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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Au commencement était le rite. De l’origine des sociétés humaines (1954)
Introduction


Un édition numériqur réalisée à partir du livre d'Arthur Maurice HOCART [1883-1939], Au commencement était le rite. De l’origine des sociétés humaines. Traduit de l’Anglais par Jean Lassègue avec la collaboration de Mark Ans-pach, 2005. Préface de Lucien Scubla. Paris : La Découverte • M.A.U.S.S., 2005, 220 pp. Collection: Recherche. Titre original publié en 1954: Social Origins. Ouvrage traduit et publié avec la concours du CNRS. [Livre diffusé, dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation du traducteur, Jean Lassègue, accordée le 10 avril 2008.]

Introduction

 

Esprit critique et explication des coutumes
Méthode psychologique et méthode historique chez les Anciens
Explication psychologique et explication historique dans les sciences de l'homme
Critique de Tylor
Psychologie intellectualiste ou psychologie de l'affectivité
Histoire et anthropologie : souci du détail et méthode comparative 

 

L'homme est un animal créateur de coutumes : c'est là, peut-être, son trait le plus saillant. Car, si d'autres animaux transmettent par l'exemple des habitudes qu'ils ont acquises par l'expérience, c'est seulement à un très faible degré. Mais l'homme a tellement développé cette aptitude que la coutume peut même, chez lui, l'emporter sur ses instincts les plus fondamentaux - ceux relatifs à la nourriture et au sexe. Le comportement d'un homme n'est pas déterminé seulement par la structure de son système nerveux mais aussi par l'enseignement de ses aînés ; il est le résultat de deux facteurs : sa nature et son éducation.

 

Esprit critique et explication des coutumes

 

Il existe, depuis toujours, deux méthodes pour expliquer les coutumes, l'une, psychologique, l'autre, historique. Nous ne savons pas à quel moment l'homme s'est mis à expliquer ses coutumes, mais probablement dès l'apparition de l'esprit critique et, à en juger par son universalité, l'esprit critique pourrait bien être aussi ancien que la coutume. On trouve partout des individus manquant d'instinct grégaire qui, ne tenant pas pour acquis les mœurs et les idées de leurs contemporains, les remettent en question et cherchent à obtenir des gages de leur bien-fondé. À Fidji, on m'a rapporté qu'un chef faisait semblant d'être malade pour mettre les dieux à l'épreuve. Ceux-ci furent consultés : l'un dit que le chef était malade parce qu'il avait négligé de sacrifier le porc qu'il avait promis ; l'autre dit : « C'est un simulateur ». Le chef écarta alors le premier dieu et se tourna vers le second. Les hommes sont enclins à contester et à ridiculiser les coutumes qui ne leur sont pas familières ; ceux qui les respectent leur répliquent en leur trouvant des justifications. Un chef de Roviana (îles Salomon), très attaché aux coutumes de son pays, me dit un jour : « Les Blancs disent qu'il n'y a pas d'esprits. Ils sont dans l'erreur. Les esprits existent, nous le savons bien. » Il employait la méthode psychologique : pour lui, la croyance aux esprits était fondée sur l'observation ; il avait vu l'action des esprits et acceptait le témoignage de ses sens. D'un autre côté, si on demande à ces gens-là pourquoi ils épousent leurs cousines germaines du côté maternel, ils répondent qu'ils le font par respect de la coutume ou parce qu'un ancêtre divin l'a décrété. C'est là une méthode historique : ils ne justifient pas une telle pratique par un raisonnement mais l'acceptent comme un bien de famille : c'est ainsi parce que cela vient de la tradition.

