Avant-propos
Au moment où éclate la Révolution française, Bentham vient de publier son Introduction aux principes de morale et de législation ; dans le tumulte universel, le livre passe inaperçu. L'année qui précède, il a confié à Dumont de Genève le soin de publier l'édition française de ses Principes de droit civil et pénal : les Traités de législation devront attendre la fin de la période révolutionnaire, quatorze années plus tard, pour paraître à Paris. Bentham est un disciple d'Adam Smith en matière d'économie politique, et sa Défense de l'usure a eu du succès : dans la réaction qui sévit en Angleterre, des années devront s'écouler avant que les idées d'Adam Smith redeviennent populaires. Il s'est fait connaître, à côté de Howard, comme l'auteur d'un projet de réforme du système pénitentiaire : mais d'autres préoccupations agitent maintenant l'esprit public, et le Panopticon ne sera pour Bentham qu'une cause de déceptions et de ruine. Comment s'étonner dès lors que, même dans la maison de lord Lansdowne, un des chefs de la faction « jacobine », même lorsqu'il entretient des relations avec les révolutionnaires de la Constituante et de la Convention, Bentham, victime de la Révolution française, s'obstine dans une hostilité systématique au principe égalitaire et démocratique ? En fait, àpartir de 1789, il y a comme une suspension dans l'histoire de la pensée de Bentham.
Mais ce qui est vrai de la pensée de Bentham n'est pas vrai de la doctrine de l'utilité : à côté de Bentham, et indépendamment de lui, elle se développe, se transforme, s'enrichit chaque jour de principes nouveaux. La Révolution et la crise européenne qu'elle détermine posent devant l'opinion, avec urgence, la question de savoir s'il n'y a pas lieu de répartir plus équitablement entre les citoyens, soit l'exercice du pouvoir politique, soit la jouissance de la richesse sociale. Une longue polémique s'engage, provoquée par les événements de France, à laquelle prennent part Burke, Mackintosh, Paine, Godwin, Malthus, dans des ouvrages demeurés classiques. Or tous, à quelque parti qu'ils appartiennent, Godwin aussi bien que Burke, Malthus aussi bien que Godwin, sont des adeptes du principe de l'utilité. Il est visible que la doctrine de l'utilité devient, en Angleterre, la philosophie universelle, et que les réformateurs devront parler la langue de l'utilité, s'ils veulent non pas même faire accepter, mais faire seulement comprendre leurs opinions par le public auquel ils s'adressent.
En matière politique, Burke se fonde sur le principe de l'utilité pour développer une philosophie traditionaliste qui finit par confiner au mysticisme ; Bentham, et, à ses côtés, son disciple Dumont, pour réfuter, point par point, la Déclaration des Droits de l'Homme. Mais, d'autre part, chez Mackintosh, chez Paine et chez Godwin, le principe de l'identité des intérêts tend constamment à l'emporter sur le principe de l'égalité des droits. Leur utilitarisme laisse pressentir le futur radicalisme philosophique.
En matière économique, Godwin se fonde sur le principe de l'utilité pour espérer la venue d'un état de société où, par la disparition du droit de propriété individuelle, tous les individus se trouvent également et abondamment pourvus des subsistances dont ils ont besoin. Malthus lui répond en se fondant sur le principe de l'utilité et en insistant, pour l'aggraver, sur cette loi du travail qui a toujours été fondamentale dans l'économie politique selon Adam Smith. Le nombre des consommateurs tend constamment, si les hommes ne savent réprimer leur instinct, à croître plus vite que la quantité des subsistances disponibles : les conditions auxquelles le bonheur humain est soumis sont pénibles. Or, des deux utilitarismes, c'est celui de Malthus, non celui de Godwin, qui est appelé à devenir la doctrine orthodoxe.
Maintenant donc, pour que le principe de l'utilité devienne le moule où viendront prendre forme toutes les idées réformatrices, il suffira d'un fait général : le peuple anglais redevenant, à partir de la guerre d'Espagne, le défenseur de la liberté européenne contre le despotisme napoléonien. Dès lors, les idées libérales reprenant crédit en Angleterre, n'est-il pas nécessaire qu'elles s'expriment dans le langage utilitaire, puisque c'est, à des degrés divers, le langage que parle tout le monde ? D'autre part, pour que Bentham prenne la direction du mouvement, il faudra une circonstance particulière : la rencontre, en 1808, de James Mill et de Bentham. James Mill, depuis longtemps un whig avancé, convertit Bentham à la cause du libéralisme, puis du radicalisme politique. James Mill endoctrine Ricardo : c'est sous sa direction, et comme sous sa surveillance, que Ricardo assimile, àl'économie politique d'Adam Smith, les deux lois d'évolution de Malthus, pour servir à unifier et à systématiser la doctrine économique tout entière. Enfin James Mill se fait, par tous les moyens de publicité disponibles, le propagandiste acharné du benthamisme. Depuis longtemps, et dès le XVIIIe siècle, des individus isolés propageaient les idées éparses qui viennent maintenant seulement, grâce à James Mill et sous l'invocation de Bentham, se concentrer dans l'école utilitaire.
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