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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Une édition électronique réalisée à partir du texte de René Le Senne [(1882-1954), Philosophe français, professeur à la Sorbonne], Traité de caractérologie (1945). Paris: Les Presses universitaires de France, 1963, 7e édition, 660 pp. Une édition numérique de Pierre Palpant, bénévole, Paris. INTRODUCTION I. Définitions I. DÉFINITIONS 4. Caractère, moi et personnalité. Il convient dès le début de cet ouvrage de fixer le sens des notions que nous aurons à y employer. A) Pour commencer par celui du mot même de caractère, il est indispensable de l’enlever à l’indécision avec laquelle il est utilisé, non seulement dans le langage commun, mais même dans la littérature psychologique. Tantôt ce qu’on appelle le caractère, c’est la nature d’un individu, souvent sans préciser si l’on signifie sa nature congénitale, non acquise et durable, ou au contraire cette seconde nature qu’il a gagnée et s’est faite en vivant. Tantôt c’est le résultat éventuel du développement d’un individu, quand par exemple l’on dit qu’il faut « former le caractère ». Tantôt enfin on accentue encore le sens moral du mot en appelant caractère, non ce qu’est l’homme ou ce qu’il sera éventuellement, mais ce qu’il doit devenir : ainsi on accuse d’être « sans caractère » un homme qui, au sens psychologique, a bien un caractère, mais, au sens moral, manque de l’originalité qu’on lui voudrait, n’« est pas un caractère ». Pour éviter dorénavant toute confusion nous fixerons rigoureusement le sens du mot caractère : dans tout le cours de cet ouvrage, caractère signifiera l’ensemble des dispositions congénitales qui forme le squelette mental d’un homme. Cette définition rassemble trois éléments : a) Le caractère n’est pas le tout de l’individu, c’est seulement ce que l’individu possède comme la résultante des hérédités qui sont venues se croiser en lui. Avant le caractère, dans le temps et dans l’espèce, il y a eu le jeu mendélien des apports fournis par les ascendants du nouveau-né : le résultat c’est une structure foncière où les hérédités issues des parents lointains ou prochains se sont non seulement juxtaposées, mais composées de manière à engendrer une individualité à la fois semblable aux autres et différente d’elles. D’après la définition qui en suit, il n’y a rien dans le caractère qui ne soit congénital, né avec l’individu, constitutif de sa nature première. En est exclu tout acquis, c’est-à-dire tout ce qui dans l’individu provient de son histoire, soit que l’on considère dans cette histoire les actions subies par lui, comme l’éducation, les enseignements de l’expérience, soit que l’on se réfère aux effets produits par l’action, spontanée ou volontaire, de l’individu sur lui-même. b) Ce caractère est solide et permanent : il assure à travers le temps l’identité structurelle de l’individu. Il crible les influences que celui-ci subit et, au cours des transformations de la vie mentale, il constitue le fond, le tuf dur, qui n’évolue pas, mais conditionne l’évolution psychologique. Quand, revoyant un ami après plusieurs années, nous nous écrions devant une de ses réactions caractéristiques : « Il est bien toujours le même ! » cette réaction est dans son fond une manifestation de son caractère. c) Cette armature est mentale, mais elle n’est que le squelette de la vie psychologique. On exprime la même idée en disant qu’elle se trouve située aux confins de l’organique et du mental. Le caractère achève le corps et conditionne l’esprit. Le corps s’individualise dans le caractère qui en est l’unité la plus haute ; et le caractère clive l’histoire mentale de l’individu. B) A ce caractère, ainsi contracté dans son essence d’unité congénitale, s’oppose la personnalité (considérée ici indépendamment de toute signification morale et de toute valeur spirituelle), qui comprend le caractère d’abord, mais en plus tous les éléments acquis au cours de la vie et ayant spécifié le caractère d’une manière qui aurait pu être différente, et enfin leur orientation synthétique. À l’inverse du caractère la personnalité ne laisse hors d’elle rien de ce qui appartient à la vie mentale. C’est la totalité concrète du moi, dont le caractère n’est que la forme fondamentale et invariable. C) Caractère et personnalité sont par suite les deux extrémités d’une relation comparable à celle d’une forme et d’une matière. Au cœur de cette relation unissant le caractère et la personnalité est un centre actif, que l’on dit libre pour marquer qu’il aurait pu et pourrait encore spécifier le caractère par une autre personnalité. C’est à ce centre actif que nous réserverons le nom de moi. Dans le système constitué par ces trois termes, le caractère peut être comparé à un instrument, une machine à écrire, un piano ; la personnalité, à la lettre écrite, au morceau de musique qui en sont tirés et restent comme portés par l’instrument dont l’exercice prévisible les conditionne ; le moi est alors le dactylographe ou le pianiste. C’est en tant qu’il use de sa liberté qu’il est le moi ; mais cette liberté n’est pas capable de n’importe quoi, elle est équipée, serrée et limitée, de façon congénitale et permanente, par le caractère : elle a engendré et ne cesse de susciter une personnalité toujours susceptible de croître ou de déchoir. De ces trois termes, caractère, personnalité, moi, les deux premiers sont objectifs, le troisième leur confère l’existence. Comme ce que la pensée saisit devient objet par cette appréhension même, il est évident que les seuls termes que nous aurons à considérer et analyser seront les deux termes objectifs, à savoir encore le caractère et la personnalité. C’est pourquoi il est si facile à des théoriciens d’oublier la liberté ; mais c’est pourquoi aussi nous avons voulu au début rappeler la présence et l’initiative centrales et en définitive éternelles du moi, quitte à n’en plus parler, pour n’être pas coupable de réduire l’homme à son caractère, sa destinée aux conditions permanentes qui n’en font que la situation intime et, il est vrai, définitive. 5. Réalité et invariabilité du caractère. Ce n’est pas par le décret d’une définition qu’on décide du réel. Au moins faut-il que l’expérience la confirme puisqu’elle peut être sans objet. Nous devons donc autoriser l’emploi de la notion de caractère telle qu’elle vient d’être définie. a) Tout homme a son caractère. Quand on affirme la réalité du caractère on soutient qu’un homme n’est pas une réalité plastique, indifféremment déterminable, susceptible de devenir n’importe quoi. S’il était en effet ployable en tout sens, aucune caractérologie ne serait possible, mais contre cette hypothèse plaident les résultats de l’induction courante et méthodique ; dont en outre notre esprit est capable parce qu’il se porte au‑devant d’elle par l’effet d’une nécessité a priori de son exercice : cela fait donc, comme nous allons le voir, deux raisons d’admettre que tout homme a un caractère. L’induction qui conduit à affirmer la réalité du caractère est si banale qu’on ne l’aperçoit plus. Elle est partout immanente à notre activité et à notre pensée sur les hommes. De même que le spectateur du Misanthrope sifflerait si tout à coup la conduite d’Alceste trahissait le caractère qui lui a été attribué par l’auteur, de même l’historien parlant de l’ambition, de l’imagination, du génie militaire de Napoléon Ier ne doute pas qu’il ne saisisse des traits qui lui appartenaient et n’ont jamais cessé de lui appartenir. Il admet qu’il y a un concept de Napoléon Ier qui compte parmi ses attributs l’amour du pouvoir, comme il y en a un du plomb qui comporte la propriété d’être un métal mou. Pour le spectateur du Misanthrope comme pour l’historien de Napoléon Ier on ne peut nier la réalité des caractères. La caractérologie est vieille comme la pensée humaine et à côté de classifications contemporaines comme celles de Klages ou de Delmas-Boll on cite, non sans la louer encore aujourd’hui, celle de Galien. Comment cela serait-il possible si la réalité d’un homme ne comportait certaines identités distinctives et susceptibles d’être retrouvées dans les conditions convenables ? Dira-t-on qu’il n’y en a que pour une vision grossière, une myopie remplaçant par des généralités la singularité irréductible de tout individu ? Rien n’empêche de l’accorder, car il n’en résulte pas que la caractérologie ne soit pas possible en fait, à un degré d’approximation donné. À vrai dire tous les événements de la nature, si l’on pousse assez avant dans leur analyse, apparaissent comme plus complexes que toute généralité, si riche soit-elle, et doivent être dits par suite singuliers. Le savant n’en est pas moins capable de sortir de leur historicité et de dégager des lois dont il pense qu’elles ne sont vraies qu’à un certain taux d’approximation, mais, comme telles, demeurent les éléments authentiques d’une science. Il doit en être ainsi si l’on peut seulement concevoir l’idée d’une caractérologie, la plus rudimentaire soit-elle, celle qu’implique la reconnaissance vulgaire de nos voisins. L’affirmation de la réalité des caractères n’est, d’un point de vue subjectif, que le postulat de leur connaissance. On l’implique donc en la commençant ; mais comme tout le monde la commence, personne n’est fondé à opposer son scepticisme à l’homme qui s’engage dans