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L’ère des tyrannies :
études sur le socialisme et la guerre.
Préface
Célestin BOUGLÉ
Dès le lendemain de la brusque disparition d'Élie Halévy, ses amis désolés se sont préoccupés de sauver la part inachevée de son œuvre. Œuvre immense déjà, mais qui eût réclamé, pour être menée jusqu'au terme fixé, encore des années de libre travail.
Élie Halévy n'aura pas eu le temps d'opérer, dans la grande Histoire du Peuple Anglais à laquelle il se donnait depuis quarante ans, le raccord entre 1848 et 1895.
Avec l'enseignement qu'il donnait sur ce sujet à l'École libre des sciences politiques alternait un autre enseignement consacré à l’Histoire du socialisme européen. De tous côtés on lui demandait de rédiger ces leçons si substantielles, si fortement charpentées. Notre ami s'était décidé à tenter cette grande entreprise. Il pensait revenir, cette année-ci et l'année suivante, à l'étude des doctrines et des expériences socialistes dans les différents pays. Puis, une fois ses leçons mises au point, il les eût mises au net.
Pour l’Histoire du peuple anglais, nous comptons du moins pouvoir publier bientôt le volume qu'il avait en chantier, et dont plusieurs chapitres étaient tout près de l'achèvement.
Il sera plus difficile, en ce qui concerne L’Histoire du socialisme européen de ne donner que des pages écrites de la main de l'auteur. Car Élie Halévy, en vue de ses cours, ne jetait sur le papier que très peu de notes ; il se contentait d'un plan accompagné d'une liasse de documents. Mais en utilisant les notes prises à ces cours par ses élèves, nous espérons pouvoir reconstituer et publier, dans cette même collection, cet ample tableau récapitulatif du mouvement socialiste moderne ; tableau qui n'aura d'analogue, croyons-nous, dans aucune langue.
En attendant, nous pouvons dès à présent offrir au lecteur un certain nombre d'études, articles ou conférences, rédigés par Élie Halévy lui-même, et dispersés dans des revues ou des collections : [8] toutes se rapportent aux problèmes posés par le socialisme. Elles permettent de reconstituer les étapes de sa pensée et de retrouver les perspectives qui lui furent familières tant sur les doctrines et les institutions socialistes que sur les causes et les conséquences de la « guerre-révolution » qui devait imprimer à la structure des nations contemporaines un si profond ébranlement.
Les problèmes posés par le socialisme ont de très bonne heure sollicité l'attention d'Élie Halévy. Libéral jusqu'aux moelles, autant par tempérament personnel que par tradition de famille, il a horreur, comme instinctivement, des empiétements de l'État, même démocratique. Il se rend bientôt compte, pourtant, que l'intervention de l'État peut devenir dans certains cas en raison même du désordre économique qui a suivi l'avènement de la grande industrie nécessaire à la sauvegarde des droits essentiels de la personne humaine. Privilégié lui-même, puisque l'aisance de son milieu met à la portée de son esprit tous les moyens de culture rêvés, il se promet, tout jeune, de ne pas être prisonnier de ses privilèges. « Il me déplaît de plus en plus, écrit-il, sur son cahier de lycéen, de jouir d'une fortune que je n'ai ni acquise ni méritée. » Et un instant il pense, pour être bien sûr de s'affranchir, à apprendre quelque métier manuel. En tout cas il pressent, il avertit qu'il va falloir prêter grande attention aux revendications qui vont s'universalisant des travailleurs manuels, comme aux systèmes des penseurs qui se font leurs avocats. Et dès 1888, il consigne sur son carnet : « Le socialisme, grande, puissante et formidable doctrine, que nous ne pouvons apprécier en France. » Il est à noter d'ailleurs que lorsqu'il entre, l'année suivante, à l'École normale supérieure il n'y sent pas il l'a expliqué lui-même dans sa dernière communication à la Société française de Philosophie cette poussée vers le socialisme dont on a tant parlé. C'est seulement quelques années plus tard que Lucien Herr et Charles Andler devaient exercer rue d'Ulm, le plein de leur influence et contribuer à y former le bataillon d'intellectuels militants qui firent une si belle escorte à Jaurès. Élie Halévy, pour sa part, n'est d'aucune escorte. Il ne prête aucun serment. Il aborde l'énigme socialiste sans préjugé, favorable ni défavorable, avec la parfaite liberté d'un esprit qui ne veut plus être qu'historien.
