Introduction
L’Inde (deuxième partie)
Après avoir fourni, dans l’introduction du deuxième tome, un certain nombre d’éléments en liaison avec le texte, on doit aborder ici les questions générales soulevées par l’ensemble du voyage en Inde, en commençant par celle qui se pose pertinemment tout au long du récit : la question du pouvoir et de son exercice. Le problème se manifeste au départ à l’échelle d’un personnage, Muhammad bin Tughluk, sultan de Dihli, et s’élargit de proche en proche au pouvoir islamique en Inde et, au-delà, à l’éternelle question du despotisme oriental. Ainsi le lecteur se trouve renvoyé à la surprise annoncée au début de la préface du tome I, où le choix du texte d’Ibn Battûta se justifiait par la nécessité d’une vision interne de l’Orient, déformée sous le prisme de l’Occident. Or on se trouve maintenant confronté au récit d’un pouvoir odieux et d’une cruauté absurde, sans avoir les moyens de le récuser sous prétexte de visions biaisées et d’alibis culturels. Doit-on alors mettre les torts sur le compte d’un personnage ou d’une époque, ou bien faire une généralisation et traiter le récit comme un exemple parmi les plus significatifs et les plus probants des tares originelles de ce qui serait « le despotisme oriental » ? Mais voyons les choses dans l’ordre, p005 Ibn Battûta n’est pas le seul à nous décrire le bon et le mauvais gouvernement de Muhammad bin Tughluk. D’autres contemporains indiens, notamment Ziya al-Din Barani, Budauni ou Isami, ont laissé des chroniques qui reprennent ou complètent les événements cités par notre auteur, en couvrant, en plus, la totalité du règne. Or ces auteurs sont encore plus critiques, et sévères à l’égard du souverain. Étant donné que Barani, par exemple, écrivait sous Firuz Shah, cousin et successeur de Muhammad Tughluk, lequel chérissait la mémoire de son prédécesseur, et que Ibn Battûta rédigea son récit en dehors de toute influence de la cour de Dihli, on a peu d’arguments pour récuser ces textes qui concordent et se complètent mutuellement.
Le règne de Muhammad Tughluk commença, comme d’habitude, par des révoltes. Le père du souverain venait de fonder une dynastie et il était normal que la transition provoque des remous. Jusque-là, rien de notable, et même le traitement des coupables avec des raffinements... culinaires paraît faire partie des mœurs de l’époque. Par contre, ce sont les velléités d’un ordre nouveau et d’une administration parfaite qui porteront le plus grand préjudice à la société indienne sous le régime du sultanat de Dihli. La première mesure de ce genre est la décision de déplacer la capitale de Dihli à Deogir, baptisée Dawlatabad pour l’occasion. Cette décision, comme la plupart de celles de Muhammad Tughluk, contient un noyau de rationalité abstraite : l’empire s’étant étendu jusqu’au sud de la péninsule, Dihli devient trop excentrée comme capitale. Mais il était évident que cette mesure provoquerait le mécontentement des habitants de la capitale déchue, vivant en grande partie sur les dépenses de la cour. La résistance prit l’aspect d’une lutte personnelle entre Muhammad Tughluk et son peuple, ce dernier lui envoyant des lettres anonymes de protestation et le souverain décidant enfin de déporter tout le monde et de les emmener de force à Dawlatabad. Cet événement servira également à p006 enraciner dans la tête du souverain la fiction qui semble avoir mené ses actions ultérieures : une résistance ignorante et malveillante d’un peuple récalcitrant et mal disposé face à la justesse des actes d’un souverain éclairé. Cette vision des choses donne à ce dernier le droit d’imposer ses vues par la force et de punir les insoumis. Ainsi les plus grandes injustices et les plus grandes cruautés se feront au nom de l’ordre, de la justice et des grands principes de gouvernement.
Une autre mesure du début du règne fut la compilation d’un registre général des revenus et des dépenses du royaume ; excellente initiative, mais qui aboutit à un relèvement arbitraire des impôts dans la région du Doab, grenier par excellence du royaume. Les paysans qui ne pouvaient s’acquitter de ces charges nouvelles se replièrent alors sur le brigandage, et une expédition punitive fut organisée en conséquence. Des villes ont été prises, et la population massacrée ou réduite en esclavage, comme en pays conquis. Les insurgés, enfuis dans les jungles, furent traqués comme du gibier.
C’est vers la même époque que Muhammad Tughluk eut l’idée d’une monnaie fictive destinée à augmenter les ressources du Trésor. L’idée n’était pas nouvelle, mais seule l’administration chinoise avait pu, jusqu’à ce jour, la mettre en pratique avec des résultats plus ou moins satisfaisants. Or Dihli frappa des pièces de cuivre sans aucun contrôle et sans un vrai calcul de contrepartie en valeurs. Les sujets ingrats de Muhammad Tughluk se mirent alors à fabriquer, à qui mieux mieux leur propre fortune ; la maison de chaque Hindou devenant un hôtel des monnaies, selon l’expression de Barani, jusqu’à ce que le Trésor soit obligé de racheter les énormes sommes en circulation, au prix qu’il leur avait fixé en or et argent.
D’après les historiens, cette opération avait pour but d’enrichir le Trésor, afin de permettre la réalisation p007 d’un objectif ambitieux : ni plus ni moins que la conquête du monde. La première étape serait la Perse, et pour cela une armée était déjà mise sur pied et payée jusqu’à épuiser complètement le Trésor. Alors les militaires, privés de solde, grossirent les rangs des différentes révoltes qui se rallumaient avec une périodicité mathématique. On ne sait pas si l’expédition malheureuse de l’Himalaya, relatée par Ibn Battûta, ainsi que par Barani, faisait partie de ce vaste projet de conquête universelle.
Toutes ces mesures eurent pour résultat une des plus grandes famines que l’Inde ait jamais connue et qui dura sept ans. Ibn Battûta fut témoin d’une bonne partie. Parallèlement, les révoltes battaient leur plein. Une des principales raisons était l’affermage, au plus offrant, des revenus des provinces. Les membres de l’aristocratie gravitant autour de la cour prenaient en ferme les provinces à des sommes dont rien n’indiquait qu’elles pourraient être raisonnablement remboursées. Ainsi le nouveau gouverneur s’apercevait à la fin de l’année que son seul espoir de survie résidait dans l’éventuel succès d’une révolte.
La situation appelait des mesures draconiennes et Muhammad Tughluk s’y attela avec son zèle habituel. Un projet destiné à ramener la prospérité fut élaboré. Un ministère de l’Agriculture fut créé et le royaume fut divisé en secteurs de superficie égale, des carrés de trente lieues de côté, dans lesquels pas un seul arpent ne saurait rester inculte. Les semences se feraient par rotation : blé, puis orge, puis canne à sucre, et pour finir des légumes. Ce système parfait ne laissait de place ni aux éventuels terrains incultes ni aux autres pâturages et forêts inclus dans cette division géométrique du territoire. Par ailleurs, il ne tenait pas compte des problèmes d’assolement, importants surtout après les cultures comme celle de la canne à sucre qui épuise le sol. Des surintendants ont été nommés et, aucune personne sensée p008 ne voulant s’engager à faire pousser du blé dans un marécage ou de la canne à sucre dans une forêt, les candidats furent surtout recrutés parmi les personnes peu recommandables. Afin de les rendre plus efficaces, le souverain les combla de cadeaux et d’argent. Soixante-dix millions de pièces d’or furent ainsi distribuées, d’après Barani, et trois ans après, le résultat de la réforme n’était même pas capable d’éponger le centième de cette somme.
Les résultats de tous ces projets ne faisaient que renforcer Muhammad Tughluk dans la conviction de son bon droit et dans celle de l’incapacité et de la tare congénitale de ses administrateurs et administrés. En conséquence, il fallait toujours punir et punir encore plus fort. Jusqu’à ce que tout le monde se révolte, y compris les fonctionnaires moyens, chargés de l’ordre et de la collecte de l’impôt dans les petites circonscriptions. Ce soulèvement de la base administrative fut fatal au souverain. Toutefois, il tint bon, et passa les six dernières années de sa vie à courir de province en province, sans avoir l’occasion de mettre un seul jour les pieds dans sa capitale, occupé qu’il était toujours à mater une révolte tandis que d’autres s’enflammaient ailleurs. Il mourut épuisé, en 1351, en laissant un empire exsangue et en état de décomposition avancée. « Le roi se libéra de son peuple et le peuple de son roi », écrit Badauni en guise d’épitaphe. Une aspiration abstraite à l’ordre, à la justice et même au bonheur général avait pu se muer en la plus odieuse des tyrannies.
Mais le personnage ne peut sûrement pas tout expliquer. Il faut donc le dépasser pour saisir le contexte politique et social de l’époque. Et tout de suite s’impose une première constatation, qui transparaît à travers toutes les sources : l’islam, et peut-être pour la première fois dans son histoire, reste comme un îlot dans cet océan étranger et hostile qu’est le monde hindou. Les raisons de cette non-assimilation exceptionnelle sont p009 sûrement très complexes, et il serait téméraire d’essayer de les aborder dans ce cadre. Essayons tout de même de poser quelques axes de réflexion.
L’hindouisme, avec l’ensemble des pratiques sociales qu’il entraîne, n’est pas seulement profondément enraciné jusqu’à en faire un tout indivisible dans le sol indien, il apparaît aussi comme résolument antinomique à l’esprit de l’islam. Si l’islam possède avec le christianisme un substrat commun à travers le monothéisme judaïque, rendant les synthèses possibles, rien, ou presque, ne semble lui permettre une compréhension du monde hindou, L’horreur sacrée qui envahit le croyant musulman à la vue du système des représentations et de la sensualité débordante matérialisées dans les temples hindous n’a d’égal que la haine du dévot hindou face à la destruction systématique de ces temples par les envahisseurs musulmans. Dans la conception de la divinité et de la nature, de l’homme et de la femme, tout semble séparer les deux religions, et d’ailleurs, la tradition musulmane ne comptant pas les hindous parmi les « gens du Livre », elle ne leur donne pas de possibilités de survie autonome dans une société islamique.
La coexistence pacifique étant ainsi a priori exclue, l’assimilation démarre sous de très mauvais auspices. La conquête musulmane de l’Inde n’a pas été appuyée par une colonisation plus ou moins massive, comme ce fut le cas avec l’immigration arabe en Afrique du Nord, ou turque en Asie Mineure. Elle a été le fait d’un nombre limité de personnes isolées, d’aventuriers et de guerriers turcs, afghans ou mongols. Violence donc, et contre-violence bâtirent un nouvel empire. Les nouveaux maîtres durent vite se sentir pris au piège de leurs conquêtes et n’ont pu se maintenir qu’en se battant, le dos au mur, et en se refermant sur eux-mêmes. Ainsi, on voit se former de nouvelles castes à l’image de la société opposée : une aristocratie turque qui conserve jalousement le pouvoir en reléguant au second rang les familles afghanes p010 ou mongoles et en considérant les hindous, même convertis comme des parias. La violence engendre donc le cloisonnement, lequel barre à son tour le processus de l’assimilation. Les seuls ponts, non négligeables, sont jetés à travers le soufisme qui s’était déjà nourri du mysticisme hindou, établissant ainsi un syncrétisme à la base, raison principale peut-être de la persistance, malgré tout, de l’islam en Inde. En conclusion donc, et sans vouloir s’aventurer plus loin, on pourrait dire que la violence et la cruauté, très probablement réciproques, semblent inhérentes à cette société excessivement instable que fut l’empire de Dihli dans sa foudroyante mais fragile expansion de ce début du xive siècle,
Il nous reste maintenant un dernier aspect à traiter en fonction de notre préoccupation de départ : le cas de l’islam indien est-il une perversion mesurable, donc explicable, ou bien est-il un aspect, aberrant peut-être, mais de ce fait encore plus significatif, du « despotisme oriental » ? Question qui nous mènerait loin puisqu’elle nécessiterait aussi bien de justifier la juxtaposition des deux qualificatifs « despotisme » et « oriental » que d’expliquer la raison pour laquelle ce « despotisme » devrait avoir des sources géographiques, ethniques ou religieuses, qu’elles soient prises séparément ou qu’elles soient réunies en des synthèses partielles. On pourrait alors se limiter à l’impression immédiate qui émane des descriptions fournies par Ibn Battûta : celle du mépris ou de la dévalorisation de la vie humaine. Or la « valeur » de la vie humaine, avec ses connotations aussi bien morales qu’économiques, nous ramène à l’« usage » qui en est fait ; à sa productivité et à l’utilisation du surproduit qui en découle, donc au type de formation socio-économique dans lequel cette « valeur » se place. On avait déjà atteint le comble de cette dévalorisation à travers les invasions mongoles, abordées dans le tome précédent. Or quels que soient les objectifs tactiques de Gengis Khan et de ses successeurs qui visent à semer la terreur et à paralyser toute résistance, p011 il n’en reste pas moins que le système mongol, à ses débuts, non seulement n’avait pas besoin d’un potentiel humain supplémentaire, mais au contraire avait tout intérêt à détruire les structures sédentaires agricoles ainsi que le réseau urbain qui s’y attachait, afin de le remplacer par une économie nomade, dévoreuse d’espaces et qui élimine les hommes, faisant place aux troupeaux. En ce qui concerne le sultanat de Dihli, une surpopulation des campagnes indiennes ne constituait pas seulement un danger politique pour la minorité dominante musulmane, mais aussi un manque à gagner, par la diminution du surproduit récupérable. C’est ainsi que l’administration centrale a tendance à augmenter arbitrairement les impôts, qui sont des surproduits versés en nature, et à sévir, ensuite, contre les « rebelles » qui ne peuvent s’exécuter. Or ce sont les nécessités d’une culture intensive et d’un artisanat important liés à une activité commerciale soutenue, et enfin les besoins d’une production manufacturière, qui en valorisant le travail valorisent également la vie humaine. Alors les sociétés dites orientales, islamiques ou non, ne répondant pas à ces caractéristiques, s’attirent immanquablement, de la part des sociétés industrialisées, des jugements de valeur attribués à des caractéristiques géographiques, ethniques ou religieuses isolées de leur contexte. Ce serait donc dans ce contexte, celui d’une formation socio-économique considérée sous tous ses aspects économiques, sociaux et culturels qu’il faudrait placer les témoignages dont on dispose en général et celui d’Ibn Battûta en particulier.
On revient ainsi à notre point de départ qui est le récit d’Ibn Battûta afin de l’apprécier à sa juste valeur, celle d’un témoignage direct, vivant et véridique de la société musulmane de l’Inde de son époque. Notre homme restant toujours le « voyageur de l’islam », la société hindoue n’apparaît que marginalement et ponctuellement, mais sans manifestations particulières d’hostilité, et les contacts personnels de l’auteur, au cours de sa captivité, p012 constituent les meilleures pages de son œuvre. Les renseignements ainsi fournis sont d’autant plus précieux qu’il s’agit d’une époque où les sources sont paradoxalement rares. C’est pour cela que ces renseignements sont abondamment utilisés et controversés par les historiens indiens contemporains.
On retiendra dans l’ensemble des problèmes que le récit pose à l’historiographie indienne ceux liés à l’itinéraire et à l’emploi du temps de notre auteur, puisque les indications données par le texte continuent à présenter des incohérences qui se répercutent sur les événements.
Premièrement, le problème de la date d’arrivée sur l’Indus le 12 septembre 1333 selon l’auteur, deux ans plus tard si on calcule à partir du départ de La Mecque , déjà abondamment traité dans les tomes précédents, réapparaît. Une lecture rapide des histoires de l’Inde semble confirmer cette première date. Or un examen un peu plus approfondi montre qu’il n’en est rien, et que, bien au contraire, c’est l’histoire de l’Inde de cette période qui semble avoir été bâtie sur la date fournie par Ibn Battûta.
