Préface
de Monique Canto-Sperber
La formation du radicalisme philosophique est un ouvrage dont la réputation a longtemps été, pour les historiens de la pensée moderne, aussi grande que la difficulté à se le procurer. Ce livre monumental d’Élie Halévy, dont les deux premiers volumes (La jeunesse de Bentham et L’évolution de la doctrine utilitaire) sont parus en 1901 et le troisième (Le radicalisme philosophique), en 1904, n’a pas été réédité depuis plus de quatre-vingt-dix ans.
Ce sort injuste est sans doute partagé par de nombreux ouvrages parus dans la première moitié du siècle. Mais dans le cas de La formation du radicalisme philosophique, la personnalité intellectuelle de l’auteur, l’importance historique des courants dont traite son ouvrage, et la faveur qu’il a connue dans les pays anglophones rendent peu justifiable la confidentialité dans laquelle il s’est trouvé maintenu pendant presque un siècle.
Élie Halévy est né en 1870. Après de brillantes études à l’École normale supérieure, il est reçu à l’agrégation de philosophie. Dès 1892, à l’occasion d’un long séjour en Angleterre, il s’intéresse à la pensée anglaise. En 1896, il donne à l’École libre des Sciences politiques plusieurs conférences consacrées à l’œuvre de Jeremy Bentham. Pendant près de huit ans, il étudiera le mouvement radical et utilitariste. Les volumes de La formation du radicalisme philosophique paraissent de 1901 à 1904. Le deuxième volume fournit la substance de la thèse de doctorat que Élie Halévy soutient en 1901. Dès 1891, il participe activement avec Xavier Léon à la fondation de La revue de métaphysique et de morale qui paraît en 1893, à laquelle il associe ses amis, Célestin Bouglé, Émile Chartier (Alain) et Léon Brunschvicg et dont il devient directeur après la mort de Xavier Léon en 1935. De 1898 jusqu’à sa mort en 1937, Élie Halévy est professeur à l’École libre des Sciences politiques, où il dispense chaque année un enseignement consacré soit à l’évolution des idées politiques en Angleterre soit, à partir de 1902, à l’histoire du socialisme européen. Ses principaux ouvrages, Histoire du peuple anglais au XIXe siècle (6 volumes, publiés de 1912 à1932) et L’Ère des tyrannies. Études sur le socialisme et la guerre (publié un an après sa mort), en font un modèle de pensée critique au sein de la tradition libérale. Élie Halévy a exercé une influence considérable sur ses amis, ses élèves et ses auditeurs. La publication de sa Correspondance (1892-1937), contemporaine de la présente réédition, permettra d’en prendre la mesure.
Le radicalisme philosophique anglais est, en tant que mouvement, un objet historique que l’étude d’Élie Halévy a en partie créé. Dans les premières pages de son ouvrage, Halévy insiste sur le caractère exhaustif et systématique de son examen de la pensée utilitaire. « Nous étudions, dit-il, l’utilitarisme intégral. » Intégral, l’utilitarisme dont traite Halévy l’est à cause de la diversité des domaines (les réformes économiques, la théorie constitutionnelle, le droit pénal, la philosophie politique et morale) et des auteurs considérés (David Hartley, David Hume, Jeremy Bentham, Adam Smith, Robert Malthus, David Ricardo, James Mill et John Stuart Mill). Intégral, l’utilitarisme l’est aussi, par l’étendue de la période ou la doctrine utilitaire se développe, de 1776 jusqu’au milieu du XIXe siècle, de la Révolution américaine, contemporaine des premiers ouvrages d’Adam Smith et de Jeremy Bentham, jusqu’au début de l’ère victorienne. Intégral, l’utilitarisme l’est enfin grâce à la méthode d’investigation employée : méthode génétique, soucieuse de montrer la formation des doctrines, le développement des concepts et la manière dont des théories diverses, parfois incompatibles, sont venues s’agréger pour constituer la philosophie radicale. Halévy s’attache à démêler les ambiguïtés de la pensée utilitaire : pensée autoritaire et libérale, démocratique et élitiste, émancipatrice et paternaliste. C’est autant par sa méthode, l’étude historique et logique d’une doctrine, que par son objet, un épisode fondamental de la pensée progressiste, que La formation du radicalisme philosophique est restée une œuvre de référence. Comme le disait Halévy, cette étude est « en même temps qu’un chapitre d’histoire de la philosophie, un chapitre de philosophie de l’histoire ».
Le souhait de publier de nouveau cet ouvrage vient d’abord d’un constat surprenant. Si le sujet dont traite Halévy dans ce livre était un sujet neuf en 1904, il l’est encore aujourd’hui. Quatre-vingt-dix ans après sa publication, La formation du radicalisme philosophique reste la seule synthèse disponible sur la pensée radicale. Aucune publication française ne lui a fait concurrence, aucun ouvrage étranger ne l’a encore réellement égalé. Certaines thèses ont été critiquées, des compléments ont été apportés, mais cet ouvrage demeure un des grands classiques de l’histoire des idées, appliquée à l’une des séquences les plus passionnantes de la formation de la modernité, dont la tradition française puisse s’enorgueillir.
