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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Une édition électronique réalisée à partir du livre de Pierre Janet (1859-1947) (philosophe devenu médecin et psychologue), De l'angoisse à l'extase. Étude sur les croyances et les sentiments. (Un délire religieux. La croyance) TOME II (1927). 1re édition, Librairie Félix Alcan, 1927. Réédité en 1975. Paris: la Société Pierre Janet et le Laboratoire de psychologie pathologique de la Sorbonne avec le concours du CNRS, 1975, 480 pp. Une édition numérique réalisée par mon amie, Gemma Paquet, bénévole. Introduction Paris, 22 juin 1927. La malade intéressante, désignée sous le nom de Madeleine, qui a été l'occasion de ces études, nous a présenté dans ses divers états d'équilibre, de tentation, de sécheresse, de torture, de consolation, un grand nombre de problèmes psychologiques. Le volume précédent a abordé une partie de ces problèmes en étudiant les fonctions intellectuelles et surtout les diverses formes de la croyance, mais il est évident que l'interprétation des faits à ce seul point de vue reste insuffisante. Il y a au-dessous de ces croyances un ensemble de sentiments qui évoluent, se transforment et déterminent puissamment la direction des croyances. La malade le remarque sans cesse : « C'est principalement aux effets que les visions produisent sur moi que je les distingue : il y en a qui certainement ne peuvent venir que de Dieu, les sentiments qu'elles me donnent sont trop divins... Je suis dans l'Enfer ou dans le Ciel suivant ce que je sens ». La plupart des auteurs qui ont étudié les mystiques ont insisté sur ce rôle des sentiments : « Il s'agit avant tout, disait M. Schuré, d'une illumination intérieure qui donne une sorte de félicité inconnue pareille à la délivrance d'un captif ». Quand les critiques protestent contre l'interprétation des extases comme une sorte de somnambulisme, ils n'insistent pas seulement sur l'absence après l'extase des troubles de la mémoire, mais aussi « sur l'absence dans les somnambulismes ordinaires de cette joie profonde qui est l'essentiel de l'extase ». Nous avons d'ailleurs longuement insisté sur « ce bonheur perpétuel et quelquefois sublime » qui donnait aux extases de Madeleine un caractère si frappant. C'est ce sentiment de joie étendu sur toutes les idées qui déterminait les modifications les plus curieuses de la pensée, la conviction d'intellection, la conviction de merveilleuse pureté morale et la participation à la vie divine. Cette observation ne nous propose pas seulement le problème de la joie : les cinq états de Madeleine nous montrent cinq formes remarquables des états de sentiment. Ce qui domine dans l'équilibre c'est, comme elle le dit elle-même, le juste équilibre des différents sentiments ; nous voyons dans l'état de sécheresse l'absence de tous les sentiments, dans l'état de tentation, la prédominance du sentiment de l'inquiétude et de l'effort, dans l'état de torture celle de la tristesse et dans l'état de consolation celle de la joie débordante. Les conduites vis-à-vis des hommes et vis-à-vis de Dieu dérivent de ces sentiments : le calme dans les relations sociales, l'indifférence, l'intérêt, la haine et l'amour ne font qu'exprimer ces sentiments fondamentaux. Les réflexions que j'ai présentées à propos de cette névrose seraient donc bien incomplètes si elles se bornaient à l'étude des modifications intellectuelles, elles doivent porter aussi dans la mesure du possible sur les modifications des sentiments qui souvent déterminent les premières et qui jouent un rôle si considérable dans toute la conduite. L'étude des sentiments chez notre extatique ne peut être faite isolément, elle doit être une occasion pour réunir et comparer d'autres observations qui peuvent l'éclairer. Naturellement il est juste d'examiner à ce propos ces malades, classiques aujourd'hui, qui présentent des oscillations assez régulières des sentiments de tristesse et de joie, que l'on rattachait autrefois dans les descriptions françaises aux psychoses à double forme et qui sont désignées dans les ouvrages de Kraepelin sous le nom de psychose maniaque-dépressive. Un des cas typiques que je citerai souvent est celui de Max, un homme âgé aujourd'hui de 43 ans. D'une famille dont les tares mentales sont caractéristiques, il avait