Le vêtement
Il en est du vêtement comme de la maison : il n’a pas varié depuis des milliers d’années. En Chine, on ignore ce qu’est la mode ; le jeune mandarin le plus progressiste, la tai tai (grande dame) la plus élégante, s’habillent encore maintenant comme s’habillaient les contemporains de Confucius ; et leur costume ne diffère de celui de l’artisan que par la richesse de l’étoffe.
La forme du vêtement ne varie pas non plus avec les saisons ; son épaisseur n’augmente pas ; les pauvres se contentent d’accumuler sur leur corps toute leur garde-robe et, quand la température redevient clémente, ils enlèvent peu à peu toute la série qu’ils n’ont point quittée depuis des mois. Les riches ou gens à l’aise portent une fourrure l’hiver ou un vêtement ouaté. C’est qu’on n’a pas, en Chine, cette précieuse ressource qu’est la laine ou plutôt on ne l’utilise point. Il serait compréhensible que le fils de Han, au temps où il se cantonnait sur les rives alluvionnaires du Houang-Hô ou du Waï, n’ait pas tissé la laine de moutons qui, s’ils existaient, devaient être rares en pareilles régions. Mais sitôt qu’il entreprit de refouler les "barbares" qui l’environnaient de tous côtés, qu’il étendit son territoire vers le nord, le sud et l’immense Ouest, il rencontra de nombreux peuples, pasteurs de brebis, dont le vêtement grossier lui était une indication, pouvait l’amener, lui, tisseur plus habile, à tirer parti de ces belles toisons aux filaments si légers, si chauds, toujours faciles à se procurer, de bêtes domestiquées. Il n’en a rien fait ; il s’en est tenu au vêtement de soie, de coton, ou de ma pou (ramie).
La laine lui aurait rendu d’autant plus de services que la soie est un produit de luxe, jamais accessible à la masse, et qui ne dispense point, en dehors de la saison chaude, du port d’autres vêtements. C’est en même temps un tissu fragile, nullement pratique, surtout pour le sexe fort, qui, cependant, en fait usage plus que la femme. Il sied bien à la classe riche d’un peuple qui a horreur de tout mouvement, s’emprisonne dans une chaise mal commode chaque fois qu’il est obligé à un déplacement, tend, en un mot, à se momifier physiquement.
Le coton est le textile le plus employé : teint en bleu, il sert, au Setchouen, à vêtir toute la population qui ne peut faire les frais d’un costume de soie, c’est-à-dire les neuf dixièmes des habitants.
Le ma pou est infiniment moins utilisé ; les classes pauvres et aussi la classe moyenne en font des vêtements d’été.
La forme du costume chinois est la robe ; le fils de Han ne trouve rien d’aussi seyant, d’aussi élégant ; il a un mépris profond pour nos vestons et jaquettes étriquées. Comme il n’existe pas de mode chez lui, il ne comprend pas pourquoi notre tailleur a rogné ici, découpé là, bâtissant un ensemble qui lui paraît le dernier mot de l’extravagance. Les basques de notre habit à queue le laissent pensif, le mettent en face d’un problème insoluble ; il en vient en croire sincèrement que c’est par esprit d’économie que nous avons supprimé de l’étoffe là où il lui paraît que, normalement, il devrait y en avoir. Mais ce qui est le plus grotesque à ses yeux, c’est le smoking de toile blanche que les élégants Européens de Hong-Kong, Shanghaï ou Tien-Tsin exhibent l’été pour un dîner ou une soirée. Ce costume, dont le bord inférieur, découpé en cœur, en arrière, atteint difficilement la naissance des lombes, lui semble le comble du ridicule et de la ladrerie. Nous ne devenons des gens respectables, des civilisés, qu’en hiver, lorsque nous endossons des manteaux, des pardessus. Vous ne seriez jamais plus admiré dans une ville de l’intérieur que le jour où vous vous promèneriez dans les rues avec une robe de chambre à grands carreaux, très voyante de beaucoup d’ampleur ; vos complets jaquette ou redingote les plus "smart" ne seraient au contraire remarqués que pour être l’objet du plus profond dédain.
Quand je remontai le Yang-Tsé, j’avais l’habitude de courir sur les berges dans le costume de toile ou de drap le plus simple que possédais et, même le soir, je ne m’embarrassais jamais d’un pardessus. Mais la veille de notre arrivée à Tchong-King, le temps s’étant considérablement refroidi, j’endossai une sorte de mac-farlane peu élégant, à notre sens. Tout l’équipage n’en tomba pas moins en admiration devant ce manteau ; et l’on me fit demander par l’interprète pourquoi je n’avais pas mis, dès le début du voyage, un si beau costume.
