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Précis de psychologie
Épilogue
PSYCHOLOGIE
ET PHILOSOPHIE
Qu'entend-on par « Métaphysique » ? Nous venons, dans le précédent chapitre, de renvoyer à la métaphysique le problème du libre arbitre. C'eut été, en effet, précipiter les choses que de prétendre lui donner une solution définitive sans sortir de la psychologie. Que la psychologie revendique le déterminisme à titre de science, c'est son droit ; et nul n'y saurait contredire. Mais ce peut être aussi le droit de disciplines nouvelles d'opposer, en faveur de la liberté, une contre-revendication qui amènera à restreindre à leur domaine les justes prétentions de la psychologie, et à trouver quelque tempérament qui les accorde aux non moins justes prétentions de ses voisines. Or il se trouve que la morale élève une de ces contre-revendications. Je n'hésite pas, quant à moi, à trouver ses droits supérieurs à tous autres, partant à croire à l'existence du libre arbitre, et à considérer le déterminisme de la psychologie comme un principe provisoire et comme une simple méthode. Ce n'est pas ici le lieu de justifier les prétentions de la morale. Si je fais allusion à leur conflit avec les prétentions de la psychologie, c'est uniquement pour remarquer que chacune de ces sciences spéciales, détachées, pour de simples raisons de convenance, du corps organique de [614] la vérité (cf. p. 1), doit se garder d' « absolutiser » ses principes et ses résultats, mais au contraire réserver toujours une critique ultérieure qui les compose avec les principes et les résultats des autres. La métaphysique est le forum où toutes les sciences sont admises à faire valoir leurs revendications. Oui dit métaphysique dit effort invinciblement obstiné à penser avec clarté et cohérence. Les sciences spéciales acceptent d'organiser des données pleines d'obscurité et de contradictions, obscurités et contradictions dont leur but précis et restreint leur permet de ne pas tenir compte. De là le mépris où les esprits ordinaires tiennent la métaphysique. S'étant cantonnés dans un domaine limité, où ils ne poursuivent que des fins précises, toute discussion dont la subtilité passe ces limites et n'intéresse pas immédiatement ces fins, est stigmatisée par eux de la qualification de « métaphysique ». Ne demandez pas à un géologue ce que c'est que le temps : cela le dépasse ; ni à un professionnel de la mécanique si et comment sont possibles des actions et des réactions : il n'en a cure. Un psychologue a assez à faire, sans s'occuper de la question de savoir comment il se peut que lui et les consciences qu'il étudie connaissent un même monde extérieur. Il n'en reste pas moins que des problèmes, qui n'existent pas à certains points de vue, sont, à un autre point de vue, des problèmes essentiels ; et les « casse-tête » de la métaphysique sont les problèmes les plus importants qui soient, pour quiconque veut pénétrer à fond la constitution intime de l'univers envisagé comme un tout. La psychologie ne laisse pas de fournir la philosophie générale d'un bon nombre de ces casse-tête, dont je voudrais signaler les principaux dans ce dernier chapitre. Et d'abord le problème des
Rapports de la conscience et du cerveau. Quand [615] on traite la psychologie comme une science naturelle, ainsi que nous l'avons fait en ce livre, on se met en mains les « états de conscience », à titre de données immédiates de l'expérience : et l'on prend comme hypothèse « de chevet » (cf. p. 81 cette loi empirique qu'à tout instant un seul état de conscience correspond toujours à l'ensemble des phénomènes cérébraux, qui ont lieu à cet instant-là. Rien de plus clair que cette « correspondance », tant qu'on n'y voit qu'un parallélisme empirique de deux séries de faits à variations concomitantes : rien de plus obscur quand, voulant dépasser ce point de vue superficiel de variations concomitantes, on se pose la question métaphysique de leur nature intime et profonde. Il y a des gens qui croient tout clarifier en disant que la conscience et le cerveau sont l'en dedans et l'en dehors d'une « seule et même réalité », « l'endroit et l'envers d'une même étoffe ». D'autres font de l'état de conscience une réaction d'une seule substance, l'âme, sur les multiples activités du cerveau. D'autres enfin pensent dissiper tout mystère en prêtant à chaque cellule une conscience élémentaire, et en voyant dans le phénomène psychique, tel que le donne l'expérience, l'aspect synthétique de toutes ces consciences élémentaires fondues les unes dans les autres, de même que le cerveau n'est que l'aspect synthétique de toutes ses cellules embrassées d'un seul regard à un unique point de vue.
