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Collection « Les auteur(e)s classiques »
La Révolution française et la Psychologie des révolutions. (1912) Introduction
Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gustave Le Bon, La Révolution française et la psychologie des Révolutions. Explicables seulement par la psychologie moderne, beaucoup dévénements historiques sont restés aussi incompris de leurs auteurs que de leurs historiens. Paris : Ernest Flammarion, Éditeur, 1916, 322 pp. Dixième mille. 1re édition, 1912. Une édition numérique réalisée grâce à la générosité de M. Roger Deer, retraité et bénévole.
Introduction LES RÉVISIONS DE LHISTOIRE
Lâge moderne nest pas seulement une époque de découvertes, mais aussi de révision des divers éléments de la connaissance. Après avoir reconnu quil nexistait aucun phénomène dont la raison première fût maintenant accessible, la science a repris lexamen de ses anciennes certitudes et constaté leur fragilité. Elle voit aujourdhui ses vieux principes sévanouir tour à tour. La mécanique perd ses axiomes, la matière, jadis substratum éternel des mondes, devient un simple agrégat de forces éphémères transitoirement condensées.
Malgré son côté conjectural qui la soustrait un peu aux critiques trop sévères, lhistoire na pas échappé à cette révision universelle. Il nest plus une seule de ses phases dont on puisse dire quelle soit sûrement connue. Ce qui paraissait définitivement acquis est remis en question.
Parmi les événements, dont létude semblait achevée, figure la Révolution française. Analysée par plusieurs générations décrivains, on pouvait la croire parfaitement élucidée. Que dire de nouveau sur elle, sinon modifier quelques détails ?
Et voici cependant que ses défenseurs les plus convaincus commencent à devenir fort hésitants dans leurs jugements. Danciennes évidences apparaissent très discutables. La foi en des dogmes tenus pour sacrés est ébranlée. Les derniers écrits sur la Révolution trahissent ces incertitudes. Après avoir raconté, on renonce de plus en plus à conclure.
Non seulement les héros de ce grand drame sont discutés sans indulgence, mais on se demande si le droit nouveau, succédant à. lancien régime, ne se serait pas établi naturellement sans violence, par suite des progrès de la civilisation. Les résultats obtenus ne paraissent plus en rapport ni avec la rançon quils ont immédiatement coûtée, ni avec les conséquences lointaines que la Révolution fit sortir des possibilités de lhistoire.
Plusieurs causes ont amené la révision de cette tragique période. Le temps a calmé les passions, de nombreux documents sont lentement sortis des archives et on apprend à les interpréter avec indépendance.
Mais cest la psychologie moderne peut-être qui agira le plus sur nos idées en permettant de mieux pénétrer les hommes et les mobiles de leur con-duite.
Parmi ses découvertes, applicables dès maintenant à lhistoire, il faut mentionner surtout la connaissance approfondie des actions ancestrales, les lois qui régissent les foules, les expériences relatives à la désagrégation des personnalités, la contagion mentale, la formation inconsciente des croyances, la distinction des diverses formes de logique.
À vrai dire, ces applications de la science, utilisées dans cet ouvrage, ne lavaient pas été encore. Les historiens en sont restés généralement à létude des documents. Elle suffisait dailleurs à susciter les doutes dont je parlais à linstant.
* * *
Les grands événements qui transforment la destinée des peuples révolutions, éclosions de croyances, par exemple, sont si difficilement explicables parfois, quil faut se borner à les constater.
Dès mes premières recherches historiques, javais été frappé par cet aspect impénétrable de certains phénomènes essentiels, ceux relatifs à la genèse des croyances surtout. Je sentais bien que pour les interpréter, quelque chose de fondamental manquait. La raison ayant dit tout ce quelle pouvait dire, il ne fallait plus rien en attendre et lon devait chercher dautres moyens de comprendre ce quelle néclairait pas.
Ces grandes questions restèrent longtemps obscures pour moi. De lointains voyages consacrés à létude des débris de civilisations disparues ne les avaient pas beaucoup éclaircies.
En y réfléchissant souvent, il fallut reconnaître que le problème se composait dune série dautres problèmes devant être étudiés séparément. Cest ce que je fis pendant vingt ans, consignant le résultat de mes recherches dans une succession douvrages.
Un des premiers fut consacré à létude des lois psychologiques de lévolution des peuples. Après avoir montré que les races historiques, cest-à-dire formées suivant les hasards de lhistoire, finissent par acquérir des caractères psychologiques aussi stables que leurs caractères anatomiques, jessayai dexpliquer comment les peuples transforment leurs institutions, leurs langues et leurs arts. Je fis voir, dans le même ouvrage, pourquoi, sous linfluence de variations brusques de milieu, les personnalités individuelles peuvent se désagréger entière-ment.
