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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Jean-Marie Guyau, (1854-1888)
NOTE BIOGRAPHIQUE SUR GUYAU
Alfred FOUILLÉE, La Morale, lart et la religion daprès Guyau, Alcan, 1913, pp. VII-X.
[Ce texte d'Alfred Fouillée (en 1913) et la photo de Guyau (ci-contre) nous ont été fournis par M. Bertrand Gibier, professeur de philosophie.]
Jean-Marie Guyau naquit le 28 octobre 1854 à Laval, où il ne resta dailleurs que trois années. Son premier guide dans ses études fut sa mère, auteur (sous le pseudonyme de G. Bruno) douvrages déducation universellement répandus, notamment Francinet, couronné par lAcadémie française, le Tour de la France par deux enfants et les Enfants de Marcel. Jean-Marie Guyau fit ensuite ses études classiques sous ma direction. Je lui étais uni par des liens de parenté : sa mère était ma cousine germaine et devint plus tard ma femme. Je fus pour Guyau un second père.
Dès son enfance il montra une ardeur et une précocité extraordinaires. Il avait quinze ans lorsque je faillis perdre la vue après lexcès de travail occasionné par mes deux mémoires successifs sur Platon et sur Socrate ; je fus, pendant de longs mois, condamné à ne rien lire, à ne rien écrire. Cest alors que le jeune Guyau me prêta ses yeux, fit pour moi recherches et lectures, écrivit sous ma dictée, ajouta dans mon travail ses réflexions aux miennes, parfois ses phrases aux miennes. Il platonisait déjà avec une élévation desprit et une pénétration incroyables chez un adolescent. Aussi ai-je justement dédié à sa mémoire mon livre sur la philosophie de Platon.
Reçu dès lâge de dix-sept ans licencié ès lettres, il se mit aussitôt à traduire le Manuel dÉpictète et fit précéder sa traduction dune étude éloquente sur la philosophie stoïcienne. À dix-neuf ans, il fut couronné par lAcadémie des sciences morales et politiques dans un concours exceptionnellement brillant, pour un mémoire sur la morale utilitaire depuis Épicure jusquà lÉcole anglaise contemporaine. Lannée suivante, il était chargé dun cours de philosophie au lycée Condorcet.
Sa santé ébranlée le força presque aussitôt de renoncer à lenseignement. Il passa dès lors lhiver dans le midi, la première année à Pau et à Biarritz, les autres années à Nice et à Menton. Mais sa santé saffaiblissait insensiblement. En 1888, au moment du tremblement de terre qui épouvanta la rive méditerranéenne, mais ne produisit de désastres sérieux quen Italie, Guyau fut obligé de coucher plusieurs nuits dans une maisonnette humide, qui nous servit alors dabri. Il prit un refroidissement qui exerça sans doute une action fatale sur ses reins et ses poumons. Toujours est-il que le mal éclata bientôt avec violence, sous forme dune phtisie aiguë. Guyau séteignît à lâge de trente-trois ans, le vendredi 31 mars 1888.
Outre la traduction du Manuel dÉpictète et diverses éditions douvrages classiques, notamment les opuscules philosophiques de Pascal, Guyau a publié la Morale dÉpicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines, dont la première édition parut en 1878. Cétait le commencement du grand mémoire couronné par lInstitut. La suite parut en 1879 sous le titre de la Morale anglaise contemporaine ; étude très approfondie des doctrines anglaises, par un esprit qui navait pas encore entièrement rompu avec la philosophie spiritualiste traditionnelle. Puis vinrent les Vers dun philosophe, dont la première édition parut en 1881, et les Problèmes de lesthétique contemporaine (1884). En 1885 fut publiée luvre hardie et originale qui devait marquer une date clans lhistoire des idées contemporaines : lEsquisse dune morale sans obligation ni sanction. Ce livre excita ladmiration de Nietzsche, qui lannota tout entier de sa main. Nietzsche couvrit de même dannotations marginales le second chef-duvre de Guyau, lIrréligion de lavenir, publié en 1887 (Note).
Trois autres ouvrages de Guyau étaient terminés quand il mourut ; je neus quà en diriger la publication. Cétaient : lArt au point de vue sociologique (auquel Tolstoï semble avoir emprunté une partie de ses idées sur lart, quoiquil renvoie seulement aux Problèmes de lesthétique contemporaine), puis Éducation et hérédité, ouvrage devenu classique en pédagogie, enfin la Genèse de lidée de temps.
