Introduction
I.
Éditer Ibn Battûta dans la collection « La Découverte », c’est répondre aux interrogations que finissait par provoquer la présentation exclusive de textes de voyageurs occidentaux. Jusqu’à quel point pouvait-on, prétendre, malgré les précautions et les annotations, redresser une vision extérieure et, par là, nécessairement déformée des choses ? Un point de vue « interne » devenait donc indispensable, comme un contrepoids, sinon comme une réhabilitation. Dans cette perspective, le choix d’Ibn Battûta devait vite s’imposer.
En réalité, les choses n’étaient pas si simples et bien des surprises nous attendaient : les problèmes commençaient dès la première lecture du texte. La vision non occidentale ainsi recherchée impliquait d’autres préoccupations, d’autres objectifs qui n’étaient pas, a priori, perceptibles au lecteur moderne. Le récit du voyageur occidental possède un fond immédiatement accessible et le travail du commentateur consiste à fournir quelques repères visant à faciliter une lecture critique des choses vues et des sociétés décrites. Mais, à la limite, le lecteur pourrait se passer de la médiation du présentateur pour lire un récit dont la structure et les préoccupations lui sont familières. Ce n’est pas toujours le cas ici. Ibn Battûta, voyageur maghrébin du début du xive siècle, parcourt la totalité des pays islamiques de son époque, du Mali à Sumatra et du Kenya aux steppes russes, et il p005 les décrit à ses compatriotes et coreligionnaires. Le lecteur occidental moderne est donc a priori exclu, s’il n’arrive pas à déceler les motivations de l’auteur, qui sont aussi celles de son époque, afin de pénétrer dans son récit et, par là, dans son monde.
Cela dit, Ibn Battûta est avant tout un voyageur, et cette caractéristique transgresse son époque. Sa capacité de découverte, et de communication, n’a rien à envier aux grands classiques du genre et, en particulier, à son quasi contemporain Marco Polo. Mais il est le voyageur de l’islam, et ce titre n’est pas simplement honorifique, il est sa raison d’être, celle qui a fait la fortune du personnage et de son récit. Parce que ses trente années de pérégrinations à travers un monde islamique morcelé, déchiré, convergent vers un but unique : elles sont la preuve que la communauté islamique existe et qu’à travers sa pratique religieuse et sociale, à travers sa solidarité, et malgré ses divisions apparentes, elle reste une et indivisible. Le « voyageur de l’islam » est donc avant tout le témoin unique de l’unité de l’islam. Cette mission essentielle marque directement son texte, qui doit être alors construit selon des règles qui rendent plausibles et admissibles les preuves qu’il entreprend de fournir. D’où l’énumération, à chaque endroit visité, des hommes pieux qui y résident, des fondations religieuses, ainsi que des saints qui s’y trouvent enterrés, marquant autant de lieux de pèlerinage.
Ces éléments constituent donc des aspects essentiels du texte. Puisque notre propos est de donner une vision « interne » d’un autre monde, il n’est pas question d’envisager des coupures motivées par notre propre jugement en estimant tel ou tel passage « répétitif », « ennuyeux » ou « inintéressant ». Le point de départ que nous nous étions donné aboutit donc à la nécessité d’un texte intégral ce qui, par ailleurs, rend justice à un grand classique , appuyé par une présentation qui vise à le rendre accessible au lecteur non spécialiste. p006
Le voyage d’Ibn Battûta est ainsi, avant tout, un « voyage à travers l’islam », avec son unité, implicitement, mais pertinemment soutenue tout au long du texte, et sa diversité qui apparaît également à travers les réalités constatées : l’unité de sa pratique religieuse, qui est aussi une pratique sociale, opposée aux schismes qui le déchirent ; la solidarité de la communauté islamique face au morcellement politique. Il s’agit évidemment de l’islam du début du xive siècle, mais les racines de ses structures comme de ses contradictions plongent jusqu’à ses origines, et les références d’Ibn Battûta s’adressent à un public qui connaît son histoire. D’où, avant toute chose, la nécessité d’esquisser ce cadre politico-religieux les deux éléments sont indissociables dans lequel le récit se meut.
Là aussi, la difficulté est paralysante. Un tel raccourci ne sera-t-il pas pour le moins déformant, voire à la limite faux ? Mais refuser de s’y engager reviendrait soit à confiner Ibn Battûta à un public de spécialistes, soit à obliger le lecteur profane à un travail de préparation. Or notre objectif est de rendre ce texte lisible dans le cadre de cette édition, tout en permettant, par une note bibliographique, un approfondissement ultérieur. Dès lors, il faut bien se résoudre à aborder cette présentation.
En 632, le prophète Muhammad meurt à Medina, fondateur d’une religion et chef d’une communauté qui sera le noyau d’un empire. En tant que prophète, Muhammad n’est pas considéré comme l’intermédiaire, le médiateur, entre Dieu et les hommes, mais le transmetteur, et par là l’interprète privilégié, du Coran, qui est la révélation de la parole de Dieu, la seule médiation entre celui-ci et les croyants. Mais, en tant que fondateur d’une communauté, Muhammad est à l’origine d’une pratique sociale qui, puisant ses éléments aux p007 coutumes antérieures de la société arabe et aux premières interprétations du livre sacré, vise à se codifier afin de constituer le cadre de cette communauté. Ce code est la sunna, la « manière de se conduire » des musulmans. Or, à la mort de Muhammad, non seulement aucune codification n’existe, mais le Coran lui-même n’est pas encore « recueilli » sous sa forme définitive. Il le sera à l’époque de son troisième successeur, Othman (644-655), quand cette succession est déjà contestée par une partie de la communauté. A cela s’ajoute une série d’autres éléments : le premier est la crise provoquée dans la communauté mecquoise et médinoise par l’apparition de l’islamisme. La fuite de Muhammad à Medina et la guerre qui s’ensuit entraînent une rupture dans la hiérarchie tribale existante. Dans un premier temps, Muhammad s’allie aux habitants de Medina qui lui fourniront le noyau de « compagnons » contre son propre clan mecquois, les Quraishites ; par la suite, ces derniers se soumettent bon gré mal gré au Prophète, tout en visant la conquête du pouvoir après sa mort. Parallèlement, les autres tribus arabes, et particulièrement celles de l’Arabie du Sud, supportent toujours mal un islamisme qui implique la domination des clans mecquois et médinois. Enfin, un siècle après la mort de Muhammad, l’empire de la communauté s’étale de l’Espagne à l’Asie centrale et se trouve par là obligé d’absorber une multitude de peuples, des cultures et des religions qui ne pourront qu’influer sur sa propre évolution. Cette gestation d’une idée religieuse à travers les vicissitudes temporelles, qui est d’ailleurs le sort commun de toute religion, marquera évidemment l’évolution de l’islam.
La succession de Muhammad va déjà se poser comme un problème à la fois politique et dogmatique. Le plus simple serait que la communauté élise un « guide » capable de mettre en œuvre l’élargissement de l’islam par la conquête et la conversion et son enracinement par la poursuite de l’œuvre de fixation de la coutume et de p008 la pratique. Mais cette solution, qui est adoptée pour la nomination des premiers califes, n’empêche pas, bien au contraire, la lutte entre les clans mecquois et la famille du Prophète représentée par son gendre Ali. Ce conflit en introduit et en alimente un autre : le rôle du chef de la communauté. Pour les uns, la révolution est terminée : Muhammad est le sceau des prophètes, avec lui l’aventure religieuse de l’humanité touche à sa fin, la parole de Dieu a enfin été révélée dans toute sa pureté et dans sa totalité. Il s’agit de la suivre à travers le corpus d’interprétations et d’exégèses qui ne manqueront pas de se former à partir de l’expérience vécue de la communauté. Dans ce cas, le chef de la communauté applique et coordonne ce qui existe. Pour les autres, la parole de Dieu ne peut pas être immédiatement accessible aux homme, le Coran possède un sens caché qui ne peut être révélé que par un médiateur, un guide, un imam, choisi par Dieu et participant de l’essence divine. Cet imam est donc plus qu’un simple successeur, un « calife » du Prophète, il perpétue et régénère constamment le fonds religieux. Ici la révolution est permanente.
Cette dernière conception est soutenue dans la lutte pour le pouvoir par la famille du Prophète, le parti (shi’a) d’Ali, qui entend ainsi perpétuer une fonction religieuse avec un système dynastique. Mais, quand Ali est enfin élu calife en 656, il n’est reconnu que par une partie de la communauté, et la première guerre civile éclate. Cette guerre au sein d’une communauté qui se croit porteuse de la vraie parole de Dieu ne peut être considérée par ses membres que comme un acte sacrilège par excellence, entraînant la première crise de conscience dans l’islam. Ainsi un groupe de croyants rejette avec violence les deux parties pour se mettre en dehors du conflit et se proclame le seul sur le bon chemin. Ce groupe, appelé kharidjite (plur. : al-khawaridj, les sortants), constitue le premier schisme en islam. Ces exclus volontaires pousseront l’excommunication de leurs adversaires jusqu’à les assimiler à des infidèles p009 polythéistes, c’est-à-dire inférieurs aux chrétiens et aux juifs, considérés comme des « gens du livre », en tant qu’adeptes d’une religion révélée. Leur position sur le califat est à l’opposé de celle des shi’ites. Le calife n’est pour eux que le dénominateur commun de la communauté à un moment donné. Même « un esclave noir » peut devenir calife si la communauté le juge bon. Il doit par contre être déposé et mis à mort s’il dévie de la ligne de celle-ci.
Sous l’influence des problèmes ethniques (non-Arabes contre Arabes) et probablement sociaux, le kharidjisme va évoluer vers le terrorisme. Une scission interne aboutit à des sectes extrémistes comme les azrakites qui prônent le meurtre de tous les musulmans non kharidjites, femmes et enfants compris. Cela a pour résultat une longue lutte sanglante localisée au sud de l’Irak et de la Perse et qui se termine par l’extermination des adeptes de la secte. Par contre, un groupe plus modéré, les ibadites, ont pu se maintenir longtemps clandestinement à Basra et se sont ensuite dispersés, d’une part vers l’Afrique du Nord en profitant de la réaction berbère contre la conquête arabe, d’autre part dans l’Oman où le mécontentement des tribus de l’Arabie du Sud persistait. Les ibadites maghrébins vivent de nos jours dans des communautés à Djerba en Tunisie et au Mzab dans le Sahara algérien. Ils sont aussi fortement représentés en Oman où Ibn Battûta les rencontra en 1331.
A côté de cette auto-exclusion violente, d’autres éléments prennent une position plus nuancée. Ils sont obligés de reconnaître que, du moment que deux parties s’affrontent, l’une des deux doit avoir tort, mais ils se déclarent impuissants à se prononcer. Le doute engendre donc l’abstention et la nécessité de reconnaître un état intermédiaire entre la foi et l’erreur. Ces abstentionnistes sont appelés mu’tazila (ceux qui sont séparés) et, plus qu’une secte, ils constituent une école de pensée rationaliste et intellectualiste soutenant le libre arbitre et p010 pour laquelle les actions humaines découlent de la libre volonté de l’homme.
Cette période des premiers califes, fertile en germes de dissensions futures, se termine avec l’assassinat d’Ali par un kharidjite et avec l’avènement des clans mecquois à travers la famille Umayyade qui conservera le califat pendant près d’un siècle et fixe sa capitale à Damas. Au cours de cette période, qui est aussi celle des conquêtes, les luttes internes persistent et s’approfondissent. Le parti d’Ali, les shi’ites, poursuit ses revendications, et les massacres des alides à Karbala par les troupes du calife Umayyade Yazid en 680 ajoutent au dogme shi’ite un nouvel élément : celui de la passion. Le martyre de l’imam, qui cristallise déjà des attributs divins, la passion, devient un moyen de rédemption comme dans le christianisme, et implique la « parousie », le retour de l’imam à la fin des temps pour l’inauguration d’une ère nouvelle. L’imam devient ainsi mahdi, le messie.
Cette projection du salut et du « Royaume » à la fin des temps ne se fait que progressivement, quand les tentatives temporelles sont vouées à l’échec. Entre-temps, les descendants d’Ali mènent plusieurs révoltes contre les Umayyades. Mais le renversement de ces derniers est obtenu par un autre groupe qui constitue par ses origines un compromis entre les clans et la famille de Muhammad : les Abbassides, descendants d’Abbas, oncle du Prophète. Ceux-ci réussissent à cristalliser l’opposition en coopérant avec les shi’ites ainsi qu’avec les peuples non arabes mécontents de la domination arabe, notamment les iraniens, et sont inspirés par la doctrine mu’tazilite qui constitue en quelque sorte la plate-forme du mouvement abbasside.
La grande révolte de 749-750 renverse le régime Umayyade pour le remplacer par celui des Abbassides. Ceux-ci, dès leur arrivée au pouvoir, écarteront les p011 shi’ites qui voient encore une fois s’écrouler leurs rêves de réunification de l’islam sous l’imamat d’un descendant d’Ali. A partir de l’avènement des Abbassides, deux orientations essentielles se mettent en place : la radicalisation et la séparation du shi’isme, d’une part, la fixation progressive de l’islam « orthodoxe », le sunnisme, d’autre part.
La désillusion abbasside mène les shi’ites à un premier éclatement. Une des réactions est dogmatiquement modérée et politiquement pragmatique : celle des zaydites (de Zayd, petit-fils de Husain, fils d’Ali), qui limite le rôle religieux et temporel de l’imam au domaine du présent et du politique. C’est la lutte politique et militaire dans ce monde qui mène l’imam et sa communauté vers son but. Ce pragmatisme se concrétise par la formation d’un imamat zaydite au Yémen qui durera jusqu’à notre siècle. Également les Alides, qui deviennent à partir du xiiie siècle émirs de La Mecque et de Medina, montrent souvent de la sympathie pour le zaydisme.
A l’opposé des zaydites se trouvent les ismaïlites qui développent la logique de l’imam mahdi. Le concept de l’imam possédant une essence divine et qui réapparaîtra à la fin des temps finit par concentrer l’ensemble des attributs à une seule personne et par rendre superflue la succession des imams jusqu’à l’avènement du Royaume. L’imam temporel doit alors disparaître, se cacher, pour réapparaître quand le temps s’accomplira. Le premier imam « caché » est Ismail, le fils du sixième imam des shi’ites, reconnu comme septième par une partie des fidèles. Il donne son nom aux ismaïlites, qui mettent en place des structures révolutionnaires, insurrectionnelles, pour accomplir l’avènement du Mahdi. Enfin, entre ces deux groupes un courant majoritaire continue à s’attacher à la succession temporelle des imams en espérant toujours arriver à un compromis avec le pouvoir abbasside. p012
Ce dernier, dans l’euphorie de son avènement et de son apogée, atteinte au cours de son premier siècle, se permet d’être éclairé et tolérant. Le mu’tazilisme devient presque sa doctrine officielle pendant cette époque et le calife al-Mamun, fils et deuxième successeur de Harun al-Rashid, envisage même de désigner pour lui succéder Ali al-Ridha, le huitième imam des shi’ites. Mais, au fur et à mesure que le pouvoir se prolonge, les structures se sclérosent et s’opère un retour à une orthodoxie plus rigide face aux dissidents et plus souple vis-à-vis du pouvoir. Les derniers imams sont assignés à résidence à Samarra et il est temps pour le reste des shi’ites de reconnaître dans la personne du douzième imam l’imam disparu et de remettre l’espoir de son retour à la fin des temps.