Mais en dehors des collectivités fixes constituées par les peuples, existent des collectivités mobiles et transitoires, appelées foules. Or, ces foules, avec le concours desquelles saccomplissent les grands mouvements historiques, ont des caractères absolument différents de ceux des individus qui les composent. Quels sont ces caractères, comment évoluent-ils ? Ce nouveau problème fut examiné dans la Psychologie des foules.
Après ces études seulement je commençai à entrevoir certaines influences qui mavaient échappé.
Mais ce nétait pas tout encore. Parmi les plus importants facteurs de lhistoire, sen trouvait un prépondérant, les croyances. Comment naissent ces croyances, sont-elles vraiment rationnelles et volontaires, ainsi quon lenseigna longtemps ? Ne seraient-elles pas, au contraire, inconscientes, et indépendantes de toute raison ? Question difficile étudiée dans mon dernier livre Les Opinions et les Croyances.
Tant que la psychologie considéra les croyances commue volontaires et rationnelles elles demeurèrent inexplicables. Après avoir prouvé quelles sont irrationnelles le plus souvent et involontaires toujours, jai pu donner la solution de cet important problème comment des croyances quaucune raison ne saurait justifier furent-elles admises sans difficulté par les esprits les plus éclairés de tous les âges ?
La solution des difficultés historiques poursuivie depuis tant dannées, se montra dès lors nettement. Jétais arrivé à cette conclusion quà côté de la logique rationnelle qui enchaîne les pensées et fut jadis considérée comme notre seul guide, existent des formes de logique très différentes logique affective, logique collective et logique mystique, qui dominent le plus souvent la raison, et engendrent les impulsions génératrices de notre conduite.
Cette constatation bien établie, il me parut évident que si beaucoup dévénements historiques restent souvent incompris, cest quon veut les interpréter aux lumières dune logique très peu influente en réalité dans leur genèse.
* * *
Toutes ces recherches, résumées ici en quelques lignes, demandèrent de longues années. Désespérant de les terminer, je les abandonnai plus dune fois pour retourner à ces travaux de laboratoire où lon est toujours sûr de côtoyer la vérité et dacquérir des fragments de certitude.
Mais sil est fort intéressant dexplorer le monde des phénomènes matériels, il lest plus encore de déchiffrer les hommes, et cest pourquoi jai toujours été ramené à la psychologie.
Certains principes déduits de mes recherches, me paraissant féconds, je résolus de les appliquer à létude de cas concrets et fus ainsi conduit à aborder la psychologie des révolutions, notamment celle de la Révolution française.
En avançant dans lanalyse de notre grande Révolution, sévanouirent successivement la plupart des opinions déterminées par la lecture des livres et que je considérais comme inébranlables.
Pour expliquer cette période, il ne faut pas la considérer comme un bloc, ainsi que lont fait plu-sieurs historiens. Elle se compose de phénomènes simultanés, mais indépendants les uns des autres.
À chacune de ses phases se déroulent des événements engendrés par des lois psychologiques fonctionnant avec laveugle régularité dun engrenage. Les acteurs de ce grand drame semblent se mouvoir comme le feraient les personnages de scènes tracées davance. Chacun dit ce quil doit dire, et agit comme il doit agir.
Sans doute les acteurs révolutionnaires diffèrent de ceux dun drame écrit en ce quils navaient pas étudié leurs rôles, mais dinvisibles forces le leur dictaient comme sils leussent appris.
Cest justement parce quils subissaient le déroulement fatal de logiques incompréhensibles pour eux, quon les voit aussi étonnés des événements dont ils étaient les héros, que nous le sommes nous-mêmes. Jamais ils ne soupçonnèrent les puissances invisibles qui les faisaient agir. De leurs fureurs, ils nétaient pas maîtres, ni maîtres non plus de leurs faiblesses. Ils parlent au nom de la raison, prétendent être guidée par elle, et ce nest nullement en réalité la raison qui les guide.
Les décisions que lon nous reproche tant, écrivait Billaud-Varenne, nous ne les voulions pas, le plus souvent deux jours, un jour auparavant la crise seule les suscitait.
Ce nest pas quil faille considérer les événements révolutionnaires comme étant dominés par dimpérieuses fatalités. Les lecteurs de nos ouvrages savent que nous reconnaissons à lhomme daction supé-rieur le rôle de désagréger les fatalités. Mais il ne peut en dissocier quun petit nombre encore et est bien souvent impuissant sur le déroulement dévénements quon ne domine guère quà leur origine. Le savant sait détruire le microbe avant quil agisse, mais se reconnaît impuissant sur lévolution de la maladie.
* * *
Lorsquune question soulève des opinions violemment contradictoires, on peut assurer quelle appartient au cycle de la croyance et non à celui de la connaissance.
