[i]
Précis de psychologie
Préface
LA MÉTHODE PSYCHOLOGIQUE
DE W. JAMES
Un auteur célèbre est plus ou moins le prisonnier de su célébrité ; le public le « classe » et lui assigne une spécialité où il le laisse exceller tout à l'aise, mais dont il ne lui permet pas volontiers de s'écarter. C'est ainsi que, pour le grand public français. W. James est aujourd'hui avant tout, sinon exclusivement, l’auteur célèbre des Variétés de l'expérience religieuse, c'est-à-dire le protagoniste d'une doctrine du subconscient, d'une théorie de la croyance et, plus généralement encore, du pragmatisme. Or on ne trouvera dans le Précis de psychologie [1] que nous publions ni doctrine du subconscient, ni théorie de la croyance. Quant au pragmatisme, il semble sans doute s'annoncer déjà par maintes considérations sur l'influence de l'action sur la pensée, et l'on pourra se donner la satisfaction de voir en, ces considération tout autant de pierres d'attente pour la philosophie à laquelle W. James devait se rallier ; on aurait tort [ii] cependant de donner à cette interprétation rétrospective plus d'importance qu'il ne convient, et de croire, par exemple, que le pragmatisme est la seule philosophie qui s'accommode de réactions réciproques entre la pensée et l'action. Les lecteurs français seraient donc étrangement trompés, sinon déçus, s'ils ne voulaient chercher dans ce livre que « ce qu'ils connaissent déjà » de son auteur. Qu'ils consentent à déranger et à obscurcir les idées claires et hâtive qu'ils se sont faites sur W. James, et sachent découvrir en lui, derrière le théoricien récent des « expériences religieuses », le psychologue déjà ancien de l'expérience tout court, et l'un des princes de la plus moderne psychologie.
I
C’est une psychologie étonnamment riche, fraîche et concrète que la sienne. Concrète surtout : elle ne vise à rien de moins qu'à l'analyse de notre vie intérieure dans ce qu'elle a de plus intime, de plus mystérieux et de plus inexprimé. Il nous faut d'abord souligner l'objet ample et mouvant de cette originale enquête.
Cet objet n'est plus, en effet, le mécanisme abstrait de « facultés » abstraites, auquel les programmes scolaires réduisent plus ou moins forcément nos classiques manuels de psychologie. Ce n'est même plus cet « homme en général » que nous aimons tant à analyser pour le retrouver partout. C'est avant tout l'homme individuel, concret et vivant : vous et moi, et l'auteur lui-même. Et si cet auteur nous fait constamment des confidences, c'est partie pour nous instruire de ce qui se passe chez d'autres que nous, partie pour nous amener à nous faire à nous-mêmes des confidences sur nous-mêmes, les plus difficiles de toutes [iii] les confidences. Car c'est à un véritable Ινὣθισεαυτὁν qu'il nous convie sans cesse, à une conscience de plus en plus nette des plus intimes « pulsations » (il aime ce mot) de notre rie intérieure, à la pénétration de nos propres méthodes de pensée, d'action et d'émotion. Chaque fois qu'une analyse nous est proposée, il se trouve, comme par hasard, que c'est l'analyse de ce que nous croyons avoir en nous de plus profond, de plus individuel, de plus étranger à ces généralités psychologiques par quoi nous prétendons nous expliquer les autres consciences. Et, quand à l'analyse concrète succèdent les formules abstraites de lois générales, c'est encore en notre expérience personnelle que nous trouvons les éléments nécessaires à leur vérification.
De là le plaisir singulier que James procure à son lecteur. Il ne lui donne jamais l'impression d'écouter un maître trônant dans une chaire, mais bien de se trouver au coin du feu avec un ami, charmeur subtil et ondoyant, malicieusement bonhomme parfois, toujours extrêmement averti, non seulement de toutes les sciences modernes qui touchent de près ou de loin à la vie de l'esprit, non seulement de ce que pensent et sentent les hommes, mais de ce que vous penses et sentez vous-mêmes en votre tréfonds. La page lue tourne involontairement à la conversation entendue ; il semble constamment que cette page ait été écrite spécialement pour vous, et que vous y goûtiez une saveur que les autres lecteurs n'apprécieront point. Cependant, si l'on s'attend à trouver quelque part un auteur, c'est bien dans un traité scientifique ; la surprise n'est que plus grande et plus délicieuse de trouver en ce Précis un homme. À chaque instant, cet homme, tout en déterminant en savant les lois générales de l'activité ou de l'intelligence humaines, donne un coup de sonde dans les profondeurs de [iv] l'âme, en fait remonter à la surface des désirs inconscients ou des pensées inavouées : bref, fait preuve de ces qualités essentielles de « moraliste » que les littérateurs aiment à refuser aux psychologues professionnels.
Moraliste au sens empirique du mot, par l'analyse des intentions complexes et des mobiles secrets de nos actions, James l'est encore au sens proprement moral, par le souci constant qu'il a de faire servir les conclusions de sa psychologie au progrès moral de l'individu et de l'humanité. Et le moindre charme de ce livre n'est certes pas le large souffle d'idéal qui le traverse, et qui de temps à autre fait vibrer la phrase d'une discrète et contagieuse émotion. Tous ceux qu'intéressent plus ou moins les problèmes de l'éducation {et ces hommes sont aujourd'hui de plus en plus nombreux), ne pourront que goûter les préoccupations pédagogiques et morales qui viennent à chaque instant aviver l'intérêt des analyses, et doubler le prix de leurs résultats. Les chapitres de l'habitude et de la volonté, en particulier, pourront leur sembler avoir été écrits spécialement à leur intention. Ainsi le Ινὣθι σεαυτὁν retrouve-t-il ici toute la plénitude de son sens antique : il n'est pas une lumineuse et stérile connaissance de soi-même, il est cette connaissance orientée vers l'amélioration de soi-même. La psychologie se fait le porte-flambeau de la morale ; elle ne commet pas l'imprudence de faire briller une lumière froide qui pourrait paralyser l’âme en l'éclairant ; c'est bien une lumière chaude qu'elle fait rayonner, au plus grand profit de l'action aussi bien que de la pensée.
[v]
II
Toute conception de l'objet d'une science détermine la méthode de cette science. Mais où trouver la méthode qui permettra de faire la science de cette réalité complexe et vivante qu'est une conscience humaine ?
