Présentation
de Jean-Charles Falardeau
septembre 1972
La réédition de cet ouvrage était depuis longtemps nécessaire et depuis longtemps attendue. Nous devons nous réjouir de ce qu'enfin elle nous soit accordée. Paradoxalement, en effet, le texte français de cette monographie, dans laquelle on reconnaît à juste titre un « classique » de notre littérature sociologique, est épuisé et introuvable depuis le lendemain de sa publication en 1945. À l'inverse, l'original anglais de 1943 n'a cessé de poursuivre indéfiniment son tour d'Amérique dans les universités, les collèges, les bibliothèques, les salles de rédaction de journal, le grand public au point que l’on peut affirmer que French Canada in transition est l'ouvrage qui, dans les années quarante et cinquante, a le plus fait connaître le Québec en Amérique du Nord. Qui l'a fait connaître sous un jour nouveau en dessinant sans fard les traits d'un visage qu'avaient camouflé aux yeux de l'extérieur les clichés empruntés au prestige exotique de Maria Chapdelaine et qu'avaient aussi masqué, à nos propres yeux, les tenaces idéologies qui répétaient notre mission agricole ou les impératifs d'un retour à la terre.
En 1945, pourtant, au sortir de la seconde guerre mondiale, l'industrialisation était un phénomène depuis longtemps inscrit dans l'infrastructure et les structures essentielles de la société québécoise. Les migrations rurales s'étaient amplifiées à un rythme accéléré. Les milliers de sans-travail des années de la dépression avaient massivement imposé le spectacle de la prolétarisation rapide d'une large portion de la population. Depuis la première guerre mondiale, notre société, sous nos yeux mais sans que nous en eussions tout à fait pris conscience, s'était urbanisée. Sans doute, la série d'études animées par Esdras Minville sur Notre milieu à compter de 1942 manifestait-elle l’intention d'une telle prise de conscience mais elle demeurait largement polarisée par le passé et les institution traditionnelles ; sans doute quelques Semaines sociales avaient-elles effleuré la situation nouvelle mais de façon timide, abstraite, quelquefois flétrissante ; sans doute y avait-il eu, dès les années vingt, les enquêtes de l'Action française puis de l'Action nationale mais elles demeuraient aussi fort théoriques. Les documents les plus éloquents de l'époque en matière sociale ou économique, c'est probablement dans le Programme de restauration sociale de 1933 et dans les articles polémiques du docteur Philippe Hamel contre les trusts qu'il faut les chercher.
Il n'y a pas à récapituler les causes de ce silence ni à rappeler que les facultés de sciences sociales de Montréal et de Québec ne prirent vraiment vie que dans les années quarante. Il faut tout simplement reconnaître qu'en 1945, la littérature scientifique sur le Québec contemporain était encore bien mince. Nous avions, outre les travaux des historiens, les monographies de familles rurales que Léon Gérin, en 1938, venait de rééditer, en les comprimant, dans Le type économique et social des Canadiens ; nous avions les premiers tomes des grands travaux géographiques de Raoul Blanchard ; nous avions les études ethnographiques et folkloriques de l'inlassable Marius Barbeau; nous avions la monographie de Saint-Denis de Kamouraska que venait de publier un jeune anthropologue américain, Horace Miner [1]. C'est dire l'intérêt, la nouveauté, la pertinence de la monographie du professeur Hughes qui abordait résolument l'analyse d'une ville déjà industrialisée durant les années trente. De surcroît, le nom de l'auteur s'ajoutait à la longue litanie des observateurs de l'étranger qui, souvent en nous précédant, ont étudié de près notre société, depuis Peter Kalm et Henry D. Thoreau jusqu'à Ramsay Cook en passant par André Siegfried et Georges Vattier.
À quoi donc tiennent cet intérêt et cette pertinence ? En un premier temps, on peut définir globalement le projet de Hughes comme une tentative d’analyse de la « division du travail social entre Canadiens anglais et Canadiens français à l’intérieur de la société québécoise durant la période d’essor industriel consécutive à la première guerre mondiale (d'où le titre français : Rencontre de deux mondes). Cette division du travail, nous n'en connaissions hélas que trop bien le dessin général du fait que, depuis la Conquête, les institutions économiques dominantes n'avaient cessé d'être la propriété d'entrepreneurs-capitalistes ou de cartels anglais ou américains. Mais jusqu'à une époque récente, le jeu de la concurrence économique Anglais-Français s'était joué dans les deux villes de Montréal et Québec ou dans des régions périphériques. D'où le second, peut-être principal intérêt du projet de Hughes : l'analyse de l'impact, que produit l'implantation de l'industrie dans une région québécoise rurale et habitée en majorité par une population française (ce que souligne le sous-titre de l'édition française: La crise de l'industrialisation du Canada français). Pour autant, le modèle d'analyse de la relation industrialisant (étranger) industrialisé (autochtone) se dédouble d'un modèle d'analyse. du processus d'urbanisation, c'est-à-dire des étapes socio-culturelles par lesquelles un segment de la société québécoise passe d'un habitat, d'un type de travail, d'un mode de vie ruraux à un habitat, à des types d'occupations et à des attitudes caractéristiques de la civilisation urbaine.
