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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Introduction à l'histoire (1946)
Extrtaits


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Halphen [Historien, membre de l’Institut, professeur à la Sorbonne. Grand spécialiste de la période médiévale], Introduction à l'histoire. Presses Universitaires de France, Paris, 1e édition, 1946, 100 pages. [Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.]

Extrait. Nécessité de l’histoire.

Il est plus facile de médire de l’histoire que de se passer d’elle. Dans le devenir incessant qu’est notre vie, tout se présente à nous sous l’aspect du  suc-cessif, au point que, par une confusion instinctive, nous sommes portés à chercher coûte que coûte dans leur succession même l’explication des faits dont nous sommes les témoins. D’instinct aussi nous éprouvons sans cesse le besoin de nous rassurer sur la portée de nos actes en nous référant au passé, et nul argument ne nous frappe davantage que l’exis-tence d’un précédent.

Voilà peut‑être ce qui indispose le plus contre l’histoire les hommes épris de nouveauté. Ils voient en elle un instrument de routine et ne lui pardonnent pas de freiner leur goût d’aventures. Mais leurs raisonnements n’y peuvent rien : nous avons besoin de penser dans le continu, parce que c’est dans le continu que nous vivons. Aussi faisons‑nous tous plus ou moins de l’histoire, comme M. Jourdain faisait de la prose, et prétendre nous l’interdire serait nous inviter à nous renier nous‑mêmes.

Il faut d’ailleurs en finir une fois pour toutes avec cet absurde procès de tendance : l’histoire maîtresse de « réaction » et ennemie du progrès. L’histoire, tout au contraire, enseigne la marche constante en avant, la progression perpétuelle, et si cette dernière expression n’est pas toujours, hélas ! synonyme de progrès, au sens actuel du mot, les historiens sont d’accord avec les moralistes pour le déplorer.

*

De cette continuité, l’histoire tire tout son prix, puisque, dans la mesure où elle parvient à restituer le passé, elle nous donne la clé du présent et nous permet ainsi d’aviser à l’avenir en connaissance de cause. Sans son secours, le monde où nous vivons serait une énigme. La société qui nous entoure, nos mœurs, nos croyances, notre culture, nos Ins­titutions, les lois qui nous régissent, les cadres politiques auxquels nous sommes accoutumés sont le fruit des siècles qui nous ont précédés ; les faits auxquels nous sommes mêlés en sont la résultante.

Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’en Grande-Bretagne, pays du traditionalisme, pour en être frappé : les peuples les plus novateurs, ceux qui ont cru faire table rase du passé, restent malgré eux et dans tous les domaines les héritiers de leurs ancêtres. Car les révolutions ne sont que des sautes brusques de température ; elles n’interrompent qu’un moment la courbe où vient sans arrêt s’inscrire notre déve-loppement historique.

La carte du globe que nos diplomates emploient leur temps à remanier à leur façon se fait en majeure partie sans eux, parce que l’histoire est là pour imposer ses lois. C’est elle qui justifie la présence de tel ou tel peuple en telle ou telle contrée, qui donne les raisons de son affinité avec tels de ses voisins ou de son irréductibilité à tels autres. En nous aidant à dégager les caractères propres de sa formation et de sa culture, elle nous aide du même coup à préciser son orientation et les possibilités qui en découlent.

Or, en cette matière, tout contresens historique se paie : il serait temps de nous en rendre compte.

*

Nécessaire à l’intelligence du présent, l’histoire ne l’est pas moins à la santé de nos esprits. Notre passion de l’absolu a besoin d’un contrepoids, que l’histoire vient fort à propos lui fournir.

L’histoire ne rend pas sceptique, comme on le dit souvent, mais elle est une merveilleuse école de prudence. Aux outrances de la raison, elle oppose le barrage des faits ; à ceux qui croient détenir la panacée qui guérira la société de ses maux, elle rappelle qu’avant de prescrire un traitement, il convient d’examiner attentivement le malade et de s’informer de ses antécédents. Elle enseigne le relatif et, si l’on peut dire, le « conditionné », tous les faits dont elle traite se commandant les uns les autres et réagissant les uns sur les autres. En bref, elle enseigne la vie, dans sa complexité et ses détours, puisque son domaine est précisément l’étude de tout le passé humain dans sa luxuriante diversité.

*

C’est peut‑être de là que vient la méfiance que beaucoup manifestent à son endroit. En ce siècle où triomphent les sciences dites « exactes », toute discipline non réductible en formules paraît relever de la fantaisie.

Qu’on y prenne garde : à céder à ce penchant, nous irions tout droit à un raidissement de l’esprit qui le rendrait impropre aux tâches que la vie lui réserve. Une discipline sensible aux nuances n’est pas par définition étrangère à la science : nous y reviendrons longuement en analysant la méthode même de l’histoire. On verra, nous l’espérons, que, n’en déplaise à certains de nos contemporains, elle présente une rigueur toute scientifique, quoique, à la vérité, très différente de la rigueur formelle des mathématiques.

Et cette diversité même nous paraît un bien, car l’expérience prouve qu’à trop s’exercer dans l’abstrait, notre raison perd quelque chose de ses vertus. Si elle ne nous apprenait qu’à raisonner dans le concret et à faire intervenir dans nos calculs le facteur humain, l’histoire serait déjà amplement justifiée.

*

A tous ces bienfaits, elle en ajoute un dernier : celui de nous habituer à la variété des types humains. Nous n’avons que trop tendance à tout ramener à nous‑mêmes, à nous persuader que notre genre de vie et notre mentalité sont des modèles dont nul ne peut s’écarter sans être dans son tort. Une grande part des malentendus qui surgissent entre les hommes ont leur source dans cette incompréhension mutuelle, qui trop souvent dégénère en intolérance.

Contre de tels penchants, l’histoire est sans doute le meilleur antidote. Nulle discipline ne peut mieux qu’elle ancrer dans nos esprits le sentiment des différences inévitables qui séparent les uns des autres les peuples et les individus au gré des siècles et des conditions d’existence.

Elle ne nous contraint pas seulement ainsi à nous méfier de l’absolu là où il n’a que faire ; elle nous habitue à plus de modestie et d’équité dans nos jugements, en nous ramenant sans cesse à la contemplation d’une humanité essentiellement diverse et en perpétuel renouvellement.

Retour au livre de l'auteur: Louis Halphen, historien (1880-1950) Dernière mise à jour de cette page le Lundi 15 août 2005 17:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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