Un autre constat incitait à rendre de nouveau cet ouvrage accessible. Alors qu’il était méconnu et souvent introuvable dans sa propre patrie, ce fleuron de l’histoire de la philosophie est vite devenu, dans les pays anglophones, une sorte de bestseller de l’édition universitaire. Traduit en 1928, il est depuis constamment réimprimé et il figure, en Grande-Bretagne comme aux États-Unis, en bonne place parmi les lectures requises des étudiants en philosophie et en sciences politiques, mais aussi en droit et en économie. Ce qui est considéré, dans ces pays, comme un ouvrage instructif et formateur, ne pourrait-il pas l’être au même titre pour les étudiants français ?
La formation du radicalisme philosophique, dans cette nouvelle publication, se présente comme un texte de référence et un outil de travail. Car la présente réédition n’est pas seulement la réimpression de l’ouvrage qu’Halévy a publié au début du siècle. Songeant à une reprise de son livre, Élie Halévy avait préparé une liste d’ajouts et de corrections qui ont été intégrés dans le texte de cette édition. De plus, Élie Halévy fut un pionnier de l’étude historique et philosophique de l’utilitarisme. Il a été l’un des premiers à dépouiller les monceaux de manuscrits, jusqu’alors quasi inexploités, que Jeremy Bentham avaient légués à University College. Halévy a réalisé le mieux qu’il était possible ce travail héroïque : il est parvenu à lire la plupart des manuscrits (ce qui n’est pas une tâche facile) et à en établir une chronologie. Les longs extraits qu’il cite dans les notes du Radicalisme donnent le seul accès que nous ayons encore aujourd’hui à de nombreux manuscrits de Bentham restés inédits. Mais lorsqu’Halévy cite les textes publiés de Bentham, il les cite dans des éditions dont la valeur scientifique est aujourd’hui très contestable. L’essai, rédigé par Mary Sokol, et publié en annexe à la présente publication, renseignera le lecteur sur les raisons qui ont rendu nécessaire de réviser les références à l’œuvre de Bentham et d’y adjoindre, là où c’était possible, leur équivalent dans l’édition complète des écrits de cet auteur (en cours de parution depuis plusieurs années sous la responsabilité du Bentham Committee). Par ailleurs, l’œuvre de la plupart des auteurs cités par Halévy ayant fait depuis 1904 l’objet d’une édition de référence, il fallait là encore ajouter aux références que Halévy donne dans son ouvrage leur équivalent dans des éditions modernes.
Le principe que nous avons adopté pour la révision des notes est simple. Nous n’avons rien ôté au texte originellement publié par Élie Halévy. Le lecteur trouvera donc dans la présente réédition les références que Halévy lui-même avait indiquées. Mais nous avons ajouté ad locum l’équivalent de chaque référence dans les meilleures éditions et, le cas échéant, dans les traductions françaises réalisées depuis. Selon le même principe qui vise à rendre ce texte plus accessible et à en faire un outil de travail, nous avons conservé les citations anglaises et latines, et nous y avons ajouté leur traduction française.
Le lecteur pourra lire en annexe à cette publication une note biographique consacrée à Élie Halévy, une bibliographie de ses œuvres principales, des extraits de la correspondance qu’il entretint au moment de la rédaction de La formation du radicalisme et quelques lettres témoignant de l’accueil réservé à son ouvrage.
La mise à jour de l’ensemble de l’annotation, en particulier la difficile collation avec les Complete Works of Jeremy Bentham, a été réalisée par Sophie Jallais. Les traductions des extraits cités en anglais et en latin et l’établissement des références aux traductions françaises ont été faits par Jean-Pierre Cléro. Cette nouvelle édition n’aurait pas été possible sans leur ténacité et leur travail minutieux.
Ce projet a également bénéficié de la caution du Bentham Committee of University College, London, et de la collaboration de Mary Sokol, qui a révisé l’ensemble des références à l’œuvre de Bentham, manuscrite et éditée, et rédige l’essai consacré aux textes de Bentham ; sa participation à ce projet a été des plus précieuses.
Le meilleur témoignage assurant qu’une étude historique continue de vivre est qu’elle alimente les débats consacrés à l’interprétation de la période considérée. Les auteurs des postfaces à chacun des trois volumes Jean-Pierre Dupuy, pour le volume I, La jeunesse de Bentham ; Pierre Bouretz, pour le volume II, L’évolution de la doctrine utilitaire, et Philippe Mongin, pour le volume III, Le radicalisme philosophique amorcent une discussion de ce type, appréciant en chaque cas la force des thèses de Halévy, leur originalité, comme les critiques ou confirmations qu’elles ont reçues depuis. Cette réédition leur doit d’être assortie d’une réelle dimension critique.
Enfin, la publication de La formation du radicalisme philosophique a grandement bénéficié de l’aide constante d’Henriette Noufflard-Guy-Loë, nièce d’Élie Halevy. Tous ceux qui ont participe à ce travail la remercient chaleureusement.
Monique CANTO-SPERBER.
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