Malgré ses ouvertures initiales, le califat abbasside induit le retour à l’orthodoxie ou plutôt codifie cette « orthodoxie » après la parenthèse, l’avatar, Umayyade. La base du corpus qui s’édifie progressivement repose bien évidemment sur le Coran, mais repose aussi sur la pratique instaurée par Muhammad, par ses compagnons, par les « suivants », c’est-à-dire la deuxième génération, et même par les « suivants des suivants », la troisième génération. Cette pratique, qui est celle de la communauté médinoise islamique mais aussi préislamique, relève d’une tradition orale qu’il faut recueillir. Ce sont les hadiths, les « actes du Prophète » en quelque sorte, qui sont progressivement réunis dans des recueils accompagnés chacun d’une chaîne de transmission servant à les authentifier, ce qui n’empêchera pas les déformations et les inventions au profit de la cause.
A l’époque où ce travail de compilation commence, au début de l’ère abbasside, la pratique tendait déjà à se différencier selon les régions et on pouvait distinguer les « gens du Hedjaz » (ceux de La Mecque et de Medina) des « gens de l’Irak » (principalement de Basra et de Kufa et par la suite de Bagdad). Les deux premières p013 systématisations partent ainsi sur ces bases préexistantes. Malik bin Anas de Medina, qui vécut et mourut en 795 dans cette ville, nous laisse le premier ouvrage juridique de l’islam, dont le titre, al-Muwatta (le Chemin aplani), montre bien les intentions de l’auteur. Ce recueil codifie et systématise la loi coutumière de Medina et donne naissance à l’école malikite. Celle-ci privilégie la coutume établie de la communauté, et c’est en cela qu’elle est plus pragmatique et plus traditionaliste. Elle trouve des adeptes surtout en Afrique, et Ibn Battûta sera malikite. Cela pourrait expliquer sa vision pragmatique mais aussi empirique et traditionaliste des choses de l’islam.
Les « gens de l’Irak » sont représentés par Abu Hanifa, le « grand imam » de Bagdad qui mourut dans cette ville en 767. La doctrine hanefite du moins telle qu’elle a été développée par ses disciples, puisque le maître n’a pas laissé d’ouvrage a subi l’influence de la ville impériale de Bagdad dans laquelle elle s’est épanouie. Plus souple pour se soumettre aux besoins du pouvoir, elle se fait rigoriste quand il faut le défendre. Elle gagne pour cela les faveurs des empires seldjukide et plus tard ottoman, et s’étendra grâce à eux sur la plus grande partie du monde islamique.
Ces deux premiers docteurs de l’islam « orthodoxe » ne songent pas à former une école de leur vivant. C’est un troisième, l’imam Shafii, mort en Égypte en 820, qui pose le premier les bases d’une science juridique de droit islamique. Son école, plus scientifique et éclectique, privilégie les sources écrites aux dépens de la coutume et de l’interprétation. Plus appréciée par les universitaires que par les hommes d’État, elle constitue pourtant la doctrine officielle de l’Égypte de la période d’Ibn Battûta et jusqu’à la conquête ottomane.
Enfin, la dernière en date des quatre écoles prône un retour en arrière. C’est celle fondée par Ahmad bin Hanbal, mort à Bagdad en 855. Son rigorisme et ses p014 exigences pour un retour aux sources font du hanbalisme une doctrine peu suivie. Ibn Battûta rencontra, probablement à Damas, un des principaux docteurs de cette école, Ibn Taymiyya, ancêtre du wahhabisme, la doctrine officielle de l’Arabie Saoudite moderne.
Les doctrines du sunnisme commencent donc à se mettre en place dans l’intervalle des soixante années qui séparent la mort de Malik bin Anas de celle d’Ahmad bin Hanbal. Mais cette dernière date correspond aussi à celle du milieu du règne d’al-Mutawwakkil (847-861), le calife qui révoqua les décrets en faveur des mu’tazilites et commença à persécuter les shi’ites. Le califat abbasside commence à se scléroser au moment où éclôt une crise politique profonde, due à la dislocation progressive de l’unique empire islamique. La réaction à cette situation apparaît au sein des ismaïlites, la fraction extrémiste du shi’isme, qui continuent à suivre la logique de leurs croyances qui les poussent progressivement en dehors de l’islam. L’interprétation ésotérique du Coran, qui est à la base de la justification de l’imamat et du processus de divinisation de l’imam, acquiert une nature cabalistique, reposant sur la signification mystique des lettres et des nombres. On atteint un système gnostique et à travers lui une cosmologie cyclique. Muhammad n’est pas le « sceau des prophètes » mais le sixième successeur d’Adam, Noé, Abraham, Moïse et Jésus. Muhammad, le fils d’Ismail, le septième imam, reviendra pour être le septième prophète, abroger l’islam et proclamer une nouvelle loi.
La reprise de la lutte contre le califat provoque encore une scission. Une branche localisée en Arabie, dans la région du Bahrayn (ce nom était donné à l’époque à la côte se trouvant en face de l’île actuelle de Bahrein), tente de réaliser cette communauté idéale dans l’immédiat et dans l’attente du mahdi. Ce mouvement, appelé karmate, du nom de son fondateur, crée une société « communiste » qui attire l’admiration des visiteurs p015 contemporains et dure près de deux siècles. La réalisation dans l’immédiat de l’objectif final et le refoulement dans un futur aussi abstrait que lointain de l’avènement du prophète est probablement à la base de la réputation d’athéisme que les karmates ont acquise. Ils effectuent toutefois en 930 une attaque contre La Mecque, massacrent les pèlerins et emportent la Pierre Noire de la Ka’ba pour marquer la fin de l’ère musulmane. La pierre est restituée contre rançon en 951 et Ibn Battûta mentionne avec horreur ce sacrilège.
A l’autre bout de l’utopie réalisée des karmates, les nusairis se réfugient au sein de la divinité absolue en poussant jusqu’au bout la logique ismaïlite. La révolution permanente déjà transformée en une cosmologie cyclique aboutit ici à un panthéon figé, couronné par Ali qui atteint enfin la divinité absolue. Les nusairis, qui s’appellent eux-mêmes Alawites, et qui ont plusieurs affinités avec les Alevis d’Anatolie, se situent dans cet espace extérieur des grandes religions où tout se mêle. Leurs fêtes comprennent les grandes fêtes islamiques, les fêtes shi’ites de l’Ashura, la fête solaire persane du Nowruz ainsi que Noël, Épiphanie et... Sainte-Barbe. Localisés autour d’Antioche (Antakya) en Turquie et au nord de la Syrie, ils continuent à vivre à l’endroit même où Ibn Battûta les a rencontrés.
Une branche de la descendance d’Ali constitue la tendance médiane du mouvement ismaïlite et réussit à mettre en place les fondements de son rêve de domination sur le monde musulman en s’emparant de la Tunisie en 909, où elle remplace un État kharidjite. Elle s’implante ensuite en Égypte (969), une des provinces majeures du califat abbasside, pour y fonder un anti-califat appelé fatimide, de Fatima la fille de Muhammad et femme d’Ali, le lien par excellence qui fonde le dogme et les prétentions ismaïlites. p016
Le califat fatimide constitue la plus grande réussite temporelle du shi’isme extrémiste. Face aux Abbassides affaiblis, cernés de provinces en sécession qui ne gardent que des liens formels avec Bagdad, elle-même soumise à la famille shi’ite des Buwayhides, les Fatimides ont de bonnes raisons de croire à la victoire. La Palestine et la Syrie sont conquises et des lieutenants fatimides se préparent activement pour la révolte finale. Mais État est la mort de l’utopie et les imams fatimides vont vite se retrouver empêtrés dans les intrigues du sérail, comme tous leurs illustres prédécesseurs. Ce rêve millénariste embourbé induit de nouvelles réactions : la tentation de se dégager de l’idée de la fin des temps en déclarant qu’elle est arrivée. C’est chose faite avec al-Hakim (996-1021) qui proclame sa divinité. Mais à sa mort, ou plutôt à sa disparition, État doit continuer à exister, tandis que la foi cherche un point de fixation. Cet avatar a pour effet la naissance de la secte des druzes, laquelle, fidèle à la divinité d’al-Hakim, va se réfugier dans les montagnes du Liban où elle se trouve toujours.
Une autre réaction est celle manifestée par les fidèles lointains, notamment ceux de l’Iran qui ont besoin de nouveaux espoirs. Un élément majeur s’introduit entre-temps dans l’islam : l’arrivée des Turcs. Une nouvelle force islamisée sunnite, et hanéfite de surcroît l’empire seldjukide, prend sous sa protection le califat abbasside en 1058 et entend combattre tous les hérétiques. Jérusalem et Damas sont conquises et les Fatimides se trouvent enfermés en Égypte. Lorsque les ismaïlites de l’Iran se révoltent en 1090 contre les Seldjoukides et occupent le château d’Alamut dans la chaîne d’Alborz au nord du pays, ainsi qu’une série de places fortes, ils n’attendent qu’un prétexte pour se défaire de la tutelle fatimide. Il leur est donné par une affaire de famille. Nizar, fils du calife fatimide al-Mustansir, mort en 1094, est écarté de la succession par une intrigue de palais. C’est l’occasion pour les ismaïlites de Perse de p017 devenir « nizarites ». Ils prennent aussi sous leur tutelle les ismaïlites de Syrie (les Druzes mis à part) qui se trouvent également en territoire seldjukide et qui sont connus sous le nom célèbre d’« assassins ». Les Fatimides de Égypte survivent encore un siècle pour subir un ultime affront, la première grande agression subie par le monde musulman : les Croisades. Ils s’effacent en 1171 devant Salahaddin Ayyubi, le Saladin des croisés, qui ramène Égypte dans le giron de l’« orthodoxie » islamique. Le reste des sectes fatimides, divisé encore en deux branches, glisse à travers le Yémen vers les nouvelles terres de l’islam et s’implante en Inde où il s’est maintenu jusqu’à nos jours.
Ainsi les ismaïlites d’Alamut et leur lieutenant syrien, le légendaire « Vieux de la montagne », vont être les maîtres d’œuvre de l’explosion finale de l’extrémisme shi’ite. Ibn Battûta visite leurs places fortes syriennes, mais c’est Marco Polo qui mentionne celles de l’Iran. Tout en conservant son caractère révolutionnaire dicté par les menaces d’encerclement, la communauté d’Alamut se trouve face au même dilemme de la réalisation de l’utopie. C’est ainsi que Hasan, quatrième seigneur d’Alamut (1162-1166), proclame solennellement l’avènement de la résurrection et par conséquent l’abolition de la loi islamique et la réalisation du paradis sur terre. C’est apparemment à cet événement que fait écho la description par Marco Polo du paradis « assassin ». De ce fait, l’imam se trouvait divinisé, ce qui ne pouvait manquer de poser encore des problèmes de succession. Son successeur sera obligé de revenir en arrière et remettre la fin des temps à sa place.
Malgré ces péripéties, la communauté survivra jusqu’à l’arrivée du rouleau compresseur mongol, et Hulagu met fin à l’indépendance politique des ismaïlites en Iran en en massacrant le plus grand nombre. Toutefois, les descendants des imams subsisteront, divisés en deux branches, avec quelques fidèles jusqu’à l’établissement officiel du shi’isme en Iran par les Safavides au p018 xvie siècle. Ils refont surface au xviiie siècle, reçoivent, au siècle suivant, le titre d’Agha Khan et s’établissent en Inde pour se perpétuer jusqu’à nos jours.
Les explosions multiples de l’ismaïlisme qui prennent la relève de celles du kharidjisme démontrent l’impossibilité d’une victoire, aussi bien temporelle que dogmatique (les deux termes étant d’ailleurs inséparables, comme on vient de le voir), sur l’islam sunnite, plus formaliste et peut-être plus enclin aux compromis, mais aussi plus pragmatique et jouissant partout de la confiance des groupes dirigeants. Ainsi le déclin du califat abbasside n’empêche pas la progression et la consolidation de l’islam sunnite. Le protectorat seldjukide et le sursaut face à la provocation des Croisades y sont d’ailleurs pour quelque chose. Les madrasas, collèges universitaires, se multiplient dans les capitales d’un islam désormais politiquement éclaté mais toujours en quête de son unité, comme le prouvent, entre autres, les pérégrinations de notre voyageur. Mais, après l’échec sanglant et épuisant de tant de tentatives, le sentiment profond de l’« occasion perdue » persiste, ne pouvant se satisfaire ni de l’aspiration à la réalisation du « Royaume » sur cette terre ni d’une approche intellectuelle et rationaliste, le mouvement mu’tazilite s’étant évanoui dès qu’il fut privé du soutien du pouvoir. Il ne reste donc que la fuite individuelle, la quête personnelle de Dieu, l’étroit chemin qui mène le croyant à l’identification avec la divinité, la tariqa. Le mysticisme se répand, à partir du xie siècle, sous le nom générique de « soufisme » (de souf, manteau de laine porté par ses adeptes) et se fixe ensuite en confréries ou ordres, tariqa. A travers une évolution similaire à celle du christianisme, l’ascétisme individuel fait successivement place aux ordres et aux zawiyas, établissements « conventuels ». Il existe déjà à l’époque d’Ibn Battûta une dizaine de ces ordres et notre voyageur en fait amplement mention en s’affiliant à certains d’entre eux. p019
Il nous reste à rappeler, pour faire la liaison avec cette époque, une autre calamité qui vient secouer le monde musulman : l’arrivée des Mongols, shamanistes à leurs débuts, bouddhistes par la suite, qui conquièrent Bagdad et foulent le dernier calife aux pieds de leurs chevaux. L’islam traverse une crise majeure avec les croisés en Syrie et en Palestine et les Mongols à Damas et aux portes de Jérusalem. Il est sauvé dans un premier temps par les Mameluks Égypte qui arrêtent les Mongols en 1260, et la capacité d’assimilation de la société islamique fait progressivement le reste par la suite. Toutefois, quand Ibn Battûta sillonne ces terres presque un siècle plus tard, les plaies sont encore profondes et loin d’être cicatrisées. État mameluk Égypte apparaît comme le pilier par excellence de l’islam, tandis que l’empire mongol ilkhanide qui vient d’être islamisé est en train de se disloquer. L’insécurité et l’incertitude qui règnent donnent un impact formidable au soufisme qui n’hésite pas à absorber des éléments shamaniques, bouddhistes et même hindouistes pour arriver à égayer les âmes et les corps perdus dans la tourmente.