James avait à choisir entre les deux méthodes, également populaires, de la « psycho-physiologie » et de la « psychologie analytique ». La première lui défendait de chercher les faits de conscience hors des faits nerveux qui les conditionnent, qui leur donnent un corps, pour ainsi dire, et qui permettent seuls de les soumettre à des observations, à des expérimentations et à des mesures objectives ; bref, elle lui enjoignait d'écrire toute sa psychologie au laboratoire de physiologie. La seconde l'invitait à reprendre l'œuvre de Locke, de Hume, de Condillac et des deux Mill, c'est-à-dire à concevoir le monde intérieur sur le type du monde extérieur, à envisager la psychologie comme une chimie et une physique mentales, c'est-à-dire à déterminer d'abord des atomes psychiques, ou « idées simples », pour en composer ensuite synthétiquement toute la diversité de nos états complexes. Et tout conspirait à le détourner de l'introspection, définitivement condamnée, semblait-il, comme anti-scientifique, depuis que le positivisme avait signalé son impuissance à saisir des faits précis ou à les formuler dans des lois vérifiables, et son aptitude à alimenter d'interminables querelles métaphysiques.
Ce fut cependant l'introspection que James choisit. . Elle seule, aussi bien, pouvait lui donner accès en cette conscience individuelle dont il entendait être l'analyste et l'historien. Ce n'est point qu'il méprise les deux autres méthodes ; mais il sait à quel point [vi] leur fécondité est limitée, et qu'il n'est que de les utiliser pour faire apparaître immédiatement leurs insuffisances et leurs dangers. La psycho-physiologie lui semble une bonne introduction à la psychologie proprement dite, puisqu'aussi bien tout état de conscience est conditionné par des processus neigeux. Et les deux cents premières pages de ce Précis ne sont, à tout prendre, que le résumé des résultats positifs et utiles de la psycho-physiologie. D'autre part, si la psychologie analytique a le désavantage, surtout sous ses formes « sensualiste et « associationniste » de vouloir réduire la science de la vie intérieure à une sorte d'atomisme mental, et, comme le dit irrespectueusement James, de prétendre construire la conscience avec des états simples « comme on construit une maison avec des briques », elle présente au moins les avantages didactiques des formules claires, simples et commodes. On est souvent heureux de lui emprunter ses schèmes, alors même qu'on n'a pas l'illusion d'y trouver de vraies explications. Mais quand, guidé par la psycho-physiologie, on est arrivé au seuil de la conscience ; quand on a, de ce seuil, jeté, comme le fait la psychologie analytique, un regard extérieur sur les divers résultats de l'activité mentale, il reste encore à pénétrer dans la conscience elle-même. Il faut avoir cette humilité d'avouer que l'on ne sait rien encore de la vie intérieure, et qu'on risque d'en reconstruire le mécanisme sont l'avoir vu fonctionner, c’est-à-dire de reconstruire un mécanisme abstrait n'ayant rien de commun avec la vie concrète. Bref, il faut consentir à ne faire, durant quelque temps, que voir et décrire ce que l'on voit, eh oui, à faire ces « descriptions » que les psychologies scientifiques abandonnent dédaigneusement à la littérature, trop pressées qu'elles sont de franchir ce stade préliminaire, mais indispensable, de toute science. Moins pressée et [vii] moins dédaigneuse qu'elles, la psychologie de James fait bravement profession d'être tout d'abord, sinon essentiellement, descriptive, de ne vouloir jamais perdre le contact de la vie intérieure, de toujours partir de ses données synthétiques et confuses et d'y toujours revenir, de ne jamais trouver trop longue ou fastidieuse l'analyse empirique de leurs caractères généraux et de leurs particularités individuelles. C'est pourquoi encore son instrument premier ne pouvait être que l'introspection.
Mais une introspection bien entendue. Son plus celle des Éclectiques, dont la gaucherie déconsidéra l'instrument et faillit le fausser à jamais ; non plus cette pseudo-introspection qui entre précipitamment dans la conscience pour y découvrir une âme et des facultés, et qui en ressort tout aussitôt avec ces trophées métaphysiques. Mais une introspection qui soit un franc et long et patient regard jeté sur les réalités de la vie intérieure uniquement pour les voir. Bref, une introspection qui soit, selon la juste formule donnée depuis, ce retour aux « données immédiates de la conscience », que tous les psychologues inscrivent toujours plus ou moins ostensiblement dans leur programme. Car c'est à peu près ce que firent, à des époques diverses, Socrate, Descartes, les Associationnistes, et les Sensualistes eux-mêmes. C'est ainsi qu'on ne connaît guère de peintre qui n'entende « revenir enfin à la nature ». Seulement, il y a « la manière ».
Presque toujours, quand un psychologue pénètre dans la conscience, il n'y pénètre pas les mains vides ; il y porte ce qu'il détire en rapporter. Socrate y porta l'idée du bien ; Descartes, l'âme ; les Associationnistes, les idées simples ; Condillac, la sensation. L'originalité de James est de n'avoir rien apporté du tout ; bien plus, d'avoir mis une extrême application à tout oublier en descendant dans les cryptes de la vie intérieure, [viii] à ne pas même se munir d'une lumière pour y mieux voir. Et il met le plus longtemps possible à se pénétrer de l'obscurité essentielle à ces lieux souterrains, à attendre qu'ils s'illuminent par la phosphorescence propre aux phénomènes psychiques, ou par l'accoutumance des yeux à ces demi-lumières qu'on ne perçoit qu'une fois déshabitué du plein jour. Tout le chapitre capital du Courant de la conscience est consacré à nous décrire les impressions d'un explorateur de ces régions humides et chaudes de la conscience, entr'aperçues dans la nuit. Ce ne sont même pas des « états de conscience » que James arrive à découvrir ainsi à la longue ; ce sont plutôt des « coulées de conscience ». Par dessous les perceptions franches et les idées nettes, par dessous les images à vives arêtes, par dessous les événements que nous exprimons aux autres dans un langage extérieur, ou à nous-mêmes dans notre parole intérieure, l'oreille délicate de W. James entend comme le clapotis incessant d'une eau vive, coulant sans interruption, baignant et entraînant avec elle tous les éléments que l'œil discerne dans son courant incolore. C'est cette « eau vive de la conscience », comme il l'appelle lui-même, qui est l'essentiel de la vie intérieure, et qui donne à tout le reste sens, mouvement, saveur et vie. Le reste, ce sont les traditionnels « états de conscience » ; mais il reste bien entendu que ce sont là des réalités conscientielles secondaires, déjà « construites » et non plus immédiatement « données », et qu'on ne saurait sortir du courant de vie où elles évoluent sans qu'elles se dessèchent et meurent. De même que Sully-Prudhomme a dit « mes vrais vers ne seront pas lus », W. James dirait volontiers « ma vraie vie intérieure ne s'exprimera point », ou plutôt ne s'exprimera qu'en solidifiant sa fluidité essentielle : et si elle garde son identité foncière dans ces solidifications, [ix] c'est à peu près de la façon dont l'eau d'un fleuve garde son identité dans la glace qui durcit à sa surface, puis se morcelle et glisse avec le courant où elle baigne immergée aux trois quarts.