Nous pouvons appeler ces trois essais d'explication métaphysique des noms de théories moniste, spiritualiste et atomiste. Les trois ont leurs difficultés, dont les moins irréductibles, da point de vue logique, me semblent de beaucoup être celles de la théorie spiritualiste. Cependant, celle-ci ne présente absolument aucun point de contact avec les phénomènes de multiples consciences et de personnalités alternantes [616] (cf. pp. 268-276), qui se prêtent mieux aux formules de la théorie atomiste ; car on se fait plus facilement à l'idée de petites consciences qui se fondent tantôt dans une masse unique, tantôt dans de moindres masses distinctes, qu'à l'idée d'une âme qui tantôt réagirait tout entière, et tantôt morcellerait son activité en réactions simultanées et disjointes. La localisation des fonctions cérébrales n'est pas non plus sans plaider pour l'atomisme mental. Quand j'entends et vois simultanément une cloche, c'est grâce à mes lobes occipitaux que je la vois, et grâce à mes lobes temporaux que je l'entends : le plus naturel n'est-il pas dès lors de dire que les premiers la voient, que les seconds l’entendent, et que les uns et les autres « combinent leurs informations » respectives ? Quelle formule plus simple trouver pour ce fait certain qu'à chaque instant les différents éléments d'une représentation totale, perçue par la conscience, dépendent des activités simultanées d'autant de régions différentes du cerveau ? L'atomiste, ravi de la simplicité de ces figurations, ne peut évidemment que trouver tirées aux cheveux, sans portée réelle, et tout juste dignes d'un métaphysicien, toutes les objections analogues à celles que nous avons faites ici-même (pp. 29, 71, et ailleurs), sur l'impossibilité de véritables « combinaisons d'éléments conscientiels ». Car il ne cherche que des formules claires, naturelles et commodes pour synthétiser les faits ; et il faut convenir que sa doctrine semble faite exprès pour ce dessein.
Mais, outre cette difficulté extrême de résoudre le problème du parallélisme, il y a la difficulté non moins grande de le poser en termes simples et précis :
L'ombre en ce lieu s'amasse et la nuit est là toute.
Avant de déterminer exactement ce qui se passe quand un état de conscience correspond à une modification [617] du cerveau, il importe de savoir quels sont les sujets des processus à déterminer. Il importe de savoir quelle espèce de fait psychique, et quelle espèce de faits nerveux il s'agit, pour ainsi dire, de mettre en contact immédiat. Il importe de préciser le minimum de fait conscientiel que puisse provoquer un fait cérébral, et le minimum de fait cérébral qui puisse avoir son contrecoup dans la conscience. Puis, cela fait, il faudra déterminer entre ces deux minimums un rapport immédiat, dont la formule, si nous la trouvons jamais, ne pourra être que la loi psycho-physique élémentaire et fondamentale.
Si nous avons pu échapper ici à l'hypothèse extra-expérimentale d'atomes psychiques, c'a été en prenant pour minimum de fait conscientiel toute la conscience à un instant donné (même quand elle représente un objet complexe), et, pour minimum de fait cérébral, le cerveau tout entier à ce même instant. Mais « le cerveau tout entier » n'est pas un fait : c'est un point de vue ; c'est le nom que nous donnons à la représentation synthétique d'un agglomérat de billions de cellules. Or, selon les principes de la philosophie atomique ou mécanique, il faut chercher la réalité dans l'individualité des molécules, ou tout au plus dans l'individualité des cellules ; le reste n'est que mythologie verbale. Les cellules sont des substances ; le cerveau n'est qu'un substantif exprimant leur agrégation ; et comment faire de cette fiction la contrepartie objective et réelle d'un fait de conscience ? Ce qu'il faut ici, c'est un fait physique ; et il n'y a de fait physique que le fait moléculaire. D'autre part, si nous devons avoir une loi psycho-physique élémentaire, nous allons tout droit à un atomisme mental. Car le fait moléculaire, posé comme élément physique, semble exiger comme « correspondant « conscientiel non pas une représentation globale, mais un élément [618] de représentation, [élément qui n'est qu'une abstraction, si nous en croyons nos principes]. Ainsi donc, à la réalité psychique semble « correspondre » une irréalité physique ; et à la réalité physique, une irréalité psychique : et nous voilà dans un abîme de perplexités.