C’est donc dans ce monde que notre homme, musulman sunnite, malikite et maghrébin, va se jeter. Ce dernier qualificatif, dont Ibn Battûta se sert souvent, a son importance dans la vision de l’auteur. Cet « Occident » musulman est souvent vu comme le « nouveau monde » de l’islam. La terre maghrébine avait successivement abrité toutes les dissidences de l’islam. Le premier État kharidjite s’y est implanté ; lui succéda le premier État ismaïlite. Idris fut le premier Alide à régner sur un royaume qu’il avait fondé au Maroc à partir de 788, celui des Idrisides. Mais la grande masse de la population reste sunnite, devient malikite, et le Maghreb, après la faillite du puritanisme révolutionnaire, se transforme en terre de la pureté « orthodoxe ». Le mouvement almohade prend le pouvoir au Maroc à partir de 1121 p020 au nom de l’orthodoxie et du retour aux sources pures de l’islam. Ibn Djubair, le voyageur andalou, maître en quelque sorte d’Ibn Battûta, qui visite Égypte en 1183, tout en exprimant sa reconnaissance envers Salahaddin Ayyubi, fléau des croisés, répète plusieurs fois son souhait que le mouvement almohade puisse gagner les terres centrales de l’islam afin de les purifier. A la disparition du califat abbasside en 1258, le souverain Hafside de Tunis s’empresse de s’arroger le titre de calife, soutenu par l’émir de La Mecque. Le sultan marinide de Fez, Abu Inan, contemporain et protecteur d’Ibn Battûta, porte aussi ce titre. Notre auteur part ainsi à la découverte du monde islamique avec le sentiment, qui transparaît par endroits à travers le texte, d’une certaine supériorité.
Au-delà des traits appartenant à son époque, nos connaissances sur le personnage se limitent à la description que lui-même en donne dans son récit. On possède à peine deux éléments supplémentaires : la date de sa mort, qui est le seul fait nouveau contenu dans sa notice biographique figurant dans un dictionnaire du xve siècle, 1368-1369 (l’année 770 de l’Hégire), et un passage d’Ibn Khaldoun mentionnant l’incrédulité suscitée par les récits du voyageur à la cour de Fès. Ainsi des biographes se sont ingéniés à glaner les éléments autobiographiques du récit afin de reconstituer le caractère du personnage. Nous pensons que c’est un travail superflu. Le lecteur aura le plaisir de découvrir le caractère de l’auteur, pittoresque dans son pragmatisme et suffisamment pharisaïque dans son formalisme.
On pourrait alors se limiter ici à une biographie succincte qui constitue en même temps la trame du récit. Ibn Battûta, d’origine berbère, est né à Tanger en 1304. Il quitte cette ville avec l’intention de faire le pèlerinage de La Mecque à vingt et un ans en 1325. Il visite Égypte et une partie de la Syrie et fait son premier pèlerinage en 1326. Ensuite, dans une série de voyages p021 rapides il rayonne vers Ispahan et Chiraz, Tabriz et Mossoul, tout en visitant l’Irak entre deux voyages, et revient à La Mecque pour le pèlerinage de 1327. Il y reste, d’après ses dires, pendant les trois années suivantes pour partir juste après le pèlerinage de 1330. Il visite cette fois-là le Yémen, descend la côte orientale de l’Afrique, longe ensuite la côte méridionale de l’Arabie ainsi que le golfe Persique avec probablement une excursion dans la région du Lar en Perse, et il revient encore à La Mecque pour le pèlerinage de 1332. Ensuite c’est le grand départ qui le mène à travers Égypte et la Syrie aux côtes anatoliennes. Il y reste près de quatorze mois en parcourant dans tous les sens l’Asie Mineure. Il s’embarque par la suite, pour les steppes russes, revient vers le Khorasan et descend vers l’Inde, probablement en 1335. Il vit à la cour du sultan de Dihli, pendant sept ans, sans apparemment trop s’éloigner. Parti en juillet 1342, il descend la côte occidentale de l’Inde pour devenir cadi (juge) des Maldives. Ensuite c’est Ceylan, la côte orientale de l’Inde, le Bengale et la descente à travers les îles Andaman vers Sumatra. A partir de là, le récit se brouille. Ibn Battûta parle bien d’un voyage en Chine et d’une remontée jusqu’à Pékin, mais les informations paraissent suspectes. De toute façon, il est de retour au Moyen-Orient au printemps de 1347, traverse le sud de l’Iran, l’Irak et la Syrie pour aboutir au Caire, d’où il refait le pèlerinage de La Mecque en 1348. Il rentre finalement à Fez en novembre 1349. De là, il effectue encore un voyage en Espagne musulmane et un autre au Soudan, ce dernier en 1352-1353. Il dicte enfin son récit en 1355.
La question pourrait maintenant se poser : qu’est-ce qui fait courir Ibn Battûta ? La passion des voyages, bien sûr ; mais notre homme est aussi un voyageur professionnel. Le dicton oriental qui dit que celui qui voyage beaucoup en sait bien plus que celui qui vit longtemps, possède un sens beaucoup plus spécifique qu’on pourrait le penser. L’enseignement de la tradition sur p022 laquelle l’ensemble de la doctrine islamique se fonde ne peut se faire que selon une chaîne rigoureuse de transmission orale qui d’élèves en maîtres remonte jusqu’à l’auteur de l’ouvrage enseigné ou au Prophète lui-même et à ses compagnons quand il s’agit des hadiths. Or les personnages se trouvant à l’extrémité contemporaine de la chaîne sont dispersés dans les différents centres de l’islam, et le croyant désireux de parfaire sa connaissance doit parcourir ce circuit de savants. Mais la connaissance ainsi acquise et dûment attestée par un certificat (idjaza) peut par la suite se monnayer, ainsi que les honneurs du pèlerinage ou la sanctification acquise par la visite des personnages saints, vivants ou morts. Cela explique d’une façon générale les trajectoires en spirales inversées d’Ibn Battûta, vers et à partir des lieux saints de l’islam. La première partie de son voyage lui permet de se faire une réputation de sage et de saint qu’il va monnayer par la suite en visitant les terres islamiques périphériques. C’est ainsi qu’il arrive à vivre, et bien vivre parfois, pendant un quart de siècle sans avoir à l’origine de fortune et pratiquement sans aucune activité autre que la vente des cadeaux reçus et des postes plutôt honorifiques de cadi à Dihli ou aux Maldives.
Ces préoccupations apparaissent à travers son texte. La première partie de cette édition concerne l’accumulation et l’investissement religieux. L’auteur se soucie de faire apparaître et de mettre en valeur tous les personnages, lieux ou situations susceptibles de le sanctifier. Il réserve peu de place alors, à l’anecdote profane et au renseignement autobiographique. Dans les deux autres volumes, il recueille les fruits de ses efforts. Le texte se détend et on a droit aux aventures et même à des récits sur les prouesses sexuelles de notre voyageur.A cette détente du récit contribue également la désacralisation progressive de l’espace décrit ; les lieux saints du Hedjaz, les villes chargées de tradition comme Damas, Bagdad p023 ou Le Caire ne se prêtant pas trop aux confidences personnelles.
La description des lieux saints de l’islam nous ramène à un autre problème : celui des emprunts. Plusieurs auteurs et commentateurs ont dédaigné Ibn Battûta en le présentant comme un pilleur de textes. Effectivement, la plus grande partie de la description de La Mecque ainsi que de longs passages concernant la plupart des cités irakiennes ou syriennes sont copiés sur Ibn Djubair qui lui les a visitées en 1183-1184. (Les emprunts sont soulignés dans cette édition.) La description du phare d’Alexandrie serait également prise à un auteur ancien. Mais, avant de s’empresser de porter un jugement « moderne » sur l’auteur, essayons de le placer dans son contexte en considérant premièrement la valeur que l’écrit possède à l’époque, du moment que l’auteur n’est pas contesté, et par suite la rareté du livre manuscrit. Ibn Djubair était un voyageur connu et, la véracité de ses propos ne faisant pas de doute, le fait de les utiliser non seulement ne portait aucun préjudice au texte d’Ibn Battûta, mais, bien au contraire, lui conférait une valeur supplémentaire en fonction du système bien connu des chaînes de transmission. L’autorité de deux auteurs sur le même texte ne faisait que renforcer le propos d’Ibn Battûta et le rendre plus crédible. Cela est d’autant plus vrai qu’Ibn Battûta n’est pas un scribe compilateur mais quelqu’un qui a eu l’occasion de vérifier sur place les dires d’Ibn Djubair et de corriger scrupuleusement les changements qui ont pu intervenir entre-temps. Lorsqu’il copie le passage concernant le trésor de la mosquée de Damas, il remplace, et ainsi réactualise la valeur en pièces d’or du trésor évoqué par Ibn Djubair. Il ne se gêne pas pour dire en chœur avec lui : « nous arrivâmes » à tel endroit, mais, dès que, par la suite, un détail n’est plus conforme à ses propres observations, il le modifie. Ainsi, on ne peut pas dire que ces emprunts portent préjudice au texte, ou à la crédibilité d’Ibn Battûta. Par ailleurs, il ne se présente pas p024 comme le rédacteur de son livre. Celui-ci est un certain Ibn Djuzay, lequel, compte tenu du fait que le texte est dédié au sultan du Maroc, fait tout son possible pour l’alourdir d’allusions savantes, de vers érudits, et d’interminables dithyrambes pour son protecteur.
Pour le reste, le texte porte la marque d’un grand voyageur avec les problèmes inévitables d’ordre chronologique, topographique ou historique qu’un tel récit présente. Ils seront traités en partie dans les notes et en partie dans la suite de cette introduction, ainsi que dans celles qui précéderont les autres volumes.
II faut dire enfin un certain nombre de choses concernant l’histoire du texte lui-même. Ibn Battûta étant connu et apprécié dans l’ensemble du monde islamique, le texte a donné lieu à plusieurs copies manuscrites qui ont été réunies, comparées, traduites en français et publiées pour la première fois en 1853-1858 par C. Defremery et B. R. Sanguinetti. Ces auteurs insistent sur les points de correspondance entre les différents manuscrits ainsi que sur les problèmes de traduction, ils se bornent parallèlement à signaler les questions importantes d’interprétation, décelables à l’époque. Ce texte sera le seul à être reproduit en France. Il l’a été dernièrement en 1968 avec quelques éclaircissements de Vincent Monteil. Une édition annotée et retraduite de l’arabe en anglais par Sir Hamilton Gibb a déjà fait paraître trois volumes, respectivement en 1956, 1959 et 1971, mais le quatrième se fait toujours attendre. Il faut reconnaître que la traduction de Gibb est bien meilleure que celle des Defremery-Sanguinetti aussi bien en ce qui concerne la précision ou la transcription des noms propres que le style, Gibb s’étant, entre autres, donné la peine de traduire les vers en rime et en mesure.
Ainsi, on peut dire qu’à ce jour aucune édition annotée d’Ibn Battûta n’existe. Celle-ci n’ambitionne pas de combler définitivement cette lacune mais de répondre p025 aux objectifs qu’elle s’est donnés au départ : arriver dans la mesure du possible à une lecture compréhensible du texte dans ses différents aspects. Nous sommes partis de l’édition de Gibb dont nous avons essayé d’adapter et, éventuellement, de compléter l’annotation. Cela a nécessité qu’un certain nombre de questions soient traitées dans l’introduction et induit ainsi la rédaction d’une introduction pour chaque volume.
Il faut également signaler le problème, toujours sans solution, de la transcription des noms et mots arabes.
Celle utilisée par Defremery et Sanguinetti est aujourd’hui hors d’usage et elle est parfois difficilement compréhensible, mais aucune solution de remplacement ne paraissait non plus évidente. Elle a été donc laissée telle quelle. Cependant, là où les écarts entre l’ancienne transcription et celle utilisée par Gibb sont importants, cette dernière a été indiquée dans les notes et elle a été également utilisée dans l’introduction. Elle a évidemment le défaut de correspondre en général à la phonétique de la langue anglaise, mais l’avantage d’être la plus usitée dans les éditions courantes de nos jours.
II.
L’Afrique du Nord
Lorsqu ‘Ibn Battûta quitte sa terre natale, le 14 juin 1325, pour son premier pèlerinage, le Maghreb avait déjà accompli sa division tripartite qui deviendra la constante de son histoire politique. Le déclin de l’empire almohade, qui avait réussi à unifier l’ensemble de l’Afrique du Nord jusqu’à Égypte, remet en marche le mouvement centrifuge des tribus. Les Banu Marin et les Banu Abd al wad, tous deux issus du groupe des Zanata, cristallisent les oppositions tout en suivant des chemins différents. Les premiers se concentrent sur les hautes terres marocaines avant de ronger, progressivement, le territoire almohade. Les seconds entrent dans l’histoire comme vassaux des Almohades, cela dans la région d’Oran et autour de la ville de Tlemcen. Ainsi, lorsqu’avec la prise de Marrakech en 1269 les Marinides accèdent au pouvoir au Maroc, les Abd al-Wadites, qui occupent l’ouest de l’Algérie actuelle, deviennent, par fidélité à leurs anciens maîtres, les ennemis héréditaires du royaume marocain. A l’autre bout du Maghreb, à Tunis, d’autres vassaux des Almohades, les Hafsides, avaient aussi accédé à l’indépendance. Ainsi s’engage une politique complexe. Tunis s’allie avec Marrakech contre Tlemcen pour avoir les mains libres dans l’est de l’Algérie, mais reste attentive à ce que cette alliance n’aboutisse pas à la disparition des Abd al-Wadites qui p027 lui servent État tampon et la protègent des visées expansionnistes des Marinides. Si l’on ajoute à cela les problèmes internes aux Hafsides, où souvent deux membres ennemis de la famille gouvernent à partir de Bougie et de Tunis, on peut se faire une idée de la situation générale, qui se précise l’année du départ d’Ibn Battûta de la façon suivante.
Le Hafside Abu Yahia Abu Bakr, sultan de Bougie à partir de 1311, réussit à unifier le royaume en 1319 mais doit lutter contre une série de prétendants dont certains sont poussés par le sultan de Tlemcen, Abu Tashufin Ier (1318-1337). L’un d’entre eux, appuyé par ce dernier, part en campagne au printemps 1325 contre Abu Yahia Abu Bakr. Pendant que le sultan de Tunis se prépare à la guerre à Constantine, l’armée Abd al-Wadite le surprend et l’assiège dans cette ville. Cela permet au prétendant d’occuper Tunis en juin-juillet de cette même année. Abu Yahia, alors obligé de négocier, envoie des ambassadeurs à Tlemcen. Ce sont ceux qu’Ibn Battûta rencontre dans cette ville et avec lesquels il voyage jusqu’à Tunis. Les Abd al-Wadites lèvent le siège de Constantine soit à la suite de cette ambassade, soit pour d’autres raisons, et permettent ainsi à Abu Yahia d’aller récupérer sa capitale où il entre d’après Ibn Khaldoun (L’Histoire des Berbères) au mois de Shawal 725, c’est-à-dire en septembre-octobre 1325. Or Ibn Battûta, d’après ses dires, arrive le mois précédent, celui du Ramadhan, en même temps que les ambassadeurs, et parle d’Abu Yahia comme d’un souverain. Il dit même l’avoir rencontré en personne pendant les cérémonies de la fête qui clôture le Ramadhan. Ibn Khaldoun relate, en outre, pour ce même mois du Ramadhan, une tentative qui échoue de chasser l’usurpateur de Tunis. Les deux textes deviennent alors difficilement conciliables. En ce qui nous concerne, le plus important est qu’Ibn Battûta aille de Tlemcen à Tunis en passant par Constantine en pleine guerre civile sans en souffler mot dans son texte. Cela expliquerait ce petit arrangement de p028 dates dû à une volonté de passer sous silence des événements séditieux ou indiquerait tout simplement un oubli.