III
La première donnée immédiate de la conscience est donc celle d'un flux, d'une continuité vivante, d'un dynamisme. La faute impardonnable des « psychologues analytiques » aura été d'avoir méconnu cette donnée essentielle, et d'avoir cru pouvoir appliquer de piano à la science de l'esprit les méthodes de discontinuité et de mécanisme qui ont servi à construire la science des corps. Un vigoureux effort d'introspection eût été pour eux l'antidote de ces confusions de domaines et de principes, fondées sur des analogies superficielles et trompeuses, et inspirées par un besoin immodéré de ramener toute science à un seul type, et, naturellement, au type des sciences physiques. La science de l'esprit sera nécessairement une science originale. Le moi, tiendra toujours en échec les principes organisateurs du non-moi, et sa vie ne pourra que récuser toutes les formules d'inertie. Le principe d'inertie, qui est le fondement des sciences physiques, est le seul dont on puisse être certain qu'il ne saurait entrer en psychologie ; il faudra que la psychologie s'emprunte à elle-même le principe organisateur de ses phénomènes, qui ne pourra être qu'un principe de dynamisme. Elle ne sera jamais ni une physique ni une chimie mentales.
Elle sera une science naturelle, puisqu'aussi bien elle ne peut être que la science expérimentale d'un organisme vivant. Mais d'un organisme original entre tous ; car c'est, à la lettre, un organisme sans organes. [x] Si donc cette science naturelle présente, comme les autres, une anatomie et une physiologie, à l'inverse de ce qu'il y a lieu chez les autres l'anatomie sera chez elle postérieure et subordonnée à la physiologie. Car si l'on peut faire déterminer ailleurs les fonctions par des organes, on ne saurait ici faire déterminer le courant de la science par ses éléments. Le dynamisme de ce courant sera toujours la première donnée de la psychologie ; c'est lui qui détermine et fait exister ses propres éléments. Et ces éléments même ne seront jamais, au regard d'une science objective, que des abstractions, abstractions plus ou moins postérieures et artificielles, étant nécessairement dues à l'artifice, à la fois pratique et scientifique, qui consiste à morceler en segments discontinus ce qui n'est en soi que continuité vivante. L'anatomie de l'esprit ne saurait être que la préface de la physiologie de l'esprit : et son principal râle sera de fournir à la pensée scientifique un vocabulaire et des « termes » pour exprimer et formuler, en langage discursif et abstrait, les fonctions d'une vie qui restera toujours ce qu'il y a de plus concret et de plus immédiat dans la conscience.
Il faut donc renoncer à l'anatomie des Sensualistes et des Associationnistes, à cette anatomie qui prétend déterminer des « éléments premiers », qu'elle conçoit tout de suite, transposant sa science naturelle en science physique, comme des atomes. II n'y a pets d'atomes psychiques : il n'y a même pas d'éléments premiers ; tout au plus y a-t-il des éléments psychiques, qui sont précisément les états de conscience tels que nous les donne le sens commun comme les premiers produits de ses premières analyses. Car les nécessités de la vie, antérieurement aux nécessités de la science, ont amené le sens commun à établir une nomenclature des états de conscience, nomenclature qu'on retrouve inégalement précise dans toutes les [xi] langues : les vocabulaires et les grammaires des langues ne sont de ce point de vue que des psychologies naturelles. Le psychologue professionnel fera bien de s'en tenir à cette nomenclature naturelle, qui a le double avantage, en sa modestie, de se garder de tout atomisme menteur, et de réserver les droits de la critique. Il est, au reste, aussi facile qu'utile de l'améliorer et de l'enrichir, en perfectionnant les analyses spontanées qui l'ont créée. C'est ce qu'entend faire James quand il distingue, par exemple, la double série des « états substantifs » et des « états transitifs » ; les états substantifs étant les représentations statiques des choses, les états de conscience qui s'expriment surtout par des substantifs et des adjectifs ; et les états transitifs, les élans dynamiques de la pensée synthétisant ces représentations par des rapports, tels que les expriment surtout les verbes, les prépositions, les conjonctions et les adverbes. Substantifs ou transitifs, tous les états de conscience sont les « données scientifiques » de la psychologie, c'est-à-dire les premiers résultats du morcellement et de l'étiquetage des données immédiates de la conscience. Telles quelles, ces données scientifiques sont les éléments nécessaires et suffisants pour constituer la physiologie, les termes dont on ne saurait se passer dès que l'on veut formuler ses lois.
Ces lois ne sauraient plus être évidemment des lois de « fusion », d'« intégration », etc., faites pour d'autres éléments. Ce seront les lois naturelles et originales des organisations et cristallisations spontanées des états de conscience, les lois de leurs sélections et de leurs constructions. Et il faudra ici des formules nouvelles, qui toutes exprimeront les grandes méthodes d'analyse et de synthèse, de synthèse surtout, par où se réalise l'activité spirituelle. Synthèse et analyse qui ne ressemblent à aucune autre, du seul fait que [xii] leur ressort intime est une finalité subjective et personnelle, et non plus un mécanisme objectif et impersonnel. Déterminer tous les divers procédés de la vie de l'esprit reviendra donc à codifier les diverses lois des diverses opérations mentales, de la sensation, de la perception, de la mémoire, de l'association des idées, de la conception, de l'expression des émotions, de l'action, etc., etc. Et toujours les formules obtenues devront être assez souples pour faire place en leurs applications à une « équation personnelle », que l'on ne saurait espérer pouvoir jamais éliminer ici. Car si les lois physiques arrivent à une précision absolue et mathématique, c'est qu'elles déterminent les rapports de phénomènes simples, homogènes, et surtout impersonnels. Au lieu que les faits de conscience sont inévitablement complexes, hétérogènes les uns aux autres, et surtout sont les faits d'une conscience, c'est-à-dire sont toujours affectés du coefficient du moi. Or, ce coefficient du moi est bien le caractère le plus anti-scientifique que l'on puisse imaginer ; car le moi, ne saurait qu'introduire partout avec lui un élément d'individualité et de finalité personnelles. C'est pourquoi les lois de la psychologie n'atteindront jamais aux déterminations exactes et aux précisions infaillibles des lois de la physique. Comparée à la physique, la modeste science naturelle qu'est la psychologie ne sera jamais qu'une demi-science, à cause de ce qu'elle comportera toujours de description, à cause encore de la complexité infinie de ses éléments, à cause enfin de l'à-peu-près inéliminable de ses formules. Mais l'intérêt de son objet compensera toujours l'imperfection de ses résultats ; et la « science du moi » ne risque guère de cesser un jour d'être la « science humaine » par excellence.
