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Introduction
I. De la différence entre la connaissance pure et la connaissance empirique
(B 1)
L'affirmation selon laquelle toute notre connaissance commence avec l'expérience ne soulève absolument aucun doute ; en effet, par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n'est par l'intermédiaire d'objets qui affectent nos sens et qui, pour une part, sont eux-mêmes à l'origine directe de nos représentations, tandis que, pour une autre part, ils mettent en mouvement l'activité spontanée de notre entendement, laquelle consiste à comparer ces représentations, à les relier ou les séparer, et à transformer ainsi la matière brute des impressions sensibles en une connaissance des objets, qui s'appelle l'expérience ? En ce sens donc, d'un point de vue chronologique, nulle connaissance ne précède en nous l'expérience, et c'est bien avec cette dernière que toute connaissance commence.
Cela dit, bien que toute notre connaissance s'amorce avec l'expérience, il n'en résulte pas pour autant qu'elle découle dans sa totalité de l'expérience. Car il pourrait bien se produire que même notre connaissance d'expérience soit un composé de ce que nous recevons par des impressions et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement mis en action par des impressions sensibles) produit de lui-même, ajout que nous ne savons pas distinguer de cette (B 2) matière première avant qu'un long exercice nous ait rendus attentifs à sa présence et nous ait rendu capables de l'isoler.
C'est par conséquent une interrogation exigeant, pour le moins, encore un examen plus approfondi et que l'on ne saurait lever du premier coup d'œil, que celle de savoir s'il existe de telles connaissances (à ce stade, il s'agit d'une hypothèse de facultés contributives spontanées), indépendantes de l'expérience et même de toutes les impressions des sens. On nomme de telles connaissances, des connaissances a priori, et on les distingue des connaissances empiriques, lesquelles possèdent leur source a posteriori, c'est-à-dire dans l'expérience.
Cette expression de connaissance a priori n'est toutefois pas encore déterminée de façon suffisamment précise pour fixer adéquatement le sens de la question proposée. Car, de fait, on a coutume de dire, à propos de maintes connaissances dérivées de l'expérience, que nous sommes capables de les posséder a priori ou que nous y avons accès a priori, pour cette raison que nous les tenons, non pas immédiatement de l'expérience, mais de l'application d'une règle universelle, que nous avons cependant elle-même tirée de l'expérience. Ainsi dit-on d'une personne ayant sapé les fondations de sa maison qu'elle pouvait savoir a priori que sa maison s'effondrerait, c'est-à-dire qu'il n'était pas nécessaire, pour qu'elle le sache, qu'elle attende l'expérience de son effondrement effectif. Reste que cette personne ne pouvait pourtant pas non plus le savoir totalement a priori. Car que les corps sont pesants et par conséquent tombent quand on leur retire ce sur quoi ils s'appuient, il fallait bel et bien que l'expérience le lui eût fait connaître auparavant.
Aussi, par connaissances a priori, nous entendrons désormais, non pas des connaissances qui ne dérivent pas de telle ou telle expérience, (B 3) mais celles qui sont absolument indépendantes de toute expérience. Leur seront opposées les connaissances empiriques, autrement dit celles qui ne sont possibles qu'a posteriori, [25] c'est-à-dire par expérience. Mais, parmi les connaissances a priori, seront appelées pures celles auxquelles absolument rien d'empirique n'est mêlé. Ainsi, par exemple, la proposition : « tout changement a sa cause » est-elle une proposition a priori, mais non point pure, étant donné que le changement est un concept qui ne peut être tiré que de l'expérience, (paragraphe peu clarifiant par rapport à ce qui précède).
II. Nous possédons certaines connaissances a priori, et même l'entendement commun n 'est jamais sans en posséder de telles
Il importe ici de disposer d'un critère qui nous permette de distinguer avec assurance une connaissance pure d'une connaissance empirique. L'expérience nous enseigne effectivement que quelque chose possède telle ou telle propriété, mais non pas qu'il ne puisse en être autrement. S'il se trouve donc, premièrement, une proposition dont la pensée inclut en même temps sa nécessité, il s'agit d'un jugement a priori ; au surplus, si cette proposition ne découle d'aucune autre qui vaille elle-même, à son tour, à titre de proposition nécessaire, il s'agit alors d'un jugement absolument a priori. Deuxièmement : les jugements d'expérience n'ont jamais une Universalité avérée ou rigoureuse, mais seulement une Universalité supposée et comparative (par induction), laquelle n'a pas d'autre sens que le suivant : nos perceptions, si nombreuses qu'elles aient été (B 4) jusqu'ici, n'ont jamais montré d'exception à telle ou telle règle. Si par conséquent un jugement est pensé selon une rigoureuse universalité, autrement dit est tel que pas la moindre exception n'en soit admise comme possible, il n'est pas déduit de l'expérience, mais vaut absolument a priori. L'universalité empirique n'est donc qu'une élévation arbitraire de la validité d'un jugement ; on fait d'une règle valable dans la plupart des cas rencontrés une loi qui s'applique à tous, comme par exemple dans la proposition suivante : « tous les corps sont pesants ». En revanche, quand un jugement possède une rigoureuse universalité, on connaît à cela que ledit jugement procède d'une source particulière de connaissance, à savoir d'un pouvoir de connaître a priori. Nécessité et rigoureuse universalité sont donc les deux critères sûrs d'une connaissance pure a priori et renvoient en outre, inséparablement, l'un à l'autre. Parce que, cependant, dans l'application de ces deux critères, il est parfois plus aisé de montrer la contingence des jugements que leur limitation empirique, ou parfois plus convaincant de montrer l'universalité illimitée que nous attribuons à un jugement plutôt que sa nécessité, il convient d'employer séparément les deux critères évoqués, dont chacun par lui-même est infaillible.