Dans le voyage d’arrivée de notre auteur, depuis l’Indus jusqu’à Dihli, un seul élément nous fournit une indication chronologique : sa rencontre avec le cheikh Alam al-din Sulaiman d’Adjodhan, dont on sait par ailleurs qu’il est mort en 1334. Cela militerait, évidemment, pour une arrivée en 1333, mais on pourrait mettre ce décalage sur le compte d’un mensonge pieux, sachant que l’auteur affectionne particulièrement les rencontres sanctificatrices, au point d’en inventer certaines.
L’arrivée à Dihli se fait en janvier 1334 (ou 1336). Ibn Battûta attend ici le retour du sultan qui rentrera à Dihli, d’après le texte, le 9 juin (1334) ou le 18 mai p013 (1336). On suppose que le souverain était dans le Doab, en train de mater la révolte des paysans, mais rien ne permet de le vérifier, et d’ailleurs on ne connaît pas la date de cette révolte.
Après l’arrivée de Muhammad Tughluk à Dihli, on a droit à de longues descriptions de réceptions faites à Ibn Battûta et à ses compagnons, de cadeaux reçus ainsi qu’à l’évocation de l’histoire de son endettement. Cet épisode a aussi le mérite d’éclairer le caractère du personnage. Ces événements couvrent sans doute la seconde moitié de l’année 1334 (ou 1336), et la prochaine date donnée est celle du 9 djumadha I (sans précision d’année), où le souverain part pour écraser la révolte de Madura à l’extrême sud de la péninsule. Les historiens de l’Inde situent cette date au 5 janvier 1335. Si on considère que le souverain envoya son vizir en avant-garde près de deux mois avant son départ, et si on tient compte du temps nécessaire pour que les nouvelles de Madura arrivent jusqu’à Dihli, on peut placer cette révolte vers la fin de l’été ou le début de l’automne de l’année 1334. C’est ce que font les historiens, en se basant apparemment sur le seul récit d’Ibn Battûta et en retenant comme date d’arrivée le 12 septembre 1333. Or la seule autre indication existante provient des monnaies de Djalal al-din Ahsan Shah, le révolté et premier sultan de Madura, et les premières de ces monnaies retrouvées datent de 1336. Ainsi, rien n’empêche d’avancer le départ de Dihli du souverain au 14 décembre 1336 en se tenant à l’hypothèse de l’arrivée sur l’Indus en 1335.
Le texte précise ensuite que le sultan mit deux ans et demi pour revenir à Dihli. Pendant ce temps-là, il descendit à Dawlatabad et, par la suite, à Warangal, dans le Telingana, afin de poursuivre sa route vers Madura. Or, une épidémie qui éclata dans son armée l’obligea à s’arrêter. Rentré à Dawlatabad, il apprit que les nouvelles de l’affaiblissement de son armée et aussi des rumeurs sur sa mort avaient provoqué des révoltes. Ces p014 révoltes une fois matées, la famine atteint de telles proportions que Muhammad Tughluk, au lieu de revenir à Dihli, s’installe à Sargadwari sur le Gange, près de Kannaudj, afin de pouvoir alimenter son armée et sa cour par la province d’Oudh, la seule épargnée par la famine, grâce au gouvernement éclairé d’Ain ul-Mulk. Entre-temps, Ibn Battûta se trouve à Dihli, chargé de la gérance des revenus affectés au tombeau du sultan Qutb al-din, et par cela occupé à alléger les souffrances de la population de la capitale. Au cours de cette période, il fait un voyage au fief que Muhammad Tughluk lui avait affecté à Amroha et il rend visite au souverain à Sargadwan. C’est à cette époque qu’on doit placer la révolte d’Ain ul-Mulk, décrite en détail par Ibn Battûta, témoin oculaire, sa répression et le retour de la cour à la capitale, deux ans et demi après son départ, c’est-à-dire en juin 1337 (ou 1339). Ici s’arrête la chronologie tirée du texte d’Ibn Battûta, mais jusque-là, et à partir de 1334, tous les événements de l’histoire du sultanat de Dihli sont datés à partir de cette fameuse date de l’arrivée sur l’Indus et ils ne peuvent pas, par conséquent, servir à sa vérification. Donc, mise à part la rencontre avec le cheikh Alam al-din, rien n’empêche un décalage de deux ans. Pour conclure alors définitivement, on peut dire que, dans toute cette période mouvante du voyage d’Ibn Battûta qui s’étale finalement de 1328 à 1339, le seul élément qui milite en faveur d’une arrivée sur l’Indus en 1333 (en fixant ainsi le dernier départ de La Mecque en 1330) réside dans sa rencontre avec le souverain mongol Tarmashirin. Tout le reste cadre bien avec un départ de La Mecque en 1332, comme le texte le précise, et une arrivée sur l’Indus en 1335.
Ce problème clos, on retombe tout de suite sur un autre, qui est du même ordre. Ibn Battûta nous annonce son départ de Dihli pour le sud de l’Inde et le Sud-Est asiatique le 17 safar 743 ou 22 juillet 1342. De même, plus loin son départ des Maldives est fixé par le texte au 26 août 1344. On, exactement comme pour le problème p015 précédent, les déplacements intermédiaires et les indications données nécessitent l’intercalation d’au moins un an. Et, comme dans ce cas on ne peut avancer la dernière date, puisque, de proche en proche, on bousculerait les dates du retour au Moyen-Orient, lesquelles sont bien étayées par des événements historiques, on doit donc reculer celle du départ de Dihli en rognant encore sur le séjour indien.
Avant d’aller plus loin dans cette investigation, il faut signaler les hypothèses que cette répétition d’« erreurs » nous incite à faire. On arrive à la conviction qu’aussi bien les grosses incohérences chronologiques dans l’itinéraire La Mecque-Indus ou dans celui de Dihli-Maldives que les plus modestes concernant l’excursion à Bulghar et le circuit du Khorasan ainsi que le voyage à Canton ou à Pékin ne résultent pas d’oublis ou de confusions mais sont les conséquences de « brouillages » volontaires. Le motif est plus clair dans les cas mineurs : prolonger les voyages réels par des voyages imaginaires vers des lieux bien cotés dans la littérature géographique et religieuse de l’époque. En ce qui concerne les deux cas les plus importants, la préoccupation semble être la prolongation des périodes de formation religieuse ou d’exercice de fonctions. Dans la rédaction de son œuvre, offerte au sultan du Maroc, Ibn Battûta poursuit deux objectifs : se présenter comme quelqu’un qui a beaucoup voyagé, et par conséquent beaucoup vu, mais aussi comme quelqu’un qui a acquis une formation religieuse et exercé des fonctions, notamment celle de juge. Et c’est surtout cette dernière démonstration qui doit le préoccuper le plus, parce que c’est elle qui peut lui ouvrir la porte d’un emploi dans l’administration marocaine. Or ces deux objectifs deviennent contradictoires. Dans le récit d’Ibn Battûta, le temps est l’ennemi de l’espace. Lorsqu’il voyage, les lieux, les choses et les personnages vus suffisent comme preuves. Le temps est alors subtilisé. Par contre, le temps compte dans les longs séjours, puisqu’il prolonge les périodes de formation p016 ou l’ancienneté dans la fonction ; d’où ce temps en accordéon qui pouvait peut-être échapper à ses contemporains ou ne pas les préoccuper outre mesure, mais qui tombe sous le coup des exigences de la recherche moderne.
Par conséquent, Ibn Battûta écrase volontairement le temps entre le séjour mecquois studieux et la magistrature de Dihli, et récidive entre cette dernière et ses nouvelles fonctions dans les Maldives. Il nous dit également être resté un an et demi dans les Maldives, ce qui semble peu probable, et, dans le cas où on accepterait cette affirmation il faudrait reculer son départ de Dihli non plus d’un an mais de deux ans. Ce temps mobile permettait ainsi à notre auteur de combiner de longs séjours et de longs voyages pour sa plus grande gloire auprès de ses contemporains.
Parallèlement, le recul d’un an du départ de Dihli et le maintien de la possibilité d’avancer de deux ans la date d’arrivée en Inde nous permet de cerner d’un peu plus près le vide curieux qui s’installe entre le retour de l’auteur, avec la cour, des bords du Gange à Dihli et son départ définitif de cette ville. Si on suit le récit indien, on a vu qu’on devrait placer ce retour vers le mois de juin 1337. Or la disgrâce d’Ibn Battûta doit se situer peu de temps après ce retour, puisqu’elle est liée, toujours d’après le texte, à sa visite à un cheikh dissident, lequel sera exécuté « quelque temps » après le retour du sultan à Dilhi, comme il le précise lui-même dans le tome précédent. Ensuite, il nous dit que, « quelque temps » après sa disgrâce, il s’attacha pendant cinq mois à un cheikh et que le sultan, apprenant ces faits, l’appelle auprès de lui, dans le Sind. Cette rencontre date, d’après le texte, du mois de décembre 1341. Huit mois plus tard, il part de Dihli, chargé d’une ambassade en Chine. On a du mal, dans ces conditions, à remplir ces quatre ans et demi écoulés entre le début de la disgrâce et le pardon du souverain. La remise en ordre chronologique, p017 rabattant 1337 à 1339 et 1341 à 1340, réduit cette période à un an et demi et la rend ainsi beaucoup plus plausible. Le flou chronologique du texte au cours de cette période se reflète d’ailleurs sur l’histoire indienne, et une datation des événements du règne de Muhammad Tughluk ne sera à nouveau possible qu’à partir de décembre 1344, en se basant, évidemment, sur d’autres sources. Quant à Ibn Battûta, même s’il ne cite aucune date dans son historique du règne de Muhammad Tughluk, il semble suivre un ordre chronologique qui ne s’arrête pas à son départ de Dihli, mais à son départ de Calicut pour l’Arabie en mars 1347, puisque son récit s’arrête au siège de Dawlatabad par Muhammad Tughluk, en précisant : « ici finissent les informations que je puis donner à ce sujet ». Il ne connaît ni le retour du souverain de Dawlatabad au Gudjarat en ce même mois de mars ni l’accession du Deccan à l’indépendance, le 3 août de la même année. Il faut également signaler à cette occasion que, malgré ces problèmes chronologiques personnels, Ibn Battûta s’avère un chroniqueur très consciencieux de l’histoire indienne, et, à notre connaissance, aucune recherche sérieuse n’a eu à mettre en cause ses informations. Les seules erreurs proviennent du fait que les historiens de l’Inde se sont servis du récit indien de notre auteur en l’isolant de son contexte global, ce qui n’a pas rendu possibles les prudences nécessaires de datation.
Dès son départ de Dihli, Ibn Battûta, quitte le milieu sur lequel il nous avait entretenus pendant quatre chapitres, et pénètre progressivement dans le monde hindou. Ses informations seront alors fragmentaires, puisqu’il ne tentera pas de faire des synthèses mais égrènera des éléments, au fur et à mesure de son itinéraire et de ses aventures. D’autre part, en cette période où la puissance du sultanat de Dihli se trouve à son zénith, les sources d’informations sont en grande majorité musulmanes et p018 le matériel dont on dispose pour essayer une reconstitution du monde hindou, et une comparaison avec l’image qu’Ibn Battûta nous en donne, est minime.
Les choses sont encore plus difficiles en ce qui concerne le nord de l’Inde. Non seulement on ne peut pas identifier les noms des radjahs hindous cités par l’auteur, mais on arrive difficilement à concevoir cet empire, qui s’étend jusqu’au sud, avec une deuxième capitale dans le Deccan, tandis que les environs de Dihli se trouvent parsemés d’entités politiques hindoues, formellement soumises, sans doute, à l’empire, mais en perpétuelle révolte, comme le prouvent les aventures et le tracé singulièrement tortueux d’Ibn Battûta entre Dihli et Dawlatabad.
Pour le Sud, les choses sont relativement plus claires, du moins dans leurs grandes lignes. On a brièvement mentionné, dans la préface du tome précédent, les quatre grands royaumes hindous qui se partageaient cet espace. De ceux-là ne subsistent, en 1340, que les restes du royaume Hoysala, réduit à la partie sud de l’actuelle province de Karnataka, et qui ne survit que grâce à l’habileté politique de son vieux souverain, Vira Ballala III. Celui-ci va périr en 1342 entre les mains du sultan de Madura, en laissant un vide politique progressivement rempli, à partir de 1346, par la création de l’empire hindou de Vijayanagara. Le passage d’Ibn Battûta correspond donc à cette période de vacance de pouvoir, qui ne sera toutefois pas explicitement perçue, puisque notre auteur ne sera concerné que par la côte occidentale de la péninsule, qu’il va parcourir plusieurs fois d’un bout à l’autre. Or cette bande côtière, longue de près de mille huit cents kilomètres, coincée entre les Ghats et la mer, faisait partie d’un autre système politique, économique et social. Seul le Gudjarat, au nord, venait d’être conquis, à la fin du xiiie siècle, par les souverains de Dihli. L’empire musulman disposait ainsi d’une issue sur la mer, avec le port de Cambay. Toutefois, p019 des souverains locaux, pas toujours très commodes, persistaient de part et d’autre du golfe de Cambay, comme ce Mokhradji, de la dynastie des Gohils, qui tenait l’île de Piram dans le golfe en attaquant les navires musulmans. Muhammad Tughluk a dû faire campagne contre lui pour le réduire après une fière résistance. De même les Gohils semblent tenir la ville de Gogha, à l’ouest du golfe, lors du passage d’Ibn Battûta.
Plus au sud, la côte était traditionnellement partagée entre trois dynasties fort anciennes : les Kadambas dans le Kanara Nord avec Goa, l’ancienne Gopakapatna, comme capitale ; les Alupas dans le Kanara Sud centrés sur Mangalore ; enfin les Cheras dans le Kerala, dont la capitale traditionnelle était Cranganore. Ces derniers furent les premiers à disparaître de la scène de l’histoire. Leur dernier souverain fut le quasi légendaire Cheruman Perumal, qui aurait vécu au ixe siècle. Ce souverain, converti à l’islam, et qui d’après les récits islamiques, aurait visité La Mecque, partagea ses possessions entre ses descendants et ses vassaux. Il en résulta un grand nombre de petits États aux frontières mouvantes et dont il est extrêmement difficile de déterminer le nombre et l’étendue à une époque donnée. Il semble toutefois que le nombre de ces États va en augmentant et atteint son maximum vers le xviiie siècle, et que le chiffre d’une douzaine donné par Ibn Battûta correspond à la réalité pour l’époque qui le concerne.
La particularité des États côtiers n’est pas seulement due à leur cloisonnement entre les collines et la mer ce qui les préserve relativement des agressions continentales , mais aussi à leur activité économique. Le Sud le Kerala est la patrie du poivre, ainsi que d’autres produits comme le gingembre ou le bois de brésil, très prisés par les pays islamiques et chrétiens de l’Occident. D’autres produits, comme la cannelle, issus principalement de Ceylan, transitent par cette côte, connue sous le nom de côte de Malabar, tandis que plus p020 au nord le Kanara, moins peuplé et moins riche, joue le rôle de grenier pour le Sud en produisant de grandes quantités de riz et en les exportant vers le sud. Les croisades ayant habitué l’Occident chrétien à une plus grande utilisation d’épices et la perte de la Palestine ayant privé l’Europe de toute initiative dans le commerce avec les Indes, sa faim n’en devint que plus grande et attisa le commerce indien, jusqu’à aboutir à une intervention directe avec l’arrivée des Portugais au début du xvie siècle. De même, la côte sert de lieu de transit pour les chevaux importés d’Arabie vers l’arrière-pays. Les incursions de la cavalerie turque du royaume de Dihli nécessitent une riposte appropriée dans un pays où les chevaux résistent mal au climat ; d’où la nécessité d’une importation continue, qui atteint son apogée avec la renaissance hindoue, marquée par la fondation de l’empire de Vijayanagara.
