RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Le far-west chinois. Au Yunnan et dans le massif du Kin-Ho (1905).
Extrait: L'attaque de la mission à Houang-Choui-Tang


Une édition électronique réalisée à partir du texte du Dr Aimé-François Legendre, Le far-west chinois. Au Yunnan et dans le massif du Kin-Ho. Récit de voyage. Étude géographique, sociale et économique. Première édition: Paris, Librairie Plon, 1905, 344 pages + carte. Réimpression: Éditions Kailash, Pondichéry. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

EXTRAIT

L’attaque de la mission à Houang-Choui-Tang

 

A midi, nous quittons le marché ; le cuisinier, avec ses deux porteurs et le boy-chef, nous précèdent de dix minutes.

Le convoi a parcouru 500 mètres à peine quand le chef muletier me fait dire qu’il a besoin de faire une courte halte pour ferrer quelques bêtes.

Ce message me stupéfie et je demande à Tsen ce que signifie cette plaisanterie.

Tsen court le trouver et revient, l’air embarrassé.

— Eh bien, que signifie cette halte injustifiée ?

— Le chef muletier, répond Tsen, a reçu avis, à Houang-Choui-Tang, que des révolutionnaires se préparent à enlever le convoi.

— C’est une plaisanterie ! Va de ma part lui donner l’ordre de marcher.

Mais, à ce moment, mon regard tombe par hasard sur un petit ouvrage en ruines qui défend les approches d’un col d’éperon où s’engage la route. Il me semble voir apparaître et disparaître, à une meurtrière, la tête d’un homme. Je saisis mes jumelles : il n’y a plus de doute possible, c’est bien un homme qui se cache derrière le réduit ; plusieurs même se montrent discrètement à d’autres meurtrières.

Je me rapproche et fais dire par Tsen à ces gens que, s’ils ne se découvrent point, ne viennent pas se faire reconnaître, je vais diriger contre eux l’escorte de dix soldats qui nous accompagne. Ces soldats portent une excellente arme : un fusil Mauser. Mais, sans attendre l’escorte, je décide avec Dessirier d’aller reconnaître la position, de la tourner chacun de notre côté.

Une minute s’est à peine écoulée que j’entends Dessirier pousser un cri et l’aperçois regagnant la route sous un vol d’énormes pavés. C’est l’attaque cette fois, brutale, dangereuse.

Je regagne aussi le chemin.

Notre position est alors la suivante : à droite, des rizières et le fleuve Ngan-Ning, à 200 mètres ; à gauche, une haute terrasse abrupte, excavée en son milieu, formant une concavité. La route décrit un grand demi-cercle épousant la courbe de la terrasse. Le col d’éperon, d’où est partie l’attaque, est en avant de nous, à 75 mètres à peine.

Sitôt redescendus sur le chemin, nous cherchons à nous reconnaître, à préparer la riposte.

Quelle n’est pas ma stupéfaction, à cette minute, de voir fuir la plupart des soldats de l’escorte avec trois satellites fournis par le sous-préfet !

Ils arrachent leur casaque rouge et jettent leur fusil sur le chemin.

Deux hommes restent : l’un se trouve à 100 mètres en arrière de nous ; l’autre, tranquillement assis au milieu du chemin, est en train d’enlever le verrou de son Mauser. Il se rend avant la lutte, montre clairement aux assaillants qu’il est avec eux. Son geste peut-il signifier autre chose ?

Juste à ce moment, j’aperçois, à droite au bord du fleuve, un certain nombre d’hommes armés de fusils qui se défilent le long des petits talus séparant les rizières. Ils s’égaillent, ont l’air de chercher à se relier le plus vite possible avec les bandits qui occupent le réduit. Leur but évident est de nous envelopper, de nous couper toute retraite.

Serviteurs et muletiers fuient comme l’escorte, et les premiers coups de feu tirés par la bande enveloppante sont naturellement pour nous. Les balles sifflent à nos oreilles, font un bruit mat en s’enfonçant dans un talus qui flanque la terrasse.

Il ne reste plus sur le terrain que M. Dessirier et moi, le boy annamite Ngien, le domestique Tsen et un soldat qui a eu l’extraordinaire courage de ne pas suivre ses camarades.

L’attaque à coup de pierre m’a tellement surpris, moi qui depuis tant d’années parcours impunément le Setchouen, toujours seul, explorant des districts où le banditisme sévit à l’état chronique, m’a tellement surpris que je crois à une erreur et interpelle vivement les assaillants, les sommant de rentrer dans l’ordre. J’interpelle de même les hommes armés de fusils qui, des rizières, tirent sur nous, et le courageux soldat dont je viens de parler s’avance même de quelques pas vers eux, crie, répète ma sommation, en montrant sa casaque rouge, insigne de l’autorité préfectorale.