toujours un caractère plutôt renfermé et sérieux, mais il était en apparence assez bien équilibré. Bouleversé par les émotions de la guerre il a présenté depuis l'âge de 30 ans quatre grandes crises de délire à double forme avec période assez courte d'agitation au début et période très longue de dépression mélancolique de diverse profondeur. Un autre malade, Alexandre, jeune homme de 30 ans, a présenté aussi pendant la guerre deux crises de délire à double forme avec période de dépression assez courte prenant surtout la forme de délire de persécution et une période d'élation très longue et très curieuse. Ce grand délire de joie et d'ambition pendant lequel il se croyait le généralissime des armées alliées et le grand triomphateur est l'un des plus intéressants à rapprocher des joies extatiques. Autour de ces deux observations, il faudra ranger un certain nombre d'autres observations du même genre. À côté de ces observations de psychose maniaque-dépressive, je voudrais insister sur un groupe de malades analogues peut-être au fond, mais dont l'aspect clinique est différent surtout dans les premières années de la maladie. Une jeune fille âgée maintenant de 29 ans, Flore, ne peut être mieux désignée d'une manière générale que sous le nom d'une asthénique psychologique : d'une famille où les accidents mentaux sont nombreux, elle a présenté une enfance maladive avec toutes sortes de troubles de la nutrition ; depuis la puberté elle tombe dans des états psychologiques nettement pathologiques, mais qui sont bien plus variés que les précédents. Elle a pris l'habitude de les désigner elle-même par les termes suivants, le mal-mal, le vide, l'énervement, le noir et le Champagne. Il sera facile de voir que le mal-mal et l'énervement correspondent aux tentations de Madeleine, le vide à la sécheresse, le noir et le Champagne aux tortures et aux consolations. Il y a là une instabilité et une périodicité sentimentale qui est du même genre et dont la comparaison me semble instructive. Je retrouve les mêmes caractères, chez Claudine, jeune femme de 33 ans qui depuis une période d'épuisement causé par la mort de son père, par son propre mariage et par trois accouchements trop rapprochés présente la même asthénie avec les mêmes instabilités et les mêmes variations. Ces malades et d'autres du même genre doivent être analysés afin de comprendre mieux cette variabilité des sentiments et son rapport avec les oscillations de la force psychologique. Ces oscillations sont beaucoup plus rapides dans les accès épileptiques et dans les crises psycholeptiques et j'aurai l'occasion d'étudier à ce propos plusieurs épileptiques. Je signale surtout l'observation de Fy. femme de 35 ans, dont les accès épileptiques fréquents étaient classiques, et qui est morte au cours d'un accès. Très souvent elle présentait avant l'accès une période fort curieuse qui se prolongeait 24 ou 48 heures pendant laquelle elle se trouvait dans un état de joie tout à fait remarquable et comparable aux grands états d'élation ; ce même sujet présentait, après l'accès, une période plus ou moins prolongée de mélancolie. La dépression, la diminution des forces et les sentiments qui en résultent restent fixés pendant de longues périodes à un certain niveau chez les malades que j'ai désignés autrefois sous le nom de psychasténiques. Nous aurons à revoir de nombreuses observations de ce genre et pour abréger les descriptions j'aurai plusieurs fois l'occasion de renvoyer à des ouvrages précédents où se trouve l'observation plus complète des malades. La décadence progressive de la force et de la tension psychologiques s'accuse gravement dans le début de la maladie que l'on appelle aujourd'hui démence précoce et qui, au point de vue de la description symptomatique, se rapproche d'une asthénie psychologique progressive. Celle-ci paraît progresser par paliers et peut s'arrêter à divers degrés de profondeur, à chacun de ces paliers elle nous offre des observations intéressantes sur la transformation des sentiments. Plusieurs cas de cette affection seront étudiés, en particulier celui de Zb, jeune fille de 23 ans, dont j'ai déjà résumé l'histoire (Note 1), et celui de Cécile, f. 30, dont la maladie prend plutôt la forme de schizophrénie. Il faut signaler, quoique les observations soient moins nombreuses, les troubles des sentiments qui sont