[xiii]
IV
Il est à craindre qu'une analyse aussi sommaire ne dégage pas suffisamment toute l'originalité de la méthode psychologique de W. James. Car enfin, pourra-t-on dire, où se marque en tout ceci un point de vue ou une attitude scientifique vraiment neufs ? Ne voilà-t-il pas longtemps déjà que nous sommes revenus, nous aussi, aux « données immédiates de la conscience » ? Ne voyons-nous pas, d'autre part, que James, après avoir tant insisté sur le dynamisme et la continuité de la vie spirituelle, continue cependant à y discerner un mécanisme, qu'il explique, comme les psychologues analytiques, par un déterminisme, et même, comme les psycho-physiologistes, par un déterminisme physiologique, dont personne ne fait plus d'usage que lui ? Enfin, n'est-ce pas à Kant que revient le mérite, déjà lointain, d'avoir révélé dans la synthèse la loi essentielle de la pensée, d'en avoir établi la théorie, et d'en avoir montré l'application dans les plus importantes de nos opérations mentales ?
Toutes ces observations ne laissent pas d'être assez plausibles. On pourrait être tenté de leur appliquer le mot de Pascal : « qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau ; la disposition des matières est nouvelle ; quand on joue à la paume, c'est une même balle dont joue l'un et l'autre, mais l'un la place mieux. » Est-ce le cas de James ? C'est au lecteur de ses œuvres de répondre à cette question. Toutefois, même favorable, cette réponse ne serait ici qu'une diversion. Car c'est sur sa méthode, et non sur les résultats qu'il en obtient, que nous entendons juger James en ces pages : c'est bien par leurs méthodes, en effet, beaucoup plus que par leurs systèmes, que les grands initiateurs, les Socrate et les Descartes, ont agi et continuent [xiv] d'agir sur l'évolution de la pensée. Ce nous est donc une nécessité d'insister sur l'originalité de la conception que James s'est faite des données immédiates de la conscience, du déterminisme et de la synthèse en psychologie.
Il est bien certain, d'abord, que le retour aux données immédiates de la conscience ne saurait plus aujourd'hui avoir pour nous la saveur d'inédit qu'y trouvèrent les premiers lecteurs de W. James, il y a quelque vingt-cinq ou trente ans. Et plus d'un lecteur de ce livre trouvera sans doute un arrière-goût de « déjà lu » à ses pages les plus essentielles. Mais, qu'on ne l'oublie pas, ce livre n'est que la traduction du Text-book. paru en 1892 : le Text-book lui-même n'est guère qu'un résumé didactique et populaire [2] des Principles of Psychology. édités en 1890 ; et enfin les différents chapitres des Principes furent publiés, au fur et à mesure de leur composition, dans diverses revues, de 1878 à 1887. En particulier, le fameux chapitre-programme, The Stream of Consciousness, ne fait que reprendre un article du Mind, janvier 1884, article qui méritait d'avoir, pour l'évolution ultérieure de la psychologie, toute l'importance qu'eut, pour l'évolution de la philosophie, celui de Hamilton, The Philosophy of the Unconditionned, paru en octobre 1829 dans l'Edinburgh Review. A tout le moins donc ne refusera-t-on pas à James le mérite d'avoir été un initiateur, et de n'avoir procédé que de lui-même. Qu'on songe à l'universelle hégémonie qu'exerçait à cette époque l'associationnisme, popularisé par les deux Mill, Spencer et Taine, C'est à l'associationnisme tout-puissant que James s'attaquait ; et longtemps cette doctrine altière parut rester indifférente [xv] aux coups d'un franc-tireur, que n'avait détaché et que ne suivait aucune armée. D'autre part, s'il eut le mérite indiscutable d'être un initiateur, James eut dès l'abord, et conserve encore, celui d'avoir donné et gardé à son « invention » un caractère strictement positif et scientifique. Et ce mérite est autrement singulier que l'autre. Car nous sommes trop avertis de la loi sociologique du « synchronisme des inventions » pour ne pas savoir que l'initiateur est presque toujours un premier initié, plus ou moins conscient de la préparation collective et anonyme d'une découverte qu'il a surtout le bonheur de dégager et de formuler, ce qui le fait tout autant l'obligé que le bienfaiteur de ses contemporains. Les questions de priorité sont presque nécessairement des questions mal posées, et dont les solutions ne peuvent être qu'injustes et partiales. Au moins ne sera-t-on ni injuste ni partial en reconnaissant à W. James le mérite, qu'il revendique modestement, d'avoir envisagé les résultats de ses analyses en pur psychologue : « In this strictly positivistic point of view consists the only feature of [this book] for wich I feel tempted to claim originality [3]. »
En effet, s'il a été accompagné dans son effort pour restaurer l'analyse introspective de la conscience, on ne lui a pas emprunté l'angle visuel sous lequel il en envisage les données immédiates. Ce sont pour lui des intuitions empiriques, et rien de plus ; il se borne à les constater et à les utiliser comme de pures données phénoménales et expérimentales. On pourrait même remarquer combien en cela il demeure [xvi] fidèle à l'esprit obstinément empirique de sa race. Il fallait être saxon pour découvrir les richesses du courant de la conscience sans songer à en tirer aucune métaphysique. Au lieu que, métaphysiciens-nés que nous sommes, nous autres latins, nous avons immédiatement perçu l'intuition conscientielle sous les espèces d'une intuition métaphysique de l'être réel, comme une saisie à même de je ne sais quel véritable dessous des choses, de ce dessous qui ne cesse de nous hanter, alors même que nous donnons pompeusement congé aux Idées et aux Noumènes. La psychologie se tourne chez nous comme d'elle-même en métaphysique. De là ces métaphysiques intuitionnistes, qui resteront sans doute la caractéristique essentielle de la philosophie française aux débuts du XX° siècle, et qui nous ont accoutumés à chercher le vrai dans les intuitions immédiates de la conscience, à ne voir dans les opérations tout aussi immédiates qui les élaborent, sensations, perceptions, etc., que des « déformations » de la réalité foncière. Ce n'est point James qui opposera jamais ces opérations à leurs données comme l'ultérieur au primitif, le mécanique au spontané, l'artificiel au naturel, le faux au vrai. Elles sont contemporaines de ces données, aussi spontanées, aussi naturelles et aussi vraies qu'elles ; la vie exprime aussi fidèlement son dynamisme et ses finalités dans les unes que dans les autres. Loin d'être tenté d'ériger l'esprit en face de ses phénomènes comme un pouvoir autoritaire de « déformation », ou comme un démiurge en face de la matière qu'il travaille, James serait plutôt tenté de le dissoudre dans ces phénomènes eux-mêmes, de ne l'envisager que comme la spontanéité immanente à leurs « constructions » et « sélections » naturelles. La conscience n'est que la fonction des états conscients. Bien plus, par crainte de toute personnification idéaliste [xvii] de cette fonction, il va jusqu'à n'oser pas l'appeler une consciousness, et à inventer pour elle le barbarisme expressif de sciousness. Aussi ne lui fera-t-on jamais dire que « la critique dissout la qualité », car la qualité est ce qu'on ne dissout point : c'est la critique qui la dissout qu'il conviendrait plutôt de dissoudre. L'artifice déformateur n'est point à chercher dans les constructions primitives de la vie psychologique, mais uniquement dans les reconstructions factices des intellectualismes scientifique et métaphysique, c'est-à-dire dans tout effort abstrait pour faire engendrer à quelque pseudo-principe idéaliste la vie, le mouvement et la qualité.