Rapports des états de conscience avec leurs objets. Ces perplexités ne font qu'augmenter quand nous soumettons à la critique notre hypothèse d'états de conscience capables de connaître (cf. pp. 3 et 16). Pour le sens commun (et les sciences naturelles se placent toutes au point de vue du sens commun), la connaissance n'est qu'un rapport irréductible entre deux réalités extérieures l'une à l'autre, le sujet connaissant et l'objet connu. L'univers existe d'abord ; puis les étals de conscience, qui acquièrent de l'univers une connaissance progressive et de plus en plus parfaite. Mais il est difficile de soutenir longtemps ce dualisme tel quel, et de se garder à jamais de l'idéalisme qui le dissout. Prenez ces états de conscience qu'on appelle des sensations pures (pour autant qu'il en existe), par exemple la sensation pure de bleu que l'on peut avoir en fixant le zénith par un jour de soleil. Ce bleu est-il l’objet de l'état de conscience, ou une des déterminations subjectives de ce même état de conscience ? Avons-nous affaire ici à la qualité d'une sensation, ou à la sensation d'une qualité ? Il est facile de voir que les façons communes de parler ne font qu'osciller de l'un à l'autre de ces points de vue. Pour n'avoir pas à trancher la question, on a récemment imaginé de substituer l'expression « contenu » à l'expression « objet » ; car le « contenu » évoque l'idée de quelque chose qui n'est pas tout à fait extérieur à la sensation, et qui n'est pas cependant identique à la sensation elle-même, présentée comme son contenant. Mais quelle idée claire se faire de ce contenant indépendamment [619] de son contenu ? Aussi ne reste-t-il qu'à donner un nom neutre à l'expérience immédiate du bleu : et on l'appelle un phénomène. Et ce phénomène, nous ne le voyons pas surgir immédiatement d'un rapport entre une réalité physique et une réalité mentale. Mais c'est nous qui, le concevant comme une chose identique à elle-même (cf. p. 312), et le reliant par des rapports à d'autres choses, le faisons se dédoubler, pour ainsi dire, et se développer dans deux directions divergentes : en tant qu'il est lié à certains de ses associés, il prend figure de qualité physique et objective, et en tant qu'il est lié à certains autres, il prend figure d'état psychique subjectif.
D’autre part, une fois sortis des sensations et arrivés aux états de conscience conceptuels, il semble que nous voyons ceux-ci obéir à une loi différente. Ils paraissent se référer d'eux-mêmes et immédiatement à un objet qu'ils ne sont pas. En plus de leur « contenu » immédiat, ils présentent une « frange » (p. 217) par où ils prétendent » représenter » autre chose que ce contenu. Le bleu dont nous venons de parler, par exemple, pris comme état substantif, était un mot, mais un mot qui avait un sens : le mot était le contenu de l‘état de conscience, et la qualité de bleu son objet. Bref, tandis que la sensation se suffisait et se limitait à elle-même, l'état de conscience conceptuel tend à se dépasser et à s'achever dans quelque chose de plus et d'autre que lui-même.
Mais au moment où l'on en vient, comme je l'ai fait pour la sensation, à envisager l'état de conscience et son objet comme deux, aspects différents d'une même réalité, on se trouve logiquement bien empêché de maintenir son refus de morceler l'état de conscience en éléments. Car si le ciel bleu, considéré comme réalité physique, est une somme de parties extérieures les unes aux autres, comment refuser de [620] voir une somme de sensations dans le ciel bleu considéré comme réalité psychique ?
La seule conclusion qui se dégage nettement de tout ceci, : c'est que les relations du sujet connaissant et de l'objet connu sont infiniment compliquées, et qu'il ne suffit pas, pour les débrouiller, de faire preuve de bon sens, de bonne volonté, et même de cette science qui met tout à la portée de tous. Il faut absolument faire appel aux subtilités de la métaphysique, et donner la parole à l'idéalisme et à l’Erkenntnisstheorie, si l'on veut enfin dégager de ses obscurités l'hypothèse très science naturelle d'états de conscience qui « connaissent » des choses.
Autre casse-tête métaphysique : les incessantes transformations de la conscience. Nous avons commencé par adopter les états de conscience comme unités psychologiques, puis nous avons bientôt ajouté que ces états ne faisaient que se transformer. Cependant un état de conscience ne saurait avoir de réalité s'il n'a quelque durée : une douleur qui ne durerait qu'un centième de seconde ne serait vraiment pas une douleur. D'où la question : quelle est la durée minimum indispensable à un état de conscience pour qu'on puisse l'envisager comme un état ? Prenons la perception du temps pour exemple : si le présent perçu, le « présent apparent » comme nous l'avons appelé p. 365, peut embrasser une douzaine de secondes, combien de temps devra durer le présent qui le perçoit ? Autrement dit, quel est le minimum de durée conscientielle indispensable à 1’appréhension synthétique de ces douze secondes comme immédiatement écoulées, le minimum de durée conscientielle qu'on peut appeler un « état » de conscience réalisant la connaissance susdite ? Envisagée comme une réalité qui coule dans le temps, la conscience offre les paradoxes qu'on a toujours trouvés dans toutes [621] les transformations continues. Il n'y a pas plus d'« états » dans la conscience, que de côtés dans une circonférence, ou de points immobiles dans le parcours d'une flèche qui vole. Quand nous avons représenté la projection du passé dans le présent par une perpendiculaire abaissée sur la ligne du temps p. 373), cette perpendiculaire ne pouvait être qu'une construction idéale. Cependant sa maigre largeur est encore trop large pour figurer le vrai présent réel, qui, sans largeur à lui, n'est que le point de soudure du passé et de l'avenir. Quand tout n'est ainsi que transformations et processus, comment parler d' « états » ? Et cependant, comment ne pas parler d'états dans une étude descriptive des instruments de nos connaissances, tels que nous les révèle l'expérience ?