Cela dit, qu'il se présente effectivement, dans la connaissance humaine, de tels jugements nécessaires et, au sens rigoureux du terme, universels, autrement dit des jugements purs a priori, rien n'est plus facile à montrer. Veut-on un exemple qui soit emprunté aux sciences, il suffit de considérer toutes les propositions de la mathématique ; en veut-on un qui soit tiré de l'usage le (B 5) plus commun de l'entendement, on peut prendre la proposition : « tout changement doit avoir une cause » (choix regrettable compte tenu de ce que Kant dit plus haut de ce jugement, a priori mais pas pur) ; ajoutons que, dans ce dernier exemple, le concept de cause contient lui-même si manifestement celui d'une liaison nécessaire avec un effet et celui d'une rigoureuse universalité de la règle ainsi édictée, que ce concept serait totalement anéanti si on voulait le déduire, comme le fit Hume, d'une association fréquente de ce qui se produit avec ce qui précède ce produit et de l'habitude qui en résulte (nécessité, par conséquent, simplement subjective) de lier des représentations successives. On pourrait aussi, sans requérir de semblables exemples pour prouver la [26] réalité des principes purs a priori présents dans notre connaissance, montrer que ces principes sont indispensables pour que l'expérience elle-même soit possible, par conséquent procéder à cette démonstration a priori. D'où l'expérience, en effet, entendrait-elle tenir sa certitude si toutes les règles qui la gouvernent n'étaient jamais qu'empiriques, par conséquent contingentes, en sorte qu'on pourrait difficilement les faire valoir comme des principes premiers ? Reste qu'au stade où nous nous plaçons, nous pouvons nous contenter d'avoir exposé comme un fait l'usage pur de notre pouvoir de connaître, avec ses caractéristiques. Cela dit, ce n'est pas seulement dans les jugements, mais c'est aussi bien dans des concepts, au moins pour quelques uns d'entre eux, que se manifeste une origine a priori. Otez par exemple peu à peu du concept de Corps dont vous avez l'expérience tout ce qui s'y trouve d'empirique, comme la couleur, la dureté ou la mollesse, la pesanteur, l'impénétrabilité même, etc., il reste pourtant encore l'espace qu'il occupait (alors que ce corps a, lui, de ce fait entièrement disparu) et que (B 6) vous ne pouvez supprimer. Pareillement, ôtez du concept empirique que vous avez de quelque objet que ce soit, corporel ou non corporel, toutes les propriétés que vous a enseignées l'expérience, vous ne pouvez cependant lui retirer celle d'après laquelle vous le pensez comme Substance ou comme inhérent à une substance (bien que ce dernier concept soit davantage déterminé que celui d'un objet en général). Il vous faut donc, convaincu par la nécessité avec laquelle ce concept de substance s'impose à vous, convenir qu'il siège a priori dans votre pouvoir de connaître, (le raisonnement est peu convaincant).
III. La philosophie requiert une science qui détermine la possibilité, les principes et l'étendue de toutes les connaissances a priori
Beaucoup plus significatif encore que tout ce qui précède est le fait que certaines connaissances sortent même du champ de toute expérience possible, connaissances qui, s'appuyant sur des concepts auxquels nulle part dans l'expérience ne peut être donné un objet qui leur corresponde, donnent de ce fait l'apparence d'étendre nos jugements au-delà de toutes les limites de l'expérience.
Et c'est précisément dans ces dernières connaissances, qui se projettent au-delà du monde sensible et pour lesquelles l'expérience ne peut pas plus fournir de fil conducteur que de contrôle, que notre raison déploie celles de ses investigations que nous tenons pour préférables par leur importance et pour supérieures par leur visée finale à tout ce que l'entendement peut apprendre dans le champ des phénomènes. De fait (B 7), même au risque de nous tromper, nous tentons tout plutôt que de devoir renoncer, pour un quelconque motif tenant aux difficultés rencontrées, ou par mépris et indifférence, à des recherches qui nous tiennent tant à cœur. Ces problèmes incontournables de la raison pure sont : Dieu, la liberté et l’immortalité. Quant à la science qui, forte de tous ses dispositifs, n'a proprement pour but final que la résolution de ces problèmes, elle se nomme métaphysique ; et sa méthode est de prime abord dogmatique, ce qui signifie que, sans examiner au préalable le pouvoir, ou le manque de pouvoir, de la raison au regard d'une si grande entreprise, elle en aborde néanmoins l'exécution avec assurance.
