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Collection « Les auteur(e)s classiques »

“Les idées politiques et sociales de J.-J. Rousseau” (1912)
Note introductive


Une édition électronique réalisée à partir d'un article de Jean Jaurès (1859 - 1914), homme politique francais philosophe, historien et théoricien socialiste, “ Les idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau ” in Revue de Métaphysique et de Morale, XXe année, n° 3, mai-juin 1912, pp. 371-381. Une édition numérique réalisée par Bertrand Gibier, bénévole.

Note introductive

par Bertrand Gibier, décembre 2002

Lors de sa publication, dans la Revue de Métaphysique et de Morale (longtemps après avoir été prononcé), ce texte était accompagné de la note suivante : « Conférence prononcée le 19 décembre 1889, à la Faculté des lettres de Toulouse, par M. Jaurès, chargé de cours de philosophie, — recueillie par M. Gheusi, professeur à l’Université de Toulouse, député de la Haute-Garonne. M. Jaurès, qui n’a pu revoir cette conférence, a bien voulu nous autoriser à la publier telle quelle. »

À cette époque, Jean Jaurès venait de finir son mandat de député du Tarn. Et après sa défaite aux élections de 1889, Jaurès avait repris son enseignement de philosophie (après des études à l’École normale supérieure où il était entré premier, il avait été reçu troisième à l’agrégation en 1881 juste derrière Bergson) : il fut nommé maître de conférence à l’université de Toulouse (où il avait été auparavant chargé de cours). Sa réélection à la députation pour la circonscription de Carmaux en 1893 marquera la fin de sa carrière universitaire.

Dans cette conférence, on sent une parenté d’âme entre Jaurès et Rousseau, parenté seule capable d’éclairer un tel aspect de sa pensée. L’insistance que Jaurès met en effet à rattacher les idées de Rousseau à son sentiment de la nature, n’est pas sans rappeler l’inspiration qui animera sa thèse principale de doctorat d’État que Jaurès soutiendra brillamment en 1892, contre la tendance idéaliste dominante de l’Université d’alors : De la réalité du monde sensible.