la détermination des caractères. Jusqu’à quel point ce postulat est‑il vérifié ? C’est ce que l’expérience de la recherche nous apprendra. Jusque‑là nous pouvons professer de façon indéterminée que tout homme a son caractère. b) Tout caractère est invariable. La thèse de la réalité du caractère implique déjà l’affirmation d’une certaine persistance de son identité. On ne pourrait en effet la dégager et même cette identité serait évanouissante et ne signifierait rien si elle était instantanée ou à peu près. Mais si en même temps que durable, elle est congénitale, antérieure à l’histoire de l’individu et indépendante du contenu de cette histoire, cette persistance doit participer de la persistance spécifique du corps et par conséquent se perdre dans l’invariabilité. Il est donc facile d’aboutir à la conclusion que le caractère est invariable, qu’un homme a, du commencement à la fin de sa vie, le même caractère. On pourrait hésiter à l’admettre si en fait la distinction du caractère et de la personnalité ne s’offrait à nous pour nous permettre de respecter toute la mobilité de l’individualité en la rejetant dans la personnalité. En professant l’invariabilité du caractère, on ne supprime pas le devenir psychologique, on implique seulement son conditionnement par des traits permanents du caractère. Une bille roule sur une pente ; cette pente qui la fait rouler dans telle direction reste constante pendant toute la durée du roulement. De même la personnalité peut évoluer ; si telle suite de ses états enveloppe tel trait permanent de caractère, il est à la fois vrai que la conscience est un courant et que le caractère est invariable. Un nerveux dans sa vieillesse sera devenu différent, par certaines de ses manifestations, de ce qu’il était jeune, mais ce sera par l’effet de la loi de vieillissement propre au nerveux, car il sera, au sein de sa propre vieillesse, toujours autre que le flegmatique vieilli. La thèse de l’invariabilité du caractère ne détruit même pas la liberté. Pour apercevoir leur compatibilité théorique, il suffit de distinguer entre altération et spécification. L’altération fait passer d’une qualité à une autre, d’un état à un autre : il lui est essentiel de détruire ce qu’elle remplace. La spécification au contraire conserve ce à quoi elle ajoute : elle ne fait qu’adjoindre une différence spécifique à un genre existant avant et se prolongeant après l’addition de la différence. Ainsi le vert s’altère quand il devient le bleu ; mais l’homme se spécifie quand il devient un homme instruit. Conformément à cette distinction nous admettrons que la vie ne peut pas altérer le caractère, mais seulement le spécifier. Le caractère n’est en effet qu’un tissu de dispositions générales destinées à se spécifier dans la personnalité : de quelle manière, ce sera à la liberté de le décider. Il est donc possible et même nécessaire que le caractère puisse rester invariable et la personnalité changer, ou plutôt s’enrichir de déterminations, d’ailleurs louables ou blâmables. Ainsi le sentimental est un scrupuleux, il fera son scrupule absurde ou estimable suivant les fins auxquelles il le rapportera ; le passionné à activité dominante est prédestiné à une vie d’action, cette prédestination reste relativement indéterminée et il pourra employer sa puissance d’action dans telle direction ou telle autre. Nécessité et liberté ont ainsi chacune leur domaine ou plutôt leur point de vue. La possibilité de la caractérologie et la réalité invariable des caractères exigent qu’il n’y ait pas de jeu dans l’exercice des lois du caractère ; le jeu s’introduit dans la transition du caractère à la personnalité. Or c’est le tout de la personnalité qui est donné à notre observation et c’est de ce tout que nous avons à dégager les éléments invariables du caractère. On voit en quoi notre position, dictée par le double souci de respecter l’évidence de la nécessité empirique et le sentiment moral de notre liberté, diffère de celle de Schopenhauer. Celui-ci dans son Essai sur le libre arbitre (trad. S. Reinach, Paris, Alcan, 8e édit., 1900) a admis l’immutabilité du caractère (op. cit., p. 102) et il en a conclu au déterminisme des actions humaines (op. cit., p. 174). Il faut avec lui admettre l’invariabilité du caractère individuel ; mais en distinguant caractère et personnalité et en insérant l’activité du moi dans la production de l’une par l’autre qu’elle spécifie, on desserre l’étau de la détermination. C’est exclure la réduction de la morale à la science ; mais ce n’est pas supprimer celle-ci qui, dans son domaine, la nature, ici le caractère, reste inattaquée. On peut même soutenir que la science y gagne car son objet, en s’assouplissant, s’enrichit. Après avoir dans chaque cas précisé la nature du caractère, on pourra poursuivre son influence dans les démarches dialectiques par lesquelles l’individu y réagit et enfin esquisser l’hygiène mentale qui lui permettra d’en tirer le meilleur parti possible. « Voleur un jour, volera toujours » écrit Schopenhauer (op. cit., p. 103). Nous disons seulement : qui a volé a été porté par son caractère à voler et le sera dans les mêmes conditions toujours ; mais en cherchant une composition originale ou seulement une spécification favorable de ses dispositions congénitales, il pourra détourner ou inhiber cette tentation. La caractérologie ne vaudrait pas une heure de peine si elle ne permettait pas d’améliorer les actions humaines. On exprime la même conception en disant que le caractère cause et explique les actes qui sortent immédiatement de la spontanéité d’un homme, les actes, si l’on veut, de premier mouvement, de premier jet. Dès qu’ils sont posés ils constituent comme la première couche, la plus basse de l’activité humaine, celle qui en constitue la trame. D’autres s’y surajoutent : qu’en effet un de ces actes apparaisse, à celui qui se sent porté à l’exécuter, comme grave, le moi qui allait le faire lance entre cette possibilité naissante et d’autres données, réelles ou idéales, de nouveaux rapports : par exemple il se représente que l’acte provoquerait une sanction pénale. Aussitôt la velléité antérieure est infléchie et compliquée. Entre les actes de la première couche et ceux qui institueront les autres est intervenue notre liberté, servie par notre réflexion, manifestant l’aptitude du moi à faire de nouvelles liaisons. Au principe de ces actes du deuxième ou du troisième degré, le caractère continue à jouer comme condition inaltérée, peut-être spécifiée ; mais il ne s’exerce plus seul car, par la volonté même du moi, d’autres conditions sont venues de plus loin ou de plus haut que le champ d’activité initial du sujet collaborer avec sa nature. En raison de la possibilité de cette accumulation de conditions, voici comment nous procéderons pour sauvegarder les résultats acquis en réservant l’avenir du savoir. Quand nous aurons reconnu, avec le soin et la critique convenables, un trait de caractère, nous le tiendrons pour invariable, jusqu’à ce que quelque fait ultérieurement connu vienne le démentir. Quand ce démenti se sera produit, nous ne renverserons pas le savoir déjà constitué, nous chercherons à dégager la condition nouvelle qui, ajoutée à celles, déjà connues, du trait donné, a pu et pourra toujours en réfracter l’effet. Ainsi la caractérologie sera protégée contre l’éventualité de révolutions changeant du jour au lendemain l’économie du savoir, comme il est arrivé chaque fois qu’un caractérologue, reprenant de fond en comble la construction de la caractérologie, prétendait remplacer les édifices de ses prédécesseurs par le sien. Par le soin à aménager les changements, on imitera la prudence du physicien qui procède d’approximation en approximation, toujours de telle sorte que les résultats dépassés restent dans le savoir comme un cas plus simple des théories ultérieures. Les considérations précédentes pourraient être résumées dans un langage exclusivement technique. Si la caractérologie doit admettre l’identité et l’invariabilité des caractères, c’est simplement pour satisfaire à cette condition de toute science qu’elle dispose de concepts solides, bien définis, constituant des points de repère fixes et durables, faciles à retrouver. Il faut en cette matière sortir de l’impressionnisme pur : nul ne le peut qu’en durcissant au début les instruments conceptuels. Par la suite, peu à peu, on pourra, non en reniant les notions déjà consolidées, mais en les multipliant, en cherchant des moyens définis de permettre leur variation, serrer de plus en plus la réalité concrète, à savoir ici l’expérience individuelle de la diversité des hommes. Pour la première fois la caractérologie nous apparaît comme le savoir au travers duquel nous devons viser l’idiologie, c’est-à-dire la connaissance ordonnée, mais précise des individus vivants, dont il n’est pas douteux qu’ils se distinguent les uns des autres. De même que tout savoir, la caractérologie doit être asymptotique au réel.
