Avant-propos
D’une part le développement des sciences physiques, la découverte du principe de Newton, qui permet de fonder, sur une loi unique, une science intégrale de la nature, et l’espérance conçue de découvrir un principe analogue, capable de servir à la constitution d’une science synthétique des phénomènes de la vie morale et sociale ; d’autre part, une crise profonde de la société, crise elle-même due en partie au développement de la science et au progrès de ses applications pratiques, crise qui appelle des transformations du régime juridique, économique, politique, qui suscite des projets de réforme et des réformateurs sans nombre, qui réclame enfin un principe unique capable d’unir en un seul bloc théorique tant de notions encore éparses : voilà les causes générales de la formation du radicalisme philosophique. Elles agissent dès le XVIIIe siècle ; la doctrine utilitaire ne prend pas encore cependant, à cette date, sa forme définitive. Bentham, auteur déjà d’un Code intégral, d’une Vue d’un corps complet de législation, ne deviendra pas illustre, comme réformateur de la science du droit, avant les premières années du siècle suivant. Vingt-cinq années de crise séparent les deux périodes extrêmes de son existence : l’une antérieure à1789, où, obscur encore, il est un philosophe du XVIIIe siècle, à la manière de Voltaire et de Hume, de Helvétius et de Beccaria ; l’autre, postérieure à 1815, où il est le théoricien d’un parti d’agitation démocratique organisé d’après les méthodes propres au XIXe siècle.
Il faut donc, pour raconter la formation du radicalisme philosophique, décrire d’abord l’état primitif par lequel passe, au XVIIIe siècle, la doctrine utilitaire. Comment Bentham se trouvera-t-il, un jour, désigné par son génie propre, par des circonstances plus ou moins particulières, pour être le chef de l’école ? Les circonstances qui expliquent ce fait sont complexes et variables ; et le progrès de la doctrine ne s’opère pas, sur tous les points, avec la même vitesse ni selon la même loi. Aux approches de 1789, on peut tenir, en matière juridique, la doctrine utilitaire pour constituée de toutes pièces ; mais les Anglais, fiers de l’excellence relative de leurs institutions judiciaires, n’éprouvent aucun besoin de les réformer ; de sorte que Bentham, disciple du français Helvétius et de l’italien Beccaria, admirateur de Frédéric et de Catherine, écrit en langue française un livre qui paraîtra sur le continent, mis au net et édité par un Suisse. La doctrine est en avance sur l’époque. Vers le même temps, l’économie politique utilitaire, sous réserve des additions que feront plus tard Malthus et Ricardo à la doctrine d’Adam Smith, peut être également considérée comme fondée, avec la théorie de la valeur et la thèse du libéralisme commercial et industriel. Bentham adopte les idées, déjà populaires, d’Adam Smith. L’Enquête sur la Nature et les Causes de la richesse des Nations est contemporaine de la Révolution d’Amérique et de la chute du système mercantile : elle exprime fidèlement l’esprit de l’époque. En matière politique, enfin, les utilitaires sont des sceptiques et des autoritaires, indifférents aux moyens que les gouvernements emploieront pour détruire les préjugés et réaliser leurs réformes. C’est le temps, cependant, où déjà s’élabore, parmi les révolutions et les émeutes, le futur programme radical. La doctrine utilitaire, en matière politique, retarde sur l’époque.
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