l’humanité dès le Paradis terrestre. Telle est du moins la conclusion qui pour nous, se dégage très nettement de la comparaison des témoignages concordants que l’on rencontre à cet égard chez tous les peuples ; et d’ailleurs, sous les formes diverses dont elle se revêtit au cours des temps, sous les voiles plus ou moins épais qui la dissimulèrent parfois aux regards de ceux qui s’en tiennent aux apparences extérieures, cette grande tradition primordiale fut toujours en réalité l’unique vraie religion de l’humanité toute entière. La démarche des représentants de cette tradition, telle que l’Évangile nous la rapporte, ne devrait-elle pas, si l’on comprenait bien de quoi il s’agit, être regardée comme une des plus belles preuves de la divinité du Christ, en même temps que comme la reconnaissance décisive du sacerdoce et de la royauté suprêmes qui lui appartiennent véritablement « selon l’Ordre de Melchissédec ? »[3].
En effet, le Christianisme auquel pense René Guénon n’est pas celui des pseudo-ésotéristes qui ne voient dans le Christ rien de plus qu’un « grand initié » et pas davantage celui des protestants libéraux, mais le Christianisme authentique des Églises apostoliques :
[x]
- « … Le Protestantisme est illogique en ce que, tout en s’efforçant d’« humaniser » la religion, il laisse encore subsister, malgré tout, au moins en théorie, un élément supra-humain, qui est la Révélation ; il n’ose pas pousser la négation jusqu’au bout, mais, en livrant cette révélation à toutes les discussions qui sont la conséquence d’interprétations purement humaines, il la réduit en fait à n’être bientôt plus rien ; et quand on voit des gens qui, tout en persistant à se dire “chrétiens”, n’admettent même plus la divinité du Christ, il est permis de penser que ceux-là, sans s’en douter peut-être, sont beaucoup plus près de la négation complète que du véritable Christianisme » [4].
Et quelques lignes plus loin, la position de René Guénon apparaît encore beaucoup plus clairement :
- « ... On pourrait faire ici une objection : n’aurait-il pas été possible que, tout en se séparant de l’organisation catholique, le protestantisme, par la même qu’il admettait cependant les Livres sacrés, gardât la doctrine traditionnelle qui y est contenue ? C’est l’introduction du “libre examen” qui s’oppose absolument à une telle hypothèse puisqu’elle permet toutes les fantaisies individuelles ; la conservation de la doctrine suppose d’ailleurs un enseignement traditionnel organisé, par lequel se maintient l’interprétation orthodoxe, et, en fait, cet enseignement, dans le monde occidental, s’identifiait au Catholicisme » [5].
Ce qui était vrai à l’époque de la Réforme l’est encore aujourd’hui :
- « ... il est bien certain... que c’est dans le Catholicisme seul que s’est maintenu ce qui subsiste encore, malgré tout, d’esprit traditionnel en Occident ; est-ce à dire que, là du moins, on puisse parler de conservation intégrale de la tradition, à l’abri de toute atteinte de l’esprit moderne ? malheureusement, il ne semble pas qu’il en soit ainsi : ou, pour parler plus exactement, si le dépôt de la tradition est demeuré intact, ce qui est déjà beaucoup, il est assez douteux que le sens profond en soit encore compris effectivement, même par une élite peu nombreuse, dont l’existence se manifesterait sans doute par une action ou plutôt par une influence que, en fait, nous ne constatons nulle part. Il s’agit donc plus vraisemblablement de ce que nous appellerions volontiers [xi] une conservation à l’état latent, permettant toujours, à ceux qui en seront capables, de retrouver le sens de la tradition, quand bien même ce sens ne serait actuellement conscient pour personne... » [6].