Éducateur de premier ordre, Guyau a aussi publié pour les écoles des ouvrages très appréciés : Première Année de lecture courante (A. Colin), lAnnée préparatoire, lAnnée enfantine, etc. Presque tous ses ouvrages philosophiques ont été traduits en anglais, en allemand, en espagnol, en polonais ; ses uvres complètes ont été publiées en russe et Mme Swartz les publie en allemand. Les éditeurs de Russie ont, en outre, demandé lautorisation de répandre dans leur pays, à un nombre considérable dexemplaires, le portrait de Guyau. Ce portrait permet de se figurer, quoique imparfaitement, une physionomie dune noblesse et dune douceur incomparables. Guyau était dune taille élevée avec des traits réguliers, avec dabondants cheveux noirs très bouclés, des yeux très doux dun bleu intense. Il avait un air de réflexion contemplative. Son sourire exprimait une bonté et une sérénité que ne put troubler aucune souffrance.
Son intelligence était dune étonnante flexibilité : il faisait avec goût des mathématiques, comme de la poésie ou de la philosophie. Sa mémoire était excellente, pour les faits comme pour les idées, pour les formes et scènes de la vie extérieure comme pour celles de la vie intérieure. Cétait un « visuel ». Il avait dailleurs dexcellents yeux, très attentifs à toutes les beautés de la nature, avec un goût prononcé pour les voyages, pour toutes ces visions de la montagne et de la mer qui remplissent ses poésies. Il aimait et entendait tous les arts, y compris la musique, et montra de remarquables dispositions pour la composition musicale. De même que, dans ses Vers dun philosophe, il avait, sur plusieurs points, devancé les hardiesses de la versification contemporaine et réagi contre le vers trop plastique en faveur du vers musical, de même, dans les mélodies quil avait composées sur des poésies de Sully-Prudhomme, de Musset, de Hugo, il avait pressenti la liberté et la fluidité des formes nouvelles. Cétait une musique toute psychologique et poétique, au dessin indécis et changeant. En toutes choses, Guyau se montra initiateur, délivré des préjugés du passé, très curieux du présent, ayant le meilleur de son âme tourné vers lavenir.
Chez Guyau, le sens de lart et de la poésie salliait à un sens positif très développé. Sil pensait souvent par images, il pensait aussi et avant tout psychologiquement ; les premières formes de sa pensée étaient les formes ou plutôt les mouvantes directions de la vie intérieure ; les images du dehors ne venaient quaprès les sentiments du dedans. Aristote lui-même a dit quon ne peut penser sans images ; comment donc interdirait-on au philosophe lemploi de ce que les anciens appelaient les lumières des pensées, lumina sententiarum, je veux dire les comparaisons qui éclairent lidée en rétablissant lessentielle analogie de lextérieur et de lintérieur. Comparaison est souvent raison. « Le raisonnement par analogie, dit à ce sujet Guyau, dans son étude sur lidée de temps, a une importance considérable dans la science ; peut-être même, si lanalogie est le principe de linduction, fait-elle le fond de toutes les sciences physiques et psycho-physiques. Bien souvent une découverte a commencé par une métaphore. La lumière de la pensée ne peut guère se projeter dans une direction nouvelle et éclairer des angles obscurs quà condition dy être renvoyée par des surfaces déjà lumineuses. On nest frappé que de ce qui vous rappelle quelque chose tout en en différant. Comprendre, cest, du moins en partie, se souvenir. Pour essayer de comprendre les facultés ou mieux les fonctions psychiques, on a usé de bien des comparaisons, de bien des métaphores. Ici, en effet, dans létat encore imparfait de la science, la métaphore est dune nécessité absolue : avant de savoir, il faut commencer par nous figurer. » Au reste, ajouterons-nous, si le sens poétique excluait le sens philosophique, nous naurions pas eu un Platon, pour ne parler ni de Plotin, ni de Schelling.
Poète et philosophe, Guyau était tout à la fois le contraire dun artiste dilettante et dun logicien scolastique. Ayant en horreur le dilettantisme encore à la mode de son temps, partout et en tout il a cherché, ce quil appelait « le sérieux de la vie, de la pensée, de lart » ; partout il a combattu la « théorie du jeu », quil sagisse du jeu esthétique ou du jeu intellectuel. Cétait un méditatif, un homme intérieur, qui prenait les idées et les sentiments dans la plénitude de leur valeur vitale et intellectuelle : tout retentissait en lui jusquau fond de lêtre, au lieu de rester, comme chez lamateur et le dilettante, à la surface.
Le sérieux allait parfois chez lui jusquà une sorte de tristesse sereine, résignée et même souriante. En parlant de lart, il a dit : Les hauts plaisirs sont ceux qui font presque pleurer.
À plus forte raison les joies de la pensée philosophique étaient-elles chez lui, comme tout ce qui touche au sentiment du sublime, mélangées de quelque tristesse.
Notes Sans nous en douter, Nietzsche, Guyau et moi nous passions alors lhiver en même temps sur la côte de Nice. Le philosophe allemand connut les livres de Guyau et les miens ; Guyau et moi nous neûmes aucune connaissance de Zarathoustra. Voir, dans notre livre sur Nietzsche et limmoralisme, les chapitres consacrés à la comparaison de Nietzsche et de Guyau.
Dernière mise à jour de cette page le Vendredi 01 novembre 2002 14:26 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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