On ne soulignera donc jamais trop ce fait que James est un psychologue, et qu'il a comme une phobie, non pas sans doute de la philosophie elle-même, mais de l'introduction de la philosophie et de ses préoccupations en psychologie. Le premier et le dernier chapitre de ce Précis sont expressément écrits pour marquer d'exactes délimitations de frontières entre ces deux disciplines, si naturellement portées à dominer l'une chez Vautre. Dam le premier chapitre James invite avec fermeté la philosophie à ajourner ses vérifications de postulats et de méthodes, et à ne pas entrer dans le laboratoire ; dans le dernier, il la convie au contraire avec confiance à examiner les résultats obtenus, et maintenant exposés à son intention hors du laboratoire. Elle peut alors se livrer à des critiques qu'on ne faisait qu'ajourner, et qu'on sollicite désormais ; elle peut utiliser tout ce qu'elle voudra comme elle le voudra : la psychologie n'a plus un mot à dire sur les utilisations qu'on peut faire de son travail. Et lorsque James se rallie au pragmatisme, on aurait tort de penser qu'il dément par là son principe de l'indépendance réciproque de la psychologie et de la philosophie ; au contraire, il semble [xviii] qu'il mette une suprême coquetterie à l'illustrer par son exemple. Car il a attendu fort longtemps avant de relier rétrospectivement son propre pragmatisme aux analyses de ses Principles ; de plus, le pragmatisme est moins pour lui une métaphysique qu'une méthode plus ou moins provisoire pour se passer de métaphysique ; enfin, il n'a jamais interdit, que je sache, à personne d'utiliser ses propres résultats dam quelque synthèse d'une inspiration différente de la sienne. Sa pensée, en effet, est assez suggestive pour se prêter à des achèvements divers ; et sans doute aura-t-il le sort de tous les grands initiateurs, qui est de voir leur initiative prolongée par leurs disciples dans des œuvres immédiatement divergentes. Tel Socrate, « accoucheur » du Platonisme, du Cynisme, du Mégarisme et du Cyrénaïsme. Tel Descartes, ancêtre également authentique de Malebranche, de Leibnitz et de Spinoza. A tout le moins, la psychologie de James garde-t-elle de son scrupuleux effort à reculer les grandes synthèses, et à se libérer de toute philosophie au sens technique du mot, l'avantage de rester strictement scientifique et « positive », et par là de mériter de trouver partout créance, chez les spiritualistes aussi bien que chez les matérialistes, chez les idéalistes aussi bien que chez les réalistes, bref, chez tous ceux qui admettent la donnée empirique d'une vie conscientielle, c'est-à-dire chez tout le monde. Désormais, toute philosophie prenant les sciences, et plus particulièrement la science de la pensée, pour point de départ, ne saurait plus ignorer les résultats acquis par James, ni ceux que sa méthode fera acquérir encore, ces résultats dussent-ils être traités de purement provisoires, comme le veut la prudence de leur auteur, toujours inquiet qu'un scientisme quelconque vienne leur conférer quelque éternité métaphysique.
[xix]
V
Cette ferme volonté de faire une psychologie sans philosophie nous aide à comprendre l'usage que W. James fait du déterminisme. Car il est bien vrai qu'il en use autant qu'homme du monde. Il le faut bien : on ne fait pas de science sans déterminisme. Mais il en use beaucoup moins comme d’un principe, au sens réaliste que le scientisme a donné à ce mot en le renouvelant des philosophes antésocratiques, que comme d'une méthode. Méthode plus nécessaire que suffisante, et qui, en tous cas, ne peut prétendre qu'au prix d'une illusion ontologiste à nous faire pénétrer l'essentielle réalité des phénomènes qu'elle nous rend intelligibles. Or telle est l'illusion du scientisme, au fond duquel on retrouve tout le célèbre argument ontologique, appliqué cette fois à la nature au lieu d'être appliqué à Dieu. De même que Descartes a cru trouver la réalité de Dieu dans son « idée objective », le scientiste pense trouver la réalité de l'univers dans l'idée objective qu'il s'en fait. Il prend naïvement ses schèmes et ses méthodes pour des choses, les lois pour des êtres : et, dans le fond de son cœur, il n'a sans doute pas cessé de concevoir, avec Taine, le « principe » du déterminisme universel comme « l'axiome éternel », comme « la formule créatrice dont le retentissement prolongé compose, par ses ondulations inépuisables, l'immensité de l'univers ». Pour James, plus modeste, le déterminisme n'est que la méthode de nos déterminations, le meilleur procédé qui nous serve à lier scientifiquement des données que nous ne pénétrons pas, pour données qu'elles nous soient.
De là le sens précis que James trouve au déterminisme [xx] physiologique et au déterminisme psychologique.
Au déterminisme physiologique d'abord. Il en tire le plus grand parti possible, parce qu'il professe le conditionnement de tout fait de conscience par un fait nerveux, et parce que ce principe seul peut lui procurer ce à quoi un savant tient le plus, des causes efficientes. D'où l'importance, en sa psychologie, des explications physiologiques de la sensation, de la perception, de la mémoire, de l'association, etc., etc. Encore importe-t-il de bien distinguer l'inégale valeur qu'il attribue au principe même du conditionnement de la conscience par le système nerveux, et aux illustrations de ce principe, telles qu'il les emprunte à la science de son temps. Entendes par là ces schèmes faciles que sont les « voies nerveuses », que l'on pourrait sans danger remplacer aujourd'hui par des associations de « neurones », que l'on pourra impunément remplacer demain par des anastomoses fonctionnelles de « réseaux nerveux ». Ces illustrations sont affaires de théories à la mode ; elles n'auront jamais guère en psychologie qu'une valeur pédagogique, celle qu'on aime à trouver dans des symboles. Mais ce qu'elles symbolisent, c'est-à-dire l'action immédiate du système nerveux sur la conscience, est pour James une vérité positive. Et il n'hésite jamais à envisager le fait de conscience comme une résultante du fait nerveux, partant à dire que celui-ci produit celui-là.