Or, il devrait sembler naturel, dès qu'on a quitté le terrain ferme de l'expérience, fort de connaissances qu'on possède, mais sans savoir d'où elles proviennent, et sur le crédit de principes fondamentaux, mais dont on ignore l'origine, il devrait sembler naturel donc de ne pas immédiatement entreprendre la construction d'un édifice sans [27] s'être auparavant, par des recherches scrupuleuses, assuré des fondations de celui-ci, et sans par conséquent avoir auparavant soulevé la question de savoir comment l'entendement peut parvenir à toutes ces connaissances a priori et quelle extension, quelle validité et quelle valeur elles peuvent bien posséder. De fait n'y a-t-il même rien de plus naturel, si l'on entend par le mot « naturel » ce qui (B 8) devrait logiquement et raisonnablement se passer ; mais si l'on entend par là ce qui se passe d'ordinaire, il n'y a en revanche rien de plus naturel et de plus compréhensible que l'omission si longtemps perpétuée de cette recherche préalable. En effet, une partie de ces connaissances a priori, à savoir la connaissance mathématique, possède depuis longtemps son lot de certitudes et favorise ainsi l'espoir d'autres types de connaissances, quand bien même ces dernières seraient de nature toute différente. Au surplus, une fois qu'on est sorti du cercle de l'expérience, on est assuré de ne pouvoir être réfuté par elle. On est tellement ravi d'accroître ses connaissances que seule une contradiction manifeste sur laquelle on vient buter peut stopper notre progression. Mais cette contradiction peut être évitée, pourvu simplement que l'on forge ses fictions avec circonspection ; elles n'en demeureront pas moins pour autant des fictions. La mathématique nous fournit un exemple éclatant de l'ampleur des progrès qui peuvent être accomplis a priori dans la connaissance, indépendamment de l'expérience. Certes, il faut convenir qu'elle s'occupe d'objets et de connaissances dans la seule mesure où ils sont tels qu'ils se peuvent présenter dans l'intuition. Mais cette circonstance n'est pas dirimante, puisque l'intuition mentionnée ici peut elle-même être donnée a priori, et se distingue par conséquent à peine d'un simple concept pur. Séduite par une telle preuve de la puissance de la raison, l'incitation qui nous pousse à aller toujours plus loin ne connaît pas de limites. Lors de son vol libre, alors qu'elle fend l'air dont elle éprouve à cette occasion la résistance, la colombe légère pourrait se représenter qu'elle serait bien plus efficace (B 9) dans un espace vide d'air. C'est d'ailleurs ainsi que Platon quitta le monde sensible, ce dernier imposant, de son point de vue, à l'entendement des limites trop étroites, pour aller s'aventurer au-delà de ce monde, sur les ailes des Idées, dans l'espace vide de l'entendement pur. Il ne se rendit pas compte que, malgré tous ses efforts, il n'avançait nullement, car il ne rencontrait rien qui lui résistât et fût susceptible de lui fournir, pour ainsi dire, un socle sur lequel s'appuyer et appliquer ses forces pour pouvoir changer son entendement de place. C'est d'ailleurs le destin habituel de la raison humaine, dans son activité spéculative, que d'aller aussi vite que possible au terme de ce qu'elle édifie et de ne s'inquiéter qu'après coup de savoir si le fondement de l'édifice est lui aussi bien assuré. Mais, dès lors, nous nous mettons en quête de toutes sortes d'excuses pour nous réconforter sur la solidité dudit édifice, ou plus même, pour nous dispenser tout à fait d'un tel examen tardif et dangereux. Quant à ce qui, pendant que nous bâtissons, nous libère de tout souci ou de tout soupçon et nous flatte avec une apparence de profondeur, c'est ceci : une grande partie, et peut-être la plus importante, de l'activité de notre raison consiste en l'analyse des concepts que nous possédons déjà de certains objets - ce qui nous fournit une foule de connaissances qui, tout en n'étant rien de plus que des éclaircissements ou des explications de ce qui a déjà été pensé dans les concepts en question (bien que confusément encore), sont pourtant appréciées, du moins quant à la forme, comme s'il s'agissait de vues nouvelles alors que, quant à leur matière ou à leur contenu, elles n'élargissent pas les concepts dont nous disposons, mais ne font au contraire que les décomposer en leurs éléments. (B 10) Or, comme ce procédé d'analyse fournit une réelle connaissance a priori, laquelle constitue un progrès sûr et utile, la raison, sans même s'en apercevoir, [28] cédant à cette illusion, émet par ailleurs, subrepticement, des affirmations d'une toute autre sorte, par lesquelles elle ajoute à des concepts donnés d'autres concepts qui leur sont totalement étrangers, et cela a priori, sans que l'on sache comment elle y parvient, et sans même simplement qu'une telle interrogation vienne à l'esprit. C'est pourquoi je traiterai tout d'abord de la différence entre ces deux sortes de connaissance.
IV. De la différence entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques
Dans tous les jugements où se trouve pensé le rapport d'un sujet à un prédicat (si je me limite à l'examen des seuls jugements affirmatifs, l'application aux jugements négatifs étant ensuite facile), ce rapport se présente sous deux formes possibles. Ou bien le prédicat B appartient au sujet A comme quelque chose qui est inclus dans le concept de A (de façon implicite) ; ou bien le prédicat B est tout à fait étranger au concept de A, bien qu'il lui soit néanmoins connecté. Dans le premier cas, je qualifie le jugement d’analytique, dans le second de Synthétique. Les jugements dans lesquels la connexion du prédicat avec le concept du sujet est pensée comme exprimant une identité sont donc analytiques (ceci pour ce qui concerne les jugements affirmatifs), tandis que ceux dans lesquels cette connexion est pensée sans exprimer d'identité doivent être appelés jugements (B 11) synthétiques. On pourrait également appeler les premiers « jugements explicatifs », et les seconds « jugements extensifs », pour cette raison que les premiers, par le prédicat, n'ajoutent rien au concept du sujet, mais ne font que le décomposer, par analyse, en les concepts divers déjà pensés en lui (bien que confusément), tandis qu'au contraire les seconds ajoutent au concept du sujet un prédicat qui n'était nullement pensé en ce concept et n'aurait pu en être tiré par aucune analyse. Par exemple, quand je dis : « tous les corps sont étendus », c'est un jugement analytique ; en effet, je n'ai pas besoin de sortir du concept que représente le mot « corps » pour trouver que l'étendue lui est inhérente, mais il me suffit d'analyser ce concept, c'est-à-dire de prendre conscience du divers que je pense toujours en lui, pour y rencontrer ce prédicat « étendus » : c'est donc un jugement analytique. En revanche, quand je dis : « tous les corps sont pesants », ici le prédicat est quelque chose qui diffère totalement de ce que je pense dans le simple concept d'un corps en général. L'ajout d'un tel prédicat donne donc un jugement synthétique.
