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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Kin-Kou-K'i-Kouan (Jingu Qiguan), Douze nouvelles chinoises (1885).
Extrait


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Kin-Kou-K'i-Kouan (Jingu Qiguan), Douze nouvelles chinoises, traduites pour la première fois par le Marquis d’Hervey-Saint-Denys. Éditions Ernest Leroux, Bibliothèque Orientale Elzévirienne, vol. XLV, Paris, 1885. Paris: E. Dentu, 1889. Paris: Éditions J. Maisonneuve, collection Les littératures populaires, t. XXX, 1892. Réimpression in « Six nouvelles chinoises », Éditions Bleu de Chine, Paris, 1999. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Extrait

CHANTAGE 

Les jouvenceaux de famille riche, à peine sortis du nid paternel, sont pour la plupart naïfs et timides. Quel est celui d’entre eux qui aurait assez de clairvoyance et assez d’audace pour se tirer des embûches habilement dressées sur son chemin ?

Au temps de Song, un président de la cour de justice de Lin-ngan, nommé Hiang, ayant quelques visites à rendre, était sorti en compagnie de deux de ses assesseurs. Comme il allait traverser le pont de Kiun-tsiang, il fit la rencontre d’un cortège qui appela vivement son attention. Une jeune femme tout en pleurs, remarquable par la beauté de ses cheveux épars, était montée sur un âne que conduisait par la bride un homme de haute taille, vêtu comme un chef militaire, avec le sabre au côté. De sa main libre l’homme tenait un fouet de cuir, avec lequel de temps en temps il frappait la femme, en l’accablant d’injures et de malédictions. Une dizaine de soldats, ou du moins de gens paraissant tels, suivaient gravement, chargés de coffres et autres bagages. Les passants s’arrêtaient, les uns discutant et les autres riant. Le président témoigna sa surprise et demanda l’explication de ce qu’il voyait.

— Le truc a réussi, lui dirent les hommes de sa suite, qui étaient au nombre des rieurs. Tous ces curieux le devinent bien et c’est le sujet de leurs conversations animées. S’il plaît à Votre Excellence d’ordonner une enquête, il lui sera facile de connaître la vérité jusque dans ses détails.

Le président Hiang approuva cet avis ; l’enquête fut soigneusement faite et voici ce qu’elle apprit :

Un jeune mandarin de l’occident du Tche-kiang, qui se rendait à Lin-ngan pour y passer des examens au ministère du Personnel, s’était logé au second étage de l’hôtel de Hoang, situé dans le quartier des Trois-Ponts. Chaque fois qu’il montait à sa chambre ou qu’il en descendait, il apercevait une très belle personne, habitant l’étage inférieur et laissant constamment le store de son appartement relevé. Peu à peu, il devint par les yeux très amoureux de cette belle personne, et il interrogea sur son compte le garçon de l’hôtel qui servait le thé.

— Que le mandarin se garde bien de tourner son attention vers cette femme, répondit le garçon en prenant un air réfléchi. C’est une étoile qui éblouit ; mais ce n’est pas une étoile d’heureux augure. Elle nous cause depuis trois ans, de grands ennuis.Comment cela ? fit le jeune homme.

— Nous avons vu, un jour, dans notre hôtel, arriver un mandarin militaire avec sa femme, qui est la dame dont nous parlons. Ils ont pris l’une de nos meilleures chambres et sont demeurés ensemble ici pendant huit ou dix jours. Ensuite, le mari est parti sans emmener sa femme, disant que son absence ne serait pas longue ; mais il n’est pas revenu et ne donne point de ses nouvelles. Au commencement la dame payait la dépense ; bientôt il s’est trouvé qu’elle n’avait plus d’argent. Alors elle pria le maître de la nourrir à crédit, jusqu’au retour de son mari. Le maître n’osa pas refuser et, pendant longtemps, il lui a fourni deux repas par jour. Cependant cela ne pouvait pas toujours durer ; il a dû l’en avertir, et maintenant tout ce qu’il peut faire, c’est d’implorer pour elle la charité des voyageurs. Il en est qui consentent à lui envoyer quelques aliments ; mais la question est de savoir comment cela finira.

— Je voudrais bien lui rendre visite. Est-ce possible ? demanda le questionneur que ces détails avaient fortement intéressé.

— C’est une femme mariée et de bonne famille. Comment pourrait-elle recevoir un homme en l’absence de son mari ?

— Du moins, puisqu’elle accepte des vivres, je pourrais, ce me semble, lui en offrir.

— Oh ! pour cela, c’est très facile, se hâta de répondre le garçon.

Aussitôt l’amoureux courut acheter deux espèces de gâteaux, qu’il fit mettre dans deux boîtes et qu’il chargea l’officieux garçon de porter à la dame, avec un joli compliment. La dame accepta de très bonne grâce et, le lendemain, rendit la politesse par quatre sous-coupes de friandises, avec un petit vase rempli de vin. Tel fut le point de départ d’une série d’attentions réciproques, qui se continuèrent durant plusieurs jours. Le galant mandarin eut alors l’idée de tirer de son nécessaire de voyage une tasse d’or, dans laquelle il versa d’excellent vin et, toujours grâce à l’entremise du garçon d’hôtel, d’inviter la belle voisine à boire ce vin, puis à vouloir bien remplir de nouveau la tasse, afin qu’il l’approchât de ses lèvres à son tour.