Mais c'est là attitude de savant, et non pas de métaphysicien. Il faut bien se garder, en effet, d'attribuer ici à la doctrine de la conscience-résultante le sens classique que les matérialistes lui ont donné, et de faire, par exemple, de la conscience l'envers de la réalité physiologique, ou du fait psychique le double inefficace et anémié du fait nerveux. James repousse [xxi] expressément cette théorie de la « conscience épiphénomène ». Il entend bien que, si le corps agit sur la conscience, la conscience agit, aussi sur le corps, et au sens positif où le sens commun entend ces actions-là. Au parallélisme métaphysique de deux séries indépendantes, il substitue le parallélisme empirique de deux séries constamment interdépendantes. Il pose, au lieu de les nier, les « interactions » entre le corps et l'âme. Et la science, telle qu'il la conçoit, doit noter et analyser le plus possible de ces interactions, tout en désespérant de pénétrer jamais le processus métaphysique grâce auquel le corps agit sur l'âme et l'âme sur le corps. Par là donc, la physiologie et la psychologie demeurent coordonnées, sans cesser jamais de rester autonomes. Elles bénéficient réciproquement des lumières l'une de l'autre, sans que les explications de l'une aient jamais chez l'autre plus qu'une valeur analogique, et puissent faire autre chose que conduire au seuil des phénomènes à expliquer, sans en pénétrer le mystère. Ainsi, quand on a résolu le problème de la mécanique cérébrale, il reste encore à résoudre le problème de la dynamique mentale. Quand on a étudié toutes les conditions physiologiques d'un fait de conscience, il reste à aborder ab integro l'explication de ce phénomène pour lui-même, et, cette fois, avec des principes empruntés exclusivement à la conscience. Quand, enfin, faute d'aboutir en cette vraie tâche du psychologue, on se console en déterminant les conditions nerveuses plus ou moims hypothétiques du fait de conscience, il est bien entendu qu'on ne fait que « l'exprimer en termes de physiologie », et que cette substitution d'une formule inadéquate, mais familière, à une formule adéquate, mais inconnue, ne saurait passer pour une véritable et définitive explication. On ne rend pas un fait de conscience plus [xxii] clair en soi en l'abritant derrière un processus nerveux. C'est au tour du processus de n'être qu'un double ; il donne un corps au fait de conscience, mais il laisse son âme aussi mystérieuse. Que nous voilà loin des tapageuses formules (expressément rejetées et avec quel dédain !) sur le « cerveau qui secrète la pensée comme les reins l'urine et le foie la bile », sur « la conscience qui est une énergie de la matière ». Nulle part la psychologie ne se trouve plus nettement autonome vis-à-vis de la physiologie que lorsqu'elle l'utilise. C'est alors surtout que, exploitant ses services, elle perçoit ses limites : car « c'est en épuisant une hypothèse qu'on montre le mieux ses indigences, et qu'on fait voir exactement ce qu'elle peut et ce qu'elle ne peut pas expliquer ».
Quant au déterminisme psychologique, il y a lieu de marquer également ce qu'il peut et ce qu'il ne peut pas. Il peut nous aider à construire la psychologie comme science naturelle ; et même il est seul à le pouvoir. C'est pourquoi il faut s'adresser à lui pour ce grand œuvre, et ne jamais l'y récuser comme incompétent. C'est à lui, en particulier, qu'il appartient de nous décrire le mécanisme de toute pensée, de toute émotion, de toute action, voire de toute action volontaire et supposée libre. Car l'action libre a ses conditions, tout comme les autres faits de conscience ; et, par ces conditions, elle s'enracine dans la psychologie qui la doit expliquer comme le reste. Mais, par ce qu'elle contient précisément de liberté, c'est-à-dire d'indéterminisme, elle cesse d'être un fait « déterminable », et ne peut qu'échapper à la psychologie ; elle est ce qui dépasse son déterminisme, et non pas ce qui le contredit. C'est pourquoi la psychologie, au nom de sa méthode, ne peut ni la nier ni la prouver. C'est aux disciplines proprement morales et philosophiques de se charger de ce soin, dont le moraliste [xxiii] qu'est James espère qu'elles s'acquitteront au mieux des intérêts de la morale, la question de l'existence de la liberté étant pour la morale une question de vie ou de mort.
D'autre part, il convient de bien entendre le déterminisme psychologique. S'il a ce caractère commun à tous les déterminismes de lier et de rendre intelligibles les phénomènes qui lui sont soumis, il s'oppose à tous les autres déterminismes par l'originalité de ses liaisons. Il n'est pas un déterminisme « mécaniste », et ne procède pas par heurt d'atomes ; il n'y a pas d'atomes psychiques. Il n'est pas non plus ce déterminisme « organiciste » par lequel les physiologistes entendent faire résulter les fonctions des organes : les fonctions conscientielles ne sauraient être la résultante d'organes qui n'existent pas. Si donc on veut lui donner son vrai nom, il faut l'appeler, malgré l'opposition des mots, un déterminisme « finaliste », car les causes qu'il nous permet de déterminer sont beaucoup plus des raisons et des fins que des causes, au sens ordinaire et mécaniste de ce terme scientifique. Bref, l'originalité que nous avons constatée dans le courant de la conscience nous oblige sans cesse à expliquer simultanément ses phénomènes par des causes empruntées à ses conditions nerveuses, et par des fins empruntées à son activité personnelle. Il nous faut constamment envisager l'état de conscience, tantôt comme la résultante de processus physiologiques, et tantôt comme la manifestation spontanée de la vie intérieure ; car, pour s'enraciner dans la vie du système nerveux, il ne saurait être dispensé d'obéir aux lois supérieures de la vie psychique. Ainsi, grâce à la collaboration constante du mécanisme d'en bas et du dynamisme d'en haut, collaboration cent fois prouvée empiriquement par les faits d'interaction entre les deux séries interdépendantes, [xxiv] la conscience ne cesse jamais de garder le contact avec la nature, et de se réaliser cependant en pleine autonomie spirituelle. Et, en dernier ressort, il faut toujours finir par traiter les « résultantes » comme des « synthèses ».
C'est le moment de s'expliquer sur la conception que James s'est faite de la grande loi de synthèse psychologique.
VI
Il semble d'abord assez enfantin de vouloir relier à Kant, par une filiation directe, tous les philosophes et tous les psychologues qui ont parlé de synthèse après lui. La synthèse est à tout le monde. S'il a eu la gloire d'en établir des premiers l'importance, Kant, c'est trop clair, a laissé place à des explications différentes de la sienne, sinon contradictoires. Chacun use de l'instrument selon son propre système, ou, si vous voulez, selon son tempérament. Et il faudrait un singulier parti pris pour faire dériver ici les doctrines apostérioristes des doctrines aprioristes. Or, sur le terrain d'une science expérimentale, celui auquel se fixe énergiquement James, il ne peut y avoir que des synthèses a posteriori, aux antipodes de la synthèse a priori de Kant.