La prospérité et l’ouverture de la côte occidentale vers le monde extérieur attire évidemment les colonies étrangères. Les juifs seraient arrivés, selon la tradition, dès la destruction de Jérusalem par les Romains, en 70 de l’ère chrétienne. Des chrétiens nestoriens suivent vers le ive siècle ; c’est parmi eux que persistera la tradition de l’évangélisation de l’Inde par saint Thomas, reprise par Marco Polo et à sa suite par tous les autres Occidentaux. Des Arabes et des Persans arrivent aussi sans doute très tôt. Plus tard, des colonies musulmanes se fondent. Elles sont évidemment les plus nombreuses et les plus puissantes, parce que constamment alimentées. Ces musulmans sont appelés Bohras dans le Gudjarat, Navaiyats dans le Kanara, Mappilas au Kerala et Chulyas à Ceylan. Les premiers sont déjà ismaïlites à l’époque d’Ibn Battûta, ou bien ils le deviendront plus tard. Les Chulyas seraient shi’ites à l’origine, sans autre précision. Les autres ne semblent pas se différencier par leurs croyances les Navaiyats seraient shafi’ites d’après Ibn Battûta , mais peuvent l’être par leurs origines le nom Mappila vient de maha pila (grand enfant) p021 qui indiquerait une origine métissée. Au passage d’Ibn Battûta, ces communautés musulmanes, de plus en plus fortes à cause de leur domination commerciale sur les mers et de la suprématie musulmane dans l’arrière-pays, sont à deux doigts du pouvoir. Les roitelets hindous ont, pour la plupart, des ministres musulmans, qui semblent concentrer entre leurs mains l’essentiel des prérogatives. Toutefois, cette progression sera stoppée par l’empire de Vijayanagara, qui restaure la puissance hindoue et annexe une partie de ces États.
Les relations de la côte avec l’intérieur sont assez complexes. Le sultanat de Dihli n’intervient directement que marginalement. Après la prise de Cambay, Dihli semble principalement préoccupé par l’ouverture de la voie maritime menant à cette ville. Il entreprend alors la conquête de Goa à deux reprises, mais les deux occupations, en 1312 et 1327, seront de courte durée et les anciens souverains recouvreront leurs possessions après le départ de l’armée. Le sultanat de Dihli ne semble pas avoir tenté d’expéditions côtières plus au sud. Par contre, c’est le Hoysala, Vira Ballala III, qui, débarrassé de ses adversaires, les Yadavas de Deogir (Dawlatabad), absorbés par Dihli, tentera d’étendre sa suprématie sur les côtes. Les premières hostilités entre les Kadambas de Goa et Vira Ballala III datent probablement de l’année 1300, suivant de peu la première invasion du Deccan par Ala al-din Khaldji. Une autre bataille se déroulera en 1318, année de la disparition du royaume Yadava de Deogir, et les Kadambas perdront leurs provinces méridionales au profit des Hoysalas. L’année suivante ces derniers s’attaquent aux Alupas du Sud Kanara et à partir de 1333 le nom de Vira Ballala apparaît dans les inscriptions aux côtés de ceux des souverains locaux. Le dernier Hoysala disparaît en 1342 et Harihara I, le premier souverain de Vijayanagara, apparaît comme suzerain de la région en 1345-1346. Or la période intermédiaire correspond presque exactement aux dates des passages d’Ibn Battûta, qui aborde Goa p022 pour la première fois en octobre 1341 et quitte Calicut pour les Maldives et l’Asie du Sud-Est en août 1345.
Quittant Dihli le 2 août 1341 comme membre d’une ambassade, à destination de la Chine, Ibn Battûta et sa suite arrivent après bien des aventures, par un chemin assez détourné et pas toujours facilement repérable, à Dawlatabad, probablement vers la fin du mois de septembre. De là, il se rend, par voie de terre, à Cambay, traverse l’estuaire de Mahi à Kawa et rejoint Gondhar, où l’ambassade s’embarque vers la deuxième moitié du mois d’octobre. Cette traversée maritime finira à Honavar. La suite du voyage vers le sud semble avoir été effectuée par voie de terre. Il est probable que la compagnie chercha ainsi à éviter Goa, où le navire n’accostera pas. Cela illustre l’hostilité du dernier Kadamba contre le sultanat de Dihli et contre les musulmans en général. Si le passage de Marco Polo concernant le « royaume de Goçurat », situé dans son texte entre Malabar et Tana (Bombay), se rapporte en réalité à Goa et non au Gudjarat, la citation suivante éclaire le comportement des Kadambas : « Et sont encore, en ce royaume, les plus grands corsaires du monde sur mer, et les plus grands larrons sur terre ; ils saisissent les marchands, et non contents de leur prendre les denrées, les torturent et les rançonnent ; et s’ils ne payent pas rapidement rançon, leur font si grands tourments que bien d’entre eux se meurent » (Marco Polo). Ce danger pour le commerce maritime, qui était quasi exclusivement aux mains des musulmans, motive aussi bien les conflits avec Dihli que l’expédition qui sera menée plus tard contre Goa par le sultan de Honavar.
Ce dernier, apparemment mentionné uniquement par Ibn Battûta, paraît être le seul musulman à posséder, à l’époque, ce titre sur la côte occidentale de l’Inde. Notre auteur précise que ce sultan est soumis à un souverain p023 hindou nommé Hariab, et le premier réflexe des commentateurs fut de chercher sous ce nom Harihara Ier de Vijayanagara. Or ce dernier, à cette date, n’avait pas encore apparu dans la région, laquelle était directement ou indirectement soumise à Vira Ballala III. Ainsi Hariab fut identifié avec un autre Harihara, Harihara-nripala, petit-fils d’un gouverneur, que Vira Ballala III nomma dans cette région fraîchement conquise sur les Kadambas en 1319. Après la nouvelle invasion du Deccan par Muhammad Tughluk en 1327-1328, et à l’occasion de la révolte de Gushtasp, racontée par Ibn Battûta, Vira Ballala subit encore une défaite qui l’obligea à lâcher prise sur ses dominions les plus éloignés du Nord-Ouest. Alors Honna-nripa, le gouverneur cité plus haut, accéda à l’indépendance et s’établit à Gersoppa, dans l’arrière-pays de Honavar. Son petit-fils Harihara-nripala accéda au pouvoir en 1340 et Djalal al-din Muhammad, le « sultan » de Honavar, semble avoir été son « seigneur de la mer », titre que plusieurs musulmans s’étaient arrogé auprès des petits radjahs de la côte indienne, avec la différence que Djalal al-din a dû faire quelques pas de plus vers l’indépendance complète. Ainsi, il occupera Goa, le 1er octobre 1342, et après une ultime bataille, en septembre 1343, où le dernier Kadamba sera tué en essayant de récupérer sa capitale, il en restera le maître jusqu’en 1347, quand Goa sera reprise par le premier sultan Bahmani du Deccan. Le Kanara sera ainsi partagé entre les Bahmanis et Vijayanagara et on ne saura plus rien des sultans de Honavar. Quant aux souverains hindous de Gersoppa, ils continueront à survivre jusqu’au début du xve siècle comme vassaux de Vijayanagara qui occupera également Goa.
Après Honavar, Ibn Battûta arrive à Barcelore, l’ancienne Basaruru, qui est d’après lui la première ville du Malabar. Or les frontières du Malabar se situent traditionnellement plus au sud, à partir du mont Delly, et on est encore ici dans le Sud Kanara, le royaume des Alupa. Cette dynastie qui gouverne le pays depuis le viie siècle p024 se trouve, à ce moment-là, soumise aux Hoysalas. Ainsi, les inscriptions nous indiquent deux souverains pour l’époque ; le premier, Kulasekhara Alupendradeva II (1335-1346), de la lignée des Alupa, et le deuxième, une reine de la même lignée, mariée à Vira Ballala III. Il apparaît qu’elle règne conjointement avec lui à partir de 1333, date de l’occupation du pays par les Hoysalas, et on retrouve son nom jusqu’en 1348. Ibn Battûta mentionne également deux souverains : l’un à Baccanore (Barakuru), où une inscription de 1346 nous donne effectivement Kulasekhara II comme régnant à partir de cette ville ; et un deuxième à Mangalore, qui n’est apparemment pas une reine, puisque Ibn Battûta n’aurait pas manqué de le mentionner. Toutefois, les quelques inscriptions existantes qui constituent toutes les sources pour l’histoire des Alupa ne suffisent pas à résoudre ce problème.
Plus au sud, la constellation des royaumes du Malabar est composée de quatre formations principales et de plusieurs plus petites, qui servent d’États tampons en remplissant les espaces intermédiaires. Une chronique locale raconte la naissance, plus ou moins légendaire, de ces royaumes à partir de la distribution des terres faite par Cheruman Perumal, vers le ixe siècle. On possède également des informations plus consistantes à partir de l’arrivée des Portugais au xvie siècle, mais, pour la période qui nous concerne, notre seule source est Ibn Battûta et les quelques autres voyageurs qui ont abordé cette même côte aux xive et xve siècles.
Le premier royaume que rencontre Ibn Battûta est celui des Kolattiri, ayant sa capitale à Cannanore. C’est probablement le même royaume que celui d’Eli de Marco Polo, l’ancienne capitale, Eli, ayant été progressivement abandonnée pour Cannanore. D’ailleurs, au xvie siècle, le chef Mappila de Cannanore, dont le nom de famille est Ali Radja, se rendra indépendant dans cette ville et les Kolattiri se retireront vers l’arrière-pays p025 et le nord. Le sud de Cannanore, jusqu’aux environs de Tellichery, appartient probablement à l’époque aux Kolattiri, et ce n’est que plus tard qu’il éclatera en plusieurs petites formations dépendantes de ces derniers. Plus au sud, sans doute à partir de Pantalayini, commence le domaine des Zamorins, qui vont progressivement s’étendre aux dépens des formations voisines. Ibn Battûta et sa suite arrivent à Calicut, leur capitale, vers la mi-novembre 1341. Là, ils séjournent pendant trois mois, attendant probablement les moussons favorables. Mais le voyage commence par une catastrophe : les navires s’écrasent sur les rochers, les ambassadeurs sont noyés et les présents destinés à la cour chinoise perdus. Quant au navire sur lequel Ibn Battûta avait embarqué ses biens et ses esclaves, lui restant à terre, il n’échappe à la destruction que pour fuir en emportant toute la fortune de notre homme. Dans l’espoir de le rattraper, Ibn Battûta descend alors jusqu’à Quilon, en passant par Cranganor, l’ancienne Kodungallur, capitale des Cheras. Les radjahs de Cochin et ceux de Quilon se partagent sans doute cette partie sud du Kerala, mais Ibn Battûta ne mentionne que les derniers.
Après avoir attendu en vain à Quilon le passage de son navire, Ibn Battûta rentre ruiné et désespéré à Calicut. Il a tout perdu, mission et fortune, et n’ose plus retourner à Dihli où il avait réussi à s’en tirer in extremis. Il lui reste un seul espoir, le sultan de Honavar, le seul chef musulman de la région. Il part alors pour Honavar où il arrive vers la mi-juin, puisqu’il nous dit que son séjour auprès de ce souverain totalise onze mois. Quelques mois après, le sultan entreprend la conquête de Goa qu’Ibn Battûta date du 13 djumadha premier. Or il ne peut s’agir que de l’année 743, c’est-à-dire du 14 octobre 1342, puisqu’à la même date, l’année précédente, il se trouvait quelque part entre Dihli et Calicut, et l’année d’après il sera encore en route pour les Maldives. p026
Mais notre homme n’est pas tranquille ; il espère avoir des nouvelles de sa fortune et de ses esclaves embarqués sur le navire parti pour la Chine. Il quitte alors Goa le 13 janvier 1343 et descend jusqu’à Calicut, pour apprendre que son esclave favorite était morte et que sa fortune était dilapidée à Java. Il revient alors auprès de son dernier refuge et nouveau maître de Goa, le sultan de Honavar. Il est de retour à Goa le 24 juin 1343. Mais le sort, décidément, le persécute ; le dernier souverain Kadamba essaie, dans un assaut désespéré, de récupérer son bien, et la bataille fait rage à Goa. Notre homme n’est pas de ceux qui attendent une issue incertaine ; il quitte ainsi Goa, au milieu des combats, le 24 août et revient à Calicut. S’il avait eu la patience et le courage d’attendre, il aurait assisté au triomphe du sultan et à la mort du dernier des Kadamba.
Revenu à Calicut, en pays infidèle, Ibn Battûta a impérieusement besoin d’un protecteur pour survivre. En cherchant bien, il doit s’apercevoir alors de l’existence d’un archipel perdu, mais musulman : les Maldives. C’est la seule issue qui lui reste pour tenter sa chance encore une fois dans les parages. Il s’embarque alors en direction des îles vers la fin du mois de novembre de l’année 1343.
Sur les Maldives on a peu de choses à ajouter au récit d’Ibn Battûta et à celui de François Pyrard de Laval, un Breton qui échoua dans ces îles et y resta pendant cinq ans, entre 1602 et 1607. Ce second texte nous a abondamment servi pour annoter celui d’Ibn Battûta. La tradition locale présente le récit de l’islamisation de l’archipel de la même manière qu’Ibn Battûta, et la chronique royale locale correspond, à un petit décalage chronologique près, aux personnages cités par notre auteur. Pour le reste, on ne possède que quelques descriptions disparates comme celle de la Relation de la Chine et de l’Inde, p027 récit arabe anonyme du ixe siècle. « [...] de nombreuses îles, dont on dit qu’elles sont mille neuf cents ; elles marquent la séparation entre ces deux mers du Lar et de Harkand [l’océan Indien à l’ouest et à l’est de l’Inde]. Sur ces îles règne une femme. Il est rejeté sur ces îles de l’ambre en grands blocs ; en effet, des morceaux y sont rejetés qui ont le volume d’une maison ou à peu près. Cet ambre pousse au fond de la mer sous forme de plante. [...] Ces îles sur lesquelles règne cette femme sont plantées de cocotiers. La distance d’une île à une autre est de deux parasanges, ou trois, ou quatre ; toutes ont des habitants et des cocotiers. Leur richesse est constituée par des cauris, que leur reine entasse dans son trésor. A ce que l’on dit, on ne saurait trouver plus industrieux que les gens de ces îles, au point qu’ils font des chemises tissées d’une seule pièce avec les deux manches, leurs deux soufflets et la fente sur la poitrine. Ils construisent des bateaux et des maisons et font tous les autres ouvrages avec la même habileté technique. Les cauris leur viennent à la surface de l’eau encore vivants ; on prend une palme de cocotier que l’on jette à la surface de l’eau et les cauris s’y attachent ; ils les appellent kastag. » De même un voyageur chinois contemporain d’Ibn Battûta, Chao Ju-Kua, qui écrit en 1349, note : « Les produits originaires [des Maldives] sont les noix de coco, les coquillages des cauris, le poisson séché et les grands mouchoirs de coton. Tout commerçant prend un chargement de cauris pour Wu-Tieh [Orissa ?] ou Peng-ka-la [Bengale] où il l’échange pour un chargement ou même plus de riz. »
Ces renseignements ne nous apportent pas beaucoup d’éléments nouveaux, si ce n’est au sujet des reines. Les Maldives sont présentées par les géographes arabes comme un royaume de femmes et des chercheurs ont proposé d’y localiser l’île mâle et femelle de Marco Polo. Or Ibn Battûta parle aussi d’une reine, mais celle-ci est un personnage historique, confirmé par la chronique locale, et elle est aussi, avec sa sœur, la seule reine p028 qui figure dans les listes royales. Il est toutefois possible qu’avant l’islamisation de l’île, au milieu du xiie siècle, une descendance matrilinéaire, en vigueur également en Inde du Sud, ait été pratiquée. Ibn Battûta n’est pas insensible à cette légende puisqu’il insiste, lorsqu’il est dans le sud de l’archipel, où les traditions anciennes furent conservées plus longtemps, sur la présence de femmes à un seul sein, référence évidente aux Amazones.