Les citations qui précèdent, si importantes soient-elles, appellent cependant d’autres précisions. Du fait que le Christianisme tient relativement peu de place dans l’œuvre de René Guénon prise dans son ensemble, du fait que celui-ci ne s’est pas attaché à en mettre en lumière le contenu métaphysique et initiatique, certains se sont cru autorisés à conclure que Guénon considérait le Christianisme comme une forme traditionnelle, régulière et orthodoxe certes, mais en quelque manière incomplète sous le rapport de la connaissance métaphysique. René Guénon s’est opposé d’avance, et depuis longtemps, à une telle déformation de sa pensée. En 1925, dans sa conférence sur La Métaphysique Orientale, Guénon faisait une déclaration qui ne laisse place à aucune équivoque. Après avoir parlé de la « métaphysique partielle » d’Aristote et de ses continuateurs, il, disait :
- « Nous avons, pour notre part, la certitude qu’il y a eu autre chose que cela en Occident, dans l’Antiquité et au moyen âge, qu’il y a eu, à l’usage d’une élite, des doctrines purement métaphysiques et que nous pouvons dire complètes, y compris cette réalisation qui, pour la plupart des modernes, est sans doute une chose à peine concevable » [7].
Or, en Occident et au moyen âge et nous savons que quand Guénon parle du moyen âge, il a surtout en vue la période du moyen âge latin qui s’étend du règne de Charlemagne au début du XIVe siècle ces doctrines purement métaphysiques et complètes, ainsi que les méthodes de réalisation correspondantes, ne pouvaient relever que de l’ésotérisme chrétien et, plus précisément d’un ésotérisme prenant appui sur l’exotérisme religieux du Catholicisme romain [8]. L’œuvre de René Guénon a permis à beaucoup de redécouvrir et d’interpréter correctement ces doctrines généralement oubliées ou mal comprises.
[xii]
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Les études réunies dans le présent volume sont pour la plupart consacrées à des organisations que René Guénon considérait comme ayant été au moyen âge les détentrices de l’enseignement et des méthodes de l’ésotérisme chrétien : Ordre du Temple, Fidèles d’Amour, Chevalerie du Saint-Graal. À ce titre elles constituent un complément à l’Ésotérisme de Dante et au Roi du Monde. Nous les avons fait précéder de deux études intitulées À propos des langues sacrées et Christianisme et Initiation. La première, qui met en lumière l’importance de la langue hébraïque dans le Christianisme, indique la voie de recherche la plus importante peut-être pour une étude approfondie des sciences traditionnelles et des méthodes de l’ésotérisme chrétien. La seconde concerne la structure même du Christianisme sous son double aspect religieux et initiatique.
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Au terme de cet avant-propos que nous avons estimé indispensable et que nous nous sommes efforcé de faire aussi objectif que possible, nous ne pouvons pas ne pas formuler la question qui viendra à l’esprit de beaucoup de lecteurs quand ils auront pris connaissance de ce petit ouvrage : l’ésotérisme, dans sa pureté sinon dans son intégralité, est-il quelque part demeuré vivant au sein du Christianisme latin ? Dans une note rédigée dans les derniers mois de sa vie (décembre 1949) et reproduite dans ce livre (p. 24), René Guénon envisage cette possibilité.
Comment pourrait-on s’en étonner ? Reportons-nous aux paroles qui ne doivent point passer. D’une part :
- « ... Et moi, je te le dis : tu es Pierre et c’est sur cette pierre que je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle » [9].
et d’autre part :
- « ... Pierre, se retournant voit, les suivant, le disciple que Jésus aimait, celui qui, pendant la Cène, s’était reposé sur la poitrine [xiii] de Jésus... Pierre donc, en le voyant, dit à Jésus : « Et celui-ci, Seigneur, que deviendra-t-il ? » Jésus lui dit : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? toi, suis-moi ». Le bruit courut donc, parmi les frères, que ce disciple ne mourrait point. Cependant, Jésus n’avait pas dit : il ne mourra point, mais : « si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? » [10].
L’œuvre de René Guénon n’y contredit certes pas.
Jean Reyor.
[xiv]
[1] Éditions Traditionnelles, Paris, 1952.
[2] 3e édition, Paris, 1950, p 32.
[3] Le Christ prêtre et roi, article publié dans la revue Le Christ-Roi.
[4] La Crise du Monde moderne, 2e édition, 1946, pp. 75-76, Cf. un passage parallèle dans L’Erreur Spirite, 2e édition, 1952. p. 126.
[6] Loc. cit., pp. 77-78.
[8] Un des témoignages les plus importants qui soient parvenus jusqu’à nous de l’existence au moyen âge de telles doctrines est l’œuvre de Maître Eckhart. Elles avaient assurément leur équivalent dans la Chrétienté orientale.
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