Après le départ d’Ibn Battûta, Abu Yahia consolide son règne à Tunis tandis que Abu Tashufin a à subir les attaques du Marinide Abu’l Hasan (1331-1348). Tlemcen tombe après un long siège en 1337, son souverain est tué et le royaume provisoirement annexé aux domaines marinides. Ces derniers deviennent alors voisins des Hafsides et attendent l’occasion, qui leur sera donnée par la mort d’Abu Yahia en 1346, pour s’emparer de Tunis en déposant son fils. C’est la nouvelle de la réunification du Maghreb sous les Marinides qui décide Ibn Battûta, alors en Égypte, à revenir vers sa patrie, comme on le verra dans le dernier volume.
L’Égypte
Ibn Battûta, arrivé à Alexandrie en avril 1326, nous fait une description élogieuse de cette ville. Arrivé par voie de terre, il n’a probablement pas subi les rigueurs de la douane qui suscitent une impression toute différente chez Ibn Djubair : « L’un des premiers faits dont nous fûmes témoins, ce jour-là même, fut que les agents de la douane, au nom du prince, montèrent dans le navire pour prendre note de toute la cargaison. On fit comparaître un à un tous les musulmans qui s’y trouvaient ; on inscrivit leur nom, leur signalement et le nom de leur pays ; on interrogea chacun d’eux sur les marchandises et sur les espèces qu’il avait avec lui afin de lui faire payer le zekâ (l’aumône légale), sans s’inquiéter de savoir si le délai d’une année pleine s’était ou non écoulé sur elles depuis qu’il les avait en sa possession. Or ces gens, pour la plupart préoccupés seulement d’accomplir les rites de pèlerinage, n’avaient emporté avec eux que de quoi subvenir aux frais de leur voyage. Ils furent mis en demeure de payer la zekâ sur le tout sans que personne s’informât si le délai d’un an p029 était écoulé ou non. [...] Les musulmans reçurent l’ordre de débarquer leurs affaires et les provisions qui leur restaient. Sur le rivage des agents étaient chargés de les mener à la douane et d’y transporter tout ce qu’ils avaient débarqué. Puis on les appela, un par un, et l’on apporta les affaires de chacun à la douane qui regorgeait d’une cohue de gens. Alors on se mit à fouiller dans toutes les affaires, ce qui était sans valeur et ce qui en avait ; on mêlait les unes avec les autres, on mettait les mains sur les ceintures pour s’enquérir de ce qui pouvait s’y trouver, et par surcroît, on obligeait les gens à déclarer sous serment s’ils avaient ou non autre chose que ce qu’on avait découvert sur eux. Au milieu de tout cela, une grande partie des affaires des gens disparaissait sans la mêlée des mains et la poussée de la foule. Enfin on les laissa aller après une terrible séquence d’humiliation et de honte. »
Ibn Djubair l’Andalou, venu des confins de l’islam, malmenés par les infidèles, en Égypte, pilier et glaive de l’islam, se trouve amèrement déçu et tente de se consoler en pensant que, si Salahaddin Ayyub nous sommes en 1183 savait tout ce que ses fonctionnaires font endurer aux pauvres pèlerins, cela ne se passerait pas comme ça.
Soixante ans après Ibn Battûta même son de cloche : « Ils nous débarquèrent, nous conduisirent en dedans de la porte d’Alexandrie et nous présentèrent à certains officiers qui nous firent ascrire et compter comme des animaux. Après nous avoir fait fouiller jusqu’à la peau, ils nous mirent sous la garde dudit consul. Nos effets avaient été portés à la douane ; puis on les en retira et l’on explora le tout minutieusement. On nous fit payer deux pour cent sur tout l’argent, l’or et les bagages, et, de plus, un ducat par tête comme tribut ! » Il s’agit encore d’un pèlerin, mais cette fois-ci chrétien, le Florentin Lionardo Frescobaldi, lequel devait penser qu’il subissait ce sort à cause de sa religion. Or l’argent p030 n’a jamais eu de religion et le pèlerin a toujours été une proie de prédilection.
L’Égypte d’Ibn Djubair comme celle d’Ibn Battûta, est la seule grande puissance musulmane de son époque. Les lieux saints du Hedjaz, de la Syrie et de la Palestine sont sous son empire. Les califes abbassides, enfuis de Bagdad, sont installés en grande pompe au Caire où ils jouent un rôle protocolaire, mais efficace, pour la politique religieuse de Égypte sunnite et shafi’ite. Enfin le régime, à travers l’élection de son souverain par la communauté, peut prétendre à un retour, bien que très formel, aux sources. En réalité, le régime des Mameluks Égypte est l’aboutissement d’un processus commencé par les Abbassides, lesquels, se méfiant de leur clientèle arabe, avaient tendance à lui substituer une armée composée d’esclaves provenant des franges septentrionales et orientales de l’empire, et notamment des Turcs. Ceux-ci, affranchis, arrivaient jusqu’aux plus hautes charges de État, réalisant ainsi le rêve de tout souverain absolu : une classe dirigeante coupée de toute attache ethnique ou familiale, de tout lien de métier ou de fortune ; des hommes n’existant que par leur fonction, sortant du néant et y retournant dès que cette fonction leur était enlevée. Cela avait pour effet que le souverain, à la longue, devenait prisonnier de ses esclaves. Si ses origines ou sa fonction ne possédaient pas de charisme particulier rendant indispensable son maintien, rien n’empêchait sa disparition et son remplacement par le plus puissant de ses bureaucrates. Le système a pu atteindre ce degré en Égypte et dans une moindre mesure dans le royaume de Dihli en Inde. Chaque esclave, mameluk, une fois affranchi par son maître, monte les échelles de la hiérarchie selon ses capacités, parmi lesquelles l’intrigue tient, à coup sûr, une place prépondérante. Il acquiert à son tour des esclaves qu’il affranchit progressivement et sélectivement afin de constituer sa propre clientèle. Ainsi, des clans se forment, ayant à leur tête les émirs du royaume, militaires p031 de haut rang et hauts fonctionnaires possédant des grandes étendues de terres, les iqtas, qui sont différents des « fiefs » occidentaux en ce qu’ils sont toujours liés à la fonction, et que leur possession est, en principe, non héréditaire. Les émirs « élisent », ou plutôt luttent pour imposer, l’un d’entre eux comme souverain, lequel a dès lors le titre d’émir al-umara (l’émir des émirs). Il est étroitement contrôlé et peut être, en fonction des rapports de forces, déposé à tout moment. Mais, comme le système est fermé en amont et ouvert en aval, la descendance étant reconnue, un processus inverse s’amorce : la tendance à transmettre le pouvoir aux héritiers et la constitution de dynasties.
Ainsi Qalaun, le sixième des souverains mameluks (1279-1290), réussit à fonder sa propre dynastie sans que la lutte des émirs pour le pouvoir perde de son importance ou de son intensité. Ibn Battûta profite des différentes occasions offertes par son récit à travers Égypte, la Syrie et le Hedjaz pour citer certaines de ces luttes, notamment celles concernant le souverain de l’époque, al-Malik al-Nasir Muhammad. Celui-ci, fils de Qalaun, est placé sur le trône à l’âge de huit ans par les émirs Ketbogha et Sandjar après l’assassinat de son frère al-Ashraf Khalil (1291-1293). Il est considéré comme un expédient jusqu’à ce que le vainqueur de la lutte qui oppose les deux émirs soit désigné. Effectivement, l’année suivante, Sandjar est éliminé et Ketbogha devient sultan (1294-1296). Il est assassiné deux ans plus tard et remplacé par Ladjin, un des meurtriers d’Ashraf Khalil. Après l’assassinat de celui-ci en 1299, les émirs sentent encore le besoin d’un compromis et rappellent Malik Nasir qui a alors quatorze ans. A cette date, Ghazan Khan, le souverain mongol de l’Iran qui venait de se faire musulman, cherche à profiter de son nouveau titre pour entreprendre la conquête de la Syrie. Au cours de cette guerre qui dure quatre ans et se termine par l’échec des Mongols, Malik Nasir atteint sa majorité mais se trouve toujours à la merci de l’équilibre des pouvoirs p032 entre les deux plus puissants émirs du royaume, Sallar et Baybars. Il décide alors de jouer le grand jeu : il quitte sa capitale le 8 mars 1309 sous le prétexte de se rendre en pèlerinage à La Mecque et se réfugie au château de Karak, le célèbre « Krak des Moabites » des croisés, situé au sud de l’actuelle Jordanie. Là, il annonce son abdication. Baybars le remplace sur le trône pour attirer sur lui les intrigues des autres émirs et le mécontentement de la population. Pendant ce temps-là, Nasir réunit ses partisans de Syrie et, après s’être suffisamment renforcé, entre à Damas. Baybars n’a plus d’autre solution que d’abdiquer et d’implorer la grâce du vainqueur. Il est exécuté après l’entrée de Malik Nasir au Caire en mars 1310. Sallar meurt également de faim dans sa prison et Malik Nasir régnera sans partage jusqu’à sa mort, naturelle, en juin 1341. Mais après sa mort les émirs reprennent le pouvoir au nom de sa descendance. Ibn Battûta, de retour en Égypte en 1348, trouve sur le trône le septième fils de Malik Nasir qui venait de succéder à ses six frères.
C’est dans cette Égypte de Malik Nasir que pénètre notre voyageur à sa première visite du printemps-été 1326. Un État sur le retour d’âge, tirant sa force plus de son prestige établi et de sa diplomatie que de ses vertus guerrières ou de l’éclat de son gouvernement. Égypte reste pourtant la colonne vertébrale de l’islam, plaque tournante entre l’Est et l’Ouest mais aussi lieu de passage du flux commercial entre la Méditerranée et l’océan Indien. Le califat abbasside avait déplacé cet axe, hellénistique et byzantin, vers la Syrie, la Mésopotamie et le golfe Persique. L’opposition violente de l’anti-califat fatimide et son alliance « objective » avec Byzance et l’Occident rétablissent l’axe égyptien. A cela viendront s’ajouter les effets des Croisades qui mettent un verrou sur la façade méditerranéenne de l’islam depuis le Taurus, où une principauté arménienne s’était établie dès la fin du xie siècle, jusqu’à Ghazza. Le commerce mésopotamien dépend désormais de la bonne p033 volonté des puissances croisées, jusqu’à ce que l’invasion mongole vienne désarticuler l’ensemble de l’Est islamique. Parallèlement, l’extension du royaume latin de Jérusalem et le contrôle du golfe d’Akaba à partir du « Krak des Moabites » coupent l’accès par terre à La Mecque à tout l’Occident musulman. Le chemin du pèlerinage se déplace alors sur l’axe de la vallée du Nil jusqu’à Edfou ou Assouan d’où il atteint, à travers le désert, Aidhab, au bord de la mer Rouge, qu’on traverse vers Djedda. Ibn Djubair est bien obligé de suivre cette route en 1183. Un siècle et demi plus tard, Ibn Battûta circule par le même couloir. Ce n’est que l’insécurité de la frontière soudanaise, dont on trouve les prémices chez notre voyageur, qui entraîne l’abandon de cette route de pèlerinage pour celle d’Akaba et le transfert du chemin commercial vers Suez. Il en résulte la disparition d’Aidhab qui est localement remplacé, pour les marchandises en provenance du Soudan et de l’Éthiopie, par Sawakin, situé plus au sud.
Toutefois, malgré ce regain certain de l’activité de la vallée du Nil et de la mer Rouge, on a l’impression, en comparant les descriptions d’Ibn Hauqal, qui écrit à la fin du xe siècle, c’est-à-dire au début de l’ère fatimide, à celles d’Ibn Battûta, en ce qui concerne par exemple Tinnis, Damiette ou Bahnasa près de Fayyoum, d’un déclin, surtout de la production locale, malgré le peu d’informations fournies par notre voyageur.
Peu prolixe à ce sujet, Ibn Battûta l’est bien plus dans le domaine du religieux. Arrivé à Alexandrie, il fait connaissance avec les ordres mystiques des soufis. Ce n’est pas un hasard : le soufisme est fortement encouragé à pénétrer en Égypte après sa reconquête sur les Fatimides, et cela dès Salahaddin Ayyubi. Le soufisme est d’ailleurs, depuis sa propagation au xie siècle, un outil de conversion ou de reconversion très apprécié pour son syncrétisme, facilitant la transition, et son aspect p034 populaire, aussi bien en Inde qu’en Asie Mineure où des nouvelles terres s’ouvrent à l’islam. Ces nouvelles fonctions qui lui sont assignées influent en retour sur son évolution, entraînant sa systématisation sous forme d’ordres et l’édification subséquente de bâtiments conventuels, les zawiyas ou khangâhs. En ce qui concerne Égypte, la contre-réforme sunnite se propage précisément à partir d’Alexandrie où Ibn Battûta mentionne pour la première fois les soufis, en commençant par Abu’l Hasan al-Shadili, le fondateur de l’ordre de « Shadiliya ». Cette rencontre avec les disciples de Shadili également n’est pas fortuite. Et même si elle l’était, il n’en demeure pas moins qu’elle sera déterminante pour le reste du parcours religieux d’Ibn Battûta. Al-Shadili réunit dans sa personne l’héritage de deux grands mystiques, fondateurs d’ordre, issus respectivement de l’ouest et de l’est du monde musulman. Le premier est Abu Madyan Shu’aib (1126-1198), le saint de Tlemcen ; le deuxième, Ahmad bin al-Rifai (1106-1182), a vécu dans la région située entre Kufa et Basra, centres, par excellence, d’activité religieuse et littéraire. Le premier, natif des environs de Séville et habitant Fez, a fait le voyage de l’Irak pour connaître le second, et Ibn Battûta, très au courant de leurs relations, rapporte plus loin, à Damas, le récit de leurs contacts télépathiques.
Durant son voyage d’Irak, notre auteur visite également le tombeau d’al-Rifai. Par contre, il ne mentionne celui d’Abu Madyan, près de Tlemcen, qu’à son retour en 1349. Cela est probablement dû au fait qu’un mausolée entouré de tout un ensemble contenant mosquée, madrasa (collège), bains publics et bâtiments annexes n’a été édifié qu’entre-temps par le sultan Abu’l Hasan, après la capture de Tlemcen par les Marinides, en 1337. Cela peut être également dû à ce que le premier contact d’Ibn Battûta avec le soufisme ne se fait qu’en Alexandrie. Quant à Abu’l Hasan al-Shadili (1196-1258), né également au Maroc, il est aussi bien disciple d’un disciple d’Abu Madyan que d’Abu’l Fath al-Wasiti, p035 successeur d’al-Rifai et mort en Alexandrie en 1234. Il s’installe par la suite dans cette ville et meurt en 1258, sur la route du pèlerinage, comme le relate Ibn Battûta. Sa tariqa se développe principalement en Afrique du Nord, ce qui constitue une indication supplémentaire sur l’itinéraire géographique et initiatique de notre auteur.
