Cet ouvrage est une thèse de doctorat qui a été soutenue en février 1931.

Son intention explique son contenu et ses limites. Depuis quatre siècles la société européenne souffre d'être coupée en deux : de ces deux parts on peut dire sommairement que l'une a pour axe la direction scientifique de la pensée, l'autre, la direction religieuse de la vie. De nos jours cette coupure s'est approfondie en abîme. Quel philosophe, quel moraliste, s'il est fidèle à la tradition de la philosophie éternelle, peut se satisfaire de ce déchirement ? L'intelligence théorique a pour mission de tout comprendre, le christianisme est l'apôtre du commandement d'amour. N'incombe-t-il pas au philosophe de dégager le principe commun de ces deux exigences et de servir leur concours ?

C'est à cette obligation que cet ouvrage a obéi. Si, comme l'idéalisme absolu s'est employé à le faire reconnaître, l'esprit est la réalité même, si, dans sa spiritualité la plus intime, cette réalité est intentionnellement orientée vers une existence éclairée et animée de plus en plus d'intelligence et de bonté, le devoir auquel certes on peut désobéir, le plus souvent par médiocrité, mais que l'on ne peut pas changer, est la direction universelle de son dynamisme. Par lui l'être est essentiellement pour le devoir-être.

De ce devoir-être, par l'épanouissement de son inspiration, doivent se dégager, en le spécifiant, les fonctions synthétiques de l'esprit. Du côté de l'intellectualisme, tourné par nature vers les déterminations, données ou requises, ce sont le savoir que dicte le devoir-penser, la morale que fonde le devoir-faire ; du côté de l'intuitionnisme, attaché à l'existence qualitative et affective, l'art est inspiré par le devoir-sentir et la religion animée par le devoir-aimer. Ces fonctions, autorisées par le même principe, solidaires par la complémentarité de leurs visées, ne sont pas faites pour [viii] fournir à une querelle qui ne peut être que le suicide de l'esprit ; elles sont destinées à se composer et à coopérer dans l'essor de l'humanité et des hommes.

Toute thèse a un sujet limité. Celle-ci était une analyse de la moralité vue d'en bas, de son origine empirique, bref de l'homme qui est l'agent moral : elle devait donc avoir la contradiction intérieure comme matrice, le devoir pour axe de sa visée. Mais cette analyse devait recevoir un complément. En effet l'effort humain pourrait-il prétendre au succès sans une convenance profonde entre lui et le monde, entre l'esprit particulier et l'Esprit universel, qui nous anime et nous déborde ? Cet agrément de l'Esprit à l'homme de bonne volonté est la valeur.

Nous devions donc, par la suite, déboucher de la considération du devoir dans celle des valeurs ; et s'il est évident qu'aucune valeur ne peut être qu'un mirage et une perfidie si elle n'est pas la manifestation d'une origine métaphysique et absolue, nous devions être conduit de force à la reconnaissance de la Valeur suprême, comme source de toutes les valeurs dérivées, humanisées, comme Esprit pur, c'est-à-dire purifié de tout ce que nous mêlons par notre ignorance, nos erreurs et nos passions à ce que nous recevons de lui.

R. Le SENNE.

26 octobre 1949.