II. CARACTÉROLOGIE ET DISCIPLINES VOISINES 6. Physiologie et caractérologie. Avant d’aborder les considérations indispensables à l’esquisse des méthodes de la caractérologie, il convient d’écarter toutes les réductions qui les rendraient superflues en ramenant la caractérologie à une autre science. La plus facile de ces réductions identifie la théorie du caractère et de ses modes avec un chapitre de la physiologie. Rien de plus aisé à admettre. Il est manifeste que le corps conditionne la vie mentale. Sous toutes les déterminations du caractère s’aperçoit l’action des fonctions organiques et nerveuses. Dès lors ne doit-on pas penser que c’est à la biologie à poser les principes de la caractérologie ? On comprend que, depuis la doctrine des constitutions humorales par Hippocrate jusqu’à l’endocrinologie contemporaine, ce soient des conceptions biologiques et médicales qui aient été à l’origine des principaux progrès de la caractérologie. N’est-ce pas la preuve que celle-ci n’a rien de mieux à faire, comme le professent de nombreux médecins, qu’à se laisser absorber par la physiologie ? Les dispositions de caractère ne seraient rien de plus que les résultantes des modes et des degrés des fonctions biologiques et par suite les caractères devraient être classés d’après elles. En tant que cette thèse demande de reconnaître la vérité que le corps fournit les structures et les énergies du caractère, nous ne songerons pas à la contester et nous reconnaîtrons sans réserve que toutes les déterminations fondamentales et dérivées du caractère peuvent être énoncées dans un langage strictement physiologique. Ce que la caractérologie appelle l’émotivité n’est que la résultante moyenne des conditions physiologiques que révèle la psychologie du sentiment et de l’émotion. Des modifications organiques comme la voix, la rougeur ou la pâleur sont des symptômes caractérologiques. C’est un neurologiste, Otto Gross, qui a dégagé les notions de fonction primaire et secondaire des représentations, mais il les a dégagées à partir des notions de fonction primaire et secondaire du système nerveux avant d’en tirer les conséquences relatives au caractère. Quand la conduite d’un homme manifeste l’importance de ses besoins alimentaires ou de sa sexualité, personne ne peut nier que les conditions de sa faim, de sa soif et de ses besoins sexuels ne soient corporelles. Faut-il donc en conclure que c’est au physiologiste qu’il appartient de constituer la caractérologie parce qu’il serait seul à le pouvoir ? Nous le nions expressément pour les raisons suivantes : 1° Il faut en premier lieu observer que la traduction d’un terme de caractérologie dans un langage physiologique n’avance pas la caractérologie elle-même. Dans tous les domaines de la connaissance où l’homme intervient, il ne le peut sans que des conditions physiologiques n’interviennent aussi en et avec lui. Il a bien fallu à Napoléon qu’il produisît des contractions musculaires pour signer le traité de Tilsitt : à quoi servirait-il à l’historien de le rappeler ? Ce qui l’intéresse, ce sont les ensembles d’actions physiques et biologiques qui s’appellent les faits historiques. De même ce qui intéresse le caractérologue, ce sont les touts mentaux qui résultent de l’intégration d’un plus ou moins grand nombre de conditions organiques et nerveuses. Notre corps ne nous quitte pas au cours de la vie : nous ne le mentionnons et de même ne nous apercevons de son rôle indispensable qu’au moment où il se détraque et par suite nous interdit des actes que nous faisions sans recherche. De même le physiologique est bien dans le caractérologique, mais c’est précisément parce qu’il y est qu’on peut et même qu’on doit le passer sous silence. Dès que nous considérons les conditions physiologiques d’un trait de caractère, c’est que nous ne le considérons plus comme un trait de caractère. Si donc un médecin traduit une détermination de caractère par l’énoncé de ses conditions organiques, quand il conviendrait seulement d’employer le langage de la caractérologie, c’est qu’il lui plaît de recourir à son langage professionnel ; mais il n’ajoute rien à la caractérologie elle-même et même il en détourne. 2° On peut en effet aller plus loin et lui reprocher de la dégrader, de même qu’on dégraderait un événement physiologique en le remplaçant par l’énoncé de ses conditions physiques. Physique, physiologie, caractérologie constituent, de bas en haut, trois étages superposés de la réalité. Aux conditions physiques qui viennent se composer dans un événement physiologique, la physiologie ajoute l’originalité de leur synthèse ; de même, aux conditions physiologiques, la caractérologie l’idiosyncrasie où elles viennent se confondre. Remplacer dans les deux cas le supérieur par l’inférieur, c’est proprement détruire le supérieur. N’y aurait-il dans la constitution de la vie que des actions physico-chimiques, elle y ajoute la vie ; n’y aurait‑il dans l’émotivité que des facteurs organiques, ceux-ci s’y condensent de manière à former une disposition durable du caractère. Redescendre du supérieur à l’inférieur serait donc éliminer le supérieur. 3° C’est qu’en effet, en s’élevant de l’étage inférieur au supérieur, on entre dans un milieu tout autre que celui de l’étage inférieur. Dans les conditions physiologiques de l’émotivité, on ne considère qu’elles ; dans l’émotivité même, comme élément d’un complexe caractérologique, non seulement on considère un élément d’un équilibre qui en contient d’autres, les autres propriétés du caractère, mais on a égard à des données que la physiologie ignore : les idées, le milieu social, les autres hommes. L’émotivité n’est plus un événement organique, enfermé dans un corps ; c’est un trait mental, psycho-sociologique, à traiter comme tel. 4° Ce qui vient d’être dit d’une propriété du caractère, vaut du caractère lui-même. Le grand tort des explications médicales est d’impliquer un atomisme du caractère d’après lequel celui-ci ne serait que la juxtaposition de traits indépendants dont la raison serait exclusivement dans l’action de conditions inférieures à eux, les conditions organiques. Or le caractère est plus qu’une collection, c’est une unité originale qui pour une part dépend des faits qui viennent se juxtaposer en lui, mais pour une autre leur impose une harmonie et une interdépendance. Il faut donc le considérer comme un tout, caractérologiquement. Cette émotivité, dont nous venons de voir qu’elle prolonge ses conditions organiques, tient certaines de ses propriétés des autres traits du caractère, par exemple, comme nous le verrons (p. 65) de l’activité qui la tourne vers le dehors, de l’inactivité qui en fait la conscience intime de l’affectivité. Si donc pour traiter l’émotivité en physiologiste il faut descendre vers ses causes, pour la traiter en caractérologue il faut monter vers ses effets. Ces deux mouvements s’opposent diamétralement. 5° L’assignation de causes physiologiques du caractère n’a d’intérêt que si ces causes sont troublées et par suite le caractère devient pathologique. Nous allons nous occuper ici et d’abord du caractère normal. Comme c’est celui où le corps est docile et insensible, la physiologie doit rester hors de considération. De ces considérations on doit conclure que, s’il est indiscutable que tout dans le caractère est conditionné par le corps, le caractère lui-même, dont on peut dire qu’il est sis au plus haut point, au sommet du corps, constitue par lui-même une réalité originale à traiter à part de ses conditions, dont il vaut mieux dire qu’elles le suscitent plutôt qu’elles ne le composent. Certes le caractère présuppose le corps ; mais il apparaît où le corps cesse et il forme le squelette idiosyncrasique, permanent, dynamique de l’activité mentale d’un homme, la situation la plus intime sur laquelle le moi ait à réagir, ce qui fait l’individu objectif et pensable à la manière d’une nature. La caractérologie y trouve son domaine et elle y est autonome. De quelque utilité que puisse être éventuellement et même fréquemment le recours de la réflexion sur le caractère à la physiologie, la caractérologie n’en est pas elle-même un chapitre. 7. Psychiatrie et caractérologie. La physiologie et la caractérologie sont deux connaissances superposées, de différents niveaux ; et c’est la physiologie qui conduit à la caractérologie. Au contraire la psychiatrie et la caractérologie se tiennent à la même hauteur ; ce sont des disciplines voisines, juxtaposées, à égalité. Elles peuvent donc échanger des influences et l’on ne voit pas pourquoi l’une se proposerait comme la maîtresse de la seconde si l’affinité de la psychiatrie et de la physiologie ne semblait ramener celle-là au niveau de celle-ci, et par l’effet du sentiment qui vient d’être critiqué, en faire avec elle la source de la caractérologie. Le primat, ou au moins la prétention de la psychiatrie sur la caractérologie dispose d’un argument puissant, c’est l’observation suivant laquelle la pathologie doit éclairer et guider la connaissance du normal parce qu’elle saisit des expériences spontanées et favorables qui, soit parce qu’elles grossissent, soit parce qu’elles décomposent certains éléments confondus dans l’expérience normale, permet de les apercevoir et de reconnaître leurs facteurs. Dans le domaine où nous sommes, la pathologie du caractère doit avoir cette utilité inestimable de permettre par les déformations qu’elle en présente d’en faire reconnaître la structure. Cette thèse peut être appuyée par beaucoup de faits empruntés à l’histoire de la caractérologie. D’abord beaucoup de caractérologues ont été des psychiatres, E. Wiersma, Rogues de Fursac, Alfred Adler, Kretschmer, Minkowski qui, à des titres divers, ont contribué ou contribuent au développement de la