 

Méthode psychologique et méthode historique
chez les Anciens

 

Les explications n'apparaissent pas spontanément, elles supposent, au préalable, un questionnement. Les Grecs étaient un peuple d'investigateurs qui voulaient savoir pour savoir. Les grandes variations de leurs coutumes d'une cité à l'autre, les récits détaillés du temps où leurs coutumes étaient différentes comme les grands voyages qu'ils firent chez les Barbares, tout cela stimula leur esprit d'investigation. Dès le VIe siècle avant Jésus-Christ, ils tentèrent de donner une explication psychologique des mythes en y voyant des créations de l'esprit humain. L'explication la plus simple et la plus grossière en faisait des fictions forgées par les Anciens. Elle n'est pas satisfaisante, car l'esprit ne crée pas à partir de rien, mais travaille sur des matériaux préexistants. Les partisans de l'allégorie, quant à eux, pensaient que ces matériaux étaient des qualités physiques ou morales que Homère ou Hésiode avaient personnifiées, Zeus étant l'esprit, Athéna l'habileté, etc. Platon les imita en forgeant de nouveaux mythes pour transmettre des vérités plus hautes aux citoyens de son État idéal. Aristote appliqua aussi la méthode psychologique : toutes les histoires qui lui semblaient incroyables auraient été inventées par les gouvernants pour rendre le peuple docile. Il avait observé que les hommes défendent parfois des idées sans y croire, lorsqu'ils pensent qu'elles sont bonnes pour les masses, et il fit appel à ce mécanisme psychologique pour expliquer les coutumes qui lui semblaient dépourvues de fondement rationnel.

D'autres utilisèrent la méthode historique. S'efforçant de remonter le fil des coutumes et des croyances, ils choisissaient parmi les diverses traditions celles qui leur paraissaient les plus vraies. Ils ne se limitèrent pas à la Grèce. Hérodote rendit compte de certaines ressemblances entre la Grèce et l'Égypte en faisant l'hypothèse que Mélampous [1] avait introduit en Grèce un savoir acquis auprès des Égyptiens. Disposé à admettre que les traditions des Lacédémoniens avaient l'Égypte et la Perse pour origines, il les comparait à celles de ces nations.

Les Grecs essayèrent souvent d'identifier leurs dieux avec ceux des Égyptiens. Hérodote identifie Dionysos à Osiris et, comparant les traditions grecque et égyptienne, en conclut que ce dieu venait d'Égypte. C'est un exemple de méthode comparative : elle est tout à fait raisonnable même si elle est appliquée ici de façon grossière.

Aristote était historien autant que psychologue. Il retraça la genèse de la constitution athénienne et la compara à celle des autres cités grecques. Ayant découvert que les Crétois avaient un système de repas communautaire très voisin de celui des Spartiates, il en conclut que Lycurgue avait étudié le système crétois durant ses voyages. Il soutient avec raison que l'usage des repas publics devait être ancien puisqu'on en avait aussi trouvé la trace dans certaines régions d'Italie. Ainsi les Grecs avaient-ils saisi l'essentiel de la méthode comparative en histoire, mais sans l'appliquer de façon systématique. Ils ne réussirent pas à comprendre que la ressemblance de deux coutumes n'est pas toujours due à un emprunt direct de l'une à l'autre, mais peut dériver d'une source commune aujourd'hui disparue.

Pour tenter d'expliquer les mythes, les historiens, comme les philosophes, en ont cherché l'origine dans des faits historiques qui, au fil du temps, seraient devenus inintelligibles. Ce type d'explication a reçu le nom d'évhémérisme [2], d'après le nom de celui qui l'affectionnait le plus dans l'Antiquité. À Dodone, Hérodote avait recueilli une tradition selon laquelle une colombe noire, venant de la Thèbes égyptienne, s'était posée sur un chêne et avait, d'une voix humaine, ordonné d'établir en ces lieux un oracle pour Zeus. Hérodote donne un tour rationnel à cette histoire en supposant qu'une prêtresse, enlevée par des marchands phéniciens et vendue comme esclave à Dodone, y avait établi l'oracle au pied d'un chêne, et fut appelée colombe parce que son accent étranger ressemblait au caquetage d'un oiseau.

Les historiens grecs avaient donc compris ces vérités fondamentales concernant les traditions : elles reposent sur des faits, elles se propagent et il est possible de juger de leur ancienneté par leur diffusion. Mais ils n'approfondirent jamais leur recherche, se contentant de conjectures, parce qu'ils n'avaient pas l'idée d'évolution et cherchaient des commencements absolus : chaque chose surgissait soudainement et était l'œuvre d'un homme, d'un législateur tel que Solon ou Lycurgue. L’idée d'un développement graduel des coutumes par un travail collectif leur était totalement étrangère.