Les jugements d'expérience comme tels sont tous synthétiques. Et il serait absurde de vouloir fonder sur l'expérience un jugement analytique, puisque je n'ai nullement besoin de sortir de mon concept pour formuler un tel jugement, ni, par conséquent, de recourir au témoignage de l'expérience. Qu'un corps soit étendu, c'est là une proposition qui s'impose a priori, et non un (B 12) jugement d'expérience. En effet, avant d'en appeler à l'expérience, je possède déjà dans le concept de corps toutes les données requises pour mon jugement ; et je peux me borner à extraire du concept de corps le prédicat « étendu », conformément au principe de contradiction, tout en prenant d'ailleurs conscience, simultanément, de la nécessité dudit jugement, nécessité que l'expérience ne m'enseignerait jamais. Au contraire, bien que je n'inclue nullement dans le concept d'un corps en général le prédicat de la pesanteur, ce concept de corps n'en désigne pas moins un objet de l'expérience en tant que partie A de celle-ci, partie à laquelle je peux donc ajouter ensuite d'autres parties B issues de la même expérience qui avait pensé la partie A comme appartenant à ce concept. Je peux connaître analytiquement le concept de corps, par avance, par les caractères de l'étendue, de l'impénétrabilité, de la figure, [29] etc., qui tous sont pensés dans ce concept. Mais si maintenant j'élargis ma connaissance et que je porte mon regard sur l'expérience d'où j'avais tiré ce concept de corps, je trouve aussi la pesanteur, toujours associée aux caractères indiqués, et je l'ajoute donc synthétiquement, comme prédicat, à ce concept. Ainsi est-ce sur l'expérience que se fonde la possibilité de la synthèse du prédicat de la pesanteur avec le concept de corps, puisque les deux concepts ainsi associés, bien que l'un ne soit pas contenu dans l'autre, sont pourtant liés l'un à l'autre, quoique de façon seulement contingente, comme parties d'un tout, à savoir l'expérience, qui elle-même est une liaison synthétique des intuitions.
Mais, pour ce qui est des jugements synthétiques a priori, cette ressource qu'apporte l'expérience fait totalement défaut. Si je dois dépasser le concept A (B 13) pour en connaître un autre, B, comme lui étant lié, sur quoi pourrai-je prendre appui et par quoi la synthèse deviendra-t-elle possible, alors qu'en ce cas je n'ai pas l'avantage de pouvoir m'orienter dans le champ de l'expérience ? Prenons la proposition : « tout ce qui arrive a sa cause ». Dans le concept de « quelque chose qui arrive », je pense certes une existence, que précède un temps, etc., et il s'en dégage des jugements analytiques. Mais le concept d'une cause est totalement étranger à ce concept et indique quelque chose de distinct de ce « quelque chose qui arrive » : il n'est donc nullement contenu dans cette dernière représentation. Comment puis-je donc en venir à dire de « ce qui arrive » en général quelque chose qui en soit tout à fait distinct et à connaître le concept de cause, bien que ce dernier concept ne se trouvât pas contenu dans la représentation de « ce qui arrive », comme lui appartenant cependant, et cela même avec nécessité ? Quel est ici l'inconnu X (le troisième terme) sur lequel s'appuie l'entendement quand il croit découvrir, en dehors du concept A, un prédicat B, qui lui est pourtant étranger, mais qu'il estime, cependant, lié à ce concept A ? Ce ne peut être l'expérience, dans la mesure où le principe inconnu cherché a ajouté la seconde représentation à la première, non seulement avec une extension plus grande que celle que l'expérience peut fournir, mais même avec l'expression de la nécessité, par conséquent entièrement a priori et à partir de simples concepts. Or, c'est sur de tels principes synthétiques, c'est-à-dire extensifs, que repose intégralement la perspective finale de notre connaissance spéculative a priori ; les principes analytiques sont certes extrêmement importants et nécessaires, mais uniquement (B 14) en tant qu'ils permettent d'accéder à cette clarté des concepts qui se trouve requise pour une synthèse assurée et étendue, formant d'acquisition d'une connaissance effectivement nouvelle.
V. Des jugements synthétiques a priori, faisant fonction de principes, sont contenus dans toutes les sciences théoriques de la raison
l) Les jugements mathématiques sont tous synthétiques. Cette proposition semble avoir jusqu'ici échappé aux observations de ceux qui ont analysé la raison humaine, et paraît même s'opposer directement à toutes leurs conjectures, bien qu'elle soit irréfutable et très importante pour la suite. En effet, constatant que les raisonnements des mathématiciens étaient tous conduits conformément au principe de contradiction (ce que requiert la nature de toute certitude apodictique), on se persuada que leurs propositions fondamentales étaient elles aussi connues à partir du même principe, ce en quoi les auteurs de ces analyses se trompaient ; car en effet, une proposition synthétique peut certes être établie d'après le principe de contradiction, mais pour autant seulement que soit préalablement posée une autre proposition synthétique dont on peut la déduire, mais jamais en elle-même.
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Observons tout d'abord que des propositions proprement mathématiques relèvent toujours de jugements a priori et ne sont pas empiriques, puisqu'elles sont porteuses d'une nécessité interne qu'il est impossible de tirer de l'expérience. (B 15) Mais si l'on ne veut pas l'admettre avec moi, soit ! Je restreins alors ma proposition à la mathématique pure, dont le concept implique déjà en soi qu'elle ne contienne aucune connaissance empirique, mais seulement une connaissance pure a priori.