caractérologie, y sont venus de la psychiatrie. Fréquemment en outre la caractérologie trouve dans les descriptions des psychiatres une documentation abondante et précieuse. Comment étudier le scrupule chez le sentimental sans se référer aux faits nombreux qui sont fournis par les formes morbides du scrupule ? Enfin et surtout il n’y a peut-être pas un caractérologue qui n’ait été frappé de l’affinité entre certains modes de la conscience morbide et les types de caractères, la cyclothymie et l’émotivité primaire, la rumination mentale et le type sentimental, et ainsi de suite, et par conséquent n’ait été tenté de dériver la taxinomie du caractère de la classification des maladies mentales. De là à ramener la caractérologie dans le domaine du psychiatre la transition est aisée et l’on confiera aux psychiatres le soin de la constituer. Encore une fois la caractérologie ne doit se priver d’aucune des données ni des suggestions qu’elle peut recevoir de sciences plus simples ou de niveau égal. Le centre de toutes ces disciplines est la connaissance de l’homme ; cet homme vaut comme tout indivis et la multiplicité des spécialités n’est qu’un biais pour en faciliter l’étude : mais rien n’autoriserait la prétention d’aucune de ces spécialités à se constituer à part des autres ou à se mettre au-dessus d’elles. La physiognomonie, la graphologie peuvent apporter à l’occasion des indications précieuses pour la critique d’hypothèses caractérologiques, la caractérologie qui n’a certes pas à craindre leur concurrence n’en tire aucun droit de les rejeter. Comment ne profiterait-elle pas aussi de toutes les études de la conscience morbide et de ses modes en en recevant des renseignements, non seulement précieux, mais on peut dire indispensables pour la détermination et la classification des types normaux de caractère. Cette évidence reconnue, en résulte-t-il que la psychiatrie c’est-à-dire l’étude des modes de la conscience anormale en tire aucun primat sur l’étude des modes de la conscience normale c’est-à-dire sur la caractérologie ? Il ne nous le semble pas pour la raison suivante. Si la conscience normale est jugée telle, c’est qu’elle doit comporter un mode supérieur d’organisation, une unification à la fois plus souple et plus complexe des divers contenus de l’esprit. Par suite les divers modes morbides qui pourront ou pourraient éventuellement dériver de sa dégradation manifesteront chaque fois la domination, temporaire ou durable, mais toujours fâcheuse, de quelque élément ou fonction de la conscience sur son unité totale, dont les modes sont justement les caractères. De là résulte qu’on risquera toujours de méconnaître l’équilibre d’un caractère donné pour n’apercevoir et ne retenir que quelque détermination anarchique, manifestant la passivité du moi, au lieu de faire prévaloir son organisation. Objection philosophique, dira-t-on ; comme telle, ajoutera-t-on peut-être, vague et sans autorité. Nous disons plutôt : expression d’un sentiment dont nous aurons à rencontrer ici et là des applications. Voici par exemple la schizophrénie. Se met-on dans la psychiatrie qui l’a dénommée : elle devient l’essence d’un type psychiatrique dont l’intérêt est de fournir immédiatement au médecin le critère nécessaire à un diagnostic. Pour le caractérologue, qui se tient dans le champ de la conscience normale, ce ne peut être qu’une disposition, se composant avec d’autres, modérée par elles, plus fréquente dans la conduite de certains caractères que dans celle des autres, par exemple chez les sentimentaux, mais n’y ayant jamais ni la brutalité ni l’exclusivité à laquelle elle peut atteindre dans certains cas morbides. Nous maintiendrons donc ici l’indépendance de la caractérologie à l’égard de la psychiatrie, en avouant avec empressement que toutes les informations susceptibles d’être données par l’étude de la conscience morbide à celle de la conscience normale seront parmi les plus précieuses que celle-ci puisse agréer. 8. Criminologie et caractérologie. Bien que les prétentions des criminologistes n’aient pas été comparables à celles des psychiatres, il convient de se poser la question des rapports entre la criminologie et la caractérologie et de la résoudre de la même manière que la précédente. On trouve d’assez nombreux exemples de l’influence mutuelle des deux disciplines l’une sur l’autre. G. Heymans a inséré plusieurs criminels célèbres dans la liste des hommes sur lesquels il a fait porter son enquête biographique et à plusieurs reprises il a utilement rapproché des données fournies par l’expérience criminelle et des traits essentiels à certains types caractérologiques. Qu’inversement la connaissance méthodique des caractères puisse, nous pensons même, doive conduire à l’intelligence de certains crimes, la caractérologie peut l’affirmer dès maintenant. Dans ces conditions la collaboration de la caractérologie et de la criminologie peut devenir très fructueuse. Il n’en sera pas moins vrai que la conscience criminelle, de même que la conscience morbide, est une spécialisation, quand elle n’est pas une dégradation, de la conscience normale et que l’étude de certaines déformations de l’esprit ne peut progresser que par celle de l’esprit d’abord considéré indépendamment de toutes ses déformations, de l’esprit gardant son élasticité sous les diverses formes d’équilibre dont il est capable, c’est-à-dire dans les divers caractères. La criminologie ne pourra donc attendre de services de la caractérologie que si celle-ci commence par respecter sa propre indépendance et décrit ou classe les caractères sans souci de leur rapport à telle ou telle activité déterminée. Cette réponse et toutes celles que nous pourrions faire sur le rapport entre la caractérologie et d’autres disciplines procèdent d’une même idée par laquelle nous terminerons ces considération préparatoires. C’est que la caractérologie a le privilège ou, si l’on veut, plus simplement l’avantage de saisir l’esprit humain dans son unité ou plutôt dans les divers modes d’unité dont il est capable. Par le caractère l’homme se pose tel qu’il est dans sa structure congénitale : au cours de sa vie cet homme jouera de son caractère de telle ou telle manière et il en jouera d’une manière imprévisible puisqu’elle dépendra du moi ; mais, tant qu’il en jouera, le caractère sera là pour fournir la systématisation essentielle à ce jeu. Que maintenant dans certaines circonstances, ce caractère subisse la pression de conditions étrangères, voilà la caractérologie à demi dépossédée : quand les conditions sont organiques et exceptionnelles, c’est par la pathologie ; quand ces conditions sont mentales, mais encore anormales, c’est par la psychiatrie ; que ce soit enfin par telles conditions que l’on voudra, mais que l’individu tombe au crime, c’est par la criminologie. Mais dans un de ces cas comme dans les autres, on ne pourra distinguer la part du caractère de celle des facteurs étrangers que si la caractérologie a préalablement réussi à déterminer le caractère lui-même dans sa pureté et son intégrité.
III. SUR LA MÉTHODE DE LA CARACTÉROLOGIE 9. Science de la nature et connaissance de l’esprit. Rien ne nous empêche plus maintenant d’aborder la considération de la méthode et des procédés de la caractérologie. Nous ne le ferons qu’autant que cela nous apparaîtra comme indispensable pour en assurer et en préciser l’emploi. Si pourtant notre préoccupation principale est ici un souci positif et même pratique, elle ne peut nous amener à négliger les difficultés propres à la question ; et ces difficultés, entraînant un débat doctrinal, le plus important peut-être des temps modernes, nous font une obligation de l’aborder : ce ne sera naturellement que dans les limites du strict nécessaire. Ce débat doctrinal est la question de savoir ce que doit être la connaissance de l’homme. À ce problème il est répondu depuis deux siècles de manières opposées. La connaissance de l’homme doit-elle être par ses principes et ses procédés parfaitement identique au modèle que nous donne la physique, à la fois mathématique et expérimentale ? La majorité des savants répond par l’affirmative. Ou bien faut-il pour un objet nouveau, plus précisément pour un objet indissolublement attaché à une conscience et une liberté, un mode nouveau de connaissance ? Suivons d’abord la première direction de pensée. Depuis 1750 environ une bonne part de la pensée occidentale nourrit et cherche à réaliser l’espoir que la science de la nature matérielle, telle qu’elle a été élaborée et réalisée par Galilée, Newton et les savants qui ont travaillé autour d’eux, se complète et s’achève par une science de l’homme ayant tous les caractères, précision quantitative, rigueur fonctionnelle, unité d’une matière expérimentale et d’une forme mathématique, efficacité technique, de la science physique, et susceptible par conséquent de posséder la même valeur de connaissance et d’action. Cet espoir s’est exprimé dans la philosophie par le positivisme ; dans la recherche par la constitution de disciplines biologiques ; psychologiques, sociologiques, prétendant en droit et en fait à l’objectivité scientifique. En enfermant la science dans les phénomènes le relativisme kantien a ouvert, même malgré son auteur, la possibilité d’une philosophie ultérieure qui cherche à côté de la science un mode intuitif de connaissance ; mais pour que cette