Dans son rôle de fer de lance d’une « contre-réforme » sunnite, le soufisme d’al-Shadili ne contient apparemment rien de radical ou de provocant comme ce sera le cas pour les ordres des périodes plus tardives. Les cinq principes de son système seraient : la crainte d’Allah, manifestement et secrètement ; l’adhésion à la sunna dans les paroles et dans les actes ; le mépris de l’humanité dans la prospérité comme dans l’adversité ; la résignation à la volonté d’Allah dans les choses grandes et petites ; le recours en Allah dans la joie et dans la peine. Il désapprouvait également la mendicité et ne penchait pas vers une vie conventuelle. Il a laissé peu d’œuvres ; de ses litanies, celle de la mer, reproduite par Ibn Battûta, est la plus célèbre. On y trouve la croyance des soufis aux pouvoirs des attributs de Dieu et à la répétition des noms de Dieu ainsi que l’importance accordée aux lettres du Coran comme clés de son sens caché, pratiques développées par les sectes extrémistes de l’ismaïlisme. Son successeur, Abu’l Abbas al-Mursi (1219-1287), lui aussi originaire de l’Ouest, Andalou né en Murcie, est connu pour n’avoir « jamais mis pierre sur pierre », c’est-à-dire ne pas avoir construit des édifices pour l’ordre. Ses disciples lui ont toutefois construit une mosquée mausolée à côté de laquelle se trouve une autre mosquée, dédiée à son successeur Sidi Yaqut al-Arshi, mort en 1307, et renfermant le tombeau du disciple de ce dernier, Yaqut al-Habashi, l’Abyssin, rencontré par Ibn Battûta.
Le premier voyage d’Ibn Battûta dans le delta du Nil est sujet à caution, puisqu’il a l’habitude de grouper p036 dans son récit des informations dues à plusieurs voyages, et c’est probablement ici encore le cas. Ce voyage semble avoir concerné un itinéraire plus ou moins direct entre Alexandrie et Le Caire avec quelques détours probables dans l’ouest du delta. Dans ces conditions, on ne peut pas dater avec précision son premier contact avec la secte des qalandariya qu’il rencontrera à Damiette, située à l’est du delta.
Les qalandaris ne sont pas à proprement parler des soufis mais des derviches, ou fakirs, la différence entre les deux étant celle de la théorie et de la pratique. Le soufi est un adepte d’une théorie ou d’une doctrine mystique. Le derviche pratique la Voie mystique. L’ensemble des adeptes de cette Voie sont nommés malamati’s (blâmables), parce que leur pratique quotidienne et religieuse contraste avec celle du commun. Dans le cas des qalandaris, elle devient carrément antinomique et provocatrice, puisqu’ils s’attachent à détruire les coutumes et les traditions, en prenant le contre-pied des règles sociales communément admises. La secte, influencée par le bouddhisme, naquit en Perse et se déplaça vers l’ouest avec l’arrivée des Mongols. Muhammad bin Yunus, dit Djamal al-din al-Sawadji, originaire de Saveh en Iran, émigra à Damas à la destruction de cette ville par les Mongols en 1220, et de là à Damiette où il mourut en 1232. Un autre fakir persan viendra également en Égypte pour y fonder une zawiya vers 1296, mais l’ordre se répand surtout en Inde et en Asie Mineure, ses influences orientales et son caractère le rendant peu apte à une diffusion dans l’Occident musulman. Ainsi Ibn Battûta ne le cite que comme une curiosité et préfère loger dans une autre zawiya à Damiette.
Par contre, les pérégrinations mystiques d’Ibn Battûta dans le delta du Nil contiennent un mystère : l’absence de toute mention d’Ahmad al-Badawi, de son tombeau à Tanta et de l’ordre qu’il avait créé, la p037 badawiya. Ahmad al-Badawi, un Maghrébin lui aussi, né à Fez en 1199, fut également initié en Irak auprès des disciples d’Ahmad al-Rifai et fut envoyé par eux en Égypte pour remplacer Abu’l Fath al-Wasiti, disciple de Rifai et maître d’al-Shadili, mort en 1234. Il est ainsi proche, par ses origines, des milieux fréquentés par Ibn Battûta. Après sa mort en 1276, son disciple Abd al-Al, encore vivant lors du premier passage de notre auteur, se chargea de lui bâtir une mosquée mausolée et de répandre sa renommée qui en fit le saint le plus populaire Égypte jusqu’à nos jours. Peut-être qu’une lutte d’influence entre les disciples d’al-Shadili et ceux d’al-Badawi, d’autant plus que les deux se réclament des mêmes origines, ou bien le caractère populaire du culte voué au second dès cette époque et réprouvé par les autorités, ont contribué au silence d’Ibn Battûta qui se veut plus intellectuel et qui avait déjà contacté la shadiliya.
Au cours de son rayonnement dans le delta, tel qu’il le décrit, Ibn Battûta va ainsi de zawiya en zawiya et en mentionne six, d’Alexandrie jusqu’au Caire. Même s’il ne s’agit pas encore d’une affiliation, ses affinités avec un ordre lui confèrent l’avantage appréciable, et peut-être recherché, de loger gratuitement dans ces établissements. De là, on pourrait penser que, mis à part la zawiya des qalandaris expressément citée, le reste des établissements mentionnés étaient plus ou moins proches de la shadiliya.
La description qu’Ibn Battûta donne du Caire risque d’être décevante si l’on cherche des informations qui nous permettent de découvrir cette grande ville musulmane, et, à l’époque, une des plus grandes villes du monde. Les éléments fournis par l’auteur sont ceux qui servent à démontrer l’importance de la ville comme grand centre religieux et politique. Ainsi, on a droit à l’énumération des grands émirs de Malik Nasir, des principaux personnages religieux de la ville et des tombeaux des saints hommes se trouvant à la Qarafa, le p038 célèbre cimetière cairote. Parmi les personnages religieux, morts ou vivants, l’auteur privilégie, évidemment, les malikites, mais cite aussi des shafi’ites et le tombeau d’imam Shafi’i lui-même. En parlant des « très nombreuses » zawiyas du Caire, il précise qu’elles sont occupées par des « fakirs dont la plupart sont d’origine persane », ce qui indiquerait la présence d’ordres « malamatis ». Pour le reste, il devient bien évident, à travers la description qu’il en donne, que malgré ses multiples visites dans cette ville il n’a même pas vu les Pyramides, curiosité pourtant essentielle pour tous les visiteurs à travers toutes les époques.
Ibn Battûta reste assez peu au Caire et part vers le 15 mai 1326 pour la haute Égypte. Il nous donne une description beaucoup plus vivante des étapes situées au bord du Nil. Il cite des zawiyas dans la plupart de ces localités, dont quatre à Kous. Par contre, il ne mentionne pas celle dédiée à Dhu’n-Nun, mort en 860, un des pères spirituels du soufisme, qui fut également occupée par Abd al-Razzaq al-Jazuli, disciple d’Abu Madyan le saint de Tlemcen , mort à Alexandrie, et maître d’Abu’l Hadjdjadj Yusuf dont Ibn Battûta voit le tombeau et la zawiya parmi les ruines du temple d’Ammon à Luxor.
A partir d’Edfou, Ibn Battûta atteint les franges de l’empire mameluk et pénètre dans le pays des Bedja. Cette tribu, probablement d’origine proto-égyptienne, vivait, et vit toujours, entre le Nil et la mer Rouge, de part et d’autre de la frontière égypto-soudanaise actuelle. Coincés entre Égypte byzantine et le royaume éthiopien d’Axoum, les Bedja se sont très partiellement christianisés jusqu’à ce que, après l’apparition de l’islam et la conquête de Égypte, des rapports s’établissent avec le monde arabe. Des tribus arabes se sont installées sur leur territoire, à cause des mines d’or qui s’y trouvaient, mais tous les voyageurs et géographes antérieurs à Ibn Battûta parlent d’eux comme de païens ou p039 imparfaitement islamisés. Quant au mépris d’Ibn Djubair à leur sujet, il est catégorique. Même Maqrizi (1366-1442) les décrit comme païens dans leur grande majorité. Ainsi Ibn Battûta préfère passer sous silence leur religion. Les hostilités entre leur souverain et les Mameluks obligent notre auteur à rebrousser chemin afin de rejoindre le Hedjaz par la Syrie.
La Syrie
Cette première traversée de la Syrie par Ibn Battûta présente un problème de datation et par conséquent d’itinéraire. Notre voyageur, en revenant au Caire, de retour de haute Égypte, passe une nuit dans cette ville et la quitte à la mi-juillet 1326 pour arriver à Damas le 9 août, selon ses dires. Or, entre ces deux dates, il prétend avoir visité plus de vingt villes et être monté jusqu’à Alep et Antioche. En réalité, le temps dont il disposait ne lui permettait qu’un trajet direct entre Le Caire et Damas, c’est-à-dire celui qui est effectivement décrit jusqu’à Jérusalem et qui le mène par la suite à Nablus, Adjlun, al-Qusayr et Damas. Toutefois, l’ensemble de la description de la Syrie étant présenté dans le cadre d’un seul itinéraire, on le traitera ici globalement, en se bornant à indiquer, à leur place, les itinéraires suivis dans les autres voyages.
La Syrie, à l’époque province des Mameluks, était, jusqu’à la fin du siècle précédent, composée d’une mosaïque de principautés croisées ou ayyubides. La dernière enclave latine avait disparu en 1291 et une relique ayyubide subsistait encore à Hama. Un des derniers princes ayyubides, qui fut en même temps un des plus grands historiens et géographes arabes, Abu’l Feda, avait réussi, par ses liens d’amitié avec Malik Nasir, à conserver le titre de royauté à Hama jusqu’à sa mort, en 1331. Le fait qu’Ibn Battûta n’en parle pas prouve qu’il n’a pu visiter cette ville qu’à son troisième voyage, en 1348. p040
Après la défaite finale des Mongols en 1303 et la désintégration rapide de leur empire, cette Syrie, enfin réunifiée, cesse également d’être une province périphérique, un glacis de protection. Ainsi, elle se trouve en pleine renaissance en tant que centre économique et religieux. Ibn Battûta met surtout en valeur ce deuxième aspect, mais il nous donne aussi quelques éléments disparates sur son activité économique. Les villes côtières, reprises sur les croisés, étaient détruites pour empêcher toute tentative de retour. Ainsi la Syrie de l’époque se présente surtout comme un centre de produits agricoles et artisanaux.
En ce qui concerne l’aspect religieux, Ibn Battûta insiste sur les personnages illustres vivants mais met surtout en valeur les tombeaux des saints. Dans cette terre où trois religions se disputent le sous-sol religieux, cet intérêt possède une double signification. La première est la récupération des hauts lieux de culte séculaires au profit de l’islam, dont le cas le plus illustre est celui du Masdjid al-Aksa, la mosquée la plus éloignée, objet du célèbre voyage nocturne du Prophète et qui se superpose au temple de Solomon. Ailleurs, il y a non plus récupération mais appropriation des personnages au nom de la dernière et de la plus véridique des religions, comme la mosquée qui s’élève sur les tombeaux des patriarches bibliques, d’Abraham, d’Isaac et de Jacob à Hébron. Aussi les traditions musulmanes côtoient parfois celles des chrétiens avec lesquelles s’entretient un dédain sinon mutuel, du moins officiel. On cherche à Bethléem le tronc de palmier qui a servi à l’enfantement de la Vierge comme cela est écrit dans le Coran ; à Jérusalem on se moque du saint sépulcre puisque Jésus n’est pas mort et ressuscité mais directement monté au ciel ; à Damas on montre par contre la tour sur laquelle il va descendre le jour du Jugement dernier. Souvent des sédiments multiples se superposent, comme pour le temple de Jupiter Damascène qui devient la cathédrale byzantine et ensuite la Grande Mosquée de Damas. Les tours se p041 transforment en campaniles, les campaniles en minarets. Et, lorsque tout cela n’est guère possible, chacun suit son culte et ses traditions en ignorant ceux des autres. Ainsi, dans le même tombeau à Jérusalem, les musulmans visitent Rabi’a al Badawiya et les chrétiens sainte Pélagie. A Antioche, les chrétiens vénèrent Agabus, un des soixante-dix apôtres, et les musulmans Habib, le charpentier, en se contentant de traduire les noms (Habib = Agabus = Aimé).
La deuxième signification est liée à la conquête et la reconquête de la Syrie et de la Palestine. Il est intéressant de constater qu’une grande partie des saints tombeaux mentionnés par Ibn Battûta n’apparaissent que tardivement dans les descriptions et notamment après la reconquête musulmane, bien qu’ils s’agisse des personnages du début de l’islam ; le grand nombre de descriptions qu’on possède sur ces contrées depuis le ixe siècle nous permet de le constater. Comme si le besoin de resacraliser cette terre souillée par la conquête croisée avait fait naître ces tombeaux, preuves de la permanence de l’islam et de ses droits imprescriptibles sur ces terres. A cela, il faut évidemment ajouter l’intérêt croissant, quasi « animiste », de l’islam pour les tombeaux des saints, intérêt condamné par les puristes du hanbalisme et le wahhabisme actuel de l’Arabie Saoudite.
Le parcours d’Ibn Battûta en Syrie comprend deux temps forts, Jérusalem et Damas, visités lors de son premier voyage, celui de 1326, dont l’importance découle aussi bien des témoignages apportés que des éléments religieux que notre voyageur inscrit à son actif. Damas, où il va rester trois semaines, est chargé des réminiscences des compagnons du Prophète dont la plupart ont participé à la conquête de la Syrie. Ibn Battûta cite treize tombes, mais ne fait que reprendre Ibn Djubair qui les mentionne, pour la plupart, pour la première fois, en 1184. Toutefois, les auteurs postérieurs reprendront l’énumération, l’emplacement de certaines tombes p042 est encore vénéré de nos jours. A Damas se trouvent également concentrées des références aux prophètes bibliques, revues et corrigées par le Coran. Mais, avant tout, Ibn Battûta, consacre le temps passé dans cette ville à obtenir des diplômes qui vont servir sa réputation d’homme savant, il réussit ainsi la performance d’en obtenir treize en trois semaines. Il s’agit apparemment de « certificats » (idjaza) attestant qu’il a suivi les « conférences » des savants mentionnés. Mais parmi celles-ci figure l’exégèse du Sakhikh de Bukhari, un des deux recueils fondamentaux de hadiths dont la traduction française fait quatre gros volumes, et la chaîne de transmission, consciencieusement fournie laisse supposer qu’elle autorise notre auteur à le commenter à son tour, même si ce dernier précise qu’il lui a fallut quatorze séances pour obtenir l’idjaza. Il a même été constaté que, l’ensemble des savants cités étant morts entre 1326 et 1348, année de sa deuxième visite à Damas, ces certificats datent bien tous de son premier séjour.