On pourrait sans doute penser, au premier abord, que la proposition : 7 + 5 = 12 est une proposition simplement analytique résultant, ce en vertu du principe de contradiction, du concept de la somme de sept et de cinq. Mais quand on y regarde de plus près, on s'aperçoit que le concept de la somme de sept et de cinq ne contient rien de plus que la réunion de deux nombres en un seul, réunion par laquelle n'est pas du tout conçu le nombre unique qui rassemble les deux autres. Le concept de douze n'est en aucune manière déjà pensé par le simple fait que je pense cette réunion de sept et de cinq, et je peux bien décomposer analytiquement, aussi loin qu'on voudra, mon concept d'une telle somme possible : je n'y rencontrerai pourtant pas le nombre douze. Il faut sortir de ces concepts en s'appuyant sur une intuition correspondant à l'un des deux, par exemple les cinq doigts d'une main ou (comme Segner dans son arithmétique) cinq points, et ajouter ensuite au concept du sept, l'une après l'autre, les unités du nombre cinq ainsi donné dans cette intuition. Je prends tout d'abord, en effet, le nombre sept, et en me servant, pour le concept de cinq, des cinq doigts de ma main droite en qualité d'intuition, j'ajoute alors une à une au nombre sept, à la faveur de l'image que j'en ai formée, les unités qu'auparavant j'avais prises ensemble (B 16) pour constituer le nombre cinq, et je vois ainsi surgir le nombre douze. C'est dire que la proposition arithmétique est toujours synthétique, et on s'en convaincra d'autant plus clairement que l'on prendra des nombres un peu plus grands ; car il est alors évident que, de quelque manière que nous tournions et retournions nos concepts, nous ne pourrions jamais, sans recourir à l'intuition, trouver la somme au moyen de la seule décomposition analytique des concepts d'origine.
Quelque axiome de la géométrie pure que l'on considère, il est tout aussi peu analytique. Que la ligne droite soit le chemin le plus court reliant deux points, voilà une proposition synthétique. Car mon concept de « ce qui est droit » ne renferme aucune détermination de grandeur, mais seulement une qualité. Le concept du « plus court » est donc entièrement ajouté et aucune analyse ne peut l'extraire du concept de la ligne droite. Il faut donc recourir ici à l'intuition, par l'intermédiaire de laquelle seulement la synthèse est possible.
Quelques unes des propositions fondamentales, rares il est vrai, que les géomètres présupposent sont en vérité réellement analytiques et reposent sur le principe de contradiction ; mais il faut ajouter qu'elles servent uniquement, en tant que propositions identiques, à l'enchaînement de la démarche méthodique et (B 17) non pas à titre de principes : par exemple a = a, le tout est identique à lui-même, ou (a + b) > a, c'est-à-dire le tout est plus grand qu'une de ses parties. Malgré tout, même ces propositions, bien qu'établies valablement d'après de simples concepts, sont admises en mathématique pour l'unique raison qu'elles peuvent être présentées dans l'intuition.
C'est simplement l'ambiguïté de l'expression qui ici nous fait croire communément que le prédicat de tels jugements apodictiques résiderait déjà dans notre concept de départ et que, de ce fait, le jugement serait analytique. Nous devons [31] en effet ajouter par la pensée un certain prédicat à un concept donné, et cette nécessité est déjà attachée aux concepts. Toutefois, la question n'est pas de savoir ce que nous devons ajouter par la pensée au concept donné, mais ce que nous pensons effectivement en lui, quoique seulement de façon obscure, et dès lors il apparaît que le prédicat est certes attaché nécessairement à ces concepts, sans pourtant être lui-même pensé dans le concept, mais il l'est par l'intermédiaire d'une intuition qui doit s'ajouter au concept.
2) La science de la nature (physica) contient en elle des jugements synthétiques a priori, intervenant comme des principes. Je vais simplement mentionner, à titre d'exemples, deux propositions : (i) celle selon laquelle « dans tout les changements survenant dans le monde des corps, la quantité de matière demeure inchangée », et (ii) celle qui veut que « dans toute communication de mouvement, l'action et la réaction doivent être nécessairement toujours égales l'une à l'autre ». Pour l'une comme pour l'autre de ces deux propositions, il apparaît clairement qu'elles sont non seulement nécessaires, et que par conséquent leur origine est a priori, mais aussi qu'elles sont synthétiques (B 18). En effet, dans le concept de matière, je ne pense pas la permanence, mais simplement la présence de cette matière dans l'espace, du fait qu'elle le remplit. En ce sens, je sors donc effectivement du concept de matière et vais au-delà, pour lui ajouter a priori, par la pensée, quelque chose que je ne pensais pas en lui La proposition n'est donc pas analytique, mais synthétique, et cependant elle est pensée a priori, ainsi qu'il en va des autres propositions de la partie pure de la science de la nature.
3) Dans la métaphysique, quand bien même on considère cette discipline uniquement comme une science jusqu'ici simplement ébauchée, mais que la nature de la raison humaine rend pourtant indispensable, il doit y avoir des Connaissances Synthétiques a priori. C'est pourquoi il ne s'agit pas du tout pour elle de se limiter à décomposer les concepts a priori que nous nous faisons de certaines choses et ce faisant de les expliquer analytiquement ; nous désirons, au contraire, y étendre notre connaissance a priori, ce en vue de quoi il nous faut nous servir de propositions fondamentales capables d'ajouter au concept donné quelque chose qui n'était pas contenu en lui et, par des jugements synthétiques a priori, nous avancer si loin que l'expérience elle-même ne peut nous y suivre, comme par exemple dans la proposition : « Le monde doit avoir un premier commencement ». En ce sens la métaphysique consiste, du moins quant à Sa fin, en de pures propositions synthétiques a priori.