en rapport avec l'évolution de lésions cérébrales manifestes. Je signalerai quelques cas de paralysie générale et j'insisterai à plusieurs reprises sur l'observation du capitaine Zd, homme de 40 ans, qui mériterait une plus longue étude, même au point de vue anatomique. Zd a été blessé par une balle à la bataille de Tahure en Champagne, dans la région occipitale. La balle est entrée obliquement de gauche à droite et de bas en haut ; malgré une trépanation qui a enlevé les esquilles elle n'a pu être enlevée et le blessé après avoir souffert de troubles de toute espèce pendant plusieurs années a fini par réclamer une opération à laquelle il a succombé. L'autopsie n'a pu être faite, la radiographie montrait la balle dans la région occipitale, très près de la paroi, la pointe dirigée à droite et en avant, à l'entrecroisement de deux lignes, l'une partant de la protubérance occipitale au trou sous-orbitaire droit, l'autre d'un temporal à l'autre au-dessus et en arrière du pavillon de l'oreille, à 5 centimètres de l'occipital, à 4 centimètres du temporal droit. Le blessé a présenté au début un syndrome cérébelleux d'instabilité et de vertige qui a été assez rapidement dissipé et une amaurose puis une hémianopsie droite qui n'a duré que quelques semaines. Les troubles visuels ne consistaient plus qu'en un rétrécissement de forme hystérique très variable, dont M. Kalt m'a envoyé les schémas, mais des troubles mentaux très bizarres sont survenus, à propos desquels le malade m'a été adressé au mois de janvier 1916. Nous étudierons chez lui des sentiments du vide d'une forme particulière et un état d'inaction morose fort remarquable. Le cas de Ltitia, jeune fille de 28 ans qui m'intéresse depuis plusieurs années, est plus complexe : il se rattache à la fois aux asthénies constitutionnelles et aux troubles des sentiments en rapport avec des lésions organiques. J'ai déjà eu l'occasion de décrire brièvement cette malade dans une communication que j'ai faite en Amérique au congrès de neurologie, réuni à Atlantic City en 1921, et où je l'ai présentée sous le nom de Ltitia. Je l'appelle aussi la dormeuse ou la belle au bois dormant : elle justifie bien ces noms, car depuis l'été 1913 jusqu'à l'été 1918, elle a simplement dormi pendant cinq ans ; c'était un moyen commode pour traverser la période de la guerre. Comme je l'ai raconté dans mon étude précédente, Ltitia qui présentait des troubles nerveux depuis la puberté, qui avait de temps en temps des crises très étranges, caractérisées par un sentiment envahissant d'irréalité, de disparition du monde et d'elle-même, a trouvé bon de s'endormir complètement vers l'âge de 18 ans. Elle avalait ce qu'on lui mettait dans la bouche en lui pinçant le nez et quant aux opérations inverses, elle les exécutait dans son lit avec la plus complète indifférence. Je suis arrivé par des simulacres de passes et par des suggestions à la réveiller un peu une fois par semaine et à obtenir un quart d'heure ou une demi-heure de conversation. Ces conversations avec la dormeuse ont été extrêmement intéressantes à tous les points de vue : elle était même capable de faire des vers quelquefois jolis. Elle présentait les troubles de la volonté et de la perception les plus étranges et, sans songer qu'elle faisait frémir l'ombre de Descartes, elle se permettait de les résumer en disant : « Sans doute je pense, mais je n'existe pas ». Elle terminait ses conversations par une formule bizarre et peu polie : « Pourquoi voulez-vous que je vous parle, vous n'existez pas, moi non plus ; bonsoir ». Dans la dernière année de ce sommeil, je suis parvenu à la maintenir éveillée plus longtemps, à obtenir des actes de plus en plus prolongés. La malade, qui a fréquemment des crises violentes de forme hystérique, est restée dans un état d'inaction triste à peu près continuel. Mais graduellement se sont présentés de plus en plus graves des troubles de la sécrétion urinaire : la malade qui réclame à boire constamment et qui absorbe dans la journée jusqu'à 25 litres d'eau, rend 20 à 22 litres d'urine. Ces troubles de polyurie, cette exagération du sommeil et cet état d'asthénie obligent à penser à une lésion organique dans une région particulière de la base de l'encéphale qui sera étudiée à propos des localisations anatomiques des sentiments. Ce cas reste embarrassant, intermédiaire