 

Explication psychologique et explication historique
dans les sciences de l'homme

 

À l'époque moderne, l'étude de la tradition a repris avec plus de vigueur mais en demeurant partagée entre les deux grands types d'explication - psychologique et historique. On commença par l'étude des langues, et celle-ci reste la plus avancée. C'est pourquoi le conflit des deux méthodes est plus visible en linguistique que dans les autres sciences de l'homme, qui sont encore balbutiantes.

L'école psychologique avait essayé de dériver directement les mots des réflexes. Elle avait observé, par exemple, qu'en grec, en latin, en français, en anglais et dans d'autres langues, les mots désignant la mère commencent par m, généralement par ma, et que les mots des bébés désignant la mère sont des redoublements de cette syllabe. Le son émis par le bébé lors du réflexe de succion se trouvait ainsi, selon elle, naturellement associé à la personne lui donnant le sein.

L'école historique a mis cette idée à mal en faisant remarquer que l'usage de la syllabe ma est particulière à un groupe de langues, les langues aryennes, et que, à l'extérieur de ce groupe, toutes sortes de syllabes peuvent apparaître qui n'ont aucun rapport avec la succion. En fidjien, le mot désignant la mère est tina, en tongan fa'e, en tamoul tây, etc. Si un réflexe pouvait faire naître un mot, le mot devrait être universel, tout comme le réflexe. La ressemblance entre le mot anglais mother, le latin mater et le sanscrit mâter s'explique par leur origine commune.

La grande supériorité de la méthode historique tient à ce qu'elle s'appuie seulement sur des faits avérés. Nous avons des recensions complètes de langues apparentées, comme le latin et ses dérivés, et nous pouvons étudier en détail comment des langues nouvelles se forment à partir d'anciennes. Les psychologues, au contraire, ne peuvent jamais nous montrer des bébés créant un mot nouveau pour « mère » ou « père ». En fait, ils ne peuvent jamais saisir la chose en train de se produire ni présenter un cas où cette création aurait eu lieu. Ils négligent les traces du passe dont les témoignages, sans être infaillibles, sont pourtant toujours plus sûrs que de simples spéculations.

On retrouve, dans l'étude des autres aspects de la culture, le contraste entre ces deux orientations théoriques. Les psychologues tentent de réduire les coutumes des prétendus primitifs à des produits immédiats de la pensée sauvage, comme si ceux-ci n'avaient pas derrière eux des milliers d'années d'histoire. Les mythes, par exemple, sont conçus comme la « pure et simple création d'une imagination exubérante ». Grote dit du Grec : « Là où nous voyons aujourd'hui le Soleil comme objet de lois astronomiques, formant le centre d'un système dont nous pouvons déterminer et prédire les changements, il voyait le grand dieu Hélios qui, le matin, montait sur son char à l'est, à midi atteignait le sommet d'un ciel solide et, au couchant, arrivait à l'horizon, ses chevaux épuisés et avides de repos » (A History of Greece, vol. 1, p. 313). Le mythe ne serait donc pas le résultat d'un long processus de développement, mais le fruit d'une perception immédiate, le Grec voyait les choses ainsi. Cette explication d'allure psychologique relève d'une mauvaise psychologie car elle postule un type d'esprit qu'aucun psychologue n'a jamais rencontré. Elle suppose l'existence d'un âge mytho-poétique où la fantaisie aurait régné en maître, suivi par un âge historique au cours duquel les hommes seraient devenus ce qu'ils sont encore de nos jours, transmettant à leur fils ce qu'ils ont appris de leur père, avec de petites variations, dues à des pertes de mémoire ou des changements de goût.