(B 19)
VI. Problème général de la raison pure
On progresse déjà beaucoup lorsqu'on peut rassembler une grande diversité de recherches sous l'expression d'un questionnement unique. Car ce faisant, non seulement on se facilite son propre travail, en le déterminant avec précision, mais on rend également plus aisée, pour qui veut l'examiner, la tâche déjuger si nous avons ou non satisfait à notre projet. En ce sens, le véritable problème de la raison est contenu dans la question : Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?
Que la métaphysique soit demeurée jusqu'à ce jour dans un état à ce point précaire d'incertitude et de contradiction, la raison en réside purement et simplement en ceci que l'on n'a pas conçu plus tôt ce problème ni peut-être même la différence [32] entre les jugements analytiques et les jugements Synthétiques. De la solution de ce problème, ou d'une démonstration probante que la possibilité de le résoudre, dont la métaphysique réclame l'explication, nous est en réalité interdite, dépendent la survivance ou l'effondrement de cette science. David Hume, celui de tous les philosophes qui s'est le plus approché de ce problème, sans toutefois, tant s'en faut, le penser de façon suffisamment déterminée et dans toute sa généralité, mais qui s'arrêta simplement à la proposition synthétique concernant la liaison de l'effet avec ses causes (principium causalitatis), crut (B 20) pouvoir établir qu'un tel principe a priori est tout à fait impossible, et que, selon son raisonnement, tout ce que nous nommons métaphysique se rapporterait à la simple illusion d'une prétendue intelligence rationnelle de ce qui n'est, en fait, qu'emprunté à l'expérience et a revêtu, par l'habitude, l'apparence de la nécessité. Il n'aurait jamais avancé une telle affirmation, qui détruit toute perspective d'une philosophie pure, s'il avait pris en considération notre problème dans toute sa généralité, car il se serait alors rendu compte que, selon son raisonnement toujours, il ne pourrait plus y avoir de mathématique pure, dans la mesure où celle-ci contient à l'évidence des propositions synthétiques a priori. Son bon sens l'aurait alors, sans nul doute, préservé de cette affirmation.
La solution du problème ci-dessus énoncé implique également que soit envisageable l'usage pur de la raison en vue de la fondation et du développement de toutes les sciences contenant une connaissance théorique a priori d'objets, c'est-à-dire que soit répondu aux questions suivantes :
Comment une mathématique pure est-elle possible ?
Comment une physique pure est-elle possible ?
Puisque ces sciences sont effectivement données, il paraît assurément logique de se demander comment elles sont possibles ; car qu'il leur faille être possible, cela est démontré par leur réalité effective [1]. Mais pour ce qui concerne (B21) la métaphysique, elle a fait peu de progrès jusqu'à ce jour et l'on ne peut dire d'aucun des systèmes connus qu'il ait atteint réellement son but essentiel, de sorte que chacun a le droit de douter avec raison de sa possibilité comme science.
Il n'en demeure pas moins que cette Sorte de Connaissance doit également, en un certain sens, être considérée comme donnée, et que la métaphysique, bien que n'ayant pas de réalité effective comme science, en possède cependant une en tant que disposition naturelle de l'être humain (metaphysica naturalis). Car la raison humaine, poussée qu'elle est par son besoin propre, sans y être pour autant portée par la simple vanité d'accumuler le savoir, ne cesse de se préoccuper de ces questions, qui ne peuvent être résolues par aucun usage empirique de la raison ni à partir de principes qui en procèdent ; et ainsi y a-t-il eu effectivement chez tous les hommes, à toute époque, dès lors que la raison, en eux, s'élargit jusqu'à la spéculation, une dimension de métaphysique, qui subsistera aussi toujours. Dans ces conditions se pose également à son sujet la question : (B 22) Comment la [33] métaphysique est-elle possible comme disposition naturelle ? Autrement dit : comment les questions que la raison pure se pose et que son besoin propre la pousse à résoudre aussi bien qu'elle le peut, comment ces questions surgissent-elles de la nature de la raison humaine universelle ?
Mais étant donné que, jusqu'à ce jour, à chaque fois qu'on a tenté de répondre à ces questions naturelles, à celles, par exemple, de savoir si « le monde a eu un commencement », ou « s'il existe de toute éternité », etc., se sont toujours présentées d'inextricables contradictions, on ne peut s'en tenir à la simple disposition naturelle à la métaphysique, autrement dit au pouvoir rationnel pur lui-même, pouvoir d'où naît effectivement toujours quelque métaphysique (quelle qu'elle soit), mais il doit être possible d'en arriver, en ce qui la concerne, à la certitude qu'elle puisse atteindre à un savoir des objets, ou à la certitude qu'elle ne le puisse pas, c'est-à-dire de se prononcer, ou sur les objets de ses questions, ou bien sur la capacité ou l'incapacité de la raison à porter sur eux un jugement : bref, il doit être possible, soit d'élargir avec assurance notre raison pure, soit de lui fixer des bornes déterminées et sûres. Cette dernière question, qui découle du problème général énoncé plus haut, pourrait à bon droit se formuler ainsi : Comment la métaphysique est-elle possible comme science ?
La critique de la raison conduit donc nécessairement, en fin de compte, à la science ; l'usage dogmatique de la raison, sans critique, conduit au contraire à des affirmations sans fondement (B 23), auxquelles on peut opposer d'autres affirmations tout aussi spécieuses, par conséquent au Scepticisme.