L’orgueilleux Chinois s’imagine que nous ne connaissons pas la soie, que pareil tissu n’a pu être inventé par des "Barbares". Si on lui réplique que la précieuse étoffe est aussi commune en France qu’en Chine, mais que l’homme laisse à la femme le soin de la porter, il ne comprend plus ; il devient subitement incrédule, ne pouvant supposer qu’en aucun pays la soie reste l’apanage à peu près exclusif du sexe qu’il considère si inférieur. C’est le contraire qu’il admettrait.
En dehors de la robe, le Chinois porte une sorte de culotte, ou plutôt de caleçon en soie ou coton, suivant ses moyens. Ce vêtement, à très large fond, est serré à la cheville par des lacets ; donc, notre forme de pantalon tombant lâchement sur la chaussure lui paraît-il aussi peu pratique que possible, laissant passer qu’il fait le froid et la poussière. Si notre pantalon n’est pas admiré, par contre nos chaussures, surtout celles de couleurs voyantes, sont l’objet de sérieuses convoitises : elles sont d’ailleurs bien supérieures aux leurs, non tissées à mailles, mais faites généralement d’une pièce de coton blanc. Encore, est-ce un luxe qui n’est pas accessible à la masse.
Quant aux vêtements de dessous, au linge, le Chinois en est très pauvre : la chemise n’est pas du tout, au Céleste Empire, la commune, sinon vulgaire pièce d’habillement que le plus pauvre possède en France, dont le nombre réduit, je ne dirai pas l’absence, symbolise l’extrême dénuement. Eh bien ! dans nos campagnes, le dernier des chemineaux possède autant de chemises qu’un haut mandarin chinois et il en change plus souvent. Le Chinois n’éprouve pas le besoin de changer de linge qu’a tout Européen ; il garde même volontiers la même chemise un mois, deux mois durant, et sa couleur noire de saleté ne l’incite nullement à s’en débarrasser. Cette impression physique et morale si désagréable que nous donne l’état de malpropreté de vêtements intimes n’est ressentie à aucun degré par lui. Les rares chemises dont se sert la classe riche ne sont guère lavées qu’en été ; dans toutes les régions de la Chine où existe un hiver, et la plus grande partie du territoire en a un, on ne se déshabille plus sitôt le froid apparu ; à Tchentou, cela durait six mois. C’est que l’habitant du plus confortable kong kouan n’a aucun moyen de chauffer ses pièces : il ne possède ni poêle, ni cheminée. Il craint donc de se refroidir et garde, pour se coucher, chemise et autres vêtements ; il n’y a que la robe extérieure qu’il enlève avant de s’étendre sur son lit sans draps. Oui, sans draps : encore un luxe inconnu dans le grand empire ; le houang ti (empereur) lui-même n’a pas une seule paire de draps de lit. Nous, Européens, nous sommes vraiment d’un sybaritisme qui n’a pas de nom ; et notre affectation de propreté déplacée fait au fils de Han hausser les épaules. Et ce blanchissage extravagant auquel nous nous livrons, ces cols, ces manchettes d’une immaculée blancheur que nous rejetons en hâte au bout de deux ou trois jours, dès qu’il nous semble que cette blancheur s’est altérée, n’est-ce point ridicule et sottement dispendieux ? La chemise elle-même, qui se change presque aussi souvent ? Pareilles habitudes sont vraiment incompréhensibles.
Autre sujet d’étonnement : en hiver, sous le manteau ou le pardessus, l’Européen a des vêtements propres, soignés. Pourquoi ? Lui, le Chinois, n’a de présentable que la robe extérieure : les autres sont toujours sales. Malgré cela, il ne se considère jamais comme manquant de décorum, comme entaché de malpropreté, si cette robe, exposée à tous les regards, est de belle étoffe, bien conservée, sans macules apparentes. Haillons malodorants sous une robe de soie, c’est trop souvent la Chine : une admirable façade masquant une affreuse misère, faite d’inertie et d’orgueil.
Je viens de dire que le mandarin avait quelques chemises : oui, le mandarin et les riches commerçants, mais le reste de la population n’en porte jamais ; et si le dernier de nos paysans ou de nos artisans a toujours au moins deux vêtements complets, il n’en est pas de même en Chine : la majorité de la population, au Setchouen au moins, a sur le dos tout ce qu’elle possède. Elle n’a pas de rechange ; elle ne remplace un vêtement que quand il tombe en lambeaux. Aussi, est-il impossible de soigner et de guérir les galeux qui sont légion. Où se procurer une robe propre pour remplacer celle à désinfecter ? Le problème est insoluble tant que l’individu ne se résigne pas à entrer à l’hôpital, ce qu’il fait rarement, cette gale lui étant si familière qu’il finit par la supporter avec la plus parfaite sérénité.
