Introduction
Je me sens honoré, sans être tout à fait surpris, de participer à ce symposium. C'est en effet l'une des gloires de notre profession consacrée à l'étude de l'homme de grouper tous ceux qui s'y adonnent en une fraternité qui transcende les frontières entre les langues et les nationalités. Nous n'atteignons le plan authentique de la science que dans la mesure où, dans nos recherches et nos dialogues entre collègues, nous parvenons à dépasser ces frontières.
Les réflexions que je veux soumettre au terme de cette discussion « de famille » des Problèmes québécois prendront peut-être plus de signification si j'indique sommairement certaines circonstances historiques qui les ont déterminées et la perspective dans laquelle elles furent élaborées. Si c'est un heureux concours de circonstances qui me rapproche encore une fois de l'Université Laval, je dois aussi à un heureux enchaînement de hasards d'avoir été amené jadis à enseigner dans une université canadienne comme d'avoir été entraîné à observer de près la vie canadienne-française contemporaine. Au point de départ, j'eus la bonne fortune, comme étudiant et candidat au doctorat en sociologie et en anthropologie à l'Université de Chicago, d'avoir comme principal maître le regretté professeur Robert E. Park. Son enseignement a profondément marqué les étudiants de ma génération. De ses innombrables observations toujours pénétrantes, je devais en particulier retenir la notion que les « laboratoires » humains les plus fascinants pour le chercheur social sont les pays ou les régions du monde où cohabitent des groupes sociaux d'origine ethnique ou culturelle différente. C'est aussi le professeur Park qui, au terme de mes études, me dirigea vers l'Université McGill de Montréal où l'on venait d'instituer un département de sociologie. Au moment où je le quittai, il me rappela deux conseils qui devaient me guider durant mon séjour au Canada. Le premier était de ne jamais enseigner de sujet qui ne me permit d'apprendre moi-même quelque chose de nouveau, - car, disait-il, si vous tentez d'enseigner sans vouloir en même temps apprendre, l'ennui s'emparera de vous et des étudiants. Le second conseil était d'identifier, dans le milieu où j'allais vivre, le problème social le plus marquant et d'en aborder l'analyse. Montréal, agglomération humaine par ailleurs si complexe et si attirante, m'imposait un choix facile : quel sujet plus passionnant, en effet, que celui des relations entre les deux principaux groupes ethniques composant la nation canadienne, les Canadiens de langue française et ceux de langue anglaise ?
C'est ainsi que je fus absorbé par la vie canadienne et que j'en vins à consacrer une phase heureuse de ma carrière à l'étude des relations entre Canadiens français et Canadiens anglais. Or, l'observateur qui aborde l'analyse des relations inter-ethniques a le choix entre diverses méthodes, ou plus exactement, entre diverses optiques que lui propose la littérature sociologique contemporaine. Tout compte fait, ces optiques se ramènent à deux principales : ou bien l'observateur prendra comme hypothèse que l'évolution normale des relations entre deux groupes ethniques consiste dans un processus d'« assimilation » inévitable de l'un par l'autre ; ou bien, il considérera chacun des groupes comme une entité culturellement homogène et tentera de comprendre les relations de l'un avec l'autre dans la perspective de leur histoire et de leur ambition respectives.
Le premier mode d'analyse se fonde sur l'observation de la façon dont les deux grands pays de l'Amérique du nord, les États-Unis et le Canada, se sont développés au cours du XIXe siècle et à notre époque. Ces pays furent colonisés par des contingents successifs d'immigrants venus d'Europe, d'Afrique et d'Asie. Dès qu'un groupe de nouveaux venus s'étaient établis, on pouvait observer le processus graduel de leur « américanisation » ou de leur « canadianisation. » On prévoyait en général qu'après un certain temps ils deviendraient « assimilés » et perdraient les caractères distinctifs de la civilisation de leur pays d'origine. Tout naturellement, l'étude de ce processus d'assimilation des immigrants devint l'une des préoccupations principales des sociologues américains. Je puis ajouter en toute franchise que ceux de mes collègues de l'Université McGill qui s'intéressaient tant soit peu au Canada français contemporain étaient inconsciemment portés à le considérer ainsi comme une entité en voie d'assimilation. Le postulat de leurs réflexions était que les Canadiens français seraient tôt ou tard absorbés, en tant que groupe ethnique, dans le grand tout canadien de langue anglaise. J'adoptai malgré moi ce point de vue au début, mais je me rendis compte, après quelque temps, que je devais complètement rejeter la conception que les Canadiens français, comme groupe, étaient destinés à subsister moins longtemps que leurs compatriotes de langue anglaise.
La seconde manière d'envisager les relations de deux groupes ethniques est de noter, comme c'est souvent le cas, que l'un des groupes constitue par rapport à l'autre une minorité culturelle qui a ses propres raisons de vivre associées à des traditions et à des institutions autonomes. Une telle minorité peut même constituer le groupe des premiers occupants d'un pays. L'histoire en a fait un groupe politiquement dominé par un peuple d'« envahisseurs » ou de « conquérants. » Mais cette minorité n'en perd pas pour autant, bien au contraire, son désir de survivre et de s'affirmer. Elle forme une enclave culturelle dans un pays à la vie duquel elle veut participer de façon originale.
C'est le cas du Canada français. Néanmoins, je dus aussi constater très tôt que le phénomène le plus frappant dans l'aventure du Québec d'aujourd'hui était l'invasion de l'industrie. Ce fait nouveau devait immanquablement transformer les principaux caractères de la vie canadienne-française et la nature des relations traditionnelles entre les Canadiens français et leurs compatriotes de langue anglaise. Pour autant, déjà familier avec les ouvrages d'Henri Bourassa et de l'abbé Groulx, je concentrai plutôt mon attention sur le développement des industries québécoises, sur le syndicalisme ouvrier et sur la division du travail social entre Canadiens anglais et Canadiens français. Je relus les encycliques sur la question ouvrière et l'histoire du mouvement ouvrier catholique en Allemagne. Par ces lectures, j'appris qu'en Rhénanie catholique, depuis le milieu du XIXe siècle, des entrepreneurs protestants avaient établi des industries de type moderne en des régions rurales d'où ils avaient tiré leur main-d'oeuvre. Ni l'aristocratie des grands propriétaires terriens catholiques, ni les hommes d'affaires ou les professionnels catholiques des grandes villes, y compris Cologne, ni les artisans catholiques des bourgs et des villages n'avaient joué de rôle important soit dans le financement, soit dans l'établissement, soit dans l'organisation technique de ces entreprises. Dans presque tous les cas, ces fonctions avaient été remplies par des Protestants du nord de l'Allemagne ; dans l'industrie de l'acier, les initiateurs avaient été des ingénieurs d'Angleterre ou de Belgique, pays où avaient été inventés et mis au point les procédés de fabrication de l'acier. C'était là une situation ressemblant fort à celle du Québec du XXe siècle. Je décidai d'aller l'observer sur place et j'allai passer une année en Allemagne. Je devais en rapporter des observations et des questions qui peuvent nous permettre de comprendre certains problèmes actuels de la province de Québec.
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