Notre auteur arrive à Malé, la capitale des îles, dans les derniers jours de l’année 1343, peu avant le début du Ramadhan. A la fête de la Rupture du jeûne, le 15 février 1344, il se trouve déjà avec une belle situation : nommé cadi et nouant des alliances avec la famille royale et les puissants de l’île. Par son statut et ses activités dans les Maldives, notre personnage acquiert une nouvelle dimension, celle de l’aventurier. Il aurait pu ainsi s’ajouter à la liste des guerriers, commerçants ou religieux musulmans qui réussirent à s’implanter dans un petit pays lointain et finirent par conquérir le pouvoir et fonder leur propre dynastie : les exemples sont nombreux. Mais notre homme n’est pas de cette trempe. Il a fondé patiemment sa carrière sur le colportage des connaissances plus ou moins originales et les avantages que cela procure auprès des grands ou des institutions religieuses. L’absence de ce circuit en pays infidèle ou périphérique le pousse malgré lui vers les sommets qui lui donnent très vite le vertige. Ainsi, lorsqu’il rencontre des obstacles dans sa course pour le pouvoir aux Maldives et se souvient d’une alliance passagère avec le sultan de Madura, il ne peut s’empêcher, en allant chercher de l’aide auprès de celui-ci, de faire une escale purement touristique à Ceylan. Le voyageur bat à plate couture le condottiere et la gloire de pouvoir ajouter le pic d’Adam à ses trophées de voyage ne vaut pas le royaume des Maldives. p029
Après une série de conflits avec les grandes familles des îles, qui voient d’un mauvais œil un étranger s’installer et entrer dans des alliances importantes, Ibn Battûta doit quitter Malé, la capitale des Maldives, au début du mois de juin 1344 et, après un séjour dans le sud, il doit abandonner également l’archipel le 26 août 1344, première date expressément citée après celle du départ de Dihli. Au début de son récit maldivien, l’auteur nous dit y avoir séjourné pendant un an et demi. Or le calcul chronologique établi ici ne lui accorde qu’un peu moins de neuf mois. Un séjour plus long nous obligerait à reculer d’une année de plus son départ de Dihli. Dans ce cas, la période d’installation et d’accession aux honneurs et aux mariages à Malé, ne semblant pas, en tout état de cause, avoir dépassé deux ou trois mois, il nous resterait encore plus d’un an de séjour sur place. Or le texte ne paraît pas justifier cette durée. Il est donc probable que c’est encore le même mécanisme visant à prolonger les séjours valorisants qui le pousse à fixer une telle durée.
En route vers le sultanat de Madura, situé au sud de la côte orientale indienne, la côte de Coromandel, Ibn Battûta fait escale à Ceylan et décide de visiter le pic d’Adam, un des hauts lieux de pèlerinage et morceau de résistance des itinéraires des voyageurs. Ibn Battûta insistera souvent sur le fait qu’il est un des rares voyageurs musulmans à l’avoir visité.
Le pic d’Adam, est la deuxième montagne de l’île de Ceylan par sa hauteur (2 243 m). Sur son sommet se trouve sculptée, sur un rocher, une trace de pas démesurée (1,60 m sur 0,77 m) dans laquelle chaque religion a mis le pied qui lui convenait. Ainsi il s’agirait du pied merveilleux de Bouddha pour les bouddhistes, de Shiva pour les hindouistes ou d’Adam pour les musulmans, les Portugais ne manquant pas d’y ajouter plus tard p030 celui de saint Thomas, l’apôtre des Indes. La légende musulmane est liée à la chute du Paradis céleste du premier couple. Adam tombe sur Ceylan où il pose un pied sur la montagne et l’autre dans la mer et Eve à Djedda, en Arabie, où, sur sa sépulture réputée, la pierre tombale du chevet est distante de sept mètres de celle des pieds. Les deux époux se retrouvent sur le mont Arafat, où les pèlerins commémorent chaque année cet événement pendant le pèlerinage. La tradition ceylanaise attribue la découverte de la trace au roi Valagam Bahu, qui a vécu au Ier siècle avant l’ère chrétienne, et le fait du pèlerinage est attesté depuis plus d’un millénaire.
A l’arrivée d’Ibn Battûta, Ceylan vit une des périodes les plus sombres de son histoire. Au début du xive siècle, trois forces étaient en présence : le royaume bouddhiste cingalais, en quelque sorte la puissance légitime de l’île, conservant la majeure partie de celle-ci ; le royaume Tamil au nord, les Tamils étant des Dravidiens établis dans l’île avant l’arrivée des Cingalais aryens ; et les Pandya du sud de l’Inde qui interviennent régulièrement dans les affaires cingalaises en jouant une puissance contre l’autre. Or, à partir de 1312, l’invasion musulmane du sud de l’Inde désarticule complètement le royaume Pandya, éliminant ainsi un facteur de la politique cingalaise. Ceux qui profitent de cette disparition sont les Tamils, traditionnellement plus exposés aux Pandya, par leur situation au nord de l’île. Ils avancent alors progressivement vers le centre et la côte ouest, tandis que les rois cingalais abandonnent leur capitale Polonnaruva, pour se retirer à Kurunegala. C’est là qu’Ibn Battûta trouvera Vijaya Bahu V, déposé par son fils qui s’était retiré encore plus à l’intérieur, à Gampola. Le souverain le plus important de l’île est, d’après notre auteur, le Tamil Arya Chakravarti qui réside à Puttalam, sur la côte ouest, et qui entreprendra des expéditions vers le sud, notamment vers Colombo où une nouvelle puissance se précise : les musulmans. Ce n’est pas par hasard, puisque Colombo est le centre p031 d’exportation de la cannelle, principal produit de l’île. En des temps meilleurs, Bhuvanaika Bahu Ier (1273-1284), le roi cingalais, avait envoyé une ambassade chez les Mameluks d’Égypte afin d’essayer de se passer d’intermédiaires. Mais, avec le retrait de ses successeurs vers l’intérieur, les marchands musulmans colonisent rapidement la côte et au passage d’Ibn Battûta ils sont déjà solidement implantés à Colombo. Toutefois, la pénétration musulmane à Ceylan en restera là. Quelques années plus tard, Colombo sera conquise par les Tamils et ensuite par les Cingalais, en attendant les Portugais au xvie siècle.
L’itinéraire d’Ibn Battûta dans l’île ne manque pas de présenter quelques problèmes. On a du mal à le suivre après Kurunegala et jusqu’à son arrivée à Dondra, au sud de l’île. Les différentes « baies » qu’il mentionne en pleine montagne ne facilitent pas les choses. Le retranchement des rois cingalais vers l’intérieur, leurs luttes, qui ont duré jusqu’au début du xixe siècle, contre les Portugais, les Hollandais et les Anglais ont beaucoup limité les visites et par conséquent les textes éventuels de référence. Et la description de l’île faite par le Hollandais François Valentijn à la fin du xviiie siècle ne nous apporte pas beaucoup d’éclaircissements à ce sujet.
Le séjour d’Ibn Battûta à Ceylan ne semble pas avoir dépassé un mois, après lequel l’auteur s’embarque pour sa destination principale : le sultanat de Madura. La région était le domaine d’une des plus anciennes dynasties indiennes, les Pandya, dont les noms figurent dans des inscriptions datant d’avant l’ère chrétienne. Marco Polo rencontra un des derniers Pandya à la fin du xiiie siècle, mais l’invasion de Malik Kâfur, le général d’Ala al-din Khaldji, en 1312, avait désintégré la puissance des Pandya et une deuxième expédition menée par Muhammad Tughluk, durant le règne de son père, en 1323, p032 finit d’annexer la région. L’éloignement de cette contrée, à six mois de marche selon Ibn Battûta, et une épidémie providentielle qui éclata dans l’armée de Dihli lorsque Muhammad Tughluk se mit en marche pour écraser la révolte qui s’allumait à Madura contribuèrent à faire de cette région le premier royaume musulman à se détacher de l’empire de Dihli.
Cette puissance éphémère elle dura une trentaine d’années reproduit, à plus petite échelle, les vices du royaume de Dihli. Sa situation est loin d’être stable. Le toujours présent Vira Ballala III conserve toute sa puissance dans le sud et les Pandya, plus que millénaires, ne vont pas disparaître en un tour de main. Des inscriptions Pandya datant de toute la période du sultanat de Madura et issues de l’ensemble de son étendue laissent supposer que celui-ci n’a jamais eu des limites fixes et qu’il a dû combattre, tout au long de sa courte existence, contre les forces hindoues.
On peut très rapidement faire le tour de nos sources sur cette puissance. Elles se limitent à Ibn Battûta et à quelques monnaies. S’étant marié avec une fille de Djalal al-din Ahsan Shah, premier sultan de Madura, notre auteur se trouve bien placé comme informateur. C’est lui qui nous donne la succession des souverains de Madura dont le quatrième, Ghiyath al-din Muhammad, ayant aussi épousé une fille de Djalal al-din Ahsan, devient parent d’Ibn Battûta. C’est auprès de celui-ci que notre auteur se rend pour réclamer une expédition aux Maldives. Le souverain consent sans difficulté. Il doit être relativement à l’aise à l’époque. Il a fait disparaître le vieux Vira Ballala en 1342 et Ibn Battûta aura l’occasion de contempler, deux ans plus tard, sa peau remplie de paille, accrochée aux murailles de Madura. Le sultan passe alors son temps à chasser du paysan hindou dans la jungle en attendant les moussons pour organiser l’expédition des Maldives. Mais Ibn Battûta joue de malchance. Le souverain est victime d’une « overdose » p033 d’aphrodisiaque. Les pucelles de Madura, qui « ont la chair si ferme que nul ne saurait en saisir ou les pincer en quelque endroit » (Marco Polo), ont eu raison de la conquête des Maldives. Et, un malheur ne venant jamais seul, l’épidémie s’abat sur le pays, prélude peut-être à la grande peste de 1348. Enfin les rapports entre le nouveau souverain et Ibn Battûta ne sont pas au beau fixe et notre homme, malade et découragé, abandonne. Il se rend à Quilon, début 1345, et passe peut-être le Ramadhan et les deux fêtes en cet endroit, tout en pensant retourner à son ancien protecteur, le sultan de Honavar. Mais, dernier coup du destin, il se fait dévaliser en route par des pirates. Il ne lui reste, de toute sa fortune indienne, qu’un caleçon, et c’est dans cette tenue qu’il ira se réfugier à la mosquée de Calicut.
Ibn Battûta apprend dans cette ville qu’il vient d’être père d’un fils né aux Maldives. Cette descendance mâle lui donne comme une lueur d’espoir et il repart pour l’archipel, où il fera un second séjour en août-septembre 1345. Mais on lui fait comprendre qu’il est indésirable. Le chapitre indien se ferme alors définitivement pour lui. Il ne lui reste que la fuite en avant, la poursuite du voyage.
Avant de quitter le sous-continent indien, Ibn Battûta fait une escale au Bengale. La raison n’en est pas évidente. Est-ce encore un pays sous domination musulmane à ajouter à sa collection de voyage ? Un cheikh vénéré à qui rendre visite ? Ou tout simplement l’itinéraire du navire emprunté ?
La région n’est pas inconnue pour le lecteur, puisque le texte nous a déjà donné des aperçus de son histoire. Le Bengale, occupé dès le début de la conquête musulmane de l’Inde, à la fin du xiie siècle, fut administré par des gouverneurs plus ou moins indépendants à cause de p034 son éloignement et de ses difficultés d’accès. Après le renversement en 1290 de la dynastie fondée par Ghiyath al-din Balban à Dihli, le fils de ce dernier, Nasir al-din Mahmud Shah Bughra, reste comme souverain indépendant du Bengale jusqu’à son abdication en 1291 au profit de son fils Rukn al-din Kaykavus (1291-1301). On retrouve après un certain Shams al-din Firuz. Ibn Battûta est le seul à le présenter comme fils de Nasir al-din. Firuz complète la conquête du Bengale en annexant les districts sud et est qui composent l’actuel Bangladesh. Toutefois, ces conquêtes deviennent rapidement un sujet de discorde entre ses fils et lui, jusqu’à ce que un d’entre eux, Ghiyath al-din Bahadir, réunisse l’ensemble en 1322.
Tandis que les Khaldjis, qui succédèrent aux Balbans à Dihli, ne se mêlent pas des affaires du Bengale, les Tughluks prennent prétexte de ces discordes pour intervenir. Ghiyath al-din Tughluk conquiert ainsi le pays en 1324 et nomme des gouverneurs à Sonargaon pour l’est et à Satgaon pour le sud du pays, tout en laissant Nasir al-din, un frère de Ghiyath al-din Bahadir, comme souverain nominal, à Lakhnawti, dans le Nord Bengale. Muhammad Tughluk, à son avènement, qui a eu lieu juste après cette expédition, croit bon de renvoyer Ghiyath al-din Bahadir comme roi vassal à Sonargaon, à l’est, en le faisant accompagner d’un gouverneur-commissaire général, Bahram Khan. De même, il flanque le souverain de Lakhnawti d’un autre gouverneur, Qadr Khan. Enfin un troisième gouverneur, Izz al-din Yahia, est envoyé à Satgaon.
Ibn Battûta, qui nous raconte l’expédition de 1324, relate également la révolte de Bahadir et sa triste fin. A partir de cette fin, le Bengale ne semble pas poser de problèmes pour Dihli jusqu’à la mort, en 1337-1338, de Bahram Shah, gouverneur de Sonargaon. Son lieutenant, Fakhr al-din, le remplace alors d’office, et déclare son indépendance sous le nom de Fakhr al-din p035 Mubarak Shah. Muhammad Tughluk, harcelé par la famine et probablement par la révolte d’Ain ul-Mulk, charge les deux autres gouverneurs du Bengale d’étouffer la sédition. Sonargaon est occupée par Qadr Khan, le gouverneur de Lakhnawti, mais la dispute habituelle sur le partage du butin conduit à l’assassinat de celui-ci et au retour de Fakhr al-din. Ce dernier essaie de pousser son avantage plus loin en occupant Lakhnawti, restée sans gouverneur. Mais un lieutenant de Qadr Khan agit plus vite que lui et dès 1340 le Bengale possède un deuxième souverain, gouvernant à partir de Lakhnawti, sous le nom d’Ala al-din Ali Shah. La troisième province ne tardera pas à basculer à son tour et un certain Shams al-din Ilyas Shah apparaît à Satgaon à partir de 1343,
Telle est la situation lorsqu’Ibn Battûta arrive au Bengale, probablement vers le mois d’octobre 1345. Il débarque à Chittagong, dans le Bengale oriental, et cite le sultan Fakhr al-din ainsi que les démêlés de ce dernier avec Ala al-din Ali, le souverain du Nord. Or ce dernier sera évincé de Satgaon quelques mois plus tard par Shams al-din Ilyas Shah, lequel, en 1352, chassera également de Sonargaon Ikhtiyar al-din Ghazi, le fils de Fakhr al-din, et réunifiera l’ensemble du Bengale.
Notre auteur, terrorisé par tout ce qu’il a vu à la cour de Dihli, craignant la fureur de Muhammad Tughluk et espérant toujours revenir un jour, s’abstient d’approcher ces souverains considérés par Dihli comme rebelles et revient à sa vieille vocation de mystique pour visiter un saint célèbre dans la région de Sylhet, limitrophe de l’Assam.