Si Damas consacre donc le début officiel de sa carrière de lettré, Jérusalem inaugure celle du mystique. Effectivement, c’est dans cette ville qu’il va revêtir pour la première fois le « froc » (khirka) des soufis, initié par un des disciples du cheikh Rifai. On connaît, par ailleurs, l’existence à l’époque d’une zawiya des rifais à Jérusalem, mais on sait également qu’un des petits-fils d’Abu Madyan en avait aussi fondé un, qui subsiste de nos jours. Ainsi, on se trouve probablement sur la même trajectoire qui relie Tlemcen à l’Irak. Là aussi, notre homme fait vite les choses. Parce qu’il n’a pu rester que quelques jours à Jérusalem et parce qu’elle n’a pu être précédée de la préparation nécessaire si ce n’est des contacts pris en Alexandrie ou en route cette initiation paraît plus ou moins formelle.
Entre Jérusalem et Damas, le chemin, tel qu’il est décrit, est aussi parsemé de zawiyas, comme celle de Ladhikiya qu’Ibn Battûta présente comme constituant p043 le but de son voyage dans cette ville, et ce bien qu’il ne l’ait visitée, en fait, qu’en 1332, lorsqu’il y était pour son embarquement vers l’Asie Mineure. La plupart de ces zawiyas avoisinent des tombeaux de personnages saints, réels ou imaginaires. L’un de ces personnages est Ibrahim bin Adham, placé par la tradition parmi les premiers saints de l’islam et considéré comme un des ancêtres du soufisme. Les légendes élaborées autour de ce personnage sont d’origine bouddhiste. Considéré comme roi de la ville de Balkh, l’antique Bactres en Afghanistan, il personnifie la légende bien connue du prince qui abandonne son trône et ses biens pour devenir ascète, traits qu’on retrouve également dans la légende byzantine de « Barlaam et Josaphat », elle aussi d’inspiration bouddhiste. En ce qui concerne un autre tombeau, celui du calife Omar II, Ibn Battûta précise qu’il ne possède pas de zawiya, à cause de la population environnante qui est shi’ite. Cela dénote l’orthodoxie du soufisme de l’époque, par opposition à celui des siècles suivants durant lesquels des courants mystiques ont eu tendance à incliner vers le shi’isme.
Dans la description de la Syrie, on aura ainsi un premier contact avec les shi’ites. Même si ces rencontres ne datent pas de son premier voyage, Ibn Battûta se montre toujours aussi choqué. Il en rencontre dans l’arrière-pays de Tyr, c’est-à-dire dans le sud du Liban actuel, qui demeure une région shi’ite. Il voit aussi des nusairis au sud de Damas et d’Antioche et des restes d’ismaïlites « nizarites » (assassins) dans les montagnes de l’arrière-pays de Ladhikiya. Ces derniers furent organisés, au début du xiie siècle, par les ismaïlites d’Alamut, mais en 1126, à l’époque de l’expansion croisée, l’atabek de Damas leur céda la forteresse de Banyas sur la frontière avec les croisés, et les reconnut officiellement. Cette alliance ne dura pas longtemps. Des émeutes anti-ismaïlites à Damas anéantirent la communauté de cette ville. Les ismaïlites rendirent alors Banyas aux Francs et se retirèrent plus au nord pour occuper en 1132-1133 p044 Kadmus et en 1140-1141 Misyaf, villes citées par Ibn Battûta. Ils continuèrent à être dirigés, pendant cette époque, par des délégués envoyés d’Alamut, les cheikhs al-Djebel, dont le plus célèbre, Rashid al-Din Sinan (1162-1192), est celui qui fut connu comme le « Vieux de la Montagne ». En 1260, ils unirent, encore une fois, leurs efforts à ceux des autres musulmans pour chasser les croisés, mais, une fois le danger éloigné, les sultans mameluks se retournèrent contre eux et en 1273 Baybars avait fini par conquérir toutes leurs forteresses. Au siècle suivant, ils seraient devenus, si on en croit Ibn Battûta, des agents secrets de Malik Nasir et continuaient à vivre à l’est de Hama, en conflit très souvent avec les Nusairis. On en comptait près de six mille en 1933, contre plus de deux cent mille Nusairis. Ces derniers habitent encore, de nos jours, les endroits où Ibn Battûta les a rencontrés et ils ont constitué le noyau de État alaouite, formé par la France, dans le cadre de son mandat syrien, en 1920.
Le Hedjaz
Parti de Damas le 1er septembre 1326 avec la caravane du pèlerinage, Ibn Battûta atteint l’objectif de son premier voyage : les lieux saints du Hedjaz, La Mecque et Medina. La visite de la seconde ne fait pas partie du pèlerinage, mais elle a son importance, notamment pour un malikite, puisque cette école puise sa doctrine dans la pratique de la communauté médinoise et que cette ville renferme le tombeau de son fondateur, l’imam Malik. Mais Medina est aussi, et avant tout, la ville du Prophète ; son tombeau, sa mosquée et la plupart des souvenirs de sa vie y sont réunis. Or, au-delà, en pénétrant par l’intermédiaire des rites du pèlerinage dans le haram, l’espace sacré de La Mecque, on pénètre, en quelque sorte, dans l’islam d’avant Muhammad, celui qui se réfère à Abraham, l’ami de Dieu, et à Dieu lui-même ; celui qui constitue, en réalité, un ensemble p045 de lieux et des pratiques anté-islamiques, récupéré, détourné et intégré à l’islam par Muhammad, sous l’aspect d’éléments exceptionnels, de lieux et d’actes uniques dans la vie d’un musulman.
Le parcours du pèlerinage est axé sur deux ensembles, déterminant deux pratiques le petit pèlerinage (l’umra) et le grand (le hadjdj). Le premier a pour centre la Ka’ba, la maison de Dieu, qui est en même temps le centre du monde, le nombril de la terre. Dieu a commencé par créer l’emplacement de la Ka’ba et ensuite, par cercles concentriques, l’emplacement de La Mecque, le territoire sacré qui l’entoure et le reste du monde. Et quand Adam, chassé du paradis mais pardonné par Dieu, vint habiter la terre, Dieu fit descendre pour lui, sur l’emplacement de la Ka’ba, une tente construite d’un rubis, afin qu’il pratique autour d’elle des tournées, imitation de celles que les anges font dans le ciel autour du trône de Dieu. Par la suite, Abraham construisit, le premier, la maison de Dieu, et Celui-ci fit descendre du ciel la pierre angulaire de l’édifice, la célèbre pierre noire, blanche à l’origine mais noircie par l’attouchement des hommes. Quand Abraham a posé cette pierre à sa place, des flammes qui ont jailli marquèrent, en désignant aux hommes les limites du territoire sacré, le haram, dans lequel les pèlerins doivent pénétrer après s’être purifiés et avoir revêtu l’habit rituel l’ihram.
Quant à la pierre noire, le saint des saints de tout l’édifice, elle est « la main droite de Dieu sur la terre ». C’est l’ange chargé de veiller sur Adam, dans le Paradis, qui fut transformé en pierre et qui témoignera le jour du Jugement sur toute sa descendance.
En passant de la cosmogonie à la préhistoire islamique, on retrouve la Ka’ba comme une construction contenant les images des divinités pré-islamiques y compris celle de Marie avec l’enfant Jésus, que Muhammad conserva quand il ordonna de détruire tout p046 le reste , et servant de cadre aux sacrifices de moutons ou de chameaux dont les peaux, ancêtres des voiles postérieurs, ornaient ses murs. Son contenu intérieur évacué par l’islam, elle reste le point de mire, la kibla, de la prière de tous les musulmans à travers le monde, et son magnétisme sacré s’accroît avec la diminution de la distance pour s’arrêter devant ses murs extérieurs. Son intérieur est un vide physique et sacré, le seul endroit de l’univers où on peut prier dans n’importe quelle direction, et sa visite, qu’elle soit redoutée ou souhaitée, n’est point soumise à des interdits ou des règles particulières et ne fait pas partie des obligations de pèlerinage.
A la construction de la Ka’ba par Abraham, dans ce lieu prédestiné, s’attache le sacrifice de son fils. Ici Ismaël, le fils de Hagar, est substitué à Isaac, fils de Sara, afin que le Coran puisse remplacer la Bible et les arabes remplacer les juifs comme peuple élu. L’abandon de Hagar avec son fils dans ces lieux et sa quête désespérée d’eau donneront naissance à un des rites essentiels du pèlerinage, ainsi qu’à la source de Zemzem qu’un ange fera jaillir à son intention. La suite est plus rationnelle. Ismaël, marié à la fille d’un chef de tribu arabe, transfère la propriété de la source à son épouse, et la filiation confère le droit d’utilisation et de distribution de cette eau sacrée aux pèlerins.
Cette première série d’éléments détermine l’umra. Le pèlerin prend l’habit rituel, l’ihram, à une des « portes » du haram, les miq’ats. Il s’agit d’un habit blanc, en deux morceaux, qui ne doit porter ni nœuds ni coutures. Le pèlerin doit aussi s’abstenir de relations sexuelles, il ne doit pas se raser, ne doit pas tuer d’êtres vivants et ne doit même pas couper ou arracher les plantes du haram. Prendre l’ihram à une distance plus grande de La Mecque que celle des miq’ats est considéré comme un signe particulier de piété, et Ibn Battûta ne manque pas d’en faire la démonstration. Une fois l’ihram revêtu, le pèlerin annonce son intention p047 d’accomplir le pèlerinage ; l’umra, le hadjdj ou les deux à la fois. Cette déclaration d’intention qui pose le pèlerinage comme un acte délibéré est essentielle, et par conséquent le pèlerinage des mineurs et des esclaves n’est pas valide. Le pèlerin prononce ensuite la formule rituelle, la talbiya : « Me voici devant Toi, ô mon Dieu, me voici devant Toi. Tu n’as pas d’associés, me voici devant Toi. C’est à Toi qu’appartiennent les louanges et la grâce, à Toi le Royaume. Tu n’as pas d’associés, me voici devant Toi ! » Cette invocation est inlassablement répétée, comme si, jointe à un rite anté-islamique donc polythéiste, elle visait à oblitérer ses antécédents. Arrivés à La Mecque, les pèlerins accomplissent les rites de l’umra qui consistent à tourner sept fois autour de la Ka’ba, à accomplir donc le tawaf, dont l’origine remonte, comme on l’a vu, à Adam. Le sa’y, qui, comme le tawaf, fait partie de l’umra et s’exécute en souvenir de la quête d’eau de Hagar, consiste à faire quatre fois l’aller et trois fois le retour de Safa et Marwa. Une partie du trajet se fait en marche précipitée. Ces rites peuvent être accomplis individuellement et à n’importe quels jours et n’importe quelle heure. Ce n’est pas le cas pour la suite de ces pratiques.
Celles-ci sont liées à des lieux situés en dehors de La Mecque et qui se trouvent même, en partie, en dehors du haram. II s’agit d’un ensemble de trois espaces sacrés : Mina, Muzdalifa et Arafa, séparés entre eux par deux vallées considérées comme « impures » ; le Bathn Muhassir et le Bathn Urana. C’est ici que se fait le hadjdj proprement dit. Le mot signifie probablement à l’origine « se rendre » auprès de la divinité, et l’ensemble est lié à l’habitude des peuples sémitiques, arabes ou juifs, nomades à l’origine, de se rendre, à une époque donnée, à un lieu saint. Pratique rattachée donc, à l’origine, à une saison précise et, par là, à un cycle de production et au cycle solaire. Quant à la contradiction avec le calendrier lunaire arabe, elle se résolvait par un p048 mois intercalaire de trente jours, qu’on insérait tous les trois ans dans un cycle annuel retardant de dix jours par rapport à l’année solaire. Ainsi le pèlerinage antéislamique devait correspondre à l’équinoxe d’automne qui était aussi l’époque de la cueillette des dattes. Il était composé de stations (wuquf) devant la divinité, suivies des courses-poursuites du soleil (ifada), accompagnées d’actes de magie sympathique visant à provoquer l’atténuation de la chaleur et à attirer la pluie. Muhammad a probablement conservé l’essentiel du rituel sans lui attacher une symbolique nouvelle précise, mais en tenant à le démarquer nettement du cycle solaire. Il a ainsi supprimé, notamment, le mois intercalaire, ce qui fait que les cérémonies commençant le 8 du mois de dhul’hidja retardent tous les ans de dix jours, onze pour les bissextiles, et font le tour de l’année solaire en trente-six ans.
Le hadjdj islamique commence ainsi le 8 de dhul’hidja, dit yawm al-Tarwiyya (le jour de l’Abreuvement), parce que les pèlerins abreuvent leurs bêtes avant leur départ mais aussi, peut-être, en réminiscence d’un ancien rite de pluie. Ce jour-là, les pèlerins quittent La Mecque le matin et vont passer la nuit à Mina ; toutefois, il s’agit là d’une coutume et non d’une obligation. Le lendemain, le 9, est le jour culminant le yawm Arafat, celui de la station (wuquf) à Arafat. Elle commence à midi, lorsque le soleil a dépassé son apogée, et par le jumelage de la prière du midi avec celle de l’après-midi ; c’est un exemple de l’aspect exceptionnel du hadjdj comparé au cours normal du rituel islamique, le temps du wuquf supprimant celui de la prière. Celui-ci consiste en un recueillement devant la divinité qui n’est représentée par aucun signe, aucun élément particulier ; il n’y a que l’espace du wuquf qui est géographiquement circonscrit, c’est la plaine d’Arafat tout entière. A l’arrivée de la nuit, une fois le soleil disparu, commence la course vers Muzdalifa. Il s’agissait probablement à l’origine d’une course-poursuite du soleil, et c’est pour cela que le Prophète l’a déplacée après le coucher du soleil en p049 conseillant également de ne pas faire de course, mais cette coutume a persisté. On arrive ainsi à Muzdalifa, qui se trouve à mi-chemin entre Arafat et Mina, où on jumelle encore la prière du soir avec celle de la nuit, et la coutume veut qu’on y passe la nuit en allumant des feux et en faisant le plus de bruit possible. Quand on sait que Muzdalifa était le sanctuaire du dieu pré-islamique du tonnerre Quza, on peut facilement déceler les traces d’une magie sympathique visant, à travers l’imitation des éclairs et du tonnerre, à provoquer la pluie. A l’origine, il devait y avoir une station à Muzdalifa qui se faisait après la prière de l’aurore, et que mentionne Ibn Battûta. Elle fut abandonnée depuis, suivie d’une autre course devant le soleil naissant vers Mina, et que Muhammad avait également avancée pour qu’elle s’exécute avant le lever du soleil. On arrive ainsi au troisième jour, le yawm al-Nahr, qui est aussi celui de la « fête des Sacrifices », célébrée en même temps dans l’ensemble du monde islamique. Les pèlerins arrivés à Mina lancent sept pierres, qu’ils ont ramassées à Muzdalifa, vers la Djamrat al-Akaba, un pilier de maçonnerie communément appelé le Grand Diable (al-Shaitan al-Kabir). Là aussi, l’origine magique du geste est évidente. Il s’agirait de l’expulsion du démon du soleil, qui avait rendu cet astre malfaisant pendant les chaleurs de l’été. Les pèlerins sacrifient par la suite une brebis, une chèvre ou même un chameau pour les riches, mais aussi ce sacrifice n’est pas obligatoire. Après l’immolation, on se fait rituellement raser ou raccourcir les cheveux, action de grâce et réminiscence, peut-être, d’un rituel de sacrifice humain. Il y a ensuite une dernière course vers La Mecque, qui prend fin avec le tawaf al-Ifada, une dernière circumambulation autour de la Ka’ba.