Une particularité du vêtement chinois, qui frappe l’Européen et le laisse perplexe, c’est l’absence de poches : il n’y en a pas une seule. Les objets que nous y mettons d’habitude sont passés à la ceinture : c’est la façon d’opérer des coolies et ouvriers ; les autres classes d’habitants les placent dans des petits sacs pendus à la robe. Les manches à l’extrémité repliée ou les bottes courtes portées en tenue soignée reçoivent aussi beaucoup d’objets, en particulier des lettres ou plis quelconques. Les lettres y sont si peu en sécurité que rien n’est plus fréquent que leur perte, le long du chemin : tout Européen qui en a confié à des coolies ou à des soldats en sait long à ce sujet.
Je viens de faire allusion aux manches d’habit repliées qui tiennent lieu de poches : c’est qu’elles sont longues, démesurément, à vous stupéfier, cherchant en vain la raison de pareille mode, ou plutôt de pareille anomalie. Toutes les classes de la société portent les manches longues, mêmes les paysans et ouvriers, et Dieu sait le temps qu’ils perdent à les relever tout le long d’une journée.
Rien d’élégant comme les ta sieou tze (ta, grand ; sieou tze, manche) où tant d’ampleur existe qu’il n’apparaît plus de membre supérieur. Il est perdu dans un grand cylindre d’étoffe, plus ou moins aplati, qui pend le long du corps. Il faut lancer les bras en haut et les agiter fortement pour amener le glissement de la partie inférieure de la manche, arriver de cette façon à découvrir la main. Jamais l’Européen ne pourrait se plier à pareille gêne, pareille servitude. L’étrange peuple qui se lie ainsi les bras par mode, par goût comme s’il lui répugnait d’être prêt à l’action, à l’effort ! Ta sieou tze (grandes manches), vous êtes des manches de décadents !
En ce qui concerne certains accessoires de toilette, tels cravates, gants et mouchoirs, dont nous usons largement, le Chinois ne s’en sert pas ou ne les connaît pas, sauf le mouchoir, mais qu’il n’utilise pas de la même façon que nous. Il l’emploie pour envelopper différents objets qu’il désire protéger, comme une montre, par exemple. C’est généralement une pièce de coton très malpropre, mais qu’il ne consentirait jamais à souiller de son mucus nasal : ce mucus va à la terre, toujours, celui du haut mandarin comme celui du coolie ; il est projeté, comme on le devine, en y mettant le pouce.
Le costume de la femme est assez différent de celui de l’homme : la robe est beaucoup moins longue, ressemblant plutôt à une blouse qui n’atteint jamais le genou ; car il ne convient pas que le sexe faible ait les prérogatives de l’élégance du sexe fort ; la supériorité de l’un sur l’autre doit se montrer jusque dans le vêtement. Toutefois la femme de mandarin, en tenue de cérémonie, est autorisée à porter une jupe plissée.
La blouse est de soie ou de coton, suivant les moyens dont on dispose ; le costume se complète par un pantalon aussi de soie ou de coton, généralement brodé, sauf dans les basses classes ; il est généralement très large. Les femmes du peuple qui ne peuvent s’offrir cette pièce de vêtement aussi ample la portent ajustée ou la remplacent par des bandelettes de coton, qui remontent très haut sous la blouse. Rien de disgracieux comme la tournure générale de ces Chinoises pauvres, dont les jambes en forme de fuseau apparaissent ainsi tout entières, telles des jambes de caricatures dessinées pour un buste au volume exagéré à dessein. C’est que la mutilation de leurs pieds leur impose une marche spéciale, une marche d’amputé des deux jambes, qui progresserait sur pilons : il s’en suit que les muscles de la face postérieure du membre, les muscles du mollet, en particulier, sont atteints d’atrophie complète. Il y a même atrophie du membre inférieur tout entier, en raison de son travail fonctionnel si réduit, par impossibilité d’une marche véritable un peu prolongée, avec un pied atrocement déformé, qui ne peut plus être une base de sustentation suffisante.
La Mandchoue est autrement vêtue que la Chinoise ; elle porte la robe longue, comme l’homme. Est-ce le caprice du vainqueur, du conquérant de l’empire qui a décidé que son épouse porterait le costume du vaincu du sexe fort ? Je ne sais, mais toujours est-il que le privilège de la longue robe est exclusivement réservé aux Mandchoues.
Quant aux objets de toilette dont dispose le Chinois, en ce qui relève de l’industrie du tissu, il ne connaît point nos serviettes ordinaires, nos serviettes-éponges si pratiques ; il les admire beaucoup, mais c’est un article de luxe que la classe riche seule pourra se procurer. Nos serviettes sont si recherchées que le boy de Shanghaï et le coolie même en achètent une dès qu’ils en ont les moyens. On en fabrique de toutes petites, bon marché spécialement pour cette clientèle. Actuellement, le fils de Han emploie pour sa toilette un chiffon de coton, un torchon si l’on veut, jamais propre et qui sert indéfiniment, sans lavage ; car on apprécie qu’il se nettoie de lui-même en étant plongé dans l’eau, pour les soins de propreté du corps.