 

Critique de Tylor

 

Dans le domaine des coutumes et des croyances, l'école psychologique est apparue bien avant l'école historique ; jusqu'aux alentours de 1914, tous les grands noms de l'anthropologie en faisaient partie. Tylor, dont l'ouvrage célèbre, Primitive Culture, parut en 1871, peut être considéré comme le père de cette école ; sa méthode de présentation des faits - méthode qui n'a pas encore disparu - consistait à prendre un peu partout des traits culturels détachés de leur contexte géographique pour en tirer des conclusions appliquées à la totalité du monde. 

« On trouve profondément enracinée, aux degrés les plus inférieurs de la civilisation dont nous ayons pris connaissance, la notion d'âme-spectre animant l'homme tant qu'elle reste dans le corps [...]. Il n'y a nulle raison de penser que les sauvages aient emprunté cette idée à des races plus civilisées [...] ; en effet, ce que nous avons présenté ici comme la doctrine animiste primitive a de si fortes racines dans l'esprit des sauvages, qu'ils ne peuvent devoir cette doctrine qu'au témoignage de leurs propres sens, témoignage interprété d'après les principes biologiques qui leur semblent les plus raisonnables. [...] L'animisme des sauvages se maintient pour lui-même et par lui-même [...]. À partir de ce point, si nous continuons d'explorer la pensée humaine, si de la vie sauvage nous passons à la vie barbare et à la vie civilisée, nous trouvons une doctrine plus conforme à la science positive mais moins complète et moins d'accord avec elle-même [3]. » 

Tylor n'imagine pas que cette doctrine aurait pu naître d'une doctrine antérieure et celle-ci, peut-être, d'une autre encore plus ancienne. Il considère qu'elle a été inventée partout, de façon indépendante, et il écarte l'idée d'une origine commune parce que la doctrine de l'âme est « pleinement chez elle parmi les sauvages ». Il oublie que le christianisme est « pleinement chez lui » en Europe, où les chrétiens l'interprètent selon les principes qui leur semblent les plus raisonnables, alors qu'il n'en est pourtant pas originaire. Il oublie aussi que d'éminents psychologues ont constitué une théorie rigoureuse et cohérente de l'âme, quoique, selon lui, ils n'en aient pas inventé eux-mêmes la notion, qui leur viendrait, en dernière instance, des peuples primitifs.

L'œuvre de Tylor a eu néanmoins un immense mérite : en étudiant des croyances répandues sur toute la terre, elle a attiré l'attention sur leurs ressemblances et a mis l'accent sur leur logique interne. Son travail a été poursuivi par Frazer, avec beaucoup plus d'érudition. À partir des résultats obtenus par Robertson Smith et Mannhardt, l'auteur du Rameau d'or fut conduit à expliquer les coutumes qu'il avait passées en revue, en postulant l'existence d'une coutume qui n'était pas encore attestée - la mise à mort d'un roi divin (J.G. Frazer, The Dying God [4]. Il s'agit d'une étape importante dans l'histoire de l'anthropologie, car c'était la première fois qu'on postulait l'existence d'une coutume inconnue pour expliquer celles déjà connues. On découvrit plus tard que la coutume en question existait en Afrique, prouvant ainsi la légitimité de cette méthode de reconstruction historique. Malheureusement, on n'en tira aucune leçon ; au lieu d'avancer dans la direction historique, Frazer retomba dans le « tylorisme » et ses travaux ultérieurs sont des mines de faits sans méthode ni principes. Ils marquent véritablement le déclin de l'école intellectualiste fondée par Tylor.

 

Psychologie intellectualiste
ou psychologie de l'affectivité

 

Comme les premiers psychologues s'étaient intéressés un peu trop exclusivement aux processus intellectuels, c'est vers les émotions qu'on se tourna à la fin du siècle. Il n'en résulta rien de bon. Aux défauts inhérents à l'école psychologique s'ajouta l'erreur de croire que des idées claires et des rites précis puissent naître d'émotions confuses : par exemple, les rites funéraires seraient nés de la peur de la mort. L'animisme prôné par Tylor avait au moins le mérite de reconnaître que les « sauvages » pouvaient raisonner de façon logique ; l'école fondée sur la primauté des émotions en faisait des créatures tout à fait différentes de nous, simples supports de sentiments vagues. On laissa de côté tous les énoncés précis émis par les primitifs à propos des pierres auxquelles ils rendaient un culte et on affirma que « sous toutes ces interprétations fluctuantes, on pouvait discerner un sentiment universel unique, la crainte respectueuse qui affecte l'homme et exige de lui des marques extérieures : égards, vénération, offrande expiatoire et culte ». Tous ces mythes complexes, ces charmes et ces formules se concentrant sur une pierre sacrée provenaient de la crainte respectueuse ! Un peu comme les lapins, les poulets et les mètres de ruban sortant du chapeau du prestidigitateur.