A partir de ce moment, les interdits cessent et trois jours fastes suivent, les ayyam al-Tashrik des 11, 12 et 13 dhul’hidja, qui, selon Muhammad, sont les « jours du manger, du boire et du plaisir des sens ». Ce sont probablement des jours d’orgie rituelle d’avant l’islam. p050 Ainsi qu’en témoigne aussi, partiellement, la « coupole de la boisson » que mentionne Ibn Battûta, où on buvait un liquide fermenté dont le monopole de distribution, à l’époque du Prophète, appartenait à son oncle Abbas. Muhammad a essayé de modérer cette coutume qui n’a entièrement disparu qu’au xe siècle.
La description qu’Ibn Battûta nous donne de son pèlerinage ne présente pas beaucoup de particularités ou d’informations originales, d’autant plus qu’une bonne partie est copiée sur Ibn Djubair. En même temps, son enthousiasme pour les hauts lieux de l’islam lui font perdre tout esprit critique : les Mecquois sont pour lui les meilleurs des hommes et se distinguent pour « leur libéralité envers les malheureux [...] et le bon accueil qu’ils font aux étrangers ». Ce n’est pas tout à fait l’avis d’Ibn Djubair : « Les habitants des régions du Hedjaz [...] n’ont point de foi [...] ils imaginent de traiter les pèlerins comme on ne traiterait point les tributaires dhimmi (les chrétiens et les juifs). Ils les privent de la plus grande partie des denrées qu’ils ont réunies pour leur propre usage ; ils les dépouillent complètement et s’ingénient à leur arracher tout ce qu’ils possèdent. Le pèlerin est toujours en dette avec eux, d’argent ou de provisions, tant que Dieu ne l’a point favorisé du retour dans son pays. » On aurait plutôt tendance à pencher du côté du réalisme d’Ibn Djubair. Le comportement des émirs de La Mecque et de Medina qui s’égorgent mutuellement, et que rapporte Ibn Battûta, renforce d’ailleurs cette impression. Ces princes, descendants d’Ali, étaient dépendants des Mameluks Égypte, même s’ils penchaient souvent vers les shi’ites zaydites du Yémen. La Mecque fut contrôlée par la famille de l’émir Katada depuis 1200 jusqu’en 1924, lorsque l’émir Hussain fut chassé par les Wahhabites.
Ibn Battûta avait quitté Damas le 1er septembre 1326 pour arriver à La Mecque un mois et demi plus tard. Il fit le wuquf d’Arafat le 6 novembre et quitta La p051 Mecque le 17. Il a donc dû rester, cette première fois, près d’un mois dans cette ville. Parti de La Mecque, il se dirigea vers l’Irak où il arriva sans doute à la fin décembre ou au début janvier 1327.
L’Irak et la Perse
En traversant l’Arabie, Ibn Battûta quitte l’empire des Mameluks pour entrer dans celui des Mongols ilkhans. Il passe ainsi d’un islam bien structuré, et même florissant, à un ensemble qui sort à peine d’une crise pour se plonger dans une autre. L’Est islamique, ouvert vers l’intarissable réservoir humain de l’Asie centrale, assume la tâche ingrate de subir l’assaut des peuples qui en sortent, et d’essayer, ensuite, de les intégrer dans ses propres structures. Tout compte fait, les choses s’étaient assez bien passées avec les Turcs. L’empire seldjukide devint un soutien pour le califat et le sunnisme, tandis que le surplus des tribus turques put s’orienter vers l’Asie Mineure, afin d’ouvrir un nouveau champ d’expansion pour l’islam. Mais cela n’a pas été le cas pour les Mongols, qui, conquérants, bouddhistes et ennemis déclarés de l’islam, ont transformé, pendant près d’un demi-siècle, la moitié du monde islamique, y compris sa capitale, Bagdad, en une société assujettie. Pendant ce temps, aussi bien l’islam que la société sédentaire iranienne et irakienne sont astreints à une dure tâche de résistance et d’assimilation qu’ils accomplissent à partir de la fin du xiiie siècle, au prix de transformations internes. L’islam est influencé, notamment dans son aspect populaire et mystique qu’est le soufisme, par le chamanisme et le bouddhisme mongol. Les ordres soufis s’implantent d’autant plus facilement dans ce monde déchiré et inquiet. De son côté, le shi’isme, qui voit, au départ, dans l’invasion mongole le moyen de se débarrasser de son ennemi héréditaire, le califat, et par la suite l’occasion de convertir les Mongols à son dogme, trouve de nouveaux terrains religieux et p052 politiques pour s’implanter et opérer ses premières jonctions avec le soufisme sur le fond des mêmes inquiétudes. C’est ainsi que la traversée du désert d’Ibn Battûta le mènera d’un islam qui se veut sûr de lui à un autre qui bouge et qui s’interroge.
A l’arrivée d’Ibn Battûta en Irak, au début de 1327, Abu Saïd, le dernier des grands Ilkhans (1316-1335), règne sur un empire aussi grand que celui fondé par Hulagu ; à son retour des Indes, en 1347, il n’y aura rien, ou presque, qui rappelle cet empire. Apparemment frappé de ce bouleversement, notre voyageur cherche, l’espace de quelques pages, à se transformer en chroniqueur pour nous conter cette tragédie noble et cruelle dans la meilleure tradition des fins de règne.
La dynastie ilkhanide suit une courbe de décadence exemplaire. Au fur et à mesure que les souverains, étouffés dans leurs palais, meurent de moins en moins vieux et que leur succèdent des descendants de plus en plus jeunes, le rôle de la bureaucratie, le plus souvent issue de familles locales, et celui de l’aristocratie tribale mongole, augmentent. Ainsi, lorsque Abu Saïd accède au trône, à l’âge de douze ans, en 1316, Rashid al-din, un des plus grands historiens de l’islam, issu d’une famille de médecins juifs de Hamadan, assume déjà le vizirat depuis les règnes de Ghazan (1295-1304) et d’Oldjaitu (1304-1316), respectivement oncle et père d’Abu Saïd, tandis que Tchoban, petit-fils d’un général de Hulagu et deux fois gendre d’Oldjaitu, est en train d’accomplir son ascension vers le pouvoir. Le conflit inévitable se termine, dans un premier temps, par l’exécution de Rashid al-din, trop usé par le pouvoir, en 1318, et Tchoban devient commandant en chef ainsi que vizir. Il transmet, par la suite, ce deuxième titre à son fils Dimashk Khwadja, tandis qu’un autre fils, Timurtash, est gouverneur d’Anatolie. Tchoban concentre progressivement le pouvoir entre les mains de sa famille, sans pour autant tolérer les menées séparatistes. Ainsi, p053 lorsque Timurtash tente une révolte en Anatolie en 1321, son père se charge lui-même de le mettre au pas tout en lui laissant sa charge.
Toutefois, la réaction aux pouvoirs des Tchoban semble grandir dans les milieux du palais et profite de la majorité d’Abu Saïd. Le harem impérial, qui devient arbitre de la situation au fur et à mesure que le souverain s’y enfonce, donne le coup d’envoi en accusant Dimashk Khwadja d’oser prétendre à une concubine de feu Oldjaitu. Cela déclenche le processus de persécution contre toute la famille. Dimashk Khwadja est assassiné le 24 août 1327 ; son père, qui essayait à ce moment de stopper l’invasion du Khorasan par les Mongols d’Asie centrale, revient en hâte vers Tabriz, la capitale. Abandonné en route par ses émirs, il doit se réfugier avec un de ses fils auprès d’un vassal, le souverain de Herat, qui est obligé de les exécuter et de livrer leurs têtes à Abu Saïd. A ces nouvelles, Timurtash se réfugie auprès de Malik Nasir en Égypte où il est également exécuté en échange d’un transfuge mameluk à la cour mongole. Ces événements se déroulent pendant l’été et l’automne de 1327, à une époque où Ibn Battûta se trouvait dans la région.
Avec la disparition de la famille Tchoban, la bureaucratie revient au pouvoir avec Ghiyath al-din, fils de Rashid al-din ; quant à Abu Saïd, fort de sa victoire, il se marie à Bagdad Khatoun, fille de Tchoban, en l’obligeant à divorcer de son mari, l’émir Hasan, de la tribu des Djelayir. Cela lui fera deux ennemis : l’émir Hasan et Bagdad Khatoun, qui outrée lorsqu’elle sera délaissée au profit de sa nièce, Dilshad, fille de Dimashk Khwadja, empoisonne le souverain en 1335, à trente et un ans. Cette mort précoce a dû poser un problème dynastique, puisque le successeur d’Abu Saïd, Arpa, n’est même pas un descendant de Hulagu, mais de son frère cadet, Arik Bogha. Cela devient prétexte à la révolte des émirs contre le palais, toujours mené par le p054 vizir Giyath al-din. Emi Ali, le gouverneur de Diyarbakir, en extrayant de la réserve dynastique un certain Musa, petit-fils de Baidu, qui fut khan pendant quelques mois en 1295, se révolte, dépose et tue Arpa, qui n’a pu régner qu’un an, ainsi que Giyath al-din. C’est alors au tour d’Emir Hasan, le mari malheureux de Bagdad Khatoun, de se trouver un prétendant en la personne de Muhammad, descendant, à la quatrième génération, d’un fils de Hulagu. Musa s’enfuit, son protecteur Emi Ali est tué, et Muhammad avec l’émir Hasan s’installent à Tabriz en 1336. Ce dernier se venge en épousant Dilshad, la veuve d’Abu Said, puisque Arpa s’était déjà chargé d’assassiner Bagdad.
Évidemment, il n’y avait aucune raison de s’arrêter en si bon chemin. Musa s’enfuit chez les émirs de Khorasan qui le soutiennent sans réserve, et lorsque, au cours d’une première bataille, Musa est pris et exécuté, un certain Togha Timur, cette fois-ci descendant d’un frère de Djinguiz Khan, est aussitôt prêt à le remplacer.
A ce moment, une autre figure clé de l’histoire apparaît, en la personne de l’émir Hasan, fils de Timurtash et donc petit-fils de Tchoban, celui que les historiens appelleront « le Petit » pour pouvoir s’y retrouver. Après avoir réuni autour de lui la clientèle des Tchobanides, Hasan « le Petit » attaque à Tabriz Emir Hasan le Djelayir, qu’il faut maintenant appeler « le Grand ». Ce dernier s’enfuit et Muhammad, le khan, est pris et exécuté. Hasan le remplace alors par sa propre grand-mère, Sati Beg, femme de Tchoban et fille d’Oldjaitu. Cela se passe en 1338. Hasan le Grand, en manque de poulain, doit se rabattre sur Togha Timur qu’il ramène à Bagdad pour le proclamer khan. Ainsi il y aura deux souverains, un à Tabriz sous Hasan le Petit et un à Bagdad sous Hasan le Grand. Et, comme si les choses n’étaient pas assez compliquées, Togha Timur et Sari Beg se mettent à s’entendre sur le dos de leurs protecteurs. La chose est, évidemment, vite connue ; Hasan le p055 Petit oblige sa grand-mère à épouser Sulaiman, un arrière-petit-fils d’un autre fils de Hulagu, et à retourner à son harem ; Togha Timur s’enfuit et Hasan le Grand doit trouver un autre ilkhanide, Djahan Timur, petit-fils de Geikhatu qui régna de 1291 à 1295, pour le placer sur le trône à Bagdad.
Entre-temps, les Tchobanides, installés à Tabriz, se partagent ce qui reste de l’empire. Hasan le Petit nomme son oncle Surghan, le dernier fils vivant de Tchoban, gouverneur d’Irak Adjami (la région de Hamadan), son cousin Pir Husein, gouverneur de Fars et son frère, Malik Ashraf, gouverneur de l’Irak. Or ce dernier doit se battre contre Hasan le Grand, lequel, se débarrassant enfin du dernier ilkhanide, fonde sa propre dynastie, celle des Djelayirides, qui va survivre jusqu’à l’arrivée de Timur. Hasan le Petit, incapable de le soumettre, périt quelques années plus tard, dans les intrigues du palais, ainsi que le relatent avec précision les vers composés pour commémorer sa mort :
De l’Hégire passés sept cent quarante-quatre ans [1343]
Au mois de Radjab eut lieu « l’affaire Hasan ».
Une femme, une femme terrible commit
Par la force de ses bras l’assassinat de Hasan,
Serrant entre ses doigts les testicules de son époux
Jusqu’à ce que la mort s’ensuivît.
L’ilkhan Sulaiman profite de la mort de son protecteur pour confisquer ses biens, mais pas pour longtemps. Son frère, Malik Ashraf, arrive pour le remplacer. L’année suivante, en 1344, il dépose Sulaiman pour mettre à sa place un certain Anushirwan, dont on ne connaît ni l’ascendance ni même ce qu’il devint par la suite. A cette époque, tout le monde se bat contre tout le monde et le fil de l’histoire devient impossible à suivre. Les choses en sont là lorsque Ibn Battûta revient au Moyen-Orient au début de l’année 1348. p056
L’année qui sépare le pèlerinage de 1326 de celui de 1327 est pour Ibn Battûta celle de la bougeotte par excellence. On le voit à Ispahan, Shiraz, Bagdad, Tabriz, Mossoul et Mardin avant son retour à La Mecque. Là aussi, ce qui le fait courir c’est l’accumulation d’éléments qui feront de lui un saint homme, à travers les diplômes obtenus, les tombeaux visités et les affiliations aux ordres soufis.
Nadjaf, sa première étape en Irak, la ville où se trouve le tombeau d’Ali, ne le retient pas longtemps à cause de son aversion pour les shi’ites. Par contre, la basse Mésopotamie, de Kufa à Basra, est un des hauts lieux de l’islam. Wacith, ville aujourd’hui disparue, était connue pour le nombre de ses savants et près de celle-ci se trouvait le tombeau de Cheikh Ahmad al-Rifai dans le sillage duquel se meut Ibn Battûta depuis Alexandrie.
Al-Rifai vécut et mourut dans le Bata’ih, la région des marécages qui ont abrité les grandes révoltes des kharidjites et où d’autres religions, comme celle des mandéens, sont venues s’entremêler. L’ordre qu’il a fondé est devenu célèbre surtout par les actes merveilleux de ses disciples qui marchaient sur des charbons ardents, crachaient du feu ou avalaient des serpents. Ces actes, cité par Ibn Battûta, sont généralement considérés comme ayant été introduits après l’invasion mongole. Or l’encyclopédiste Ibn Khallikan en parle plus d’un demi-siècle avant la visite d’Ibn Battûta : « Ses disciples font des expériences extraordinaires en mangeant des serpents vivants et en marchant sur des brasiers. On dit que dans leur propre pays (les marécages) ils chevauchent des lions et accomplissent des exploits similaires. »
Ensuite, Ibn Battûta arrive à Basra, centre du courant mu’tazilite, mais centre aussi des premiers mystiques ainsi que des grammairiens arabes. Cette ville n’est plus p057 que l’ombre d’elle-même après le déplacement du commerce du golfe Persique vers la mer Rouge. La comparaison que l’on peut faire de la description qu’en donne Ibn Hauqal à la fin du xe siècle avec celle d’Ibn Battûta est parlante. Toutefois, notre voyageur aura l’occasion de visiter une série de tombes de compagnons du Prophète ainsi que ceux de Hasan Basri, un des premiers ascètes musulmans, et de Sahi bin Abdullah de Tustar ; ces deux personnages étant le plus souvent considérés comme les ancêtres spirituels du soufisme.