Ce saint, dont la mémoire est toujours célébrée dans la région, est le cheikh Djalal, un des saints guerriers du Bengale, légendaire à plusieurs titres. Tout d’abord à cause de sa filiation spirituelle à partir d’Ahmad al-Yasavi (mort en 1169), fondateur d’un des principaux p036 ordres de la branche malamati (antinomique) du soufisme, lequel a fourni des générations de saints guerriers dans les confins occidentaux et dont une filiation, les bektachis, constitua l’ordre officiel des janissaires ottomans. Légendaire ensuite par son grand âge, le cheikh Djalal, se prétendant contemporain du dernier calife abbasside, et donc du dernier âge d’or islamique, auquel Ibn Battûta fait remonter volontiers plusieurs bienheureux centenaires de son récit. Légendaire enfin par le rôle qui lui est attribué dans la conquête du Bengale, au début du xive siècle, sous le règne de Shams al-din Firuz Shah. Le cheikh serait parti avec 700 compagnons à la conquête de terres nouvelles et serait arrivé à Sylhet accompagné de 313 suivants. Il aurait vaincu des infidèles sans nombre et partagé leurs terres et leurs richesses entre ses compagnons. Cette aura légendaire ne manque pas d’influencer Ibn Battûta qui entoure son récit de plus d’éléments extraordinaires que d’habitude. Ce pèlerinage, qui constitue pour lui le point fort de sa visite au Bengale, accompli, il se réembarque à Chittagong pour l’Extrême-Orient.
L’Asie du Sud-Est et la Chine
Au-delà de l’Inde, le récit d’Ibn Battûta change d’aspect. Au fur et à mesure qu’on s’approche des confins du monde connu, le légendaire acquiert droit de cité et s’insinue dans le texte. Toutefois, il ne faut pas oublier que la distinction entre le réel et le légendaire n’appartient qu’à notre époque, ou plutôt qu’elle existe aussi pour Ibn Battûta mais que pour lui elle est d’ordre géographique. Les faits et les choses extraordinaires constituent en quelque sorte, et par définition, les caractéristiques des régions limites du monde connu. L’oiseau Rokh n’est pas une légende ou une impossibilité physiologique, mais quelque chose qui appartient à un autre monde, impossible ici, mais possible ailleurs, comme la girafe ou les longues nuits du Grand Nord. p037 Or le voyageur universel se trouve dans l’obligation de citer et de décrire ces éléments ainsi qu’il le fait pour le monde connu. Pour lui, l’extraordinaire, le merveilleux du monde extérieur ne sont que relatifs, ils ne se manifestent comme tels qu’en comparaison avec ce côté-ci, parce qu’ils obéissent à d’autres lois. De même, en ces confins de la terre où le temps et l’espace se détraquent, le merveilleux devient un a priori. On s’attend à ce que les choses soient différentes parce qu’il faut qu’elles le soient dans un monde différent. Ainsi apparaissent, d’une part la tendance à débusquer partout le merveilleux et, de l’autre, celle de l’expliquer d’une manière faussement rationnelle en lui attribuant des lois et une causalité propres.
Cette approche contraste singulièrement avec celle du légendaire religieux où il s’agit de miracles qui dépassent, qui doivent dépasser, l’entendement humain. Cela explique le contraste entre l’exaltation des faits et gestes des cheikhs lesquels gagnent d’ailleurs en dimension extraordinaire au fur et à mesure qu’on s’éloigne du centre et le rationalisme affecté devant les faits présentés comme extraordinaires.
Ainsi, dans les Maldives, un titre annonce : « Des femmes qui n’ont qu’une seule mamelle », se référant sans doute implicitement aux Amazones et au royaume des femmes localisé par des textes plus anciens dans les Maldives. Or, parlant de deux cas bien précis, l’explication nous laisse entendre qu’il peut bien s’agir d’une particularité anatomique. Même chose à Ceylan ; le titre dit : « De la sangsue volante », et le texte explique qu’il s’agit d’une sangsue qui se laisse tomber des arbres sur les passants. De même pour le camphre de « Java » : si l’obtention d’une qualité ordinaire de ce produit nécessite le sacrifice d’un animal, il est « normal » que la meilleure qualité demande un sacrifice humain, qu’on peut remplacer éventuellement par celui d’un jeune éléphant. p038
La description des habitants des îles Andaman est un exemple caractéristique de cette démarche. Les tribus de ces îles sont connues, tout au long de l’histoire, pour leur opposition farouche à l’introduction de tout trait de civilisation extérieure. Et, lorsqu’à la fin la civilisation s’est faite particulièrement insistante, les Andamanais se sont pratiquement laissés mourir. De quelques milliers au xixe siècle, ils ne seraient plus que trente en 1976. Et, pour les autres tribus vivant sur les îles périphériques, les tout derniers rapports du gouvernement indien à qui l’archipel appartient précisent qu’elles n’ont jamais pu être recensées parce qu’elles disparaissent dans la forêt dès que des agents du gouvernement mettent les pieds sur l’île. Ces caractéristiques, et le fait que les insulaires appartiennent à des races antérieures à la colonisation aryenne du monde indien, encore que les photographies rapportées par les différentes missions n’indiquent pas de particularités anatomiques , ont cristallisé autour de ces îles la légende de l’homme sauvage à tête de chien et à la sexualité excessive.
La Relation de la Chine et de l’Inde donne déjà le ton au ixe siècle : « Derrière [les îles Nicobar] sont deux îles séparées l’une de l’autre par une mer, nommées Andaman. Les habitants mangent les gens vivants, ils ont la peau noire, les cheveux crépus, le visage et les yeux affreux, et des grands pieds ; le sexe de chacun d’eux c’est-à-dire la verge est long d’à peu près une coudée. Ils vont tout nus. Ils n’ont point d’embarcations ; s’ils en avaient ils mangeraient tous ceux qui passent auprès d’eux. » Marco Polo est catégorique sur les hommes à tête de chien et veut même donner l’impression de les avoir vus : « [...] on trouve une île nommée Angaman, qui est bien grande et riche. Ils n’ont roi, ils sont idolâtres et vivent comme bêtes sauvages qui n’ont ni loi ni ordre, et n’ont ni maison ni rien. [...] Or sachez très véritablement que les hommes de cette île ont tous p039 une tête de chien, et dents et yeux comme chiens ; et vous n’en devez douter, car je vous dis en bref qu’ils sont du tout semblables à la tête de grands chiens mâtins. Ils ont assez d’épicerie, ils sont gens très cruels et mangent les hommes tous crus ». Odoric de Pordenone, contemporain d’Ibn Battûta, affirme également : « Cette île a bien deux mille milles de tour. Les gens y ont visage de chien tous hommes et femmes. »
Face à ces affirmations, Ibn Battûta fait figure d’ethnologue. Les têtes de chien sont ramenées à un détail anatomique : « Les habitants ont des bouches semblables à la gueule d’un chien », et les excès sexuels se transforment en règles d’une pratique sociale. Donc rien d’extraordinaire puisque tout s’explique.
Mais les choses ne sont pas si simples en réalité. Et premièrement ce pays de Barahnagar cité par Ibn Battûta, est-ce bien les îles Andaman ? L’auteur parle de nombreux éléphants et ne mentionne jamais le mot « île ». On retombe alors sur un autre problème. Notre homme a un contrat à remplir, celui du voyageur parfait, tandis que les navires qui le transportent d’un point à l’autre ont, eux, un itinéraire à respecter qui ne correspond pas forcément aux préoccupations de l’auteur. Un navire partant de Chittagong et faisant route vers Sumatra pourrait aussi bien faire escale aux Andaman qu’à la côte Birmane. Or Ibn Battûta, qui a absolument besoin de ses hommes à tête de chien, qu’est-ce qui l’empêcherait de les placer aux endroits, où il a l’occasion de se trouver, et de laisser ce lieu intentionnellement vague ? Barahnagar proviendrait, d’après Yule, du cap Negrais (Nagarit en Birman) et de la mer de Bara, nom donné à ces parages par des voyageurs du xvie siècle. Or, dans les géographies de l’époque, la Birmanie est connue et appelée Pegu. A cette explication, on pourrait toutefois en opposer une autre : le cap Negrais est appelé par un routier arabe du xvie siècle (B.N., ms 2559) Nadjirashi, ce qui correspond mal au Barahnagar d’Ibn Battûta. p040
Par contre, pour le même routier, les îles Nicobar sont appelées Nadja Bara. En tenant compte des interférences fréquentes entre le son dj et g en arabe, on pourrait avoir Naga Bara, ce qui est pratiquement l’inversion phonétique de Barahnagar. On se trouverait ainsi dans les îles Nicobar situées immédiatement au sud des Andaman, mentionnées ensemble, et souvent confondues, par les sources déjà citées. Le passage d’Odoric, repris plus haut, se réfère aux îles « Vacumeran ou Nychomeran » qui sont plutôt les Nicobar, et Marco Polo dit également des Nicobariens : « Et vous dis qu’ils vont tout nus, et hommes et femmes, et ne se couvrent de nulle chose du monde. Ils ont rapports charnels comme chiens dans la rue, où qu’ils puissent être, sans nulle vergogne, et n’ont respect ni le père, de sa fille, ni le fils, de sa mère, car chacun fait comme il veut [...] et comme il peut. » Il reste évidemment que les Nicobar sont aussi des îles et qu’ils n’ont toujours pas d’éléphants. Elles sont en outre trop près de Sumatra, Ibn Battûta plaçant Barahnagar à quinze jours de cette île.
Trois identifications possibles donc, et on trouvera plus loin d’autres exemples de cette tentative de brouillage des pistes afin de pouvoir accumuler, sans risque, différents éléments sur un même lieu. Dans ce cas, ces descriptions d’aspect si véridique, et qui se recoupent parfois avec celles de Marco Polo, proviennent-elles des renseignements recueillis ou des observations directes ? Appartiennent-elles aux Andaman, aux Nicobar ou aux côtes birmanes ? On ne saurait pas le dire à l’heure actuelle. L’ouvrage de Radcliffe-Brown de 1922 sur les Andamanais ne permet pas de retrouver des traces des pratiques qui leur sont imputées par Ibn Battûta et les autres. Quant à la côte birmane, au sud du Bengale, elle fait partie, à l’époque, du royaume Arakan, qui ne sera conquis par les Birmans qu’au xviiie siècle. Ce royaume est bouddhiste et se trouve bien infiltré par des colonies musulmanes au xive siècle. Au passage d’Ibn Battûta, la capitale était Launggyet située à l’intérieur des terres et p041 relativement proche de Chittagong. Tout cela ne correspond pas du tout à la description donnée par le texte. Le bouddhisme se prête mal aux mœurs citées. Les colonies musulmanes seraient sûrement mentionnées par l’auteur. Or elles ne le sont pas. La capitale n’est ni au bord de la mer ni distante de dix jours de Chittagong. Toutefois, le royaume Arakan, à l’époque, n’occupe pas toute la côte jusqu’au cap Negrais, puisque la ville de Sandoway et sa région ne furent conquises par les Arakanais que peu après 1434. Mais les renseignements sur l’état de cette région au début du xive siècle nous manquent.
En réalité, les choses peuvent être encore plus compliquées. En effet, le fond réel, s’il y en a un, de la légende des hommes à tête de chien a pu se forger à partir des Krao, les hommes velus de la Birmanie que Yule rencontra à la cour des rois birmans à Ava et dont un exemple, une femme Krao, fut exhibée entre 1883 et 1887 à Londres, Berlin et Paris, donnant lieu à une littérature abondante, plus ou moins savante. Il s’agirait donc d’une première interférence birmano-insulaire située à la racine du mythe, doublée d’une seconde au niveau du texte d’Ibn Battûta. Il serait toutefois plus prudent de dire, pour conclure, que la plus grande partie du travail reste encore à faire dans ce domaine.
Après ce périple incertain, Ibn Battûta nous ramène sur la terre ferme, dans le premier royaume musulman de Sumatra. Ici aussi, les problèmes ne manquent évidemment pas, mais on peut partir de la certitude que les informations de l’auteur se rapportent, cette fois-ci, à un seul endroit, celui qui est visité.
L’islam pénètre pacifiquement Sumatra, véhiculé par des marchands, peut-être ceux que les Cingalais appellent chulia, terme qui est utilisé à l’origine pour les shi’ites. p042 Effectivement, la Chronique des rois de Pasei, premier texte musulman indonésien, nomme l’ancêtre de la colonisation islamique Merah Silu. Les premiers indices de cette colonisation datent de la fin du xiiie siècle. Les chroniques chinoises mentionnent, en 1282, une ville, appelée Sa-mu-tu-la, dont le souverain envoie à la cour de Pékin deux émissaires, nommés Husain et Suleiman. Dix ans plus tard, Marco Polo mentionne bien le royaume de Samudra, dans lequel il dit avoir séjourné pendant cinq mois. Mais ces habitants-là « sont idolâtres, sauvages et ont riche et grand roi ». Pour Marco Polo, la colonisation musulmane concerne un autre royaume, celui de Ferlec, correspondant à la ville actuelle de Peureulak, située à l’est des sites probables de Samudra. Or c’est à cette dernière qu’appartient le sultan Malik al-Salih dont la pierre tombale, datée de l’année 1297, constitue la première trace matérielle de la présence d’une puissance musulmane dans l’île.
Le plus grand nombre de problèmes dans ce domaine sont posés par la localisation de Samudra, capitale du royaume qui donnera ensuite son nom à l’ensemble de l’île, puisqu’aussi bien Marco Polo qu’Ibn Battûta l’appellent encore Java. La Chronique des rois de Pasei nous présente Merah Silu et ses descendants se déplaçant progressivement vers l’est, tout au long de la côte nord de l’île. Ils s’installent d’abord à Samalanga, probablement à la limite est du royaume de Lambri, qui occupe la pointe nord-ouest de l’île. La Relation de la Chine et de l’Inde du ixe siècle appelle Lambri l’île de Sumatra, et Marco Polo mentionne également ce royaume. Les colons musulmans se déplacent ensuite à Bireuen et enfin à Peusangan où ils font souche. Ce dernier nom est aujourd’hui celui d’une rivière, la plus importante de la région. C’est sur l’estuaire de cette rivière qu’on devrait trouver la première Pasei, Samudra étant située un peu plus en amont et sur la rive opposée. Malik al-Salih aurait partagé, à sa mort, son territoire entre ses fils Malik al-Muhammad et Malik al-Mansur, p043 donnant ainsi naissance à deux royaumes : celui de Samudra et celui de Pasei. Le premier de ces souverains aurait porté le titre de Malik, al-Zahir hérité par ses successeurs. Ainsi le Malik al-Zahir d’Ibn Battûta semble être le fils de Malik al-Muhammad, Ahmad, qui régna à partir de 1326 et jusqu’en 1360.
Un royaume musulman actif dans le domaine du commerce et dans celui du prosélytisme ne manquerait pas d’inquiéter la puissance principale de la région, l’empire javanais de Madjapahit. Une question d’alliance matrimoniale, diversement racontée par la Chronique et par Ibn Battûta, donna le prétexte d’une invasion de Madjapahit qui aboutit à la destruction de la capitale. Ahmad mena alors sa cour vers un nouvel emplacement situé plus à l’est, sur la rivière actuelle de Pasei. Ce déplacement doit être postérieur à 1326, date de l’avènement d’Ahmad, et antérieur à l’arrivée d’Ibn Battûta en 1346.
Notre auteur a dû arriver dans son premier passage à Samudra vers la fin du mois de janvier 1346. Il quitte la ville quinze jours plus tard afin de profiter des derniers vents sud-est pour la traversée du détroit de Malacca, avant que les moussons nord-est du mois de mars puissent le conduire vers la Chine.
Le voyage en Chine d’Ibn Battûta ne peut être interprété que comme une synthèse d’observations directes, d’informations recueillies et d’un fond de géographie légendaire. Cette synthèse nécessite, afin de pouvoir être opérée, une déformation volontaire de la réalité dans le temps et dans l’espace. La première étape de cette opération de déformation est constituée par Qaqulla.