Nous avons montré dans un précédent ouvrage que la croyance, dorigine inconsciente et indépendante de toute raison, nétait jamais influençable par des raisonnements.
La Révolution, oeuvre de croyants, ne fut guère jugée que par des croyants. Maudite par les uns, admirée par les autres, elle est restée un de ces dogmes acceptés ou rejetés en bloc sans quaucune logique rationnelle intervienne dans un tel choix.
Si, à ses débuts, une révolution religieuse ou politique peut bien avoir des éléments rationnels pour soutien, elle ne se développe quen sappuyant sur des éléments mystiques et affectifs absolument étrangers à la raison. Les historiens qui ont jugé les événements de la Révolution française au nom de la logique rationnelle ne pouvaient les comprendre, puisque cette forme de logique ne les a pas dictés. Les acteurs de ces événements les ayant eux-mêmes mal pénétrés, on ne séloignerait pas trop de la vérité en disant que notre Révolution fut un phénomène également incompris de ceux qui la firent et de ceux qui la racontèrent. À aucune époque de lhistoire on na aussi peu saisi le présent, ignoré davantage le passé et moins deviné lavenir.
* * *
La puissance de la Révolution ne résida pas dans les principes, dailleurs bien anciens, quelle voulut répandre, ni dans les institutions quelle prétendit fonder. Les peuples se soucient très peu des institutions et moins encore des doctrines. Si la Révolution fut très forte, si elle fit accepter à la France les violences, les meurtres, les ruines et les horreurs dune épouvantable guerre civile, si enfin elle se défendit victorieusement contre lEurope en armes, cest quelle avait fondé, non pas un régime nouveau, mais une religion nouvelle. Or, lhistoire nous montre combien est irrésistible une forte croyance. Linvincible Rome elle-même avait dû plier jadis devant des armées de bergers nomades illuminés par la foi de Mahomet. Les rois de lEurope ne résistèrent pas, pour la même raison, aux soldats déguenillés de la Convention. Comme tous les apôtres, ils étaient prêts à simmoler dans le seul but de propager des croyances devant, suivant leur rêve, renouveler le monde.
La religion ainsi fondée eut la force de ses aînées, mais non leur durée. Elle ne périt pas cependant sans laisser des traces profondes et son influence continue toujours.
* * *
Nous ne considérerons pas la Révolution comme une coupure dans lhistoire, ainsi que le crurent ses apôtres. On sait que pour montrer leur intention de bâtir un monde distinct de lancien, ils créèrent une ère nouvelle et prétendirent rompre entièrement avec tous les vestiges du passé.
Mais le passé ne meurt jamais. Il est plus encore en nous-mêmes, que hors de nous-mêmes. Les réformateurs de la Révolution restèrent donc saturés à leur insu de passé, et ne firent que continuer, sous des noms différents, les traditions monarchiques, exagérant même lautocratie et la centralisation de lancien régime. Tocqueville neut pas de peine à montrer la Révolution ne faisant guère que renverser ce qui allait tomber.
Si en réalité la Révolution détruisit peu de choses, elle favorisa cependant léclosion de certaines idées qui continuèrent ensuite à grandir. La fraternité et la liberté quelle proclamait ne séduisirent jamais beaucoup les peuples, mais légalité devint leur évangile, le pivot du socialisme et de toute lévolution des idées démocratiques actuelles. On peut donc dire que la Révolution ne se termina pas avec lavènement de lEmpire, ni avec les restaurations successives qui lont suivie. Sourdement ou au grand jour, elle sest déroulée lentement dans le temps, et continue, à peser encore sur les esprits.
* * *
Létude de la Révolution française, à laquelle est consacrée une grande partie de cet ouvrage, ôtera peut-être plus dune illusion au lecteur, en lui montrant que les livres qui la racontent contiennent un agrégat de légendes fort lointaines des réalités.
Ces légendes resteront sans doute plus vivantes que lhistoire. Ne le regrettons pas trop. Il peut être intéressant pour quelques philosophes de connaître la vérité, mais pour les peuples les chimères sembleront toujours préférables. Synthétisant leur idéal elles constituent de puissants mobiles daction. On perdrait courage si lon nétait soutenu par des idées fausses, disait Fontenelle. Jeanne dArc, les Géants de la Convention, lÉpopée impériale, tous ces flamboiements du passé, resteront toujours des générateurs despérance, aux heures sombres qui suivent les défaites. Ils font partie de ce patrimoine dillusions léguées par nos pères et dont la puissance est parfois supérieure à celle des réalités. Le rêve, lidéal, la légende, en un mot lirréel, voilà ce qui mène lhistoire.
Dernière mise à jour de cette page le Lundi 16 juin 2003 13:16 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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Jean-Marie Tremblay, fondateur des Classiques des sciences sociales