Il faut ajouter que cette science (la critique de la raison pure) ne peut être d'une grande ampleur, susceptible d'effrayer, dans la mesure où elle se préoccupe, non des objets de la raison, dont la diversité est infinie, mais uniquement de cette dernière elle-même, des problèmes qui surgissent entièrement de son sein et auxquels elle se trouve confrontée, non par la nature de choses qui sont différentes d'elle, mais par sa propre nature ; une fois donc qu'elle est parvenue, dans un premier temps, à connaître entièrement son propre pouvoir vis-à-vis des objets qui peuvent lui être présentés dans l'expérience, il ne peut que lui devenir facile de déterminer de façon complète et sûre l'étendue et les limites de l'usage que l'on cherche à faire d'elle au-delà des limites de l'expérience.
On peut donc, et on doit, considérer comme non avenues toutes les tentatives menées jusqu'ici pour édifier dogmatiquement une métaphysique ; car ce qui se présente comme analytique, dans telle ou telle tentative, à savoir la simple décomposition des concepts qui résident a priori dans notre raison, n'est encore aucunement l'objectif visé, mais constitue seulement une préparation de la métaphysique proprement dite, en tant que celle-ci consiste à élargir synthétiquement ses connaissances a priori ; et cette décomposition analytique des concepts est impropre à ce but, puisqu'elle se borne à mettre en évidence ce qui se trouve déjà contenu en eux, mais non pas comment nous parvenons a priori à de tels concepts, et ce pour pouvoir ensuite déterminer aussi leur usage légitime relativement aux (B 24) objets de toute connaissance en général. Au reste n'y a-t-il pas non plus besoin de beaucoup d'abnégation pour renoncer à toutes ces prétentions, dans la mesure où les contradictions de la raison avec elle-même, lesquelles sont indéniables, voire même inévitables, du fait de la manière dogmatique de procéder, ont déjà fait perdre depuis longtemps toute considération à l'ensemble des métaphysiques produites jusqu'ici. Il faudra bien davantage de [34] fermeté pour ne pas se laisser détourner, tant par la difficulté interne que par la résistance externe, de la tâche qu'on s'est fixée, à savoir de favoriser enfin, au prix d'une méthode totalement opposée à celle qui régnait jusqu'ici, le développement prospère et fructueux d'une science indispensable à la raison humaine, dont on peut sans doute couper toutes les pousses qui en ont surgi jusqu'ici, mais non point extirper la racine.
VII. Idée et division d'une science particulière portant le nom de critique de la raison pure
De tout ce qui précède s'ensuit donc l'idée d'une science particulière qui peut être nommée critique de la raison pure. La raison étant en effet le pouvoir qui nous fournit les principes de la connaissance a priori, la raison pure est par conséquent celle qui contient les principes nous permettant de connaître quelque chose absolument a priori. Un Organon de la raison pure serait un ensemble réunissant les principes d'après lesquels (B 25) toutes les connaissances pures a priori peuvent être acquises et effectivement établies. L'application détaillée d'un tel Organon procurerait un système de la raison pure. Dans la mesure, toutefois, où ce système est très recherché et où la question se pose encore de savoir si même à cet endroit un élargissement de notre connaissance est possible et dans quels cas il l'est, nous pouvons considérer une science qui se borne à rendre compte de la raison pure, de ses sources et de ses limites, comme une propédeutique au système de la raison pure. Une telle science devrait être appelée, non pas une doctrine, mais seulement une critique de la raison pure, et son utilité, d'un point de vue spéculatif, ne serait effectivement que négative, en tant qu'elle servirait, non à l'élargissement, mais simplement à la clarification de notre raison, et à préserver celle-ci d'erreurs, ce qui serait déjà un gain très considérable. Je nomme transcendantale toute connaissance qui s'occupe en général moins d'objets que de notre mode de connaissance des objets, en tant que ce mode doit être possible a priori. Un système de tels concepts s'appellerait philosophie transcendantale. Mais cette philosophie, à son tour, est encore beaucoup trop vaste, pour commencer par là. Une telle science devrait, en effet, contenir entièrement aussi bien la connaissance analytique que la connaissance synthétique a priori ; elle est, par conséquent, trop ambitieuse pour ce qui concerne notre projet, dans la mesure où nous ne sommes tenus de pousser l'analyse qu'aussi loin qu'elle est indispensablement nécessaire pour apercevoir dans toute leur étendue les principes de la synthèse a priori, en tant que c'est là seulement ce qui nous préoccupe. (B 26) Cette recherche que nous pouvons proprement nommer, non pas doctrine, mais seulement critique transcendantale, parce qu'elle a pour projet, non d'élargir les connaissances elles-mêmes, mais simplement de les rectifier, et qu'elle doit fournir la pierre de touche de la valeur ou de l'absence de valeur de toutes les connaissances a priori, est ce dont nous allons désormais nous préoccuper. Une telle critique est, par conséquent, une préparation, dans la mesure du possible, à un organon, et, si celui-ci devait échouer, du moins à un Canon de ces connaissances, canon d'après lequel, en tout état de cause, le système complet de la philosophie de la raison pure, qu'il consiste dans un élargissement ou dans une simple limitation de sa connaissance, pourrait un jour être présenté aussi bien analytiquement que synthétiquement. Car que cela soit possible et même qu'un tel système puisse ne pas être d'une étendue trop grande pour que nous puissions en espérer l'achèvement complet, c'est ce que l'on peut déjà pressentir en raison du fait que ce n'est pas la nature des choses, laquelle est inépuisable, qui en constitue l'objet, mais bien [35] l'entendement qui juge de la nature des choses, et de surcroît l'entendement envisagé à son tour uniquement du point de vue des connaissances a priori : son contenu à ce titre ne saurait nous demeurer caché, puisque nous n'avons pas besoin de le rechercher à l'extérieur, et tout laisse présumer que la taille en est du reste suffisamment restreinte pour qu'il soit entièrement assimilé, jugé selon sa valeur ou son absence de valeur et apprécié à son juste mérite. (B 27) Encore moins doit-on s'attendre à trouver ici une critique des livres et des systèmes de la raison pure ; il s'agit uniquement de la critique du pouvoir de la raison pure elle-même. C'est seulement en prenant pour fondement une telle critique que l'on dispose d'une pierre de touche sûre pour apprécier la teneur philosophique des ouvrages anciens et modernes en ce domaine ; faute de quoi c'est en dehors de toute compétence que l'historien et le contradicteur émettent des appréciations sur les affirmations non fondées d'autres personnes à travers leurs propres affirmations, qui sont tout aussi peu fondées.