L'école accordant la primauté aux émotions néglige l'observation. Elle soutient que les primitifs vénèrent des pierres alors que, souvent, ils ne vénèrent même pas leurs dieux et s'en moquent dans leurs légendes. Quand l'observation contredit la théorie, c'est l'observation qui doit céder. On a beau avoir constaté que les Mélanésiens n'éprouvent pas de crainte respectueuse devant la mort, le théoricien des émotions, assis àson bureau, croit en savoir plus que les ethnographes.

Une réaction contre l'individualisme affecta aussi l'anthropologie. On mit l'accent sur le fait que l'homme est membre d'une société et que les coutumes et les croyances sont des réalités sociales. Tylor s'était surtout intéressé aux traditions qui pouvaient donner l'impression d'avoir été créées par des esprits individuels. C'est pourquoi il s'étendit longuement sur la mythologie et l'animisme, conçus comme des produits de l'imagination et de la spéculation. Ses successeurs sociologues traitent aujourd'hui les coutumes et les croyances comme des inventions collectives ayant des fins collectives.

L'étude des émotions eut le mérite de révéler l'importance de l'inconscient dans la pensée et l'action humaines. Freud lui-même s'essaya à l'anthropologie. Progrès et recul se trouvent, ici encore, mêlés. Au bout du compte, nous pouvons mieux comprendre les transformations qui affectent les coutumes, grâce aux concepts de rationalisation, de refoulement, de sublimation et des autres processus théorisés par la nouvelle psychologie. Mais par ailleurs, les psychanalystes foulent aux pieds les données historiques. Pour eux, tout sort de l'esprit et, comme il s'agit d'un esprit inconscient qui n'est donc pas connu mais seulement postulé, rien ne les empêche d'en tirer n'importe quoi et de se livrer aux fantaisies les plus extravagantes. Le psychanalyste nous demande de croire à ses conclusions parce qu'il possède des cas cliniques les corroborant, mais il oublie que son patient a baigné, dès sa naissance, dans des traditions : les obsessions d'un chrétien ne sont pas celles d'un bouddhiste. Le premier souci du psychanalyste est de faire une enquête sur l'histoire personnelle de son patient car il comprend bien que, sans elle, ses observations seraient sans valeur. Mais quand il s'agit d'expliquer l'état d'esprit de toute une communauté, dont le développement a pris des milliers d'années, il croit pouvoir le faire sans recourir à la moindre donnée historique.

 

Histoire et anthropologie :
souci du détail et méthode comparative

 

Il ne faut pas s'étonner que la théorie anthropologique ait été si longtemps laissée aux soins des psychologues car les historiens ont un respect excessif pour la chose écrite. L’historien ne vénère pas seulement les documents, il méprise tout ce qui a été recueilli oralement. Habitué à fréquenter les meilleurs esprits de la période qu'il étudie dans les écrits qu'ils ont laissés, il méprise la pensée des masses qui relève, à ses yeux, de la superstition. De plus, la tradition classique limite encore son horizon à l'Empire romain. De sorte que les historiens sérieux ont abandonné l'anthropologie aux dilettantes ou aux monomaniaques.

