Avant-propos
Par Lord Raglan, janvier 1954.
À en croire la théorie dominante, les sociétés humaines se seraient formées de deux manières fort différentes, selon qu'il s'agirait des civilisations historiques ou des cultures préhistoriques et primitives. L'histoire de la civilisation serait faite, pour l'essentiel, d'invasions, de migrations et de colonisations ; de religions qui, à partir d'un endroit donné, se diffusent dans le monde tout entier ; d'inventions, d'objets manufacturés ou de plantes cultivées, etc., qui passent d'un continent à l'autre ; plus généralement, de peuples influencés d'innombrables façons par ce qui se passe dans d'autres contrées que la leur. Mais, à l'époque préhistorique et chez les peuples sauvages, les choses auraient été complètement différentes. Chaque peuplade aurait pris possession du territoire qui allait devenir le sien avant même d'avoir acquis le langage, de savoir maîtriser le feu ou toute autre technique et sans posséder encore la moindre forme d'organisation sociale. Puis chacune se serait employée à développer une langue, des croyances et des institutions, et aurait exploité la faune et la flore locales pour répondre à ses propres besoins et aux contraintes de son environnement. La culture se serait entièrement constituée sans aucune influence extérieure ni même emprunt au voisinage. Si deux groupes limitrophes ont des traits communs, c'est parce que l'esprit humain travaille de la même manière lorsqu'il est placé dans des circonstances semblables. On appelle cette théorie « fonctionnaliste » parce qu'elle suppose que, dans une culture primitive, chaque élément peut s'expliquer par la fonction qu'il remplit au sein du tout.
Il y a tout lieu de penser que cette théorie est complètement fausse. Premièrement, il est fort improbable que la révolution qui aurait fait passer l'humanité d'un état d'invention uniformément indépendante à un état de diffusion universelle doive coïncider aussi exactement avec les débuts de l'histoire. Alors que toutes les religions historiques se sont diffusées, comment croire que toutes les religions préhistoriques soient dues à des inventions indépendantes de chaque groupe de fidèles ?
Deuxièmement, si les coutumes et les croyances des primitifs s'étaient développées comme des réponses à leurs besoins, on s'attendrait à ce qu'ils y soient beaucoup plus attachés qu'on ne le constate. Pendant le siècle dernier, un grand nombre de primitifs ont été convertis au christianisme et à l'islam. Cela laisse à penser que leur religion antérieure, elle non plus, n'était pas autochtone ni même très ancienne.
Troisièmement, et on l'oublie trop souvent, on n'a jamais démontré que l'esprit humain travaille partout de manière identique, comme on le suppose fréquemment. On n'a jamais démontré non plus que des traits aussi strictement humains que la parole, la cuisson des aliments ou la fabrication des outils, soient apparus naturellement.
Les faits, pour autant qu'on les connaisse, renforcent ces considérations théoriques. L'archéologie nous apprend que, bien avant les débuts de l'histoire, des civilisations se sont diffusées sur de vastes territoires et qu'en de nombreuses régions aujourd'hui occupées par des primitifs vivaient auparavant des peuples de cultures différentes, et souvent supérieures. Nous savons aussi que les animaux domestiques et les plantes cultivées que les primitifs possèdent aujourd'hui descendent souvent d'espèces sauvages qui ne sont pas originaires des régions ou même des continents occupés par leurs possesseurs.
Il faut garder ces faits à l'esprit pour aborder les écrits de Hocart. C'était certes un diffusionniste ; mais, tout en ayant d'autres preuves en faveur de la diffusion, il a construit son argumentation en s'appuyant sur l'étude du rituel. Quand bien même on supposerait, de façon tout à fait gratuite, qu'il est naturel à l'homme de développer une forme quelconque de rituel, Hocart trouva, dans les systèmes rituels appartenant àdes peuples très éloignés les uns des autres, des ressemblances trop nombreuses et trop proches pour être expliquées autrement que par la diffusion. Il ne suggère pas qu'un pays particulier, telle l'Égypte, soit, plutôt qu'un autre, le foyer de la diffusion ni que ce doive être toujours le même. Dans le rituel, comme dans les autres aspects de la culture, l'initiative peut passer d'un peuple à l'autre, et les inventeurs d'un rite peuvent le transmettre à un autre peuple puis le recevoir à nouveau sous une forme différente. Mais la diffusion a principalement eu lieu des cultures supérieures vers les inférieures, qui conservent souvent des traits qu'elles ont reçus des premières, mais que celles-ci ont perdus. De là l'intérêt porté aux cultures inférieures pour qui étudie les origines des sociétés.
Cela est évidemment choquant aux yeux des anthropologues fonctionnalistes. Ils s'imaginent qu'il suffit d'étudier minutieusement les primitifs contemporains pour formuler les lois du développement culturel et élever ainsi l'anthropologie sociale au rang de science naturelle. Mais ils ne voient pas qu'il est hautement probable que des accidents historiques - comme la colonisation de l'Amérique du Sud par les Espagnols, celle de l'Australie par les Anglais ou l'arrivée du protestantisme dans certaines îles du Pacifique et du catholicisme romain dans d'autres - ont été fréquents à toutes les époques de l'histoire.
Peut-être y a-t-il des lois du changement culturel. Des éléments provenant d'une culture extérieure peuvent être empruntés ou rejetés. Ils peuvent remplacer ou compléter des éléments plus anciens. Leurs effets peuvent être temporaires ou permanents. Et tandis que leur introduction peut être un simple accident, leurs effets doivent, au moins en théorie, relever du déterminisme. C'est en ce sens, je crois, que Hocart concevait l'anthropologie sociale comme une science et ce sont ses contributions à la réalisation d'un tel but qui lui vaudront d'être considéré comme un pionnier.
Hocart a laissé les matériaux destinés à ce livre dans plusieurs cahiers manuscrits et dans un état très incomplet. Certains chapitres, se réduisant à quelques notes et en-têtes, ont dû être omis. D'autres présentaient de nombreuses répétitions. J'ai réorganisé les matériaux, fait de nombreuses coupures et réécrit certaines phrases qui paraissaient maladroites ; mais, à part l'insertion d'exemples aux endroits laissés pour eux, je n'ai rien ajouté. Hocart avait déjà utilisé en partie les mêmes matériaux dans ses livres antérieurs mais, à mon sens, il y a assez de nouveautés dans celui-ci pour en faire une précieuse contribution au savoir anthropologique.
Lord Raglan,
Janvier 1954.
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