direction se traçât et prît de l’importance il fallait qu’on eût préalablement tenté celle qui promettait à la science de l’homme des résultats aussi solides et aussi utiles que ceux de la science de la nature. Ce qu’ont été les résultats réellement obtenus par les sciences positives de l’homme, il semble qu’on les résume sans injustice en constatant que la connaissance de l’homme est d’autant plus scientifique, dans toute la rigueur du terme, qu’elle descend plus bas dans les régions de la vie humaine par lesquelles l’humanité tend à se réduire à l’animalité, et s’engage plus profondément dans la matière, mais qu’elle l’est d’autant moins qu’elle est amenée à monter plus haut et en même temps à pénétrer plus avant dans la complexité intime et l’originalité d’un esprit humain. Cette constatation a réagi sur la pensée philosophique qui a entrepris la critique du positivisme naturaliste. En Allemagne, l’école badoise, de Heidelberg, avec Windelband, a opposé les sciences nomothétiques qui dégagent des lois et les sciences idiographiques, comme l’histoire, qui s’intéressent à l’individuel, puis, avec Rickert, distingué l’explication qui cherche à déterminer les conditions d’un phénomène et la compréhension par laquelle l’esprit connaissant réussit à s’identifier aux significations intentionnelles, essentielles à l’activité historique, concrète d’un homme. En France Bergson, dégageant avec profondeur la philosophie impliquée par l’opposition de l’esprit et de la matière, subordonne à la durée qui n’est connaissable que par intuition, les habitudes qui, résultant de sa détente, la matérialisent, mais s’offrent comme des objets à la fixité des concepts scientifiques. Ainsi peu à peu se formule et s’élabore l’opposition entre science de l’objet et connaissance de l’esprit. La clef du débat est dans l’expérience de nous-même. L’homme, suivant qu’il se saisit du dedans ou est saisi du dehors, se présente de deux manières. Dans son expérience intime il est pour lui-même un moi indivis, massif, d’où émanent pensées, sentiments, actions ; à l’observation perceptive, c’est un système de déterminations et de rapports, un comportement susceptible de mesure et régi par des lois. L’intersection de l’homme intime, mental, et de l’homme manifesté, sensori-moteur est justement le caractère ; du moi intime dont il ne fait que déployer l’unité permanente, il étale la structure dans le temps et l’espace et cette structure sert d’armature au moi manifesté. Acceptons ce schème imposé par l’expérience humaine. La détermination du caractère se trouve ainsi à la rencontre de deux connaissances. L’une, en tout comparable à une science puisqu’elle porte sur une objectivité, doit chercher à induire de la conduite humaine, observée du dehors, les lois qui en constituent les nécessités internes. Seule, cette induction se perd dans une nature non centrée, où se mêlent physiologie, psychologie abstraite, caractérologie et d’où ne peut se dégager qu’un mécanisme sans signification humaine. Il faut donc une autre connaissance qui, sympathisant avec l’unité mentale jaillissant à la source de la conduite, atteigne par une intuition qualitative et originale à ce centre, d’où l’unification et l’intention de la conduite devienne aperceptible et intelligible. Comme enfin les deux connaissances, l’objective et l’intuitive, ne sont en définitive que la connaissance d’un seul moi, vu pour ainsi dire à l’envers et à l’endroit, il devient possible de circuler de l’observation externe, apercevant l’homme comme une chose, mais en saisissant les déterminations, à l’intuition, qui retrouve leur unité et leur sens, puis de l’intuition, appréhendant les intentions du moi comme autant d’hypothèses, aux manifestations intellectuelles et pratiques qui en sont les expressions et par suite les vérifications. 10. Psychotechnique et caractérologie. Après ce détour nécessaire par la signification philosophique du débat où nous nous engageons, nous pouvons déboucher sur les conclusions de méthode que notre but actuel requiert. À l’intérieur de notre domaine l’opposition que nous venons de rencontrer entre l’observation objective et l’intuition intentionnelle se restreint et se localise dans l’opposition entre psychotechnique et caractérologie : c’est celle que nous allons maintenant considérer. L’élément de la psychotechnique est le test : sous la forme qui nous intéresse ici le test est, dans une situation définie par le psychologue, une opération également définie, intellectuelle ou pratique, souvent l’un et l’autre, que le sujet étudié par le psychologue doit exécuter. Cette opération peut être déterminée de telle sorte qu’elle donne lieu à une mesure et par cette mesure elle permet de mettre le résultat du test à son rang dans une longue série d’opérations semblables, par exemple une centaine, exécutée par des sujets différents du sujet considéré, et par suite de savoir si ce sujet est, par l’aptitude que cette opération manifeste immédiatement, soit moyen, soit supérieur ou inférieur à la moyenne des autres sujets, hommes ou enfants, avec lesquels il est comparé. Jusqu’à maintenant le test ne présente pas d’autres difficultés que celles auxquelles est soumis tout travail expérimental : il y faut surtout de la précision et de la patience. L’embarras réel et intellectuel commence quand il s’agit de déceler la signification du test, de l’interpréter en reconnaissant, non pas ce que nous venons d’appeler l’aptitude immédiate du sujet, à savoir l’acte même constitutif du test, mais quelque disposition plus profonde qu’il doit permettre indirectement de saisir. Suivant le principe qui a été reconnu plus haut, l’interprétation du test doit être d’autant plus difficile que la distance entre l’opération constitutive du test et l’élément du moi qu’il doit révéler et, si possible, mesurer est plus grande. Il est en effet évident que l’interprétation du test se meut entre deux limites. À l’une le rapport entre le test comme signe et l’aptitude qu’il signifie est ou serait l’identité. Si dans le test, comme nous allons le voir sur un cas, on ne cherche que l’acte dont il est la motricité, il devient indiscernable de ce qu’il signifie, il se signifie lui-même. Le sujet à qui l’on demande de barrer des t, montre qu’il barre tel pourcentage de t. La mesure du test ne se distingue plus de la mesure de l’aptitude elle-même. Ainsi un sourire donne sans mystère ni surcroît tout ce qu’il contient, à savoir un événement musculaire, s’il n’est que l’effet d’une contraction des muscles de la figure provoquée électriquement. Mais que ce sourire soit un « sourire d’intelligence » ou une raillerie douce ou le sourire d’un amour naissant, voilà qu’il devient le signe d’un riche contenu de conscience. Nous sommes renvoyés vers l’autre limite de l’intervalle entre l’interprétation supposant une distance nulle et l’interprétation supposant au contraire une distance pratiquement infinie. La signification identitaire est certaine, infaillible ; l’autre est aléatoire, pour mieux dire, impossible à moins que l’on ne possède par ailleurs au moins un schème rudimentaire du caractère du sujet sur les aptitudes duquel il s’agit de prononcer. N’importe quel exemple peut nous servir à vérifier ces analyses. Aux débuts du taylorisme, Gilbreth eut à choisir des ouvrières dont le travail devait consister à vérifier des billes de bicyclette pour en faire le triage. De ces billes certaines sortaient de la fabrication avec un défaut, d’autres, intactes et parfaites. Le trieuse devait être en état de reconnaître le plus rapidement possible quelles étaient les bonnes, quelles les mauvaises et déposer les unes ici, les autres là. La meilleure, du point de vue du rendement, était évidemment celle qui faisait, toutes choses égales d’ailleurs, l’opération dans le moindre temps ; et par conséquent on devait en juger par la mesure du temps de réaction de toutes les candidates à cet emploi. La conclusion était indiscutable : en effet, dans ce cas presque privilégié, le test proposé aux jeunes femmes entre lesquelles choisir ne se distinguait que par des différences négligeables, de l’action que les vérificatrices étaient destinées à répéter. Nous sommes bien dans un cas où le test est à peu près indiscernable de sa signification, le signe de l’objet. Mais ce n’est que l’homme sensori-moteur qu’il intéresse et il est probable que celles qu’il désigne comme les sujets à la réaction la plus rapide posséderont des caractères différents. Cela ne serait-il pas, on ne serait pas fondé à l’affirmer d’après le test seul. En effet tout autre devient le sort de l’interprétation si l’on prétend passer du test à des traits profonds et centraux du caractère de ceux qui y auront été soumis. Que prouve la rapidité avec laquelle des sujets réagissent à la présentation des billes dans un atelier industriel, si ce doit être plus que l’aptitude sensori-motrice à réagir vite ? Est‑ce l’intérêt pour une activité musculaire, le besoin de gagner de l’argent, le désir de quitter la famille pour l’usine, la joie d’agir, la vanité de montrer son habileté, l’impatience d’arriver au terme d’une action banale, le sentiment du devoir, l’obéissance et la docilité, l’ambition de battre un record, la volonté d’oublier un chagrin ? Avant l’exécution du test et au‑dessus d’elle il y a le consentement à cette exécution, l’agrément