Ainsi, la lentille servant à l'observation est à double foyer. Toutefois, elle est braquée sur un unique objet nettement délimité sur lequel est centrée l'attention : une ville, québécoise transformée par l'industrie, Cantonville. L'auteur s'est expliqué dans la Préface et plus au long en d'autres occasions [2] sur les raisons qui ont motivé le choix de cette ville. Alors professeur à l'Université McGill, il lui est apparu que l'on ne pourrait comprendre sous toutes leurs modalités ni dans tous les « paliers en profondeur », les changements sociaux en cours dans la métropole qu'en procédant à l'analyse comparative d'un certain nombre de localités québécoises dont chacune présenterait un état plus intense de complexité et d'hétérogénéité, depuis le village très rural jusqu'à la très grande ville. C'était justement la perspective que venait d'adopter son ami, l'éminent anthropologue Robert Redfield de l'Université de Chicago, pour l'étude de l'évolution sociale au Yucatan. C'était aussi dans cette optique que, sur les conseils de Hughes, Horace Miner, disciple de Redfield, avait choisi Saint-Denis de Kamouraska comme première unité de la série, en tant que cette localité coïncidait aussi fidèlement que possible avec les prototypes de nos villages traditionnels. Le point médian du continuum rural-urbain devait, dans l'esprit de Hughes, être une petite ville, non pas créée de toutes pièces par l'industrie comme c'est le cas des villes minières, mais une ville déjà intégrée depuis longtemps par les institutions et les modèles de vie de la société québécoise de sorte que l'on pût y déceler avec plus de relief les perturbations provoquées par l'invasion industrielle : ce fut Cantonville.
Je n'aurai pas l'impertinence de dévoiler la moisson d'observations ni les gerbes d'analyses et d'interprétations offertes au lecteur. Je dirai seulement que la monographie du professeur Hughes, par son souci d'impartialité, par la finesse de ses notations, par l'originalité de ses interprétations se situe à la fois dans la tradition française des célèbres monographies de LePlay et dans la brillante constellation des travaux sociologiques américains suscités par le Prométhée que fut Robert Park de l'Université de Chicago. Œuvre microsociologique et macrosociologique, elle dégage lucidement la trame des travaux et des jours de deux groupes humains vivant en état de difficile symbiose dans une petite ville anonyme et, par delà cette ville, d'une société entière vouée à une involontaire et nécessaire croissance.
Au Québec, malgré son destin curieusement éphémère, cette œuvre a proposé aux premiers chercheurs dans les sciences humaines une image réaliste des phénomènes fondamentaux qui bouleversaient notre société en même temps qu'un précieux modèle d'analyse. On a peut-être été porté, par la suite, à orchestrer trop exclusivement les thèmes de l'urbanisation et de l'industrialisation pour rendre compte de tout ce qui se passait d'inédit au Québec. Mais, comme le note Hughes lui-même dans sa seconde Préface, nous avons ensuite utilisé d'autres perspectives et d'autres méthodes, proposé d'autres modèles d'analyse davantage axés, en particulier, sur l'histoire. Mais ceux-ci ne doivent pas faire oublier celui-là. L'œuvre de Hughes demeure la première grande œuvre sociologique sur le Québec contemporain.
Je souhaite vivement que l'on accueille ce livre avec la judicieuse attention qu'il mérite, sans y chercher en 1972 ce qu'il ne pouvait contenir en 1943. Les exacerbations actuelles, les sursauts et les piétinements du Québec peuvent faire paraître bien pâles nos avatars des années de la dépression. Nous nous répétons que nous sommes engagés dans l'ère postindustrielle et technobureaucratique et l'époque de Duplessis prend déjà, dans l'imagerie collective, l'allure d'une plaisante mythologie. Mais sommes-nous bien sûrs d'être sous tous les rapports « arrivés en ville » ? Ne nous laissons-nous pas aisément entraîner à l'illusion que l'histoire du Québec contemporain a commencé en 1960 ? Ou encore, la populaire idéologie colonisateur-colonisé n'est-elle pas un trop facile alibi qui permet de reporter sur Autrui des causes de retard dont plusieurs sont peut-être en nous-mêmes ? L'ouvrage de Hughes redonnera à ses lecteurs ce sens oublié de notre aventure sociale, le sens d'un passé immédiat qui n'est peut-être pas si éloigné qu'on l'imagine des champs et de la forêt.
JEAN-CHARLES FALARDEAU
Université Laval
Septembre 1972
[2] Voir en particulier "The natural history of a research project : French Canada", Anthropologica, n.s., V. 2, 1963, 225-240.
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