« La pensée, d’un mouvement naturel et en dehors même de toute règle et de toute méthode, s’élève, par degrés, des objets les plus particuliers aux conceptions les plus générales. Il y a d’un degré à l’autre une certaine continuité logique, parce que les idées superposées s’enveloppent partiellement les unes les autres, et que l’esprit retrouve, dans les conceptions plus générales, quelques-uns des éléments compris dans les idées moins générales, ou les objets particuliers. Mais, au point de vue purement logique, ce mouvement de l’esprit n’est en quelque sorte qu’un appauvrissement continu, puisqu’il laisse en chemin toutes les déterminations, et qu’arrivé au bout, il n’a retenu qu’une idée, la plus générale, mais aussi, au point de vue logique, la plus vide de toutes, l’idée d’être. Comment se fait-il donc que dans ce mouvement de contemplation l’esprit sente en lui-même, non pas une détresse croissante, mais, au contraire, un enrichissement de joie et d’orgueil ? Comment se fait-il que Platon, ayant longuement familiarisé son âme avec les objets bons et beaux, s’élève, avec un enthousiasme grandissant, jusqu’à cette idée de l’être, qui lui apparaît si belle et si pleine, qu’on se demande si ce n’est pas en elle que l’idée du bon resplendit le mieux ? Cet ignorant de Jean-Jacques s’abandonnait lui aussi, dans les champs et sous les bois, à l’essor spontané de la pensée platonicienne ; il avait fait de l’histoire naturelle tout le jour, il avait ramassé des échantillons minéraux, classé des plantes, étudié des insectes, et peu à peu, le soir venu, il méditait sur tous les rapports qui enchaînaient tous ces êtres, puis tous les êtres ; et sa pensée s’élargissait bien au-delà des vastes horizons du soir jusqu’à l’idée de l’être universel, en qui elle résumait et agrandissait tout ensemble les joies éparses de sa journée. Comment cela est-il possible ? Comment la pensée, en paraissant se dépouiller, s’enrichit-elle en effet ? C’est que l’idée d’être n’est pas un élément juxtaposé aux choses qu’on en isole par dissection ou analyse ; elle est au fond des choses, ou, plutôt, elle en est le fond. Ni l’âme, ni l’esprit, ni les sens, ne peuvent rien toucher sans toucher à elle. En savourant les parfums, les clartés, les formes, les joies intimes, nous nous imprégnons d’être par toutes nos puissances de connaître et de sentir. Il y a, de l’être à ses manifestations changeantes, une merveilleuse réciprocité de service. Si nous ne sentions pas l’être, au fond même des choses les plus subtiles et les plus fuyantes, notre âme se dissoudrait dans la vanité et l’incohérence de ses joies. Il y a, jusque dans la subtilité du rayon qui se joue, quelque chose de résistant, et si les couleurs et les sons peuvent se compléter dans notre âme par d’étranges et mystérieuses harmonies, c’est que les sons et les couleurs mêlent, dans les profondeurs de l’être, leurs plus secrètes vibrations. Mais, pendant que d’un côté l’être donne ainsi, à toutes les manifestations sensibles, ce commencement d’unité qui est nécessaire aux choses les plus libres, et cette solidité qui est nécessaire aux plus exquises, les manifestations sensibles, à leur tour, communiquent à l’être un ébranlement mystérieux qui leur survit. Rien de précis ne subsiste dans mon âme des belles formes que j’ai admirées, des parfums que j’ai respirés, des splendeurs dont je me suis enivré ; et pourtant, lorsque mon âme, toute vibrante de ces émotions disparues, s’élève jusqu’à l’idée de l’être universel, elle y porte, elle y répand à son insu les frissons multiples qui l’ont traversée ; voilà comment l’idée de l’être n’est point vaine : c’est que, s’étant répandue en toutes choses, dans les souf-fles, dans les rayons, dans les parfums, dans les formes, dans les admirations et les naïvetés du cœur, elle a gardé quelque chose de toute chose ; ses profondeurs vagues sont traversées de souffles que l’oreille n’entend pas, de clartés que l’œil ne voit pas, d’élans et de rêves que l’âme ne démêle pas. Toutes les forces du monde et de l’âme sont ainsi dans l’être, mais obscurément et n’ayant plus d’autre forme que celle qui est marquée, pour ainsi dire, par leur plus secrète palpitation. Quand la mer a débordé doucement sur une plage odorante, elle ramène et emporte, non pas les herbes et les fleurs, mais les parfums, et elle roule ces parfums subtils dans son étendue immense. Ainsi fait l’être qui recueille, dans sa plénitude mouvante et vague, toutes les richesses choisies du monde et de l’âme. Dirons-nous donc, maintenant, qu’il est une abstraction et non pas une réalité ? » (De la réalité du monde sensible, chapitre VI)

Sans doute, dans son article, Jaurès prend-il la peine de se démarquer de Rousseau et de son pessimisme. Néanmoins, en précisant que sa philosophie politique n’est animée d’aucun ressentiment, d’aucune passion réactive, mais puise ses racines dans son amour pour la nature, Jaurès ne donne-t-il pas à reconnaître les sources de son propre socialisme, inspiré, positif, généreux (Note 1) ?


Toutes les notes accompagnant le texte ont été ajoutées par nous.

Bertrand Gibier
Décembre 2002


Notes:

Note 1: Henri Bergson avait écrit la note suivante sur son ancien condisciple : « Jaurès, quand je l’ai connu, était éloquent et généreux. Quand il vint au socialisme, plus tard, je l’avais perdu de vue, mais je suis sûr que ce fut encore par éloquence et générosité. »

Retour au texte de l'auteur: Jean Jaurès Dernière mise à jour de cette page le lundi 19 février 2007 14:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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