Ce message ayant été favorablement accueilli, fut bientôt suivi d’une requête plus hardie. L’habitant du second étage n’oserait pas descendre pour pénétrer dans l’appartement de la femme mariée ; mais il la suppliait de monter et d’entrer chez lui, afin qu’il pût la remercier de son amabilité et lui exprimer de vive voix les sentiments dont il était pénétré. Cette fois la dame, après quelques hésitations, opposa nettement un refus.

Le soupirant fut loin de se décourager ; cette résistance même l’enflamma davantage. Il eut recours aux grands moyens, qui étaient de promettre au garçon d’hôtel une somme d’argent s’il parvenait à lui procurer l’entrevue souhaitée. Celui-ci n’eut garde de négliger une pareille aubaine. Il retourna près de la locataire du premier étage, lui représenta qu’après avoir accepté tant de libations, elle n’avait vraiment plus le droit de refuser la petite satisfaction qui lui était demandée et, moitié de gré, moitié de force, il l’entraîna jusqu’à la chambre de l’étage supérieur.

La joie de l’amoureux se traduisit tout d’abord par un empressement plein de fougue et par une explosion de paroles tendres. Ensuite, il remplit de vin la tasse d’or en récitant des vers allégoriques et, des deux mains, la présenta. Ses yeux dévoraient la jolie buveuse tandis qu’elle vidait la tasse et, quand elle la posa sur la table, quelques gouttes de vin y demeurant encore, il les aspira délicieusement et longuement. Il ne pouvait détacher sa bouche de la place qu’une bouche charmante venait de quitter. A ce spectacle, la dame eut un petit rire sonore ; mais aussitôt elle s’échappa.

Le médiateur reçut de nouveaux subsides, afin d’apprivoiser et de ramener la beauté farouche. Les visites devinrent fréquentes, le mandarin fut éloquent, le vin capiteux exerça son influence, des deux côtés la jeunesse parla. Peu à peu les derniers obstacles s’aplanirent et deux mois s’écoulèrent dans un parfait contentement.

Un jour la jeune femme dit à l’heureux triomphateur :

— Sans cesse je suis dans l’escalier pour venir près de vous. Malgré mille précautions, on finira par me sur prendre à votre porte et nos relations seront connues. Pourquoi ne prendriez-vous pas, au premier étage, un logement qui se trouve vacant à côté du mien. De cette façon les nuits nous appartiendraient, sans que nous ayons rien à redouter.

Cette proposition, qui comblait ses vœux, fut accueillie par le jeune homme avec enthousiasme. Il prétexta que le vent sifflait à sa fenêtre et l’empêchait de dormir. Il fit transporter immédiatement ses bagages dans la chambre libre et prit possession, dès le soir même, de la plus attachante intimité.

Hélas ! ce bonheur complet fut de courte durée. Deux nuits seulement se succédèrent, pleines d’enchantements. Le troisième jour, au matin, avant que les amants ne fus sent levés, et comme ils se tenaient étroitement serrés dans les bras l’un de l’autre, ne songeant qu’à se répéter mille choses tendres, tout à coup des pas lourds se firent entendre sur les marches de l’escalier. Une voix forte retentit, interrogeant l’hôtelier d’un ton de maître. La femme parut saisie d’une terreur affreuse.

— Nous sommes perdus ! murmura-t-elle ; c’est mon mari qui revient !

Au même instant, la porte s’ouvrait ; un grand gaillard à mine sombre apparaissait et, quelque précipitation que mît le mandarin à s’esquiver, il ne pouvait éviter d’être aperçu. Le grand gaillard, sans demander d’explication, avait saisi la femme par les cheveux, vomissait bruyamment un flot d’injures et levait ses gros poings, pareils à des assommoirs.

L’amant surpris, éperdu, à peine couvert, n’avait fait que traverser son propre logis et s’était sauvé par l’autre issue. Explorant alors la chambre abandonnée, le mari offensé s’empara de tout ce qu’elle contenait : effets, bijoux, malles, coffres, valises, et avec ses propres bagages, il chargea ceux du fugitif sur les épaules des nombreux porteurs qu’il avait amenés. Lui-même, poursuivant son rôle de mari furieux afin de détourner les soupçons qui auraient pu naître, injuriait et feignait de frapper sa femme, en opérant sa retraite par le pont de Kiun-tsiang, ainsi qu’il a été dit. En réalité, la femme, le mari, l’hôtelier et le garçon d’hôtel n’étaient, tous ensemble, qu’une association de voleurs.


Retour au livre de l'auteur: Laurence Binyon (1869-1943) Dernière mise à jour de cette page le vendredi 12 janvier 2007 10:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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