du moi à cette possibilité d’action. On le vérifie si tout à coup quelque considération survient d’où résulte une déviation de la visée de l’esprit : la vitesse et même la nature de la réaction sont troublées. Cette réaction n’est constante qu’à la condition que l’exécution du test soit pour ainsi dire isolée, mise entre crochets au sein de la conscience intéressée, de manière à ce qu’elle échappe à tous les facteurs endogènes d’accélération positive ou négative. Que par exemple l’ouvrière soit entraînée à faire la grève perlée, voilà le temps de réaction changé ; généralement qu’un sujet soit averti des effets des résultats qu’il obtiendra par un test, on court le risque que sa volonté intervienne pour les fausser. Nous voilà amenés par ces réflexions à distinguer radicalement entre l’interprétation psychotechnique et l’interprétation caractérologique d’un test. Cette distinction entraîne les différences suivantes : 1° L’interprétation psychotechnique procède du test à l’action qu’il prépare. Elle est si l’on peut dire tangente au moi, se déroule dans la zone de l’homme déterminé, extérieur. Par là elle reste dans les limites d’une science objective, recherchant les connexions entre les événements d’une nature étalée dans l’espace et le temps. Au contraire l’interprétation caractérologique remonte d’une manifestation périphérique du moi vers l’unité du caractère qui exprime ce moi. Ce que le caractérologue vise à atteindre, au travers des péripéties du comportement, ce sont des dispositions profondes, centrales : l’extérieur ne l’intéresse que comme révélation du permanent. Le test du psychotechnicien est une imitation, de l’action dont il constitue comme l’essai, l’ébauche : le conducteur d’autobus dans la salle d’épreuve fait les mouvements qu’il devra faire quand il sera à la tête de sa voiture, il les fait seulement à vide, esthétiquement, en vue de produire non des effets, mais des mesures, en vue de servir non l’utilité, mais le savoir. Au contraire l’événement utilisé par le caractérologue est un symptôme : il doit servir à reconnaître un état plus ou moins profond, plus ou moins général du sujet. 2° L’interprétation du psychotechnicien localise sa curiosité. Ce qu’elle considère comme son objet, c’est une aptitude professionnelle, insérée dans l’individu, isolée en lui-même comme le serait un mécanisme emprunté, mais ne l’exprimant pas dans son originalité. Ce n’est pas à lui qu’elle s’intéresse, c’est à ce qu’il fait. Aussi même quand dans un test le psychologue s’efforce d’imiter la réalité, ce test est-il toujours artificiel. La plupart des tests supposent comme une diminution de l’esprit de l’agent : il y est destitué de son initiative ; ce qui est attendu de lui, ce n’est pas du génie, c’est de la docilité. Il n’est plus que mécanicien, elle n’est plus que vérificatrice de billes de bicyclette. Au contraire l’acte de l’individu auquel s’attache le caractérologue, c’est l’acte le plus naturel : celui auquel le moi se livre le plus spontanément, ou celui qui fait intervenir dans son accomplissement le plus de pouvoir du moi, ou celui qui le manifeste le plus purement. Tandis que le test est une production, qui prépare un rendement, le symptôme caractérologique est une expression, traversée par la recherche de quelque valeur. 3° Aussi dans le test il est impossible que l’individu ne se sente pas utilisé, asservi. Le problème résolu par le psychotechnicien est l’adaptation de l’individu à une fonction ; et c’est la fonction qui a été posée la première, l’individu n’est que le moyen de son accomplissement, il est son serviteur. Au contraire ce que le caractérologue cherche, soit dans un test si l’occasion s’en présente, soit dans un acte naturellement émis par quelqu’un, c’est l’originalité du moi qui s’exprime par lui. Aussi procède-t-il, non de la fonction pour y attacher quelqu’un, mais de l’individu en se demandant quelle est l’activité qui doit émaner de lui. Dans le premier cas l’objet est mis au-dessus du sujet, le moi extérieur et pratique au-dessus du moi intime ; dans le second, le sujet est considéré comme source de l’objet, le moi intime comme premier par rapport au moi manifesté. 4° De cette opposition résultent, quand on passe de la théorie à la technique, deux formes différentes de sélection. Celle que la psychotechnique sert est la sélection professionnelle : elle se propose de recruter une certaine catégorie d’hommes en raison d’une certaine aptitude, en vue d’une fonction déterminée. Ce qu’elle fait, c’est de l’ajustage. Au contraire la caractérologie sert la sélection personnelle, dont l’objet est de choisir les hommes, non d’après telle ou telle aptitude déterminée, mais en raison des puissances profondes qui les animent. Le symptôme qui permet au caractérologue de prononcer sur un caractère peut être éventuellement un test ; c’est bien plus souvent un acte significatif, une parole ayant un sens, une décision engagée dans l’histoire, une réaction adaptée à un plus ou moins riche concours de conditions ; ce n’est pas la répétition anonyme et banale d’un mécanisme intellectuel ou pratique, mais une façon de se comporter dont justement l’intérêt ne consiste pas en ce qu’elle se découpe et s’abstrait dans la vie mentale, mais au contraire exprime, directement ou indirectement, la totalité des traits généraux constituant l’unité d’un caractère. Si cet acte est convenablement interprété dans son rapport avec le caractère, il peut conduire à une décision personnelle dont la fin n’est pas le recrutement d’un homme pour une fonction, mais l’orientation de sa vie suivant le sens de la vocation pour laquelle il est né. On ne s’y occupe plus d’organisation sociale ni de rationalisation industrielle ; mais seulement de liberté et de valeur. De cette confrontation entre la psychotechnique et la caractérologie tirons maintenant les conclusions qui se dégagent pour la caractérologie. Il y en a deux. La première et la plus superficielle est celle qui défend au caractérologue de repousser les connaissances que lui apporte la psychologie appliquée. Entre l’homme sensorimoteur et l’homme total il est impossible de trancher puisque le premier ne peut être qu’une section du second. Par suite tous les faits, toutes les lois que la psychologie a pu retenir comme des éléments d’un savoir assuré et utile doivent servir à la caractérologie comme de données précieuses. Il n’en suit pas qu’elle puisse s’y tenir. Car, c’est la seconde conclusion, si utiles que puissent être éventuellement ces données, elles ne dispensent jamais de l’intuition synthétique d’un caractère dans son unité. Puisque la caractérologie ne s’intéresse pas à des fonctions pratiques ou mentales détachées du moi, il faut toujours qu’elle rapporte les faits dont elle dispose à une représentation, si sommaire et si hypothétique qu’on la voudra, mais déjà constituée, du caractère dont ces faits doivent être compris comme les expressions. Au cœur de la caractérologie doit donc toujours se trouver l’intuition caractérologique. Comment elle s’obtient, ce qu’elle est, à quoi elle mène, voilà maintenant ce que nous devons préciser en étudiant la méthode appropriée à la connaissance des caractères. 11. Trois temps de la méthode de la caractérologie. La méthode expérimentale sous sa forme objective, telle qu’elle se pratique dans la science de la nature, comporte trois temps : le premier consiste à rassembler et comparer des faits ; puis l’esprit induit de ces faits une loi ; enfin de la loi il déduit des conséquences qu’il retrouve dans la nature. Aussi longtemps que la loi est conçue par l’esprit mais ne peut ni s’induire de faits déjà connus ni conduire à d’autres, elle n’est qu’une hypothèse. Tout se passe de même en caractérologie sauf que le rôle joué dans une science de la nature par la loi y est pris par le moi ou plus précisément par le système qui lui sert d’armature, le caractère. L’esprit qui a rassemblé les faits est amené par leur suggestion à se mettre à la place de l’homme, du moi dont ces faits sont les expressions et à imaginer le caractère qui, non seulement les a produits, mais doit entraîner d’autres paroles et d’autres actions dont il sera à l’occasion possible de vérifier si elles résultent bien de ce caractère. Dans ce mouvement l’intuition caractérologique est le temps central qui consiste à voir le caractère que les faits connus suggèrent et dont on dérivera les actes vérifiables. Nous allons rapidement considérer les temps qui viennent d’être distingués : 1° L’induction caractérologique. Les documents, donnés par une observation méthodique, d’où part la recherche caractérologique, sont des psychographies. Une psychographie est l’inventaire des modes d’action par lesquels un homme se manifeste au cours de sa vie. Ainsi on note que sa voix est sourde, qu’il est calme, ordinairement occupé, souvent solitaire, fume, s’irrite facilement, écrit un journal intime, aime les enfants et ainsi de suite. Une psychographie n’est pas une histoire, car elle ne s’intéresse pas aux actes de l’individu dans leur réalité, mais seulement dans leur forme, non plus qu’à sa contribution à ce qui s’est passé d’important autour de lui ; ce n’est pas non plus un récit d’anecdotes car il est indifférent qu’un acte noté par une psychographie soit curieux ou spirituel. Ce qu’on peut dire de plus exact sur une psychographie, c’est