Reste la question chaussure. Ici, encore, le Chinois n’a que des produits inférieurs à ceux de l’Européen. Ses souliers ou bottes n’ont ni la finesse, ni l’élégance, ni la solidité des nôtres. À Tchentou, la classe aisée circule avec des chaussures d’étoffe et de feutre, si peu pratiques qu’à la moindre pluie le pied est complètement mouillé, surtout dans des rues où stagne l’eau, la boue est toujours abondante. Ces chaussures ont la forme de pantoufles ordinaires jamais montantes, à lacets ou à boutons. Le cuir n’est employé que pour faire des bottes grossières, pour soldats, palefreniers et la catégorie de marchands qui ne peut s’offrir une chaise. La botte de luxe est en satin noir, avec semelles de feutre excessivement épaisses ; inutile de dire qu’elle n’est pas faite pour la marche, que ceux qui la portent ne circulent jamais autrement qu’en palanquin.
Depuis un an, à Tchentou, à l’école des arts et métiers, on s’est mis à fabriquer, sur le modèle européen, des brodequins grossiers. La vraie chaussure employée par tous ceux que leur profession oblige à courir les abominables routes de la Chine est le tsao hai, ou sandale de paille, laquelle n’est jamais glissante et protège bien la plante du pied. Somme toute, le Chinois, obligé de remplacer fréquemment ses souliers ou sandales, qui ne durent pas s’il s’en sert, c’est-à-dire s’il n’a pas de moyens de circuler en palanquin, le Chinois, dis-je, bien que mal chaussé et rien moins qu’hygiéniquement dépense presque autant que l’Européen, si supérieurement pourvu à côté de lui.
Il y a peu à dire sur la coiffure : c’est l’hiver, et même presque toute l’année, une petite calotte en soie qui s’élargit au sommet si elle devient chapeau officiel de mandarin : elle est chaude, peu pratique, si l’on veut, mais elle vaut bien nos affreux melons ou notre ridicule haut-de-forme. Le chapeau de paille officiel à la forme d’un cône très évasé : il est fort léger. La coiffure d’été du coolie ou du paysan, au Setchouen, est le li teou, vaste chapeau en bambou tressé, ou plutôt le chapeau de paille à très large ailes, si larges qu’il est nécessaire de les fixer sous le menton avec une ficelle. Il en existe même une variété que le campagnard ne met que pour aller à la ville et dont les dimensions sont tellement démesurées qu’il est contraint de tenir les bords de ses deux mains. Cette variété est souvent d’une grande finesse de tresse. Et l’on ignore peut-être que des tonnes de ruban de paille ici tressé s’expédient maintenant, chaque année, en France pour la confection de nos chapeaux d’été. On trouve encore au Setchouen un véritable chapeau de feutre, mais qui n’est porté que par les Chinois musulmans.
En résumé, si la Chine s’enorgueillit de ses étoffes de soie, elle oublie que la masse de ses habitants en est réduite à s’habiller de cotonnades ; qu’au point de vue pratique, rien ne saurait remplacer la laine, qui serait si utile sur l’étendue presque entière de l’empire, non seulement comme vêtement de dessous. D’ailleurs, le fils de Han s’en rend compte de plus en plus et si sa bourse était mieux garnie nos tricots de laine et flanelle seraient tout de suite adoptés. On l’a vu aussi, sa garde-robe est très pauvre en lingerie, de celle que nous considérons comme indispensable : point de draps, de vagues serviettes, deux ou trois, autant de chemises et encore une faible proportion de la population seulement. Pas de bas, jamais de chaussettes autrement représentées que par une pièce de coton adaptée à la forme du pied, portée hiver comme été ; et encore, est-ce un luxe permis à la seule classe aisée ; pas de chaussures pratiques en bon cuir souple, qu’il n’a point, par défectuosité de ses procédés de tannage. Tel est le bilan de la situation du Chinois en ce qui concerne le vêtement et ses accessoires.
J’ai vu dans une grande ville, le jour de l’ouverture des examens, tout un défilé de hauts mandarins allant s’enfermer pour quinze jours : derrière leur palanquin était fixée une malle minuscule, moins qu’une valise, sur laquelle était attaché un chapeau officiel numéro 2, le numéro 1 les coiffant à ce moment ; et par-dessus ce chapeau s’étalait la serviette de toilette... c’était tout. Oh ! simplicité des patriarches, combien loin nous en sommes à l’heure actuelle !
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