Parallèlement aux affiliations (silsilas) qui remontent d’élève en maître jusqu’au fondateur de chaque ordre mystique, une autre série de « généalogies spirituelles » tend à relier les fondateurs au Prophète, en passant par les premiers saints de l’islam. Ces généalogies possèdent un tronc commun dont le troisième chaînon après Muhammad et Ali (mort en 661) est précisément Hasan al-Basri (643-728). Après lui viennent : Habib al-Adjami (mort en 737), riche usurier converti de Basra dont Ibn Battûta visite également la tombe ; Daud al-Tai, qui fut aussi disciple d’Abu Hanifa, le fondateur de l’école hanafite, mort en 781 et enterré à Bagdad ; Ma’ruf al-Karkhi, fils d’une famille mandéenne, mort en 815 à Bagdad ; Sari al-Saqati, boutiquier de Bagdad, mort dans cette ville en 867, et enfin al-Djunaid Bagdadi, mort en 910. Aussi bien les silsilas des rifais que celles des suhrawardis, auxquels Ibn Battûta va s’affilier en Perse, aboutissent à ce dernier personnage. Et à Basra ou à Bagdad notre voyageur visite les tombes de l’ensemble de ces saints précurseurs.
Après avoir pénétré en Iran par Abadan où se trouvait un des plus anciens « couvents » du monde islamique, Ibn Battûta continue à cheminer à travers zawiyas et cheikhs vers Idhadj, l’actuelle Izeh, capitale des Atabeks de Lur. Cette principauté, issue du démembrement de l’empire seldjukide, arrive à survivre jusqu’à l’ère des Ilkhans, puis jusqu’à l’arrivée de Timur, pour p058 s’éteindre au début du xve siècle. Ibn Battûta arrive dans cette ville au printemps de 1327, mais comme il repassera en été 1347 il réunit l’ensemble de ses informations dans le récit de son premier voyage.
Les Atabeks traversent la période mongole en se soumettant aux Ilkhans. Yusuf Shah Ier passe sa jeunesse auprès d’Abaka, fils et successeur de Hulagu (1266-1281). Son deuxième fils et successeur, Nusrat al-din Ahmad (1298-1333), vit également à Tabriz avant son accession au trône et introduit par la suite la coutume mongole dans son pays. Ami des religieux, il est mentionné en tant que tel par Ibn Battûta. Lui succèdent ses deux fils Rukn al-din Yusuf Shah II (1333-1339), qui contrôle l’ensemble du Khuzistan, et Afrasiyab II, qu’Ibn Battûta rencontre à son retour en 1347.
En traversant le pays du Lur, l’auteur arrive à Ispahan pour loger dans la zawiya fondée par Ali bin Sahl, disciple d’al-Djunaid. C’est là qu’il reçoit, après un séjour de quatorze jours, en avril ou mai 1327, le kulah, bonnet des soufis de l’ordre de Suhrawardi, ce qui ne signifie pas forcément une initiation mais permet à notre homme d’élargir le réseau de ses références. Cet ordre remonte à deux personnages : l’oncle et le neveu, Abu’l Nadjib al-Suhrawardi (1097-1168) et Abu Hafs Omar al-Suhrawardi (1145-1234). Le deuxième, favori du calife abbasside al-Nasir et véritable fondateur de l’ordre, représente le soufisme orthodoxe, plus intellectuel que populaire, plus conformiste que contestataire. Des branches seront établies en Perse où Ibn Battûta reçoit le kulah d’un descendant direct d’un élève d’Abu Hafs Omar, et en Inde, où notre homme les rencontre encore une fois.
Après cette dernière consécration, Ibn Battûta quitte Ispahan pour Shiraz. Les deux villes forment à l’époque le centre d’une principauté qui cherche à se dégager de l’Empire Ilkhanide. Cette principauté aura un long p059 chemin à parcourir en participant directement à l’agonie de l’empire entre les deux visites du voyageur qui selon son habitude mêle les informations.
L’ancêtre de la famille, Muhammad Shah, administrateur, dans la province de Fars, des biens domaniaux mongols appelés indju, avait pris ce titre comme nom de famille. Son fils, Mahmud Shah Indju, avait accédé à une indépendance relative vers 1325 et régnait lors du premier passage d’Ibn Battûta sur la province. Appelé à assister à l’avènement d’Arpa Khan en 1335, il partit avec son fils aîné Mas’ud, laissant le deuxième Kayhusrev sur place. Arpa le paya de sa politesse en l’assassinant. Mas’ud n’avait pas eu encore le temps de ramener le corps de son père à Shiraz qu’Arpa Khan, vaincu, était gracieusement livré aux mains des Indju afin qu’ils fassent le nécessaire. Mas’ud, après avoir ainsi vengé son père et inhumé son corps dans sa patrie, continua la besogne en tuant aussi son frère, Kayhusrev, qui ne voulait pas jouer les intérimaires et se proclama souverain de Shiraz. Un troisième frère, Muhammad, s’enfuit alors vers Pir Husein le Tchobanide, nommé gouverneur de Fars par son cousin, Hasan le Petit, tout-puissant à Tabriz. Pir Husein joue le jeu classique ; dans un premier temps, il chasse Mas’ud de Shiraz et le remplace par Muhammad, puis il assassine ce dernier, en 1340, pour se déclarer seul maître du Fars. Mais cette fois-ci ce sont les habitants de Shiraz qui se révoltent pour chasser Pir Husein et rappeler Mas’ud.
A partir de ce moment l’affaire de Shiraz s’intègre de plus en plus dans la lutte pour le partage des restes de l’empire ilkhanide. Pir Husein demande l’aide de Malik Ashraf, son cousin et frère de Hasan le Petit, pour reconquérir Shiraz. Finalement, la bataille éclate entre les armées des deux cousins et Pir Husein, vaincu, éliminé de la course, est assassiné à Tabriz par Hasan le Petit, qui nomme, pour rétablir l’équilibre, un quatrième frère Indju, Abu Ishak, à Ispahan. Ce dernier, p060 évidemment, cherche à prendre Shiraz à son frère, Mas’ud, qui, chassé, est obligé de recourir aux services de Yaghi Basti, frère de Malik Ashraf, tandis que ce dernier appuie Abu Ishak. Les Indju deviennent ainsi des instruments dans la lutte que se livrent les Tchobanides entre eux. Yaghi Basti finit par tuer son protégé, Mas’ud, mais l’assassinat du chef de la famille Tchobanide, Hasan le Petit, en 1343 déplace le centre d’intérêt vers Tabriz en laissant très opportunément Abu Ishak maître du Fars.
Ce ne sera pas pour longtemps, car une autre puissance est en train d’émerger au nord, dans les régions désertiques de Yazd et de Kirman. Là, un certain Muzaffar, issu d’une famille arabe, contrôle la région comme vassal des Ilkhans jusqu’à sa mort en 1314. Son fils, Mubariz al-din Muhammad, s’empare de Yazd en 1318 et de Kirman en 1340. Il sera à l’origine de la dynastie dite muzaffaride. De son côté, Abu Ishak, après avoir consolidé son emprise sur Ispahan et Shiraz, se tourne vers le nord. Il fait une première expédition sans résultat à partir de juin 1347, vers Kirman. C’est cette campagne qu’Ibn Battûta relate sans doute, puisqu’il repasse par Shiraz en été 1347. Abu Ishak va renouveler ses attaques presque tous les ans avec des résultats toujours plus décevants, jusqu’à ce qu’en 1353 Muhammad vienne mettre le siège devant Shiraz. La ville capitule et Abu Ishak s’enfuit à Ispahan. Il est vaincu et mis à mort dans cette ville en 1356. Les Muzaffarides qui vont jusqu’à occuper Tabriz pendant un moment, en 1358, survivront jusqu’à l’arrivée de Timur à la fin du siècle.
C’est dans ces parages qu’Ibn Battûta a des contacts avec un autre silsila de soufis qui s’apparente aux suhrawardis. A l’origine de cette silsila se trouve Abu Abd Allah ibn Khafif le saint de Shiraz, mort centenaire en 982, et rattaché lui aussi par al-Djunaid aux premiers saints de l’islam. Son successeur, Abu Ishak Kazeruni p061 (963-1035), est le fondateur d’un ordre qui porte son nom et qui se spécialisera dans... les assurances maritimes. Des cheikhs de cet ordre, dispersés dans les ports de l’Inde et de la Chine, se chargent de recueillir, par écrit, les promesses d’offrandes faites par les marchands, en vue d’une heureuse traversée, et lorsque le voyage aboutissait d’autres représentants de l’ordre, dûment informés, touchent les sommes promises. Dans la même descendance, on trouvera aussi un des mystiques les plus délirants du soufisme et qui a atteint le sommet de l’érotisme divin, Ruzbehan Baqli, qui était aussi un élève d’Abu’l Nadjib Suhrawardi. Ibn Battûta visite les tombeaux d’Ibn Khafif et de Ruzbehan à Shiraz et la zawiya d’Abu Ishak à Kazerun. Il profitera également de son passage dans la capitale de Fars pour obtenir deux diplômes sur l’exégèse du Musnad de l’imam Shafi’i, le fondateur de l’école shafi’ite, et d’une autre compilation de hadiths faite par un savant hanafite. Ayant ainsi considérablement renforcé son image spirituelle, il revient par le Khorasan vers Bagdad en passant par Kufa et Hilla.
La description de Bagdad, copiée en partie sur Ibn Djubair, est assez décevante pour le lecteur profane, mais elle permet d’avoir une ultime vision de la capitale arabe médiévale, puisqu’Ibn Battûta est le dernier à évoquer les grandes mosquées et autres monuments de la ville qui disparaîtront par la suite. Pour le reste, notre voyageur complète sa collection de tombes en y ajoutant quelques joyaux comme ceux d’Abu Hanifa et d’Ahmad bin Hanbal, fondateurs éponymes de deux des quatre écoles sunnites. Il oublie ou évite de mentionner le tombeau d’Abd al-Qadir, saint célèbre et fondateur de l’ordre soufi des qadiris, le seul des grands ordres de l’époque à ne pas être mentionné dans l’ouvrage. II ajoute également à son érudition un autre recueil des hadiths avec sa chaîne de transmission appropriée. p062
Le départ du sultan Abu Saïd de Bagdad donne l’occasion à Ibn Battûta de suivre un camp impérial et de faire une promenade du côté de Tabriz. Il passe vingt-quatre heures dans cette ville et nous en donne une assez bonne description sans, cette fois, mentionner aucun saint homme, mort ou vivant. Revenu à Bagdad vers le 20 juillet 1327, il s’aperçoit qu’il lui reste encore le temps de faire un petit tour avant le départ de la caravane de La Mecque. Il remonte alors le Tigre jusqu’à Mossoul et de là pousse jusqu’à Mardin. Il a ainsi l’occasion de visiter encore un petit État musulman qui, alliant la diplomatie à la solidité de la forteresse de Mardin, a pu subsister depuis l’époque seldjukide jusqu’aux lendemains de l’ère timuride. Artuk, un des chefs des tribus turkmènes poussées par les Seldjukides vers l’Anatolie, légua à ses fils la région de Mardin. Ibn Battûta y trouve Malik Shams al-Din, douzième sultan de sa lignée qui traverse paisiblement l’écroulement de l’empire ilkhanide en régnant de 1312 à 1362.
Revenu à La Mecque, via Bagdad, Ibn Battûta y accomplit le pèlerinage de 1327 ainsi que les trois suivants. Il passe donc, selon ses dires, trois ans à La Mecque, lieu dont les occasions de sanctification et d’érudition ne manquent évidemment pas. Toutefois, cette longue inactivité, pour un personnage si remuant, peut paraître suspecte, d’autant qu’un certain nombre d’éléments requièrent des explications. Globalement, on pourrait dire que la véracité de la participation d’Ibn Battûta aux quatre pèlerinages avec les stations à Arafat les 26 octobre 1327, 14 octobre 1328, 3 octobre 1329 et 22 septembre 1330 doit être admise. L’auteur cite aussi bien des pèlerins célèbres, dont la présence est connue par ailleurs, que des compatriotes de Tanger et des environs qui auraient pu le démentir. Toutefois, les intervalles sont sujets à caution et notamment le dernier. Effectivement, le voyage Égypte, relaté au début du premier volume, pose quelques problèmes de datation. Ibn Battûta dit avoir participé au Caire à une fête donnée à p063 l’occasion de la guérison d’une fracture au bras de Malik Nasir. Or cette fête est précisément datée par les chroniqueurs au 25 mars 1330. L’auteur dit également avoir assisté aux cérémonies d’observation de la nouvelle lune du mois de ramadhan, à Abyar, dans le Delta. Or, au premier voyage de 1326, il se trouvait à cette date en Syrie, quelque part entre Jérusalem et Damas. Son deuxième voyage de 1332, pendant lequel il traverse Égypte pour aller de La Mecque en Asie Mineure, ne correspond également pas à cette époque de l’année, puisqu’il a dû passer le ramadhan de 1332 à La Mecque et celui de 1333 en Asie Mineure. Au troisième voyage de 1348, où il va du Caire à La Mecque en passant par la Syrie, il est déjà à La Mecque au mois de ramadhan. Et enfin en 1349 il a déjà quitté à cette date Alexandrie, en route pour le Maghreb.
Troisième point : il dit avoir assisté au départ, du Caire, de la caravane de radjab. Cela est également impossible pour la période des quatre voyages cités plus hauts. Si on part alors de la seule date fixe qu’on possède, celle de la « fête de la Fracture » le 25 mars 1330, et si on place les autres événements dans cette même année, on aura fin avril-début mai pour le départ de la caravane et 17 juin pour les cérémonies de la nouvelle lune à Abyar. Ainsi on peut avancer l’hypothèse d’un voyage en Égypte pendant la première moitié de l’année 1330, notre homme ayant tout son temps pour revenir participer au pèlerinage qui a eu lieu cette année fin septembre. Si ce voyage n’a pas eu d’objectifs pieux à signaler et les endroits visités ayant déjà été décrits, il est normal qu’Ibn Battûta n’ait pas considéré digne d’intérêt de le mentionner. Cela lui permettait par ailleurs d’allonger la durée de son séjour à La Mecque, ville assurément plus sanctificatrice. Mais cela n’est, évidemment, qu’une hypothèse, à confronter aux autres problèmes qui vont se présenter au cours du deuxième volume. Notre voyageur quitte de toute façon les terres centrales de l’islam après le pèlerinage de 1330 pour son premier voyage d’aventures vers l’océan Indien. p064
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