qu’elle constitue comme un procès-verbal dans lequel les témoignages fournis sur la conduite d’un homme sont exactement enregistrés et méthodiquement classés. En effet si les psychographies peuvent être toujours rédigées au hasard des événements constatés, il arrive maintenant plus souvent, puisque la constitution d’une caractérologie objective le permet, que les données qu’elle rassemble soient des réponses à un questionnaire systématique, comme celui que l’on trouve à la fin de La Psychologie des Femmes de G. Heymans (trad. fr., Paris, Alcan), et que nous reproduisons en annexe à cet ouvrage. De ces psychographies, sommaires ou détaillées, plusieurs espèces peuvent être distinguées : a) peuvent être dites psychographies statistiques celles qui, obtenues par une enquête statistique, permettent l’application du calcul des corrélations à un matériel caractérologique. Les nombres utilisés dans le cours de ce volume proviennent de l’enquête qui a été faite par Heymans et Wiersma pour l’étude de l’hérédité psychologique et qui a servi à l’établissement de leur classification (cf. ci-dessous, p. 53). Les résultats que les psychographies statistiques contiennent sont des faits desséchés ; mais leur comparaison quantitative peut être très précieuse. Elle servira à appuyer ou à ruiner des hypothèses suggérées par les enquêtes biographiques ; b) les psychographies biographiques sont faites sur le spectacle de la vie d’un homme, soit directement saisi par un ou des voisins, soit tel qu’on le trouve dans une biographie déjà écrite. L’usage en est plus facile pour le caractérologue que pour l’historien, car l’historien s’intéresse toujours à des événements importants et il doit arriver souvent que le rôle du personnage étudié dans cet événement important soit faussement ou au moins tendancieusement rapporté ; tandis que le caractérologue ne retient que des modes de l’action qui ne soulèvent pas de passions chez les autres hommes. Les résultats d’une enquête biographique peuvent être rassemblés pour servir à un calcul comme l’ont été ceux de l’enquête biographique d’Heymans (cf. p. 53) ; mais ils sont plus précieux par leur précision qualitative. Il serait souhaitable que la caractérologie pût disposer de beaucoup de psychographies détaillées dans lesquelles on puisse toujours retrouver le détail des actes d’un homme. Parmi ces psychographies biographiques on peut compter un bon nombre d’observations cliniques rédigées par des psychiatres ou des dossiers de procès criminels pourvu qu’ils s’étendent assez largement sur la vie des sujets de manière à relater assez de traits de leur conduite ; c) des psychographies autobiographiques sont des psychographies biographiques dont le sujet et le rédacteur ne font qu’un. À condition de n’être pas acceptées sans critique, elles peuvent rendre de grands services, soit qu’elles s’étalent sur toute la vie d’un individu comme le Journal de David Thoreau, soit qu’elles se ramassent dans quelques aveux sincères donnés par un homme sur lui-même. Les services rendus par ces psychographies doivent être naturellement de plus en plus grands à mesure qu’elles sont rédigées dans un langage de mieux en mieux adapté aux résultats déjà obtenus par la caractérologie. Entre une psychographie profane et une psychographie savante il doit y avoir la même différence qu’entre la relation d’un fait scientifique par le premier venu et sa traduction par un homme compétent dans la langue du savoir auquel appartient le fait. Sans quoi n’importe quel biographe serait caractérologue. C’est la comparaison quantitative et qualitative des psychographies qui conduit à l’induction caractérologique. Il doit arriver, si le monde des caractères comporte de la constance, que diverses psychographies se laissent grouper en paquets et, quand les diverses fiches d’un paquet se dégradent régulièrement, en séries homogènes. En général paraissent constituer des séries homogènes toutes les psychographies qui possèdent en commun un certain nombre de traits importants. Mais on voit quelle est l’ambiguïté de cette expression, car ces traits communs peuvent, soit résulter d’un concours de circonstances étrangères au caractère : ainsi un nerveux et un flegmatique parler la même langue ; soit au contraire manifester des identités caractérologiques. Ne méritent donc le nom d’homogènes que les séries qui satisfont à cette seconde condition et cette condition exige pour être avérée un concours de raisons comparable à celui que toute science doit pouvoir alléguer pour affirmer une loi. Le propre de l’induction caractérologique est de dégager l’énoncé d’une semblable loi entre un acte constaté et un caractère donné : c’est à l’établissement de la vérité de cette loi que l’intuition caractérologique est indispensable. 2° L’intuition caractérologique. La nécessité de l’intuition caractérologique résulte de ce que, pour saisir la connexion entre un caractère et une façon de parler et d’agir, il n’y a pas d’autre moyen que d’éprouver cette nécessité même dans la dialectique par laquelle, si l’on se met à la place de ce caractère, on est mené à la production de cette façon de s’exprimer. Dans ce schème il faut d’abord comprendre qu’on puisse se mettre à la place d’un caractère éventuellement autre que celui dont on est soi-même doté. Ce qui fonde cette possibilité c’est l’universalité de la conscience en nous tous. En droit n’importe quelle conscience peut produire les mouvements de toutes les autres, ainsi la conscience d’un médiocre mathématicien comprendre la démonstration inventée par un mathématicien de génie. Mais parmi ces directions de notre vie, certaines, du fait du conditionnement corporel, se trouvent beaucoup plus faciles pour nous : ce sont justement les lignes de force de notre caractère personnel. Il faut donc que le caractérologue, dont on peut dire que c’est la moralité professionnelle, fasse abstraction de cette facilité et, par une imagination originale, substitue provisoirement à son caractère celui de l’homme qu’il veut comprendre. Y arrive-t-il, il a l’intuition caractérologique de cet autre caractère et à partir de cette intuition il en comprendra les manifestations, sera thésauriseur avec l’avare, ardent et timide avec Chérubin, décidé dix minutes avec Alceste à fuir au désert. Que ce soit possible, personne ne peut en douter car, sans la communauté de cette élasticité intérieure, il n’y aurait ni de théâtre, ni de roman, ni de sympathie pour autrui, ni enfin de société. Non seulement ces carrefours mentaux entre les hommes sont fréquentés ; mais nous nous y accordons assez fréquemment pour que l’évidence d’une objectivité caractérologique en suive d’une manière qui suffise à nous convaincre de la possibilité d’une caractérologie. Dès lors voilà l’intuition caractérologique autorisée et, toutes précautions prises pour éviter les erreurs comme en tous les savoirs, la connaissance des hommes susceptible de recevoir une objectivité, sinon identique, du moins comparable à l’objectivité scientifique. 3° L’intelligence du caractère et la vérification de l’intuition. De l’intuition obtenue, le caractérologue va tirer l’utilité que le savant tire de l’hypothèse. Voici comment se fait ce passage. L’intuition n’est pas une simple connaissance au sens où elle ne serait qu’une passivité envers une expérience donnée, saisie comme un pur état. C’est aussitôt une coopération avec ce qu’il y a d’actif dans le caractère donné à l’intuition. Par cette association avec du vivant, l’intuition se change en sympathie dialectique. Tout moi est un nœud de possibilités, le caractère ne fait que privilégier certaines de ces possibilités, il en fait, pour le moi doué de tel caractère, des facilités. Il doit en résulter qu’en sympathisant avec un caractère donné, le caractérologue épouse ces facilités qui définissent ce caractère en opposition avec les autres et de ce fait commence à imaginer, à produire les dialectiques qui, dans le caractère que lui présente l’intuition, amorcent les opérations intellectuelles et pratiques propres à ce caractère. Si par exemple, se donnant l’intuition d’un jaloux, il commence à le devenir, le devient jusqu’à un certain point, il doit s’engager dans les pensées et les sentiments que la jalousie inspire à ceux qu’elle s’asservit : il devient curieux de son malheur, habile à s’en forger l’image, à la pousser à bout, impatient de s’en venger. Autant d’hypothèses caractérologiques puisque chacun de ces mouvements enveloppe l’affirmation que le caractère jaloux doit comporter et manifester ces propriétés ; rien de plus pourtant que des hypothèses puisque l’intuition, comme tout autre mode de connaissance, peut être, dans une certaine mesure, faillible. Il faut donc la vérifier ; mais, fausse ou vraie, l’intuition caractérologique aura rendu au caractérologue cet irremplaçable service de lui fournir des faits à confirmer, des questions à poser à l’expérience. Le voilà donc ramené vers l’expérience objective, non plus pour en recevoir des données, mais pour y provoquer ou au moins y chercher la vérification des hypothèses formées. Il verra si les jaloux souffrent, sont soupçonneux, vindicatifs ; même il s’offrira à lui éventuellement la possibilité d’une expérimentation au cours de laquelle se produiront des manifestations qui seraient restées virtuelles sans son intervention. Peu à peu l’analyse