Il arrive pourtant qu'un monomaniaque aperçoive ce qui échappe a un esprit équilibré. Il remarque des ressemblances frappantes dans les coutumes et les croyances de diverses régions du monde et se précipite à la conclusion qu'elles se sont propagées à partir d'un foyer commun. Malheureusement, l'idée de foyer commun s'est trouvée mêlée à de curieuses divagations, sur le continent disparu de l'Atlantide ou les tribus perdues d'Israël, qui ont jeté sur elle un discrédit encore vivace aujourd'hui. La crainte de passer pour un excentrique est une des principales raisons qui nous retiennent d'appliquer aux coutumes les méthodes comparatives qui ont si bien réussi pour les langues. Ce n'est pourtant pas seulement l'absurdité de telles tentatives qui leur a causé du tort, c'est aussi leur part de bon sens. Supposer qu'une forme de pyramide, à quelque endroit qu'on la trouve, provienne d'un foyer commun est une idée parfaitement raisonnable, qui n'est en rien différente de l'hypothèse que toutes les variantes du mot mater dérivent d'une même origine ; mais cette idée heurtait la conception romano-centrique du monde. Baignant entièrement dans les traditions de la Grèce et de Rome, les érudits et les historiens tracèrent un cercle magique autour du monde classique et, comme cela arrive souvent, prirent ces limites idéales pour des limites réelles. Toutes les tentatives visant à élargir ces frontières pour y inclure le reste du monde rencontrèrent une opposition farouche. Jusqu'à aujourd'hui, on a gardé derrière la tête l'idée que ce qui n'était pas connu des Européens n'était pas non plus connu des autres peuples ; que chaque partie du monde était isolée jusqu'à sa découverte par les Européens ; que personne, à l'exception des premiers Américains, n'avait atteint l'Amérique avant Colomb ; que l'Australie, une fois peuplée, se coupa de toute influence extérieure jusqu'à l'arrivée de Tasman [5]. La Grèce, Rome et l'Europe moderne ont une histoire ; parce que nous ne connaissons pas l'histoire des autres pays, nous raisonnons comme s'ils n'en avaient pas.

Hérodote et ses prédécesseurs étaient prêts à reconnaître leur dette envers l'Orient. Leurs successeurs devinrent imbus de leur supériorité sur les Barbares et perdirent tout intérêt pour autre chose qu'eux-mêmes. Les spécialistes de l'Antiquité classique leur emboîtèrent le pas. Ils résistèrent aux preuves archéologiques de l'impossibilité de comprendre la civilisation grecque indépendamment de ses voisines orientales. Les archéologues ont fini par faire admettre l'idée de diffusion dans des domaines de plus en plus nombreux. Ils ne se sont toutefois pas entièrement libérés de la tradition classique. Ils ont élargi les limites du monde historique avec la plus grande circonspection. Un mouvement plus radical se manifeste chez certains anthropologues, moins enclins que les archéologues à attendre des preuves aussi irrécusables. 

Ce mouvement a été la conséquence inévitable d'une étude plus approfondie des sociétés. Au lieu de ressemblances vagues et superficielles, des convergences apparurent dans les plus petits détails. L'expédition qu'organisa Haddon, un universitaire de Cambridge, au détroit de Torrès [6] fût, à cet égard, une révolution. Loin de se limiter aux coutumes qui piquent la curiosité d'un amateur, l'expédition étudia les cultures comme des touts. Au lieu d'amalgamer des traits empruntés à des tribus voisines, elle prit soin de bien localiser chaque coutume. Elle compara enfin les variations locales les unes avec les autres. Elle fut ainsi conduite, sans l'avoir voulu, à jeter les bases de la méthode comparative. Rivers, un des membres de l'expédition, poussa cette méthode beaucoup plus loin. Les problèmes de parenté furent les premiers à attirer son attention, parce qu'ils semblaient susceptibles d'un traitement quasi mathématique. Mais l'impossibilité d'étudier un aspect d'une société indépendamment des autres l'obligea a élargir ses enquêtes. Insensiblement, il déboucha sur la méthode comparative en étudiant une première communauté, puis une seconde, et en cherchant à déduire de leur comparaison leurs origines mêmes. Au bout du compte, il s'aperçut qu'il était passé de la méthode psychologique à la méthode historique. Toutefois, comme la plupart des anthropologues, il n'admit pas les conséquences logiques d'un tel changement. Dès qu'ils prennent conscience d'être entraînés vers l'histoire, ils craignent d'abandonner la recherche des lois pour l'accumulation des faits. Cette crainte est en partie fondée car la philologie comparée s'est bornée à reconstruire la souche d'une famille de langues sans essayer de répondre aux grandes questions qui nous hantent : quels ont été les progrès de l'esprit humain et où nous conduisent-ils ? Trop souvent, la comparaison des coutumes ne mène qu'à une discussion sur les migrations humaines, dont l'intérêt s'émousse très vite. Qu'est-ce que les allées et venues de simples mots comparées à l'essor de la civilisation à partir du singe ? L'école psychologique avait fait de ce dernier problème son principal objet d'étude et semblait promettre une solution rapide. Les espoirs qu'elle avait fait naître furent, une fois de plus, déçus, mais l'école historique, elle, n'a pas su les faire renaître, du moins jusqu'à une date récente. Même si, chez Rivers, il y avait bien plus que des migrations, il y en avait encore beaucoup trop pour le bien de l'anthropologie.

