[V]
LE MATÉRIALISME CONTEMPORAIN EN ALLEMAGNE.
EXAMEN DU SYSTÈME DU DOCTEUR BÜCHNER.
Préface
Je réunis dans ce volume deux articles qui ont paru dans la Revue des deux mondes au mois d'août et au mois de décembre derniers, en y ajoutant de nouveaux et importants développements. Avec ces développements, je crois pouvoir donner cet ouvrage comme une critique à peu près complète du livre de M. Büchner Matière et force, sorte de manuel matérialiste, qui a eu un grand succès en Allemagne, et qui, traduit récemment, paraît en avoir eu aussi un assez grand parmi nous. Le matérialisme, nous revenant de l'Allemagne, est certainement [vi] l'un des phénomènes les plus curieux du temps où nous vivons. Ce grand pays avait été jusqu'ici le domaine réservé du mysticisme et de l'idéalisme ; il n'avait connu l'athéisme que dans les soupers de Frédéric, dont les hôtes, pour la plupart, étaient Français. Cette philosophie grossière, que nous répandions alors en Europe, les Allemands nous la renvoient aujourd'hui. Ils sont las de passer pour des rêveurs sentimentaux, et ils veulent aussi, à leur tour, dire leur fait à l'âme, à Dieu, à tous les vieux préjugés. Même dans cette entreprise si contraire à leur génie, les Allemands conservent encore l'une de leurs qualités traditionnelles, la candeur, la bonhomie, l'absence totale de dissimulation et d'hypocrisie. C'est une bonne fortune pour le critique, qui n'a qu'à prendre les choses comme on les lui dit, sans avoir besoin de chercher le dessous des cartes. D'ailleurs, le livre de M. Büchner est loin d'être méprisable. Il a très habilement groupé et employé les théories récentes des sciences physiques et naturelles, de manière à leur faire signifier ce qu'elles ne contiennent certainement pas, la démonstration de l'athéisme. Nous avons essayé de le suivre sur ce terrain même ; entreprise délicate et difficile, commandée par les nécessités du temps, mais où il faudrait plus de connaissances [VII] que nous n'en avons. Si nous pouvions engager soit de jeunes savants, soit de jeunes philosophes à nous suivre dans cette voie, et à compléter et à préciser ce que nous n'indiquons ici qu'imparfaitement, nous aurions peut-être rendu quelque service, soit à la philosophie, soit à la science.
À quelle cause faut-il attribuer cette recrudescence du matérialisme, déjà si éclatante en Allemagne, et dont les progrès sont frappants parmi nous ? Dirons-nous, avec les matérialistes, que cette cause c'est le retour à l'expérience, à l'observation des faits, en un mot, à la vraie méthode scientifique ? Non sans doute, car l'expérience immédiate ne prononce rien sur le matérialisme : ce n'est pas à elle qu'il appartient de sonder les premiers principes ; et pour affirmer le matérialisme, il faut employer le raisonnement, l'hypothèse et l'induction, tout au moins autant que dans la doctrine contraire. Non, ce qui explique le succès du matérialisme, c'est un penchant naturel à l'esprit humain, et qui est aujourd'hui extrêmement puissant dans les esprits : le penchant à l'unité. On veut expliquer toutes choses par une seule cause, par un seul phénomène, par une seule loi. C'est là sans doute un [VIII] penchant utile et nécessaire, sans lequel il n'y aurait pas de science ; mais de combien d'erreurs un tel penchant n'est-il pas la cause ? Combien d'analogies imaginaires, combien d'omissions capitales, combien de créations chimériques a produites en philosophie l'amour d'une vaine simplicité ! Qui peut nier sans doute que l'unité ne soit au dernier fond des choses, au commencement et à la fin ? Qui peut nier qu'une même harmonie gouverne le monde visible et le monde invisible, les corps et les esprits ? Mais qui nous dit que ces harmonies, ces analogies qui unissent les deux mondes soient de l'ordre de celles que nous pouvons imaginer ? Sur quoi nous fondons-nous pour forcer la nature à n'être autre chose que l'éternelle répétition de soi-même, et, comme le dit Diderot, un même phénomène indéfiniment diversifié ? Illusion et orgueil ! Les choses ont de plus grandes profondeurs que n'en a notre esprit. Sans doute, la matière et l'esprit doivent avoir une raison commune dans la pensée de Dieu : c'est là qu'il faudrait chercher leur dernière unité ; mais quel œil a pénétré jusque-là ? Qui pourra croire avoir expliqué cette origine commune à toute créature ? Qui le pourrait, sinon Celui qui est la raison de tout ? Mais surtout quelle faiblesse et quelle ignorance [IX] de limiter l'être réel des choses à ces fugitives apparences que nos sens en saisissent, de faire de notre imagination la mesure de toutes choses, et d'adorer, comme les nouveaux matérialistes, non pas même l'atome, qui avait au moins quelque apparence de solidité, mais un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue, et que l'on pourrait appeler la poussière infinie !
15 mars 1864.
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