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En ce qui concerne les doctrines, la partie centrale du recueil que nous présentons aujourd'hui est fournie par une étude approfondie [9] qui porte sur le saint-simonisme. Elle constitue un pendant à celle qu'Élie Halévy avait consacrée à la philosophie la plus caractéristique de cette Angleterre où il devait retourner si souvent : le benthamisme.
Un pendant et aussi une antithèse, car dans le système élaboré par Jérémie Bentham et par ses disciples, Élie Halévy pouvait trouver une sorte de confirmation des tendances « individualistes » qui étaient comme inscrites dans son propre tempérament : il loue l'école utilitaire d'avoir offert, en montrant comment les intérêts individuels s'harmonisent, non seulement une méthode d'explications, mais le critère d'orientation le plus rationnel qu'il se puisse souhaiter. Il notait toutefois que même pour les utilitaires l'identification des intérêts ne s'opérait pas toujours spontanément. Il y fallait des coups de pouce, des interventions compensatrices ou rectificatrices qui pouvaient justifier, dans certains cas, la réaction de la collectivité organisée.
C'est justement sur la nécessité de cette réaction, guidée par l'esprit d'ensemble, que le saint-simonisme devait insister après une expérience de l'industrialisme qui donnait à réfléchir aux plus optimistes. Sismondi déjà, le premier annonciateur des crises de pléthore, l'oiseau blanc qui précède la tempête en la fuyant, avait signalé, avec cette tranquille puissance d'analyse qui est sa marque, les méfaits d'une production déréglée en même temps qu'intensifiée, qui ne peut qu'aggraver dangereusement l'inégalité des conditions. Saint-Simon et les saints-simoniens surtout reprennent et orchestrent ces thèmes, opposant toute une philosophie de l'histoire à la conception libérale de la société, insistant sur la nécessité de corriger l'individualisme par une dose de « collectisme », combattant l'héritage, limitant la concurrence, invitant l'État, « Association de Travailleurs », « devenir de gouvernant administrateur, et appelant à la rescousse non seulement des usines mieux coordonnées, mais des Banques animées d'un esprit nouveau, afin de construire enfin un monde où l'exploitation du globe n'aurait plus pour condition l'exploitation de l'homme par l'homme. En développant ces critiques et ce programme dans les Conférences de 1829, consacrées à l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon, les Bazard et les Enfantin se sont trouvés écrire une sorte de Somme de l'époque industrialiste qu'on pourrait appeler la Bible du socialisme. Le mot seul manque : toutes les idées essentielles sont ici en puissance.
Lequel de nous deux proposa à l'autre de collaborer pour rééditer ce document capital ? Je ne sais plus au juste. Depuis [10] que j'avais été appelé à la Sorbonne pour suppléer M. Espina dans l'enseignement de l'histoire de l'économie sociale, nos recherches étaient parallèles. Et bien souvent nos jugements coïncidaient. Pendant de longs mois, avant d'aller faire son cours à l'École des sciences politiques, Élie Halévy venait au centre de Documentation sociale de la rue d'Ulm me communiquer ses trouvailles ou me proposer des énigmes. Quelle sécurité et en même temps quelles joies m'apportaient sa sincérité entière, l'impartialité qu'il avait su s'imposer, sa haine du vague, son dédain pour tout ce qui ne serait que « littérature »...
Notre minutieux travail de commentateurs, nous le poursuivions avec un patient enthousiasme : persuadés que, continuant l'effort de M. Charléty, de M. Weil, de M. Maxime Leroy, nous aidions à une résurrection méritée. Aucune doctrine n'aura été plus riche que celle-là en suggestions de toutes sortes.
À la fin de l'article que nous reproduisons ici, on verra Élie Halévy démontrer que tout, ou presque, est en germe dans le saint-simonisme. Auguste Comte n'en transmet-t-il pas la marque à ses disciples, comme Karl Marx la transmet aux siens ? Mais ce dont Élie Halévy loue par-dessus tout l'École, c'est d'avoir clairement laissé entendre que le socialisme moderne est une doctrine à double aspect. « Doctrine d'émancipation qui vise à abolir les dernières traces d'esclavage qui subsistent au sein de l'industrialisme, et doctrine d'organisation, qui a besoin, pour protéger contre les forts, la liberté des faibles, de restaurer et renforcer le pouvoir social. » Emancipation ou Organisation ? Distinction grosse de conséquent. Elle est à la racine de l'antithèse que développera avec une inflexible rigueur dans sa dernière communication à la Société française de Philosophie son testament politique et social, pourrait-on dire l'auteur inquiet de L’Ère des Tyrannies.
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Ce qui a précipité la cadence de l'évolution et frayé les voies en Europe d un étatisme autoritaire de caractère socialiste, c'est la guerre de 1914-1919. La guerre a été le fourrier macabre du socialisme « tyrannique ».