La philosophie transcendantale est l'Idée d'une science dont la critique de la raison pure doit tracer le plan intégral de façon architectonique, c'est-à-dire en partant de principes fondamentaux, en même temps qu'elle garantit pleinement que sont complètes et sûres toutes les pièces qui constituent cet édifice. Elle est le système de tous les principes de la raison pure. Que cette critique ne s'intitule pas déjà elle-même philosophie transcendantale, cela tient simplement au fait que, pour prétendre être un système complet, elle devrait renfermer également une analyse détaillée de toute la connaissance humaine a priori. Or, il faut assurément que notre critique mette sous nos yeux un dénombrement exhaustif de tous les concepts originaires constitutifs de la connaissance pure dont il y est question. Simplement, elle se dispense à juste titre de l'analyse détaillée de ces concepts originaires eux-mêmes, tout comme de la recension complète de ceux qui en dérivent, et ce pour les deux raisons suivantes : d'un côté, parce qu'une telle analyse ne serait pas pertinente, (B 28) dans la mesure où elle ne présente pas la difficulté rencontrée dans la synthèse principale, objet premier de toute la critique ; et d'un autre côté, parce qu'il serait contraire à l'unité de notre plan de prendre en charge l'intégralité d'une telle analyse et d'une telle dérivation, dont on peut s'exempter, en considération de l'objectif visé. Cette exhaustivité de l'analyse, tout comme l'exhaustivité à venir des concepts a priori dérivés à partir des concepts originaires, sont cependant faciles à envisager, dès lors uniquement que ces derniers concepts originaires sont présents, dans un premier temps, comme principes détaillés de la synthèse et que, du point de vue de cet objectif essentiel, rien ne manque.
À la critique de la raison pure appartient donc tout ce qui constitue la philosophie transcendantale ; elle est l'Idée complète de la philosophie transcendantale, sans prétendre être elle-même encore cette science, puisqu'elle ne s'avance dans l'analyse qu'autant que l'exige l'appréciation complète de la connaissance synthétique a priori.
Pour procéder à la division d'une telle science, il faut veiller avant tout à n'y laisser pénétrer aucun concept qui contienne en soi quelque chose d'empirique, autrement dit : il faut veiller à ce que la connaissance a priori prise en compte soit complètement pure. Par conséquent, quoique que les principes suprêmes de la moralité, ainsi que les concepts fondamentaux de celle-ci, soient des connaissances a priori, ils n'appartiennent pourtant pas à la philosophie transcendantale, pour cette raison que (B 29) les concepts de plaisir et de déplaisir, de désirs et de penchants, [36] etc., qui sont tous d'origine empirique, sans être en eux-mêmes à la base des principes moraux, doivent cependant nécessairement, comme obstacles à surmonter, dans le concept du devoir, ou comme attraits dont on ne doit pas faire ses mobiles, être intégrés à la construction du système de la morale pure. Il en résulte que la philosophie transcendantale est une philosophie de la seule raison pure spéculative. Car tout ce qui est d'ordre pratique, en tant qu'incluant des intentions, entretient une relation avec des sentiments, qui relèvent de sources empiriques de la connaissance.
Si, dès lors, on veut organiser la division de cette science du point de vue universel d'un système en général, celle que nous allons exposer maintenant doit contenir, premièrement une théorie des éléments, deuxièmement une théorie de la méthode de la raison pure. Chacune de ces parties principales aura sa subdivision, dont nous n'avons pas encore à exposer les fondements ici. Il est seulement nécessaire, dans le cadre d'une simple introduction ou d'un propos liminaire, de noter qu'il y a deux souches de la connaissance humaine, lesquelles partent peut-être d'une racine commune, mais inconnue de nous, à savoir : la Sensibilité et l’entendement ; par la première, des objets nous sont donnés, tandis que par la seconde, ils sont pensés. Or, dans la mesure où elle contiendrait des représentations a priori constitutives des conditions (B 30) sous lesquelles des objets nous sont donnés, la sensibilité appartiendrait alors à la philosophie transcendantale. La théorie transcendantale de la sensibilité devrait par conséquent appartenir nécessairement à la première partie de la science des éléments, puisque les conditions sous lesquelles seulement les objets de la connaissance sont donnés précèdent celles sous lesquelles ces mêmes objets seront pensés.
[1] À propos de la physique pure, nombreux sont ceux qui pourraient encore mettre en doute ce dernier point. Il n'est besoin que d'examiner les diverses propositions qui interviennent à la base de la physique proprement dite (empirique), comme celles de la permanence de la même quantité de matière, de l'inertie, de l'égalité de l'action et de la réaction, etc., pour se convaincre rapidement qu'elles définissent une physica pura (ou rationalis) qui mérite bien, comme science spécifique, d'être exposée séparément dans toute son étendue, que celle-ci soit au demeurant étroite ou vaste.
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