Ils répondent par des hurlements et un tir plus rapide, mais d’une rare maladresse.

A ces hurlements, d’autres partent de la terrasse, font aussitôt écho. Nous levons les yeux et apercevons une foule d’énergumènes armés de fusils et de lances, de tridents et de sabres, voire même de grosses pierres, qui s’agitent frénétiquement, vocifèrent des cris de mort.

— Cha ! Cha ! Tue, tue.

Ils sont certainement plus de cent sur cette terrasse. Nous sommes complètement enveloppés, sauf du côté Houang-Choui-Tang. Mais les ressauts de la terrasse nous favorisent en formant des angles morts, gênent considérablement le tir des bandits qui nous dominent.

Voici, d’ailleurs, le rapport sommaire que j’adressai plus tard de Tchong-King à notre ministre à Pékin, et plus tard aux ministres de l’Instruction publique et des Colonies.

 

Tchong-King, 11 janvier 1912

Le 23 octobre 1911, j’étais de retour à Ning-Yuan-Fou, et le 24, je quittais cette ville avec les assurances des autorités que tout était parfaitement calme dans la région.

Nous avions un convoi de quinze mules portant les bagages, mais surtout d’importantes collections.

Nous avions, en plus, cinq chevaux de selle et quelques porteurs pour les instruments délicats.

Le 25, à un kilomètre du marché fortifié de Houang-Choui-Tang (32 kilomètres de Ning-Yuan-Fou), nous étions attaqués par une bande de 200 à 250 Chinois, dont une vingtaine armés de fusils Mauser, le reste de lances, de sabres ou encore de grosses pierres.

Nous avons essuyé plus de 50 coups de feu, à la distance de 60 mètres au plus, sans avoir été touchés une seule fois, mais nous avons été blessés par des coups de sabre à la tête et aux mains, par un groupe de bandits qui nous entoura.
M. Dessirier a la main droite en mauvais état : il sera nécessaire de suturer les tendons coupés.

Il porte aussi à la tête, deux plaies peu étendues, grâce à un turban qui l’a efficacement protégé.

Quant à moi, j’ai reçu, au sommet du crâne, un violent coup de sabre qui a entamé les os de la voûte et causé une hémorragie très abondante : il eût été mortel si je ne l’avais en partie paré, en saisissant la lame de la main gauche, au moment où elle s’abattait.

L’index en a été sectionné jusqu’à l’os et le pouce profondément tailladé.

Un coup de sabre destiné à me trancher le cou n’a entamé que le col de mon vêtement, la lame ayant glissé sur mes épaules, dans un effacement brusque du corps, un bond que je fis en avant.

Un autre coup n’a été esquivé qu’en partie. Il m’a atteint dans le dos, tranchant un étui métallique à cigarettes, qui se trouvait dans une poche-carnier.

M. Dessirier, lui aussi, a eu sa veste coupée en plusieurs endroits. "Tous nos Chinois, domestiques et soldats d’escorte, sauf un, ont fui au premier coup de feu.

Seul, un boy annamite est resté jusqu’au dernier moment près de nous et a succombé sous les coups de sabre.
Le convoi ayant été entièrement enlevé, ne possédant plus que les vêtements portés au moment de l’attaque, il nous a été impossible de panser convenablement nos blessures.
Les quelques chiffons malpropres que nous ont donné les habitants ont été si insuffisants, que j’ai dû panser ma tête avec mon mouchoir simplement trempé dans l’eau bouillante.
Toutes les complications étaient à craindre, surtout avec des blessures à la tête.

Heureusement, la fièvre a disparu au bout de deux jours, nous laissant toutefois un peu plus affaiblis.

Comment avons-nous échappé aux forcenés qui nous ont attaqués à coups de sabre ?

Je ne vois qu’une explication : nos bêtes de bât affolées par les coups de feu et rebroussant chemin, sont venues détourner l’attention des assaillants et provoquer chez eux le besoin immédiat du pillage.

D’ailleurs, ils nous croyaient trop touchés pour pouvoir leur échapper.

Nous avons ainsi gagné du terrain et réussi à atteindre le village de Houang-Choui-Tang, épuisés, perdant du sang en abondance.

A Houang-Choui-Tang, j’ai obligé le "Pao-tchen" à fermer les portes et l’ai rendu responsable de nos existences.

Réfugiés dans la cour d’une misérable auberge, nous avons été réclamés plusieurs jours de suite par les rebelles, qui voulaient, à tout prix, nous achever.

Heureusement, j’entendais de ma cour certains propos sur ce qui se tramait, et mon expérience de la Chine m’a permis de prendre, le deuxième soir, certaines précautions qui nous ont sauvé la vie.

Cependant, à la fin, si nous n’avons pas été livrés, c’est grâce à une famille Tchang, très influente et disposant de plusieurs centaines d’hommes armés.