Les causes de la guerre, les causes des guerres sont bien loin d'être toutes, aux yeux d'Élie Halévy, de nature économique. Mais il est évident pour lui que la guerre de 1914, en incitant, en obligeant les nations à concentrer chacune de leur côté, pour [11] les tendre au plus haut point, leurs forces productives, a exercé sur toute leur organisation économique une influence sans égale. L'événement pèse plus lourd que les doctrines. La catastrophe de 1914 a plus fait pour le socialisme que la propagation du système marxiste.
On ! trouvera, dans les études que nous publions, les critiques qu'Élie Halévy n'a cessé d'adresser à l'idéologie marxiste, notamment à ce matérialisme historique, hégélianisme retourné, qui explique tout par le mouvement d'une dialectique dont les intérêts matériels des classes, et non plus les idées ou les sentiments, sont les moteurs. Élie Halévy, historien, est prêt à essayer lui aussi cette hypothèse comme hypothèse de travail. Il ne nie nullement que la grande industrie ait été une des plus puissantes transformatrices du monde moderne. Il accorde qu'elle peut exercer une action profonde sur le mouvement des idées, et notamment sur le progrès des sciences. Ayant constaté que les besoins des usines métallurgiques ou textiles au début du xixe siècle en Angleterre ont suscité maintes découvertes de physiciens ou de chimistes, il accorde que « la thèse du matérialisme historique, contestable si on veut l'universaliser, est vraie à certains égards en Angleterre au début du xixe siècle : la théorie naît de la pratique industrielle. » Mais dans bien d'autres cas l'hypothèse n'est pas vérifiée, l'universalisation est interdite, même s'il s'agit des sociétés contemporaines. L'étude à laquelle Élie Halévy s'est livré sur l'Angleterre en 1815 l'a mis immédiatement en présence de forces morales d'origine piétiste dont la puissance explique le « miracle anglais ». Tout le long du siècle, et malgré l'affaiblissement relatif de ces forces devant l'invasion des mœurs que l'industrie tient à imposer, il constate que ce ne sont pas les intérêts, ce sont les croyances qui mènent les hommes. Même lorsque les intérêts sont en jeu, il faut qu'ils comptent avec des sentiments collectifs, ceux-ci accordant ou refusant leur collaboration. Jusque dans l'impérialisme britannique, lorsqu'il se constituera, ne retrouverait-on pas des éléments plus sentimentaux qu'économiques, plus patriotiques qu'utilitaires ?
En tout cas, il serait tout à fait vain à ses yeux de vouloir faire abstraction de ces éléments pour éclairer les origines de la Grande Guerre qu'il a étudiées de très près. C'est là surtout qu'il conteste le simplisme de l’ interprétation marxiste traditionnelle. La guerre serait le fruit naturel et toujours renaissant du capitalisme ? Mais l'expérience même des années d'avant-guerre permet de penser que les capitalistes des divers pays, s'il ne s'était [12] agi que de leurs intérêts, auraient été fort capables de mettre sur pied des ententes internationales, avec un régime de concessions mutuelles assurément moins coûteuses pour eux que les conflits guerriers. Si ceux-ci ont éclaté pourtant, c'est que des sentiments collectifs intenses étaient prêts à entrer dans la ronde sinistre. C'est qu'en Asie comme en Europe des peuples opprimés croyaient trouver une issue, un moyen de salut d'abord, dans leur indépendance retrouvée ou affirmée. Les mobiles politiques ont ici pesé plus lourd que les mobiles économiques. La cause dominante de la guerre a bien été un effort pour libérer des nationalités. C'est pour celte raison d'abord que la guerre de 1914 a été en effet une révolution, une rupture d'équilibre entraînant la recherche par la violence d'un état d'équilibre nouveau ; mais cette révolution-là a permis de faire attendre, de mettre en veilleuse les sentiments révolutionnaires classiques. « Il parut, en 1914, que les émotions nationales et guerrières agissaient plus profondément sur l'esprit humain que les émotions internationales et révolutionnaires. »
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Pour mener jusqu'au bout cette lutte vitale les gouvernants, dans tous les pays, ont été amenés plus ou moins vite à mettre la main non seulement sur les industries et transports, mais sur toutes les formes de l'industrie et du commerce. Désireux sans doute de se concilier la bonne volonté des ouvriers travaillant à l'arrière, ils entraient en relation avec les chefs des organisations ouvrières et fixaient avec eux les conditions de travail. En ce sens, ils favorisaient à leur façon le syndicalisme. Mais c'était un syndicalisme réduit à la portion congrue, assagi par force, et, si l'on peut dire, domestiqué par l'étatisme. À la puissance de l'État on s'en remettait, de proche en proche, pour la centralisation de la production comme pour la répartition des produits. La prolongation, en période de paix, de ces méthodes de guerre, voilà ce qui, plus en effet que l'expansion de la doctrine marxiste, a ouvert les voies au socialisme, mais à un socialisme césarien.