entre les asthénies névropathiques et les asthénies en rapport avec une lésion déterminée comme celle du capitaine Zd. Bien entendu un grand nombre d'autres malades nous présentèrent d'une manière plus aisée telle ou telle catégorie de sentiments. Quand il s'agit de sujets auxquels j'ai déjà fait allusion dans d'autres ouvrages, les lettres ou les prénoms qui les désignent sont restés les mêmes. Quand il y a lieu, l'observation des malades nouveaux sera brièvement indiquée. Dans ce volume l'observation de Madeleine doit tenir une moins grande place que dans le précédent, elle nous permettra surtout de revenir à la fin sur une interprétation générale des sentiments et de leurs variations. Je désire, si cela est possible, employer pour l'étude des sentiments la même méthode qui a été appliquée à l'étude des croyances et des opérations intellectuelles : les faits psychologiques doivent être présentés comme des conduites et exprimés en termes d'actions (Note 2). Cette expression des faits est relativement facile quand il s'agit des opérations de l'intelligence, car l'intelligence, étant l'adaptation aux choses du dehors grâce à nos mouvements dans l'espace, peut facilement être présentée comme une complication de la conduite, surtout quand on donne une importance suffisante au rôle du langage. Mais les sentiments qui sont le plus souvent considérés comme des faits purement internes sans rapport précis avec des mouvements déterminés semblent tout à fait différents. Je voudrais essayer de présenter ici une esquisse d'une conception des sentiments considérés comme des régulations de l'action qui peut contribuer à les rattacher à la psychologie de la conduite. Mes études sur les sentiments considérés à ce point de vue ont déjà été indiquées dans plusieurs travaux précédents sur les névroses et les obsessions. L'importance de la conduite du triomphe dans les sentiments de joie et dans les états d'élation a été signalée à plusieurs reprises dans mes livres sur « Les médications psychologiques », 1919, II, pp. 78, 278-280, III, pp. 178. Plusieurs années de mon cours au Collège de France, 1910, 1918, 1923, mon cours en 18 leçons aux Universités de Mexico, de Puebla, de Guadalajara, plusieurs conférences faites à l'école de médecine de Paris, à Philadelphie, à Princeton, en 1925, à Bâle, à Genève, à Madrid, en 1926 ont été consacrées à cette étude des sentiments considérés comme des régulations de l'action. Mes études sur les émotions considérées de la même manière et présentées au point de vue dynamique comme des variétés des sentiments sont plus anciennes, elles ont été présentées dans mes cours à la Sorbonne et au Collège de France en 1902 et 1908, elles ont été résumées dans mon rapport sur les problèmes de l'émotion publié dans la Revue neurologique, 1909, p. 1551. Je voudrais dans ce nouveau livre réunir et coordonner la plupart de ces anciennes études. Une première partie de ce livre essaye de poser le problème des sentiments en rappelant les diverses conceptions des sentiments ainsi que leurs difficultés et en analysant un sentiment à mon avis très intéressant pour le psychologue, le sentiment du vide, qui peut nous indiquer une méthode d'étude. La deuxième partie examine à ce point de vue les quatre sentiments élémentaires de l'effort, de la fatigue, de la tristesse et de la joie. La troisième partie étudie quelques formes secondaires des sentiments quand l'action à laquelle ils se rattachent devient moins visible, à propos des émotions proprement dites et des béatitudes ; elle étudie les combinaisons des divers sentiments dans le calme, les transformations des sentiments dans leur évolution. J'aurais désiré ajouter à ce livre les formes dérivées des sentiments, quand ils se combinent avec les diverses tendances de l'esprit pour former les sentiments sociaux et les sentiments religieux. Mais les observations des malades qui présentent des troubles des sentiments sociaux et religieux et les interprétations nécessaires demandent de beaucoup trop longs développements. Ces études doivent à mon grand regret être écartées pour le moment et réservées pour un autre ouvrage. Paris, 22 juin 1927. Notes (Note 1) La perte des sentiments de valeur, Journal de psychologie, nov. 1908. (Note 2) De l'angoisse à l'extase, I.
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