Les états de conscience eux-mêmes sont des faits invérifiables. Mais voici le « bouquet ». Ni le sens commun, ni la psychologie, telle au moins qu'on l'a écrite jusqu'ici, n'ont jamais douté que les états de conscience ne fussent des données immédiates de l'expérience. On a mis en question l'existence des » choses », mais non pas celle des faits psychiques ; le monde extérieur a eu ses négateurs, le monde intérieur n'en a point. Tout le monde admet une perception directe et immédiate de notre activité pensante, et une conscience interne distincte des objets extérieurs qu'elle connaît. Cependant, c'est cela même dont, je l'avoue, en ce qui me concerne, je ne me sens pas très certain. Chaque fois que je veux saisir à même et toucher cette activité pensante, je ne me trouve en mains qu'un fait physique, une impression qui me vient du front, ou de la tête, ou du cou, ou du nez. Il me semble alors que la conscience envisagée comme activité, loin d'être un fait tangible, n'est qu'un postulat, le postulat d'un « connaisseur » correspondant à tout ce connu. Et le mot même de « conscience » [622] (consciousness) me semble pêcher par excès de précision, de personnalisation : j'aimerais mieux parler d'« escience » (sciousness). Mais combien cette « escience postulée à titre d'hypothèse » ne diffère-t-elle pas des « états de conscience perçus avec certitude et infaillibilité par un sens intérieur » ! Elle entraîne d'étranges conséquences : celle, entre autres, de remettre en question un problème que nous avons cru pouvoir résoudre, à la fin du chapitre XII. À la question « quelle est la réalité qui connaît ? » nous avons répondu « ce sont les états de conscience eux-mêmes » : cette solution ne peut évidemment qu'apparaître maintenant entachée des préjugés du sens commun, et partant purement provisoire.
Conclusion. Quand donc nous disons que la psychologie est une science naturelle, nous devons nous garder d'entendre par là qu'elle repose en dernier ressort, sur des fondements solides. Cette qualification accuse au contraire sa fragilité, la fragilité d'une science qui suinte la critique métaphysique à toutes ses articulations, d'une science dont les hypothèses et les données fondamentales, loin d'avoir une valeur personnelle et absolue, relèvent au contraire de théories qui les débordent, et en fonction desquelles il les faut penser et formuler à nouveau. Bref, faire de la psychologie une science naturelle, ce n'est pas exalter, c'est déprécier son autorité. Aussi ne peut-on que trouver bien étrange la belle assurance des gens qui parlent de « la nouvelle psychologie », et qui écrivent des « histoires de la psychologie », quand nous en sommes encore à attendre la première lueur qui doit pénétrer l'obscurité des réalités psychologiques fondamentales. Que trouve-t-on en ces livres ? Une enfilade de faits grossièrement observés, quelques discussions querelleuses et bavardes de théories, [623] quelques classifications et descriptions, le préjugé puissant de l'existence des états de conscience et de leur conditionnement par le cerveau : mais pas une seule loi, au sens où nous parlons des lois de la physique, pas une seule formule dont nous puissions déduire une conséquence, comme on déduit un effet de sa cause. Nous ignorons jusqu'aux termes entre lesquels les lois fondamentales que nous n'avons pas devraient établir des relations (cf. page 617). Est-ce là une science ? C'en est tout juste l'espoir. Nous n'avons que la matière dont il faudra extraire cette science. Car il se passe certainement quelque chose chaque fois qu'à un certain état cérébral correspond une certaine « escience ». Mais quoi ? Celui qui nous donnera une vraie réponse à cette question commencera la science psychologique ; et sa découverte fera pâlir toutes les nôtres. Jusqu'à présent la psychologie en est toujours à l'état où se trouvaient la physique, avant Galilée et la découverte des lois du mouvement, et la chimie, avant Lavoisier et la découverte de la loi de conservation de la masse. Les Galilée et les Lavoisier de la psychologie seront, en vérité, de bien grands hommes quand ils viendront. Et ils viendront quelque jour, si le passé nous est garant de l'avenir. Ils viendront en « métaphysiciens », la nature du problème psychologique le veut. D'ici là, le meilleur moyen de hâter leur avènement est encore de prendre pleine conscience des obscurités où nous errons à tâtons, et d'avoir toujours présente à l'esprit la conviction que les hypothèses et les données qui nous servent de point de départ en cette science naturelle qu'on appelle la psychologie, ne sont que des hypothèses et des données provisoires, essentiellement sujettes à révision.
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