Kant était condamné aux synthèses a priori, du seul fait que le problème qu'il se proposait de résoudre était celui de la possibilité de l'expérience et de la science, et qu'il entreprenait à cette intention l'analyse de /'esprit pur. James veut ignorer résolument s'il y a un esprit pur, et partir de l'expérience concrète, dans laquelle il trouve engagé un esprit concret. Il ne songe à rien moins, nous l'avons vu, qu'à l'en dégager. Il lui plaît, au contraire, de ne saisir la conscience qu'à l'œuvre ; il lui plaît de la trouver mêlée [xxv] jusqu'à cette Anschauung dont Kant a dédaigneusement fait la matière de la connaissance, matière à laquelle il ne permet d'exister que reçue dans les formes, les catégories et les cadres de l'esprit. Il plaît à James d'envisager la conscience comme indissolublement liée à l'objet de ses expériences, et comme l'éternel compagnon de la nature, avec laquelle « elle va de compagnie depuis des temps indéterminés, ce qui vaut à l'une et à l'autre comme un ajustement réciproque. » Il n'hésite pas enfin à dire que c'est fausser la conscience que de la séparer de la nature. Que nous voici loin désormais d'une raison pure dictant à la nature ses lois, comme autant d'impératifs catégoriques aussi rigides que les impératifs catégoriques de la morale, et régentant les phénomènes sans y compromettre sa pureté ! Au lieu de cette idole, nous avons une activité intellectuelle qui s'actualise en s'exerçant, et qui se mesure aux choses ; réalité infiniment souple, dont les méthodes sont autant l'œuvre des objets auxquels elle s'applique que de sa spontanéité propre. Et ce qu'elle apporte d'elle-même en ses opérations, c'est non seulement un besoin de savoir et d'expliquer, mais plus encore un besoin d'utiliser ; si bien que ses connaissances sont toutes pénétrées d'intérêts pratiques. On peut être sûr que Kant aurait aussi passionnément soustrait sa raison spéculative que sa raison pratique à ces intérêts, s'il eût jamais pu prévoir une telle intrusion des « penchants » et des besoins dans la connaissance. Ce serait le cas de rééditer, en en modifiant l'application, la célèbre comparaison aristotélicienne de la règle de fer des architectes athéniens et de la règle de plomb des architectes lesbiens, dont l'une mesure les choses d'autorité, pour ainsi dire, et sans se plier à leurs angles, et dont l'autre épouse leurs moindres reliefs. Rien ne répugne plus à la pensée de [xxvi] James que la conception d'un esprit autoexistant, autosuffisant, disciplinant une matière amorphe ; la conscience est pour lui souplesse, dynamisme et vie. Et quand il aborde la question essentielle de l'unité et de l'identité du moi, s'il convient avec Kant que cette unité et cette identité expérimentales ne sont que fonctionnelles, tout de suite il se sépare de lui pour refuser à l’Ich transcendantal le monopole de ces fonctions, qu'il réserve à la conscience elle-même et à sa personnalité empirique.
Si l’on veut rapprocher de quelque autre le point de vue de James, il faut mentionner celui de tous ces savants contemporains qui mènent une si féconde enquête sur les procédés méthodologiques de l'esprit dans ses sciences ; qui, autrement dit, sans songer le moins du monde à un esprit pur, ni à une expérience possible, ni à une science possible, analysent l'esprit engagé dans les expériences et les constructions scientifiques. De part et d'autre, les résultats ont ce signe commun qu'ils dégagent des méthodes plutôt que des principes, des hypothèses plutôt que des catégories, et que, loin de faire obéir les choses à l'esprit, ils montrent l'esprit obéissant aux choses, ou plutôt collaborant avec elles. Et sans doute une critique se dégage de ces efforts convergents ; peut-être même (et l’on ne saurait trop le souhaiter) en sortira-t-il une nouvelle doctrine des catégories. Mais l'on ne saurait s'abuser sur la sonorité kantienne de ces mots « critique » et « catégories ». Si la critique nouvelle aboutit, comme l’ancienne, à marquer les limites de la connaissance, soit en détail dans chacun de ses domaines d'application, soit en général dans toutes nos connaissances réelles (non plus possibles), ces résultats a posteriori ne coïncideront pas nécessairement avec les résultats que Kant a pensé obtenir a priori. Et sans doute auront-ils une autre valeur pour [xxvii] des esprits modernes, auxquels ne plaisent, à juste titre, que les résultats concrets, obtenus en travaillant sur le concret. Si, enfin, une doctrine des catégories se dégage et se précise, elle prendra un tout autre sens que la fameuse table kantienne des quatre triades conjuguées, où l'on découvrirait facilement, à la suite de Schopenhauer, quelques fausses fenêtres établies pour la symétrie de l'ensemble. Elle ne demandera plus sans doute à l'unité transcendantale de l'esprit et à la diversité de ses fonctions logiques les principes de sa propre unité et de la diversité de ses cadres ; mais un fait solide et concret, la collaboration de l'expérience et de la pensée, de la nature et de la conscience, lui fournira à la fois la diversité des fonctions réelles de la connaissance et l’unité réelle de l'esprit. Alors les catégories ne seront vraiment plus que les méthodes suprêmes de la pensée.
VII
C'est par cette triple indépendance de la psychologie à l'égard de la métaphysique, de la physiologie et de la critique a priori de l'esprit, que la méthode de James affirme le mieux son originalité et son actualité, et qu'elle apparaît féconde et utilisable, non pas seulement dans l'analyse scientifique des complexités de la conscience, mais même hors de ce champ privilégié de ses applications. C'est en effet le propre des méthodes, plus encore que des principes et des découvertes, de déborder immédiatement leur premier domaine d'application.
La valeur purement psychologique de la méthode de James se prouve évidemment d'abord par des résultats psychologiques. De ce point de vue, les Principes ne sont qu'une ample justification et vérification [xxviii] expérimentale de nouveaux procédés scientifiques. Ce sont ces résultats qui évidemment intéressent le plus W. James ; à ce point qu'il n'a même pas éprouvé le besoin d'en dégager son Discours de la Méthode, par crainte peut-être de lui donner une forme abstraite et purement rationnelle. On fera bien surtout, en lisant ce Précis, de remarquer comment se posent à nouveau nombre d'anciens problèmes, comment cessent de se poser des problèmes presque classiques, tels que les pseudo-problèmes de la création de l'espace et de l'extériorisation des perceptions, etc., comment encore se posent des problèmes nouveaux. Il s'en faut, en effet, que James ait épuisé ici la fécondité de sa méthode, et qu'il pense avoir tout traité de la vie intérieure, ou tout dit sur ce qu'il a traité, ou définitivement établi tout ce qu'il a pu dire. En particulier, il a laissé à d'autres (et on peut le regretter) le soin d'achever sa psychologie du jugement, à laquelle il ne consacre même pas un chapitre spécial ; de même encore le soin d'appliquer ses procédés d'analyse et d'investigation à tout ce domaine des « synthèses libres », comme l'a justement appelé Kant, et que jusqu'ici l'on a attaché à l'imagination (pourquoi ? elles débordent tant l'imagination !) à titre de facultés créatrices. Il n'a fait ni la psychologie de l'invention, ni la psychologie de l'expérience morale, ni la psychologie de l'expérience esthétique ; c'est-à-dire qu'il reste à traiter à son point de vue toutes celles de nos expériences où l'idéal joue le plus grand rôle, et où se marque le mieux la spontanéité de nos activités les plus profondes et les plus inexprimées, celles qui intéresseront toujours le plus les disciples de James.