Ibn Battûta longe pendant vingt et un jours (on reviendra sur ce problème de temps) les côtes de Sumatra p044 pour aboutir à Mul-Djava, dans la ville de Qaqulla. Les premiers traducteurs français, en rendant Mul-Djava par « Java primitive », et pensant peut-être à Marco Polo qui appelle Sumatra « Java la Mineure », ont supposé qu’il s’agissait de l’île de Java. Or toutes les interprétations ultérieures, en traduisant Mul-Djava par « Java principale » ou « Java continentale », s’accordent pour désigner la péninsule malaise qui semble être à l’époque sous la domination de l’empire javanais de Madjapahit. Le fait qu’on ne dispose pas, dans la littérature arabe, de nom spécifique désignant l’ensemble de la péninsule rend plus plausible l’appellation d’Ibn Battûta, la seule caractéristique pouvant qualifier la péninsule étant son appartenance à Java.
Les choses se compliquent lorsqu’Ibn Battûta trouve sur cette péninsule une ville appelée Qaqulla qu’il décrit comme une cité importante. Le nom Qaqulla apparaît souvent dans les textes des géographes arabes en tant que nom d’un pays ou d’une ville et comme lieu de production du bois d’aloès, d’ambre gris ou de soie. Le site doit être le même que celui du Ka-ku-lo des textes chinois. Or, aussi bien dans les textes arabes que chinois, Qaqulla se trouve située après Kala ou Ko-b, en remontant la côte occidentale de la Malaisie vers le nord. Kala a été identifiée à la région de l’isthme de Kra, à la frontière actuelle de la Birmanie et de la Thaïlande. Il faudrait alors chercher Qaqulla plus au nord sur la côte birmane, entre l’isthme de Kra et Martaban, cette dernière ville étant connue à l’époque pour ses jarres.
Ibn Battûta place alors un nom connu sur un lieu situé sur son itinéraire et qu’on doit localiser entre Malacca et Singapour. Une inscription trouvée à Malacca, et datant probablement de 1356, mentionne un « roi du pays d’or » se déclarant indépendant des Javanais. Ibn Battûta a donc pu visiter un premier établissement à Malacca en lui superposant le nom de Qaqulla, mais l’hypothèse reste encore très faible. p045
Au-delà de Singapour, l’itinéraire maritime vers la Chine remonte la côte est de la péninsule malaise, puis traverse la mer de Chine jusqu’au delta du Mékong pour remonter la côte vietnamienne. C’est ce trajet lointain que notre auteur décide de transformer en périple extraordinaire en faisant intervenir un certain nombre d’éléments. L’un d’entre eux est la prolongation de la durée de la traversée. D’après les itinéraires chinois, aussi répétitifs que précis, deux mois seraient suffisants pour l’itinéraire Samudra-Zaitun (Quanzhou). Or Ibn Battûta compte trois mois et demi et exactement le même nombre de jours pour l’aller et le retour, tout en insistant sur la facilité du premier voyage et la difficulté du second. Parallèlement, si l’on accepte la durée donnée par Ibn Battûta, cela raccourcit considérablement son séjour en Chine, et rend impossible toute excursion au-delà de Zaitun.
A cet allongement de la traversée, d’autres éléments s’ajoutent par petites touches ; la mer lente, la teinte rougeâtre de l’eau et enfin l’inévitable oiseau Rokh s’élevant comme une montagne à l’horizon. Pour peu, on se croirait dans Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Poe. Cette superposition d’éléments réels et légendaires trouve toutefois son couronnement dans la description du pays de Tawalisi.
Les recherches déjà effectuées sur cette partie du texte permettent d’avancer une localisation précise. Le pays de Tawalisi, « mot qui est le nom du roi de cette contrée », peut s’identifier, à travers le titre de taval porté par ses rois, avec le Champa, situé au centre-sud du Vietnam actuel, entre les villes de Qui-nhon et de Phan-rang. Le port de Kaylukari serait la capitale de la province sud de ce royaume, correspondant à l’actuelle Phan-rang, l’ancienne Panduranga, à proximité de laquelle se trouve un site portant le nom d’un roi du xiie siècle, Po Klong Garai. Po est un titre honorifique et p046 Klong, Ko-lun en chinois, désigne les rois et les princes des royaumes du Sud. Ko-lun Garai donnerait alors Kaylukari. Ce site semble avoir été florissant lors du passage d’Ibn Battûta, et le fait qu’il servait comme apanage au prince héritier confirme le récit. Toutefois, cette identification laborieuse ne suffit pas à résoudre le problème. Le Champa est une étape ordinaire sur la route de la Chine, connue par les géographes arabes sous le nom de Sanf, et même Panduranga pourrait se cacher sous le vocable Kundrang de la Relation de la Chine et de l’Inde du ixe siècle. Des inscriptions islamiques datant de 1039 ont été également retrouvées dans la région de Phan-rang. Pourquoi alors Ibn Battûta s’évertue-t-il à obscurcir une localisation pour laquelle des repères clairs semblent pourtant exister ? On pourrait répondre : par ignorance. Ne connaissant pas les termes utilisés par les géographes arabes, il en serait réduit à grappiller des mots auprès des matelots et des indigènes dont il ne parle pas la langue. On aurait pu croire à cette explication s’il n’y avait pas cette histoire de reine, guerrière et turque de surcroît, mais là on est plutôt tenté de penser qu’Ibn Battûta brouille volontairement les pistes pour pouvoir placer sans danger son royaume des femmes. Ce que l’on sait du Champa suffit à écarter toute éventualité d’une reine flanquée d’une armée féminine ainsi que toute présence turque. Les Maldives étant démystifiées par l’islam, il fallait chercher le royaume des femmes plus loin, et notre auteur préfère le placer au Vietnam. Pourquoi ? On n’en sait rien. Et pourquoi une reine turque ? Parce que c’est chez les Turcs et les Mongols qu’Ibn Battûta a pu rencontrer les femmes les plus libres. D’ailleurs, une des femmes d’Uzbek Khan ne s’appelait-elle pas Ordudja comme la reine de Tawalisi ? De plus, ce sont les femmes guerrières mongoles qui constituent la réalité la plus proche du mythe des Amazones. L’Aiyaruk de Marco Polo, « cette damoiselle [...] si forte que tout le royaume n’avait damoiseau ni valet qui la pût vaincre », n’était-elle déjà pas un prototype ? p047
Plusieurs auteurs ont mis en doute le voyage d’Ibn Battûta en Asie du Sud-Est et en Chine. Il est vrai que les questions posées par cette partie du récit sont innombrables, mais rien ne nous oblige à tout admettre ou à tout rejeter a priori. Le récit de Sumatra pourrait difficilement être mis en cause, et c’est les invraisemblances mêmes de celui de Tawalisi qui prouvent le passage d’Ibn Battûta dans ces parages. De même, on n’a aucune raison, de mettre en doute le séjour de notre auteur à Zaitun, l’actuelle Quanzhou, grand port du commerce chinois avec l’Occident. Un des personnages cités dans le texte, le cheikh Burhan al-din, se retrouve dans les chroniques chinoises, et l’origine persane des autres personnes rencontrées concorde avec la présence d’une forte colonie iranienne dans cette ville. C’est surtout au-delà de Quanzhou que les problèmes se posent. Examinons la question en commençant par ses aspects chronologiques qui sont finalement les plus simples. Pour le départ, nos limites sont fixées en mars 1346 par le début des moussons nord-est, et pour l’arrivée par la fête de la Rupture du jeûne commémorée à Quilon le 14 janvier 1347. Si on accepte les 103 jours du trajet en mer de Chine, comme l’auteur l’affirme, Ibn Battûta aurait dû arriver à Quanzhou à la fin mai 1346 et repartir une dizaine de jours plus tard. Si, par contre, on réduit, pour les raisons expliquées plus haut, cette durée à deux mois pour l’aller, et autant pour le retour, l’auteur peut arriver à Quanzhou dès le début avril et dispose, cette fois, de près de quatre mois pour son séjour, puisqu’il repartirait alors début août. Ce séjour exclut le voyage à Pékin. Or c’est celui qui contient les plus grosses invraisemblances. Il reste alors deux voyages possibles : celui de Canton, d’une durée de soixante-dix jours, et celui de Khansa (Hangzhou), de quatre-vingt-seize jours, l’un excluant évidemment l’autre. On serait tenté de pencher pour le second. Le premier p048 implique une navigation fluviale qui est en réalité impossible dans la plus grande partie du trajet et les renseignements géographiques donnés sur l’arrière-pays de Canton sont complètement fantaisistes. Or, pour le voyage de Hangzhou, on peut imaginer un premier trajet mi-terrestre mi-fluvial jusqu’à Nanchang (la Kadjenfu d’Ibn Battûta) et ensuite un itinéraire exclusivement fluvial, par le lac de Poyang, le Yangtzé et le Grand Canal jusqu’à Hangzhou, trajet peut-être un peu détourné, mais qui présentait assurément plus de confort et probablement plus de sécurité. De même, la mention de la rencontre d’un compatriote à Kadjenfu, dont le frère sera vu plus tard à Sidjilmasa, constitue un témoignage qui va dans le sens de cette hypothèse.
Toutefois, quelle que soit la réalité de l’itinéraire d’Ibn Battûta en Chine, il reste que son texte demeure vague, imprécis et nous apprend peu de choses sur le pays, si ce n’est l’importance des colonies musulmanes de certaines villes. Le texte contient toute une série de généralisations abusives qui cherchent à étendre à l’ensemble du pays quelques observations ou informations recueillies à Quanzhou et ses environs. Ibn Battûta perd encore ici ses moyens d’observation et d’interprétation comme ce fut le cas à Constantinople, et la raison en est la même : en dehors du monde musulman, l’espace perd pour lui sa lisibilité. Il l’avoue, d’ailleurs, en disant : « La Chine, quoique belle, ne me plaisait pas ; au contraire, mon esprit y était fort troublé, en pensant que le paganisme dominait dans cette contrée. » Ce qui ne l’empêche pourtant pas de placer son plus beau morceau d’hagiographie légendaire à Canton, au cours d’un voyage assurément imaginaire.
On ne dira rien sur le voyage à Pékin, chronologiquement impossible et manifestement imaginaire. De plus, il apparaît comme quasiment impossible qu’Ibn Battûta, ayant perdu ses compagnons, ses cadeaux et ses documents, ait pu convaincre la bureaucratie chinoise p049 de sa qualité d’ambassadeur. Il a donc dû rester quelques jours à Quanzhou et ensuite voyager, peut-être avec des marchands musulmans, jusqu’à Hangzhou, dernière ville possédant, d’après ses dires, une colonie musulmane. Enfin, de retour à Quanzhou, il s’embarque au début du mois d’août 1346 pour le grand retour.
Le retour et l’Espagne
On ne sait pas si Ibn Battûta partit pour la Chine avec l’espoir d’être reconnu comme ambassadeur et de se faire dédouaner auprès de Muhammad Tughluk en accomplissant sa tâche. Il aurait pu ainsi retrouver une sinécure dans le pays où il avait passé les plus aisés sinon les meilleurs moments de sa vie. Mais ses espoirs ont été apparemment déçus. Ibn Battûta s’arrête au retour pendant deux mois à Samudra (octobre-novembre 1346) et repart pour l’Inde. Il arrive à Quilon quelques jours avant la fête de la Rupture du jeûne en janvier 1347 et passe plus de deux mois dans les parages, à Quilon et à Calicut, en se demandant s’il doit rentrer chez Muhammad Tughluk. Mais les nouvelles qu’il reçoit ne sont pas bonnes. Le souverain, de plus en plus furieux de l’ingratitude de son peuple, se bat seul contre tous, et ce n’est sûrement pas le moment de se présenter devant lui pour avouer un échec. Il est également proscrit des Maldives et on n’entend plus parler du sultan de Honavar. Il ne lui reste donc plus que le chemin du retour.
On connaît déjà une grande partie des faits concernant le voyage du retour d’Ibn Battûta, puisqu’ils ont été relatés à l’occasion de son premier passage en ces lieux, dans les tomes précédents. Il débarque à Zhafar, au sud de l’Arabie, dans la deuxième quinzaine du mois d’avril 1347. De là, il longe la côte sud de la péninsule arabe pour aboutir à Hormuz. Là, Qutb al-din Tehemten est en lutte contre ses neveux, comme cela a été p050 décrit dans le deuxième tome. Ensuite, il passe en territoire iranien et traverse la province de Lar pour arriver à Shiraz. C’est là qu’il recueille toutes les informations concernant Abu Ishak, présentées dans le premier tome. De même il doit repasser à Idhadj, la capitale des atabeks de Lur, parce que c’est de cette époque que date sa rencontre avec le sultan Afrasiyab, à l’occasion de la mort du fils de ce dernier. Enfin il revient par Basra, Kufa et Hilla à Bagdad où il arrive en janvier 1348. Cheikh Hassan, dit le Grand, le Djalairide, s’est installé, à la suite des luttes racontées dans le premier tome, comme souverain à Bagdad, mais continue à guerroyer contre les Tchobanides et contre leurs alliés en Iran. Ibn Battûta reste assez peu dans cette ville et part pour Damas. Il avait laissé là-bas, en 1330, ou 1332, une épouse enceinte et vient prendre de ses nouvelles. Or l’enfant est mort depuis douze ans et de la femme il n’en est même pas question. La situation paraît trouble à Damas et la disette menace. Il quitte alors la ville fin mars 1348 pour une tournée en Syrie. Il est fort probable qu’une grande partie des villes, notamment celles du Nord, décrites comme si elles avaient été visitées en 1326, ne le furent qu’à cette occasion. Il aboutit enfin à Alep, où la nouvelle de l’arrivée de la grande peste le surprend au début du mois de juin. Il navigue alors, indemne, à travers les centaines de milliers de morts de la Peste Noire le long de la Syrie jusqu’à Alexandrie et de là atteint Le Caire vers la fin septembre 1348.
En revenant vingt ans après dans les terres centrales de l’islam, Ibn Battûta retrouve une situation bien pire que celle qu’il avait laissée. L’empire ilkhanide, qui avait réuni tant bien que mal pendant près d’un siècle le Moyen-Orient sous la paix mongole, avait éclaté en une quinzaine de petits États qui se livraient une guerre sans merci. A l’ouest, l’empire mameluk venait de se réveiller brusquement de la période paisible de Malik Nasir. Le souverain meurt dans son lit en juin 1341 et p051 désigne comme successeur son fils Malik Mansur Abu Bakr, âgé de vingt ans. Il paraît déjà trop âgé aux yeux des émirs qui l’exilent deux mois plus tard et l’assassinent. A son frère Malik Ashraf Kudjuk, âgé de sept ans, qui monte sur le trône le 7 août 1341, les gouverneurs des provinces syriennes opposent un autre de ses frères, Malik Nasir Ahmad, devant lequel on prête serment le 19 mars 1342, après qu’une émeute eut provoqué l’éviction de Kudjuk. Le nouveau sultan vide le Trésor et va s’installer à Karak, en Syrie. Les officiers du Caire reconnaissent alors le 17 juin un autre de ses frères, Malik Salih Ismail. Celui-ci résiste plus longtemps aux émirs mais succombe à la maladie, le 23 juillet 1345. Un cinquième frère, Malik Kamil, lui succède. En essayant de mettre de l’ordre aux affaires de l’État il monte contre lui les fonctionnaires qui le déposent le 21 septembre 1346 et appellent son frère Malik Muzaffar, connu comme collectionneur de pigeons dont les cages luxueuses faillirent ruiner le trésor. Étranglé à son tour, le 16 décembre 1347, il laisse sa place au septième fils de Malik Nasir, Malik Nasir Hasan, qui ne doit la durée exceptionnelle de son règne quatre ans qu’à la grande peste qui paralyse les initiatives quand elle n’emporte pas les conspirateurs. Il sera forcé d’abdiquer, le 11 août 1351, pour que lui succède un autre de ses frères.