Elliot Smith fut un défenseur intransigeant de la méthode historique. Il décréta qu'il n'y avait pas d'invention indépendante et que toutes les ressemblances sont dues à une origine commune [7]. Ce point de vue, qui fut appelé « diffusionniste », suscita une violente opposition ; trop radical, il heurta naturellement les opinions reçues. Il fut malheureusement défendu de manière maladroite et sans prendre suffisamment en compte la nature humaine. On ne fait pas changer facilement de point de vue. Plus une idée nouvelle est simple et évidente, plus on répugne à J'accepter, car personne n'aime avouer qu'une évidence a pu lui échapper. Après avoir été violemment rejetée, l'idée de diffusion commence à faire son chemin et la plupart des anthropologues se déclarent maintenant prêts à l'accepter si on leur en donne des preuves suffisantes. Mais, en pratique, ils refusent d'examiner de telles preuves.

Le combat en faveur de la diffusion a trop mis l'accent, cette fois encore, sur les migrations. Les mouvements de population jouent indéniablement un rôle important dans la transmission des coutumes mais ces dernières se sont souvent répandues autrement. Les bouddhistes n'ont pas émigré vers l'Europe et cependant, en Europe, le bouddhisme a eu, ces dernières années, une influence considérable bien que souterraine. Mais un esprit européen ne conçoit pas le bouddhisme comme un esprit indien et son point de vue réagit sur les pays bouddhistes, donnant naissance à un néobouddhisme. C'est un exemple de la façon dont une nation peut emprunter à une autre, aménager ce qu'elle a emprunté, à partir de ses propres traditions, et le transmettre ensuite, sous cette nouvelle forme, quelquefois à ceux-là mêmes qui en furent la source. Les diffusionnistes n'ont pas toujours mis assez de soin à retracer ces parcours et ont trop souvent exposé leurs points faibles à leurs adversaires, tout particulièrement aux historiens. Or, pour les spécialistes, une seule inexactitude rend caduques une multitude d'idées justes.

En définitive, il y a des factions au lieu d'équipes travaillant à ce qui devrait être un but commun : comprendre le passé comme une préparation du présent, expliquer le présent comme un résultat du passé et, peut-être même, faire des conjectures sur l'avenir en tirant parti de l'un et de l'autre.


[1] Cf. Hérodote, Enquête, II, 49 sq. (ndt).

[2] Évhémère, IVe siècle avant Jésus-Christ (ndt).

[3] Primitive Culture, vol. 1, p. 499 [traduction française : La civilisation primitive, C. Reinwald et Cie, Paris, 1876, p. 581-583 - ndt].

[4] Traduction française dans le Rameau d'or, Robert Laffont, Paris, 1983 (ndt).

[5] Abel Tasman (1603-1659), explorateur de la Tasmanie et de la Nouvelle-Zélande (ndt).

[6] Détroit se situant entre l'Australie et la Nouvelle-Guinée (ndt).

[7] G. Elliot Smith, The Diffusion of Culture, p. 11.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 13 juin 2008 10:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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