du caractère se change en dialectique du caractère. À la description de ce qu’il est s’ajoute celle des mouvements par lesquels le moi réagit à ce qu’il est, compense les défauts de son caractère, l’oriente en le spécifiant dans un certain sens. Nous indiquerons à l’occasion ces prolongements par lesquels un sentimental réagit à sa vulnérabilité, un flegmatique remédie, autant qu’il le peut, au défaut ou au moins à l’insuffisance de son émotivité. Le diagnostic caractérologique. Ces considérations se résument dans l’identification entre l’intuition caractérologique et un diagnostic comparable au diagnostic médical. La médecine se sert de la biologie ; il faut qu’elle s’en serve ; mais elle y ajoute ; car elle ne se réduit pas elle‑même à la science puisque son objet, ce ne sont pas seulement les lois de la maladie ni même la thérapeutique qui complète toute nosologie, c’est l’unité de la maladie et du malade. Il faut don : que le médecin connaisse la maladie comme le caractérologue doit connaître ce que sa discipline comporte de science. Cela pourtant ne suffit pas à faire le bon médecin et le mauvais peut savoir tout ce que le bon connaît et n’émettre qu’un mauvais diagnostic. Ce qui lui manque c’est l’intuition c’est-à-dire le tact résultant de la familiarité avec un grand nombre de cas. Ce qu’il faut de même au caractérologue, c’est l’intuition des caractères telle qu’elle peut être acquise par la réflexion répétée et minutieuse sur la diversité des caractères humains. 12. Deux caractérologies. La méthode dont nous venons de donner l’esquisse est susceptible d’une application plus rapide et d’une autre, plus poussée. La première sert à la constitution d’une caractérologie dont l’objet est la reconnaissance sommaire, mais vraie d’un caractère. En recourant à un système de critères bien choisis on se met en état de discerner les caractères d’un assez grand nombre d’hommes sans une analyse trop longue. On pourrait appeler cette caractérologie la caractérologie signalétique parce qu’elle ne vise à rien de plus que d’obtenir un signalement, comme tel rapide, de la nature mentale d’un ou de plusieurs hommes de façon à assurer la conduite par laquelle on entrera en rapports sociaux avec lui. Quelques généralités bien choisies tiendront lieu, dans les limites du possible, d’un inventaire pénétrant et détaillé de la personnalité. La caractérologie signalétique est ainsi intermédiaire entre la psychotechnique et la caractérologie désintéressée. Elle ne peut avoir de valeur qu’en se présentant comme un extrait et une simplification de celle-ci. La caractérologie principale doit donc rester la caractérologie analytique dont la fin est de pousser le plus avant possible la connaissance, non seulement des caractères abstraits de la typologie, mais des caractères individuels des hommes vivants. Celle-ci ne peut être jamais trop minutieuse, trop exigeante sur ses preuves. Elle doit viser l’identification avec la singularité individuelle, même si elle ne peut que l’approcher. Cela demande du temps et du soin ; mais ce sont les conditions mêmes pour que les portraits caractérologiques ne soient pas des caricatures dans lesquelles des identités telles qu’on en trouve sur des pièces administratives remplaceraient l’identité constitutive de la réalité unique d’un individu. 13. Réponse à l’objection tirée contre la caractérologie de la singularité des individus. La distinction des deux degrés de la caractérologie permet de répondre d’une façon décisive à celle des objections alléguées contre elle qui se trouve dans ou derrière toutes les autres. Cette objection se présente de la manière suivante. On dit : « La caractérologie est condamnée à échouer parce que chaque individu est non seulement différent de tous les autres, mais leur est incomparable. Un savoir intellectuel, quel qu’il soit, est formé de concepts c’est-à-dire d’abstractions et de généralités. Or tout individu réel possède une infinité qui déborde toute abstraction, une originalité insaisissable à toute généralité. Où il y a des vivants, la caractérologie ne verra que des mannequins. » Cette objection à laquelle préparait ce que nous avons eu à dire sur la distinction entre science et connaissance de l’homme est vraie dans la mesure où elle reconnaît l’unicité de tout homme. Faut-il conclure de cette reconnaissance que la caractérologie soit vouée à l’échec, c’est ce que nous allons nier. 1° Nous avons indiqué déjà le principe de la première réplique. Il ne sert à rien de condamner théoriquement la caractérologie si l’on ne peut vivre sans en faire. Nous sommes chacun entouré par les autres hommes ; nous avons à nous définir nos rapports avec eux et nous ne le pouvons qu’en termes, non seulement généraux, mais d’une généralité le plus souvent signalétique. Encore ne pouvons-nous pas nous en abstenir car nous avons rapidement constaté que ces hommes qui nous entourent sont très différents les uns des autres et que nous devons, si nous voulons éviter toutes sortes de dommages graves, nous comporter à leur égard de façons différentes et adaptées. Il serait injuste et sot de nous conduire à l’égard d’un escroc comme envers un homme honnête, de traiter une âme délicate comme un butor. Nous voilà donc obligés de classer les hommes, indépendamment de toute considération que nous puissions faire sur leur singularité respective de fond. Au cours de ce classement ne serons-nous pas entraînés à une réflexion de plus en plus précise ? Voilà la caractérologie justifiée. 2° Elle doit l’être non seulement en fait, mais en droit. On le peut par une considération commune à toutes les connaissances qui procèdent par concepts. Il est vrai aussi que l’expérience ne nous présente pas d’objets dont la forme ait la pureté d’une forme géométrique ; vrai que le physicien qui traite de pendules ou de gaz parfaits, le chimiste qui ne nous parle que de corps purs, que le biologiste qui pense en admettant la réalité des espèces, usent de généralités que l’historicité de toute expérience dément. Faut-il en conclure aussi que la géométrie, la physique, la chimie, la biologie soient impossibles ? Si malgré l’opposition entre la complexité des choses et la simplicité de nos notions on ne condamne pas les sciences de la nature, de quel droit condamnerait-on la caractérologie ? 3° En réalité la caractérologie générale ou spéciale ne prétend pas elle-même retrouver les individus. Il lui suffit de pouvoir construire des êtres de raison, le sentimental ou le passionné, plus généralement l’émotif ou l’homme à champ de conscience large afin d’en faire comme des repères par rapport auxquels les individus vivants pourront se situer. Si l’on veut, elle fixe, par des points d’encre rouge, des positions toutes théoriques ; et, quand elle retourne de la définition de ces types à la vie, elle voit des hommes qui, à raison de certaines de leurs propriétés mentales, peuvent être reportés sur le plan des points rouges et y être représentés par des points noirs, formant ainsi une nébuleuse autour des points rouges : par leur situation ils s’indiquent à l’œil d’un observateur comme possédant telles propriétés intermédiaires entre les propriétés définies par des concepts purs. 4° Quand donc on fait, de l’opposition entre le conceptuel et le réel, une raison de discréditer une connaissance conceptuelle, c’est qu’on oublie que le conceptuel n’est jamais pour l’esprit qu’une médiation dont le sens consiste dans son rapport avec le réel intuitivement saisi et allusivement signifié. À travers la caractérologie, l’esprit du caractérologue vise ou au moins doit viser l’idiologie, c’est-à-dire la connaissance-limite de l’individu. Quand il emploie des notions, c’est de l’individu qu’il traite ; et comme cet individu sera toujours au-delà de ce qu’il en peut penser et dire, il devra toujours chercher à le serrer de plus près, à affiner les instruments de pensée avec lesquels il l’a appréhendé jusque-là. Il obtiendra de la sorte des approximations de plus en plus précises de la réalité ; mais même les plus vagues de ces approximations, si elles ont été obtenues avec méthode et avec tact, constituent déjà des moyens utiles à l’établissement de nos rapports avec autrui et même avec nous-même. C’est quand on vise ainsi, au travers du caractère, l’individu singulier que la caractérologie fait éprouver sa valeur spirituelle. À l’inverse d’une science pour laquelle les hommes ne seraient rien de plus que des objets, elle avertit de respecter l’originalité de chacun et elle apprend à l’aimer. Il n’est que trop facile à un homme d’universaliser son caractère propre et de juger des autres d’après ce qu’il est lui-même. En révélant avec une netteté croissante la diversité des individus la caractérologie élargit à l’infini le panorama de l’humanité et fait comprendre à tous que la diversité des caractères doit entraîner la diversité des vocations et la diversité des valeurs vers lesquelles ces vocations doivent s’orienter. Ce ne sera pas abaisser l’individu qui le reconnaîtra puisque la caractérologie le convaincra lui aussi qu’il est à sa manière original et qu’il trouve dans cette originalité, avec le droit d’être respecté comme une âme impossible à remplacer, le devoir d’offrir aux autres ce que lui seul peut créer, le meilleur don qu’il puisse leur faire.
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