Ibn Battûta arrive au Caire au cours du règne de Malik Nasir Hasan et repart aussitôt pour La Mecque afin d’accomplir son dernier pèlerinage. De là il retourne au Caire au début de l’année 1349 d’où il décide enfin de rentrer dans son pays ayant appris, comme il le dit, qu’Abu Inan, le sultan marinide, avait réunifié le Maghreb. Cela nous ramène à un autre point chaud de l’époque, l’Afrique du Nord. p052
A son départ, en 1325, Ibn Battûta, avait laissé trois royaumes en Afrique du Nord : celui des Marinides au Maroc, celui des Abd al-Wadites qui régnaient à partir de Tlemcen sur l’ouest de l’Algérie actuelle et celui des Hafsides en Ifriqiya, groupant la Tunisie, l’Est algérien et la plus grande partie des côtes libyennes actuelles. Le subtil équilibre d’alliances qui régissait leurs rapports fut rompu en 1337 avec la conquête de Tlemcen par les Marinides et l’effacement provisoire des Abd al-Wadites. Les deux puissances majeures du Maghreb et de l’Ifriqiya se trouvèrent alors face à face et le conflit n’a pu être retardé que par la défaite du Marinide Abu’l Hasan, battu par les Espagnols en 1340, et par la personnalité du souverain hafside de Tunis Abu Yahya Abu Bakr. Or cette personnalité commençait à s’éclipser, dès 1343, par la montée du chambellan Ibn Tafraguin, qui semble avoir joué dès le début la carte Marinide. A la mort du souverain hafside, en 1346, Ibn Tafraguin devient tout-puissant sous le règne du fils d’Abu Yahia, Abu’l Abbas Ahmad. L’assassinat de ce dernier en 1347 donne le signal de la conquête d’Ifriqiya par les Marinides, conquête qui se fait sans trop de difficultés, après le ralliement d’Ibn Tafraguin, et des puissants cheikhs provinciaux comme les Ibn Mekki, seigneurs de Gabès et de Djerba.
Or cette domination marinide berbère ne semble pas plaire aux tribus arabes de l’Ifriqiya, et le mécontentement s’accumule après une première distribution de cadeaux. L’insurrection éclate au début de l’année 1348 et Abu’l Hasan quitte Tunis en mars, pour marcher contre les rebelles. Une rencontre près de Kairouan, le 3 avril 1348, se termine par la déroute des Marinides. Abu’l Hasan s’enfuit dans Kairouan assiégée par les tribus ; la population de Tunis se soulève et enferme les Marinides dans la citadelle ; un prétendant hafside, Abu’l Abbas al-Fadl, s’empare de Constantine et de Bougie ; enfin les princes marinides se soulèvent au Maghreb, dont Abu man, le fils d’Abu’l Hasan, à p053 Tlemcen. Ibn Tafraguin change de camp et se trouve chargé par les tribus de réduire la citadelle de Tunis, mais il préfère s’éclipser prudemment et partir pour Alexandrie en juin-juillet 1348. Ibn Battûta, qui arrive dans cette ville à la même date, ou un peu plus tard, a l’occasion d’apprendre les nouvelles du Maghreb, ce qui le décide probablement à aller faire un pèlerinage à La Mecque, le temps que les choses se clarifient.
Après la fuite d’Ibn Tafraguin, Abu’l Hasan arrive à redresser partiellement la situation en soudoyant les tribus et en distribuant de nouvelles charges aux Hafsides. Mais la situation à l’ouest paraît définitivement compromise. Son fils Abu Inan, révolté à Tlemcen, cherche dans un premier temps à récupérer le noyau du royaume marinide. Il se trouve ainsi obligé, en échange de leur soutien, de restituer Tlemcen aux Abd al-Wadites, et part pour la conquête de Fez, occupé par un autre prétendant. Après avoir ainsi réuni le domaine ancestral en automne 1348, Abu Inan envoie les anciens possesseurs hafsides des fiefs de Constantine et de Bougie, qui se trouvaient près de lui, récupérer leur bien, à condition qu’ils se tiennent à ses ordres et qu’ils empêchent son père de revenir au Maghreb. Cette opération, qui s’accomplit à la fin de l’année 1348, ou au début de l’année suivante, entraîne deux conséquences. Premièrement, Abu Inan contrôle désormais le Maroc et l’Algérie actuels, et deuxièmement l’ancien occupant de Bougie et de Constantine, Abu’l Abbas al-Fadl qui est aussi le principal prétendant au trône hafside , resté sans emploi, s’en va rameuter les cheikhs d’Ifriqiya contre Abu’l Hasan afin de récupérer ses possessions.
C’est probablement cette situation qu’apprend Ibn Battûta à son retour au Caire, après le pèlerinage du printemps 1349. Cela explique sa phrase sur la réunification des choses dispersées par Abu Inan. Il ne s’agit pas là de la réunification de l’Afrique du Nord opérée en 1347 par Abu’l Hasan, mais de la reconstitution par p054 Abu Inan du royaume marinide, qui risquait de partir en éclats, à la fin de l’année 1348. Notre auteur part alors pour offrir ses services à ce dernier. Or il doit passer par Tunis où règne toujours Abu’l Hasan ; d’où la subtilité courtisane du titre du passage suivant, qui nomme Abu’l Hasan sultan de Tunis. Effectivement, ce dernier ne possède que cette ville au cours de l’année 1349.
Ibn Battûta arrive en mai à Djerba, chez les Ibn Mekki, qui sont sur le point, si cela n’est déjà fait, de changer de camp. Mais la dimension de notre personnage est trop petite pour pouvoir être affectée par les querelles des grands. Il reste un moment auprès d’eux et traverse ensuite, « après beaucoup d’ennuis », les rangs arabes qui assiègent Tunis pour le compte d’al-Fadl, et entre dans la ville.
La situation n’est pas brillante pour les Maghrébins dans cette ville, et Ibn Battûta doit la quitter vers le mois de septembre, en empruntant un navire catalan qui fait escale en Sardaigne avant de débarquer à Ténès, sur la côte algérienne. De là, il se rend à Tlemcen où il visite la tombe d’Abu Madyan, le père du soufisme maghrébin et compagnon d’Ahmad bin Rifai, dans la mouvance duquel on trouve notre auteur depuis le début de ses pérégrinations. Enfin, il se rend à Fez sans passer par sa ville natale, Tanger, où il arrive en novembre 1349.
Pourtant les choses sont bien loin d’être calmées dans le Maghreb. Abu’l Hasan, bloqué à Tunis, abandonne cette ville à un de ses fils en décembre 1349 et tente de regagner l’Ouest par la mer, afin de récupérer son royaume. Tunis ne tardera pas à se rendre aux Hafsides, qui restaurent ainsi leur pouvoir, tandis qu’Abu’l Hasan, après avoir essuyé une tempête, débarque à Alger et essaie de réunir ses forces. Mais un premier engagement contre les Abd al-Wadites, renforcés à p055 l’occasion par des contingents marinides, lui est défavorable et il s’enfuit dans le désert, à Sidjilmasa, vers le début de l’année 1350, tandis que son fils se prépare à marcher contre lui. Pendant ce temps, Ibn Battûta, qui a dû passer le Ramadhan à Fez, se rend enfin à Tanger pour visiter la tombe de sa mère. Il va ensuite à Ceuta où il reste jusqu’au printemps, ou l’été, 1350. C’est au cours de cette période, en mai, qu’une dernière bataille entre le fils et le père marinide se termine par la défaite définitive de ce dernier. Enfin, notre auteur, guéri de sa maladie qui l’avait immobilisé à Ceuta, décide de traverser le détroit pour une visite en Andalousie.
L’Espagne musulmane de l’époque était constituée par l’équivalent des provinces actuelles de Malaga, Granada et Alméria, ainsi que d’une partie de celle de Cadix. Ces territoires étaient partagés entre le royaume de Grenade et les Marinides. Les Andalous, n’arrivant pas à tenir tout seuls leurs domaines contre le royaume de Castille, se trouvaient dans l’obligation d’en abandonner une partie aux Marinides, en contrepartie de leur protection. Ainsi, les Nasrides de Grenade cédaient en 1319 aux Marinides Algésiras, Ronda, Jimena et Marbella auxquelles ces derniers venaient d’ajouter, en 1333, Gibraltar, détenu depuis 1309 par les Castillans. Ils perdaient par contre Algésiras en 1342, après la bataille de Tarifa en 1340. Gibraltar était alors solidement fortifiée comme une tête de pont, indispensable pour le maintien des dernières possessions musulmanes en Espagne.
La situation en était là lorsque Alphonse XI, le vainqueur de Tarifa, mourut le 20 mars 1350, emporté à son tour par la peste. L’espoir que la disparition de cet adversaire de l’islam a dû faire renaître dans les rangs musulmans n’est sûrement pas étranger à la décision d’Ibn Battûta de traverser le détroit, puisqu’il nous fait part de son désir de participer à la guerre sainte, malgré son âge il avait quarante-six ans à l’époque et son p056 passé qui ne paraissaient pas le disposer à ce type d’exercices. Toutefois, son objectif principal devait être Grenade, perle qui manquait encore à sa collection, mais aussi lieu où il espérait trouver une audience attentive au récit de ses exploits.
Ses espoirs devaient être déçus, mais on peut se demander s’il s’en est vraiment rendu compte. Cas unique de ces trente années de pérégrinations : deux témoins laissent par écrit leurs impressions sur le récit fait par notre voyageur, pendant deux jours et une nuit d’été, à Grenade, dans le jardin d’Abu’l Kasim Muhammad, devant un parterre distingué de personnalités andalouses. Le premier est Ibn Djuzay, le rédacteur, qui est à l’évidence admiratif, mais, devenant en quelque sorte l’alter ego de l’auteur, il ne peut être considéré comme témoin extérieur. L’autre est le cadi d’Almeria, « la rareté du temps, la merveille de l’époque », Abu’l Barakat al-Balfiqi, qui laissa une petite notice reprise par un de ses élèves dans un recueil biographique. Balfiqi donne dans cette notice un petit résumé biographique d’Ibn Battûta et continue : « [...] ses pérégrinations étaient du genre de celles qu’accomplissent les soufis, dont il avait l’aspect extérieur et la vocation. Puis il regagna le Maghrib et accomplit un voyage dans la péninsule d’al-Andalus. Là, il fit des récits sur ce qui se passait en Orient et sur le profit qu’il avait retiré de ses relations avec les habitants, mais on le considéra purement et simplement comme un menteur. Je le rencontrai à Grenade. Nous passâmes une nuit ensemble dans le jardin d’Abu’l Kasim Ibn Asim dans la bourgade de Nabla. Ce soir-là et la journée précédente, il nous parla des régions orientales et autres qu’il avait parcourues. Il nous apprit, ainsi, qu’il était entré dans la grande église de Constantinople, que ce temple avait l’étendue d’une vraie ville et qu’une toiture le recouvrait tout entier ; il y avait, d’après lui, dans cette église, douze mille évêques. » p057
Il est évident que pour les vieux savants de la vénérable Grenade Balfiqi avait quatre-vingt-quatre ans à l’époque tout ce qu’ils ne connaissaient pas ne pouvait être que mensonges, mais on peut également soupçonner notre auteur d’avoir moins de retenue dans ses paroles que dans ses écrits, puisque, dans son texte, il dit, par exemple, ne pas avoir pénétré à l’intérieur de Sainte-Sophie de Constantinople. Quoi qu’il en soit, ce petit texte est important, surtout parce qu’il définit le statut social d’Ibn Battûta, en l’excluant du rang des savants et des lettrés, malgré l’aspiration constante de notre homme à en faire partie, et en le classant dans celui des soufis ou mystiques. Cela justifie l’intérêt qu’on a porté tout au long de ce travail à l’itinéraire mystique d’Ibn Battûta.
On ne possède pas de dates sur l’excursion andalouse d’Ibn Battûta. Elle a dû toutefois être assez brève. Il sera sans doute de retour au Maroc au courant de l’été 1350 où il restera, en partageant son séjour entre Ceuta, Asilah, Salé et Marrakech, jusqu’au début de l’année 1352.
Le voyage au Soudan
Au début de l’année 1352, Ibn Battûta serait chargé par le sultan du Maroc d’une mission auprès du royaume noir du Mali. On ne connaît pas les motifs de cette mission, mais, vu le contexte de la rédaction du récit deux ans après le retour du Mali et dans la cour du même sultan , on ne peut douter de sa véracité. On pourrait même en deviner le motif. Après la mort de son père, en juin 1351, Abu Inan, libéré des contraintes internes, se prépare à reprendre la conquête de l’Afrique du Nord, en commençant par les Abd al-Wadites de Tlemcen. Les préparatifs débutent dans les premiers mois de l’année 1352 et l’opération s’achève par l’occupation de Tlemcen en mai-juin 1352. Or cette ville est p058 un des points majeurs de l’aboutissement des routes commerciales, acheminant l’or et les esclaves soudanais. Des négociants musulmans, installés à Tlemcen et au Mali, contrôlent ce commerce, auquel les souverains maghrébins participent souvent directement. Le détournement du commerce saharien au profit du Maroc était un des objectifs majeurs des Marinides. C’est dans ce cadre qu’il faut placer leurs luttes avec les Abd al-Wadites, et la mission d’Ibn Battûta, lancée en même temps que les préparatifs pour la conquête de Tlemcen, ne doit pas être étrangère à ces préoccupations.
Le commerce saharien constitue, à l’époque, un des rouages essentiels du commerce mondial. Le Sahara fonctionne comme une vaste mer, réunissant plutôt que séparant les pays riverains, dont les intérêts sont, le plus souvent, complémentaires. Le célèbre or du Soudan, extrait, en ce qui concerne l’ouest de cette région, dans les bassins du haut Niger et du haut Sénégal, est échangé, avec le Maghreb, contre des tissus, des métaux, des armes, des chevaux et autres objets de consommation et de parure, comme la verroterie vénitienne ou les cauris des Maldives. Le métal jaune traverse ensuite la Méditerranée pour aboutir dans les cités italiennes et catalanes. Il s’injecte de là dans un deuxième circuit, celui de la route de la soie et des épices, qui le conduira à travers le Moyen-Orient, l’Asie centrale et l’océan Indien, vers l’Inde, l’Asie du Sud-Est et la Chine. Le Soudan est donc la source de l’or et c’est ce produit qui constitue, avec les esclaves et le sel dans une moindre mesure, le ciment des grands empires qui s’y édifient.
L’espace saharien véhicule, en même temps que les marchandises, les idées et les religions. La transmission se fait essentiellement par les Berbères, qui dominent le désert. Ils vont même tenter une fois, vers le milieu du xie siècle, de réunir à travers le mouvement Almoravide, les deux rives en un seul empire. Ce sera une tentative sans lendemain. Le Nord restera aux mains des royaumes p059 berbères ou arabes) le Sud sera dominé par les empires noirs, et entre les deux circuleront les caravanes des Touareg, véhiculant l’or, les esclaves et l’islam.
Les Omayyades avaient essayé d’entreprendre une conquête en règle du royaume de Ghana, lequel contrôlait au viiie siècle l’Ouest soudanais. Mais la tentative échoua. L’islam s’infiltra donc progressivement, souvent sous sa forme « hérétique », kharidjite, après la dispersion au ixe siècle des premiers royaumes Ibadites du Maghreb. Le mouvement Almoravide, et à sa suite le mouvement Almohade, se présentèrent alors comme une contre-réforme visant à restaurer la pureté originelle de l’islam. Ainsi, l’« orthodoxie » l’emportera peu à peu, et plus tard le pays soudanais deviendra, avec Tombouctou et Djenné, un des hauts lieux de l’islam.