Mais en dehors de ces perspectives qu'elle ouvre en psychologie, sa méthode fait preuve encore d'une actualité singulière dans les voies qu'elle fraie aux [xxix] solutions personnelles d'abord, et sans doute aussi à la solution impersonnelle et objective de maints problèmes philosophiques. Elle aide étonnamment, en particulier, à faire le « tri » de ces problèmes, et à distinguer partout les conclusions métaphysiques des conclusions scientifiques, si souvent confondues dans des œuvres où les auteurs les entremêlent et les pressent en des nœuds gordiens apparemment inextricables. Qui, par exemple, n'a éprouvé la singulière impression d'être séduit et convaincu par les si fines analyses psychologiques qui font le charme et la force de nos modernes intuitionnismes, et de ne pouvoir suivre sans malaise toutes les déductions métaphysiques qui paraissent cependant en sortir comme d'elles-mêmes ? Qui n'a éprouvé le besoin de s'assimiler les magnifiques résultats de la psycho-physiologie, et de les dégager du matérialisme par trop simpliste où elles se présentent comme dans leur cadre naturel ? Qui, enfin, n'a désiré arriver aux conclusions objectives de la critique, sans être obligé dépasser par le laminoir de la raison pure, et sans faire grincer des formes et des catégories métalliques et rigides ? Tous ceux que ces cauchemars ont hantés ne pourront que goûter une méthode qui leur permet de sérier les problèmes, et qui leur donne un critérium loyal et facile pour opérer partout la distinction de la science et de la métaphysique, et le sûr discernement des alliages. Ils jouiront de goûter à toutes les sciences en les dégageant de tous les scientismes.
Ils aimeront enfin à constater avec James que la science n'obstrue pas nécessairement les portes qu'elle ne saurait ouvrir, et qu'elle dégage même, à défaut d'avenues, des fenêtres authentiques sur des domaines où elle n'entre pas, mais où le regard peut encore plonger sans son secours. Il n'est pas besoin, en effet, « de supprimer la science pour faire place à [xxx] la croyance », de même qu'il n'est pas besoin de supprimer la croyance pour faire place à la science. La méthode psychologique de James a ce dernier avantage de fixer leur domaine respectif à chacune de ces deux activités, également essentielles à la vie de l'âme, et de trancher pour elles les délicates questions de délimitations de frontières. Elle ouvre à la croyance tout l’ « au-delà » de la science. Pour être tant de fois arrivé aux limites de cet au-delà, James s'est convaincu, comme on sait, de son existence, et a cédé à l'invincible tentation de l'explorer. Mais nous n'avons pas à le suivre dans ces nouvelles excursions où il s'est aidé de nouvelles méthodes, ni à parler de sa philosophie, qui n'est, à tout prendre, que l'au-delà de sa psychologie.
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Quelques mots, pour finir, sur l'histoire et l'esprit de la traduction que nous offrons aux lecteurs français. L'initiative en revient à M. Bertier, qui l'entreprit de concert avec ses élèves de l'École des Roches. Mais les multiples occupations du directeur vinrent entraver d'abord, puis paralyser bientôt, le travail du traducteur. C'est alors que je dus accepter l'honneur et la charge de mener à sa fin l'entreprise, cédant aux pressantes sollicitations et de M. Bertier lui-même, et de M. Peillaube, désireux d'enrichir d'un excellent volume son excellente collection, et de M. Cellerier, ardent zélateur de la psychologie de James en Europe, dont les conseils nous furent d'un si constant secours.
Nous avions à choisir entre une traduction littérale, qui visât à satisfaire avant tout les professionnels, et une traduction libre, qui fût écrite en vue du grand public. L'une et l'autre méthode avaient [xxxi] l'inconvénient de contenter une catégorie de lecteurs et de mécontenter l'autre, c'est-à-dire d'exclure une partie de ceux auxquels nous voulions être utiles. Sous avons donc, pour les satisfaire tous, opté pour une via média, où, tout en respectant le plus possible le texte, nous avons cherché plus encore à respecter la pensée. De cette fidélité à la pensée, nous nous sommes fait une loi absolue ; et les quelques additions que nous avons cru devoir faire, soit dans le texte, et entre crochets, soit au bas des pages, et en notes, n'ont pas d'autre but que de clarifier le sens de quelques passages obscurs pour des Français, ou de marquer l'actualité de quelques doctrines, que des lecteurs superficiels pourraient croire et dire défraîchies. Mais précisément parce que la traduction littérale expose plus que toute autre à trahir, il nous a fallu plus d'une fois prendre quelque liberté avec les nombreux anglicismes et américanismes dont surabonde la phrase savoureuse, souvent plus « parlée » qu'écrite, de W. James. Si nous l'en avions cru lui-même, nous aurions pu sans doute pousser cette liberté jusqu'à la licence ; car parmi les recommandations qu'il nous a faites à diverses reprises revient toujours celle d'éviter les dangers de « la littéralité ». « I detest too great literality in translations... I want your translation not to follow words, but sense, and to read as if it were originally composed in the french language. » Et au dernier moment, comme pour être encore plus net et plus pressant, il nous mandait en français : « Faites disparaître tous les tours anglais qui peuvent être restés. Corrigez vos épreuves pour la dernière fois comme si le texte anglais n'existait pas. »
Nous avons donc cru devoir renoncer le plus possible au facile expédient de mettre entre parenthèses tous les idiotismes. À tout prendre, les professionnels auraient tort de s'en plaindre ; car ils n'auront [xxxii] jamais le droit de demander à une traduction de les dispenser de recourir au texte authentique. Peut-être les autres lecteurs nous sauront-ils gré d'avoir évité de briser par ces parenthèses l'allure du livre, auquel nous avons voulu conserver, jusqu'en sa forme typographique, sa physionomie originale. Bref, nous pensons avoir tout fait pour qu'on ait au moins l'illusion de lire l'édition française, plutôt que la traduction, d'une œuvre qui mérite à tant d'égards de ne pas rester prisonnière de sa langue. Si donc, grâce à ce Précis, le Text-book arrive avec le plus possible de sa saveur, de sa vie, et surtout de son don étonnant de suggestion, non seulement à ceux qui se consacrent d'office aux études psychologiques, mais encore à tous ceux que la psychologie intéresse comme l'instrument par excellence d'une culture générale, notre but sera parfaitement atteint, et W. James sera ce qu'il doit être, un de nos classiques.
E. BAUBIN.
[1] Text-book of Psychology, Briefer Course, by William James, Professor of Psychology in Harvard University. London, Macmillan and Co, 1908.
[3] The Principles of Psychology. 1, p. VI, « Ce point de vue de science strictement positive constitue à ma psychologie la seule originalité que j’aie la tentation de revendiquer pour elle.
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