Ainsi, par la faute de la guerre, Elle Halévy voyait prendre corps la forme de politique économique qui l'inquiétait le plus, depuis longtemps. Je me souviens que bien avant la guerre, dans une de ces lettres qu'il m'écrivait régulièrement depuis notre sortie de l'École normale, il se demandait si le monde verrait s'installer une sorte de démocratie fédérale, à la manière suisse, [13] ou un césarisme universalisé. La guerre a choisi : les Césars remportent.
Pour faire triompher d’autres méthodes, pour démontrer du moins leur efficacité, n'aurait-on pu compter sur le sens pratique de l’Angleterre, de cette Angleterre si chère à Élie Halévy, où il allait chaque année, eût-on dit, reprendre courage et espoir ? Pays où les systèmes pèsent moins qu'ailleurs, plus attaché aux précédents qu'aux principes, prêt d'ailleurs à tenir compte des nécessités historiques en ménageant les transitions, habitué enfin à l'esprit de compromis et aux méthodes parlementaires, n'y verrait-on pas la liberté coexister avec l'organisation ?
Mais toutes les réformes de paix sociale essayées par l'Angleterre depuis la guerre, et qu'Élie Halévy, dans les articles que nous reproduisons ici, a étudiées avec le soin le plus minutieux, n'ont pas servi à instaurer un équilibre nouveau. Les méthodes parlementaires auxquelles se plient volontiers les représentants eux-mêmes du trade-unionisme anglais n'ont abouti à aucun changement durable de la structure économique. Le « socialisme de Guilde » a collectionné les échecs. Et Sidney Webb a le droit de rire, d'un rire méphistophélique, ce même Sidney Webb dont Élie Halévy, dès son arrivée en Angleterre, a senti les sympathies pour la conception hégélienne de l'État et les méthodes prussiennes de la bureaucratie organisatrice.
Le programme que cette conception et ces méthodes impliquent on est en train de l'appliquer, semble penser Élie Halévy, dans les pays où des hommes d'action ont compris que la structure moderne de l'État met à leur disposition des pouvoirs presque illimités, et où des sectes armées, des « faisceaux » ont mis la main sur l'usine aux lois, comme disait Jules Guesde, soit pour en arrêter le fonctionnement, soit pour le diriger à leur gré. Ici, en Russie, en partant du socialisme intégral on tend vers une sorte de nationalisme. Ailleurs en Allemagne, en Italie on tend vers une sorte de socialisme. Le résultat est le même en ce qui concerne les libertés. Elles sont écrasées. Et l'on en vient à se demander si le socialisme peut se réaliser autrement qu'en les écrasant. Ainsi la contradiction qu'Élie Halévy dès longtemps sentait au cœur du socialisme entre le besoin de liberté et le besoin d'organisation ne se résoudrait sous nos yeux, la guerre aidant, que par une négation. Finis libertatis ?
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Le pessimisme de ces conclusions n'a pas manqué, à la Société française de Philosophie, d'étonner beaucoup des amis d'Élie Halévy. On lui fit remarquer aussitôt qu'il y a socialisme et socialisme, qu'en face de Saint-Simon se sont dressés chez nous et Fourier et Proudhon, que d'ailleurs les démocraties, ni en Amérique, ni en Angleterre, ni en France, n'ont encore dit leur dernier mot, qu'il leur est encore possible de mettre sur pied une organisation économique plus juste, sans être forcées pour autant, soit d'asservir les syndicats, soit de museler tout esprit critique.
Un monde de questions était soulevé. Pour essayer d'y voir clair, on avait décidé de prendre un nouveau rendez-vous ; de consacrer une autre séance de la Société à l'examen approfondi des thèses d'Élie Halévy...
En les offrant aujourd'hui à la discussion publique, nous ne remplissons pas seulement un pieux devoir envers la mémoire de l'ami qui nous a été enlevé : l'exemple qu'il nous a donné celui de la réflexion la plus libre, la plus méthodique, la mieux informée qu'il soit est un de ceux dont personne aux heures que nous traversons ne méconnaîtra le prix.
Célestin Bouglé.
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