Dans le domaine politique, l’empire du Ghana, conquis, à la fin du xie siècle, par les Almoravides, n’a jamais pu retrouver son ancienne puissance. Sur ses ruines s’éleva, à partir du xiie siècle, l’empire du Mali, issu du peuple malinké, lequel vivait entre le haut Sénégal et le haut Niger, à la source de l’or. La conversion de ses chefs à l’islam et une invasion qui forgea la cohésion interne conduisirent à la formation d’un État fort. Au début du xive siècle, l’empire atteint son apogée sous Mansa Moussa, qui fera la démonstration historique de sa puissance avec son célèbre pèlerinage à La Mecque de 1324, au cours duquel il dépensa une tonne et demie d’or en poudre, faisant ainsi baisser, pour quelques années, le cours de l’or en Égypte. De son temps, l’empire du Mali contrôle l’ensemble du cours du Sénégal et de la Gambie et tout le haut et moyen Niger, jusqu’aux frontières actuelles du Nigéria.
Cette première moitié du xive siècle est également marquée par une intense activité commerciale. On a mentionné plus haut le développement du commerce des épices de l’Orient. Or celui-ci, toujours déficitaire pour p060 les Européens, réclame chaque jour plus de métal jaune, que ces derniers ne peuvent se procurer qu’en Afrique. Vénitiens, Génois et Catalans sont alors en concurrence pour le contrôle du commerce maghrébin et essaient de profiter des dissensions entre les États de l’Afrique du Nord. Les Marinides, qui sont continuellement en guerre avec les Espagnols à cause de l’Andalousie, préfèrent traiter avec les Italiens qui n’ont que des objectifs économiques. En contrepartie, les Catalans, qui se sont constitué une base maritime aux Baléares en fondant le royaume de Majorque, profitent de la faiblesse des Abd al-Wadites pour s’y infiltrer. Une milice chrétienne, commandée par les Catalans, s’installe à Tlemcen, pour protéger ce royaume contre les Marinides. Mais les chrétiens ne peuvent généralement pas s’implanter dans les villes maghrébines. Ils utilisent pour cela les Juifs. Soit ils envoient des commerçants juifs espagnols, soit ils protègent les juifs maghrébins.
Ces intérêts conflictuels illustrent l’opposition Tlemcen-Fez. La première, placée plus près de la mer, et possédant un port comme Oran, est favorisée par la faiblesse des Abd al-Wadites qui ne sont pas en état d’opérer de prélèvements importants sur les marchandises qui transitent. Tandis que Sidjilmasa, le « port » saharien marinide, nécessite la traversée de l’Atlas pour arriver à Fez, et Fez est encore loin de la mer. D’où la lutte des Marinides pour le contrôle des deux points d’aboutissement du commerce saharien : Tlemcen et Sidjilmasa. Cette lutte politique est également doublée d’initiatives économiques ; les artisans de Fez développent une production de textiles et de maroquinerie pour l’exporter aussi bien vers l’Europe que vers le Soudan. La conquête de Tlemcen par Abu’l Hasan en 1337, en réunissant les exutoires nord du commerce soudanais aux mains d’une seule puissance, amène l’empire du Mali à rechercher des contacts avec les Marinides. Une ambassade faisant route en 1348 vers Tunis apprit à Constantine la défaite de Kairouan. p061
Au-delà du Maghreb, vers le Sahara, des familles berbères contrôlent le commerce. Leur efficacité, ainsi que leurs richesses, ne sont pas sans rappeler les grands négociants italiens du Proche-Orient à la même époque. On possède des renseignements plus détaillés sur une de ces familles, les Maqqari. Deux des frères Maqqari, Abu Bakr et Muhammad, se trouvent à Tlemcen où ils échangent les marchandises européennes contre les produits soudanais. Les deux cadets, Abd al-Wahid et Ali, sont à Walata, point de rupture entre le désert et la savane, où les caravanes sahariennes prennent le relais de celles du Mali. Là, ils distribuent les marchandises venues du Nord aux revendeurs locaux et recueillent les produits à envoyer vers le Maghreb. Enfin, l’aîné, Abd al-Rahman, qui était probablement le chef de l’entreprise, résidait à Sidjilmasa, où il organisait les caravanes et recueillait des informations sur les prix et les produits de part et d’autre du désert. La maison Maqqari se chargeait également du maintien de la route du désert en creusant des puits et en payant des guides. Ibn Battûta rencontrera un descendant de la famille, nommé Abd al-Wahid, qui était à l’époque chef de la colonie blanche dans la capitale du Mali.
La route transsaharienne, partant de Sidjilmasa ou de Tlemcen, aboutissait à travers Taghaza à Walata. Taghaza était une mine de sel approvisionnant la plus grande partie du Soudan occidental ; quant à Walata elle constituait, à l’époque, la limite nord de l’empire du Mali. Le transport entre ces points était assuré par les Touareg, les Messufa d’Ibn Battûta, appartenant au groupe berbère de Sanhadja qui donna naissance au mouvement almohade.
Au-delà de Walata, en territoire malien, l’initiative commerciale passe aux Wangara. Il s’agit d’un groupe soudanais noir, appartenant pour la plupart à l’ethnie Soninké et appelé Wangara par les musulmans, tandis p062 que les Malinké, l’ethnie dominante de l’empire malien, les connaissent sous le nom de Dyula. Leur centre opérationnel était situé à Dia, sur une branche du Niger, un peu en aval de l’actuelle Diafarabé et au sud de Tombouctou. L’importance du fleuve Niger ira d’ailleurs en augmentant tout au long du xive siècle jusqu’à ce que Tombouctou remplace progressivement Walata comme point d’aboutissement du commerce saharien au sud du désert. Ce sont les Wangara qui cherchent l’or à ses sources dans la région du haut Niger et même plus tard beaucoup plus au sud, en dehors de l’empire malien, dans la forêt d’Akan, près du golfe de Guinée.
C’est dans ce contexte qu’Ibn Battûta effectue son voyage soudanais. Ce dernier récit est peut-être le meilleur de l’ensemble du texte. L’auteur part cette fois en voyage officiel, dans un pays d’intérêt vital pour le Maroc, et son souverain attend de lui qu’il mette à profit son expérience pour recueillir des informations précises. Par ailleurs, Ibn Battûta reste pour la postérité, le seul témoin oculaire à nous laisser un écrit antérieur aux découvertes européennes, les autres géographes arabes ayant écrit à partir d’informations recueillies.
L’auteur part de Sidjilmasa le 18 février 1352, au milieu des préparatifs marinides pour la conquête de Tlemcen, et arrive à Walata vers le 20 avril. Au-delà, son itinéraire pose des problèmes liés à la localisation de la capitale de l’empire du Mali. A travers une interprétation du texte d’al-Umari, géographe contemporain d’Ibn Battûta, la capitale avait été identifiée avec le village actuel de Niani, sur la Sankarani la Sansara d’Ibn Battûta , affluent droit du Niger, formant aujourd’hui la frontière entre la Guinée et le Mali. Or, les fouilles effectuées dans les années soixante par une mission guinéo-polonaise sur le site de Niani ayant été décevantes, une nouvelle localisation fut proposée en p063 1972, situant cette fois-ci la capitale près du haut cours de la Gambie, dans la province du Mali de la Guinée actuelle. Ce nouveau site étant distant de l’ancien de près de quatre cents kilomètres, à vol d’oiseau et en direction ouest-nord-ouest, l’itinéraire d’Ibn Battûta se trouve considérablement modifié. Toutefois, l’importance accordée ces dernières années par l’historiographie africaine aux sources orales, lesquelles présentent toujours le haut Niger comme le berceau et la demeure de la dynastie malienne, conduit vers le maintien du site de Niani comme localisation la plus probable de la capitale du Mali.
La localisation de cette ville sur les rives du Sankarani ne suffit pourtant pas à résoudre complètement le problème de l’itinéraire, puisque l’étape qui suit Walata, nommée Zaghari par Ibn Battûta, continue d’être controversée. L’identification de Zaghari avec Dia, centre d’activité des Wangara, est plausible. Elle ne semble pourtant pas correspondre à la description, puisque le pays entre les deux étapes est désertique et non boisé comme le décrit Ibn Battûta. Ainsi une autre localisation a été proposée, avec Goumbou, qui a l’avantage de se trouver sur une ligne quasi directe entre Wallata et la capitale du Mali. Dans ce cas, la prochaine étape, appelée Carsakhou par Ibn Battûta, se situerait sur le Niger entre Segou et Bamako.
Le souverain qui règne sur le Mali à l’arrivée de notre voyageur est Mansa Suleiman (1341-1358), le frère du grand Mansa Moussa (1312-1337) dont le fils Mansa Magha Ier (1337-1341) avait été écarté du pouvoir. Cet événement marqua le début d’une longue lutte entre les deux branches de la dynastie. Ibn Battûta mentionne déjà un cousin en sédition, lequel doit être Mari Djata (1360-1373), fils de Mansa Magha qui, après la mort de Suleiman, chassa son fils Qasa et lui succéda. Pendant son règne, « corrompu et tyrannique » selon Ibn Khaldoun, l’empire déclinera et à la fin du siècle perdra son p064 rôle de garant de l’ordre et de la liberté du commerce dans la région.
Les rapports d’Ibn Battûta avec Mensa Suleiman ne sont pas excellents, ce qui paraît étonnant, vu la mission de notre auteur et l’importance du royaume marinide à l’époque. Mais le texte mentionne un banquet de condoléances à l’occasion de la mort d’Abu’l Hasan. Cela laisse deviner que l’empereur malien, qui avait envoyé une ou deux ambassades à ce souverain, tenait à montrer son désaccord sur la façon dont son fils l’avait dépossédé. Finalement, Ibn Battûta restera huit mois dans la capitale du Mali et portera un jugement plutôt critique sur les hommes et les choses sans qu’on puisse affirmer que ce regard soit complètement exempt d’un racisme tout à fait ordinaire.
Quittant, fin février, la capitale malienne, Ibn Battûta descend le Niger jusqu’à Gao, dernière ville de l’empire, à l’ouest, où il arrive au mois de mai. Il partira de là pour Takedda. La localisation exacte de cette ville, située dans l’actuelle province nigérienne de l’Aïr, a fait aussi l’objet de longues controverses. Des approches toponymiques et linguistiques aboutirent à son identification avec Teguidda n’Tesemt, au nord-ouest d’Agadès. Or ce nom signifie Teguidda du Sel, et, s’il existe une exploitation de sel dans cette localité, il n’y a pas trace de cuivre comme l’affirme Ibn Battûta. Quant à l’hypothèse qui cherche à prouver que ce dernier a pris le sel pour du cuivre, elle n’est pas soutenable. Enfin, des fouilles effectuées en 1973-1975 ont pu localiser une industrie du cuivre à Azelik, à vingt-cinq kilomètres au nord-ouest de Teguidda, les mines se trouvant à Azouza, treize kilomètres plus à l’est. Azelik constituait, à l’époque, le centre d’un royaume semi-nomade qui sera détruit au xve siècle par celui d’Agadès. Son territoire occupait une zone sensible, située entre deux États, l’Empire du Mali et le royaume du Kanem. Ce dernier s’étendait de part et d’autre de la frontière p065 actuelle du Tchad et du Niger. Fort ancien, il est mentionné par les sources arabes dès le viiie siècle. La cohésion des tribus qui le composaient semble avoir été obtenue à travers le principe de la divinité de la royauté, le souverain étant sensé, par exemple, ne pas consommer d’aliments. Des éléments de cette divinisation sont sans doute maintenus après l’islamisation de la dynastie, vers 1025, puisqu’Ibn Battûta nous dira que le roi ne se montre jamais en public et qu’il parle, même à ses proches, de derrière un rideau.
Le royaume de Kanem faisait pendant à celui du Mali pour le commerce avec l’Ifriqiya (à travers les oasis de Ghat et de Ghadamès) et l’Égypte, à cette différence près que le principal produit d’exportation n’était plus l’or mais les esclaves, jeunes filles et eunuques. Les rois du Kanem, chassés à la fin du xive siècle par des ethnies venues de l’est, se réfugièrent à l’ouest du lac Tchad pour fonder le royaume de Bornou qui survécut jusqu’en 1846.
Ibn Battûta aurait été tenté très probablement de prolonger sa route jusqu’à Ndjimi, capitale du Kanem, pour visiter ce roi Idris qui ne montrait jamais son visage, mais Abu Inan le rappela. Il se joignit alors à une caravane transportant six cents filles esclaves et prit le chemin du retour. Il passa probablement par l’est du massif de l’Aïr, et poussa jusqu’à In Ezzane. Là, une partie de la caravane a dû se détacher vers le nord et l’oasis de Ghat, tandis que le groupe suivi par Ibn Battûta traversa en direction nord-ouest le Hoggar et le Touat, pour atteindre Sidjilmasa. Parti d’Azelik le 12 septembre 1353, il arriva dans cette ville trois mois plus tard jour pour jour. Il sera à Fez le 6 janvier 1354. Deux ans plus tard, Ibn Djuzay nous annoncera la fin de la rédaction de cet ouvrage. p066
A l’arrivée de ce long voyage, une impression paraît se préciser : Ibn Battûta est, comme Marco Polo, un de ces grands voyageurs dont le texte acquiert de la valeur avec le temps. Les seuls témoignages contemporains dont on dispose, ceux d’Ibn Khaldoun et d’al-Balfiqi, traitent, sans ambages, Ibn Battûta de menteur. Il est aussi fort probable que dans les pays musulmans la vogue de ce texte soit due jusqu’aux temps modernes à ses anecdotes pieuses plus qu’à ses informations géographiques ou ethnologiques. L’érudition européenne qui recueillit pour la première fois le texte dans son intégralité et le traduisit a voulu y voir un sous-produit de la très estimée science géographique arabe. Or cette géographie ne fut, dans la plupart des cas, qu’un exercice in vitro, où l’information eut souvent tendance à laisser sa place à la compilation et la rigueur le céder aux canons littéraires, l’adab, de l’époque. Notre homme, malgré ses efforts pour paraître un lettré, n’en fut jamais un. C’est lui néanmoins qui peut dire « j’y étais » ou « je l’ai vu » en fournissant une information, Il a pu être aussi, à ses heures, opportuniste, mesquin, hypocrite, mais il fut incontestablement possédé par le démon du voyage, et c’est cela qui le poussa occasionnellement à mentir. Nous avons essayé de démontrer que les inconséquences, chronologiques ou autres, du récit proviennent très rarement d’erreurs ou de confusions. Leur origine réside plutôt dans la volonté délibérée de l’auteur soit de prolonger la durée des séjours importants, soit d’ajouter de nouvelles localités à son palmarès de voyageur. Ces cas, somme toute limités, ne portent pas préjudice au reste.
Nous avons essayé, à la lumière de cette approche, de vérifier ses dires, et ce dans la mesure où les sources dont nous avons pu disposer le permettaient. Nous avons parallèlement tenté de reconstituer, tant bien que mal, et toujours d’une façon très rapide, le milieu traversé par notre voyageur. Enfin, nous nous sommes attardés sur quelques points du texte qui réclamaient, à p067 notre avis, une réflexion. Le résultat donne un travail d’annotation et de présentation important par son volume, mais toujours incomplet. Une recherche plus longue et plus approfondie aurait fourni, sans doute, plus d’éléments de réponses, mais on est déjà à la limite de la saturation pour un texte qu’on veut avant tout rendre lisible. La limite au-delà de laquelle les dissertations sur le texte auraient noyé le texte lui-même n’est plus très loin à notre avis. Mais rester trop en deçà de cette limite serait aussi ne pas faire ressortir suffisamment les possibilités de ce texte, donc ne pas lui rendre justice. Est-ce que l’on a pu se rapprocher du juste milieu ? Ce sera au lecteur d’en juger.
Je voudrais enfin, avant de terminer, remercier les amis qui, en me signalant des ouvrages peu connus, m’ont permis d’accomplir ce vaste tour d’horizon, ceux qui ont bien voulu relire ce texte, et par-dessus tout ma femme sans l’aide de laquelle ce travail téméraire ne se serait jamais terminé dans les délais impartis.
Stéphane Yerasimos
juillet 1981
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