Cette famille a résisté à toutes les menaces, refusé de nous livrer, même au moment si critique où le chef de la rébellion, Tchang Iao Tang, maître du pays, assiégeait la capitale, Ning-Yuan-Fou.

Craignant une surprise dans l’auberge de Houang-Choui-Tang, la famille Tchang nous enleva une nuit (31 octobre) pour nous installer en sa propre demeure, au village de Oua-Lao.

Cette maison, défendue par deux "tia-fang" (blockhaus), nous permettait de résister longtemps.

Nous y sommes restés jusqu’au 8 novembre.

Les rebelles ayant été battus à Lou-Chan (4 novembre) et leur chef capturé (7 novembre), les réguliers vinrent nous chercher le lendemain, pour nous ramener à Ning-Yuan-Fou.
Une bizarrerie de ces événements : mon secrétaire chinois, pris par les rebelles, est devenu le secrétaire du grand chef Lieou-Peitze.

Lors de la bataille de Lou-Chan, il a pu fuir et m’a rejoint plus tard à Ning-Yuan-Fou.

Nous avons été reçus à Ning-Yuan par l’excellent Père Bourgain, qui s’est dépouillé de tout pour nous, nous permettant de nous débarrasser de nos vêtements souillés de sang et surtout de notre linge rempli de vermine.
Dans la ville, on nous avait non seulement déclaré massacrés, mais le chef, Tchang-Iao-Tang, s’était vanté d’avoir attaché nos têtes à la queue de son cheval pendant que notre sang a servi à bénir ses bannières.
Le bruit ayant couru, un jour, que nous étions entre les mains de Tchang Iao Tang, le Père Bourgain s’offrit au préfet pour aller négocier la rançon de nos existences. Heureusement, le préfet s’opposa à pareille démarche : le courageux et si généreux Père y aurait laissé sa vie.
Il a aussi contribué à sauver la ville de Ning-Yuan-Fou en offrant 1 000 taëls au préfet, dont les ressources étaient épuisées. Avec cette somme, il a pu lever un contingent de la garde nationale qui a efficacement aidé les réguliers à repousser les deux attaques qu’a subies la ville !... Si Ning-Yuan avait été pris, tout le Kientchang se soulevait, se mettait du côté des rebelles, réguliers compris. Inutile d’ajouter que nous aurions été les premières victimes de cette révolution, que rien n’aurait pu nous sauver.
Je vous prie donc, monsieur le Ministre, de vouloir bien faire remercier officiellement le Révérend Père Bourgain, pour l’aide si précieuse qu’il nous a apportée.

La famille Tchang mérite aussi toute notre reconnaissance pour le dévouement avec lequel elle nous a protégés, s’exposant à de terribles représailles. Elle nous a nourris de ses deniers et traités, non en étrangers, mais en amis. De pareils dévouements sont à encourager, surtout en ce moment.

La Mission protestante, représentée par M. Wellwood et sa femme et le docteur et Mrs. Humphry (de la China Inland Mission), est venue aussi à notre aide avec beaucoup de générosité. Elle nous a offert des vêtements et autres objets de première nécessité, et a cherché par tous les moyens à parer à notre dénuement.

Je vous serai reconnaissant de vouloir bien, par la voie que vous jugerez la meilleure, remercier ces missionnaires pour les secours qu’ils nous ont apportés. Ils le méritent grandement.

L’attaque de Houang-Choui-Tang a été désastreuse pour nous : toutes nos collections si importantes, tous nos spécimens zoologiques ou botaniques ont disparu, ainsi que nos carnets de notes, photographies documentaires, levés topographiques, etc. Tous nos instruments, sauf ceux qu’avait M. Noiret, ont disparu.

Après la défaite et capture de Tchang Iao Tang, les autorités ont fait des recherches, mais il ne nous est revenu que des épaves : quelques plantes, quelques insectes, deux carnets et vingt feuilles de levés topographiques, sur huit cents environ. Aussi, quelques photographies.

Après avoir attendu longtemps qu’une route s’ouvrît, nous avons dû nous résigner à prendre celle du nord, au lieu de continuer sur Yunnan-Fou. Après bien des péripéties et des alertes, nous avons fini par atteindre Tchong-King et, de là, Hankeou et Shanghaï.

A Yatcheou, le Père Gire, ainsi que Mrs. et Mr. Oppenshaw (Baptist Mission), nous ont été d’un grand secours. Notre consul, M. Bons, a fait aussi tout son possible, ainsi que M. Wilden (Yunnan), pour nous faciliter la sortie du Setchouen. C’est à tort qu’en France on a cru devoir faire certains reproches à M. Wilden : il ne les mérite certainement pas.

Je pars pour le Tonkin et vais tâcher de gagner Yunnan-Fou seul. Comme le pays est trop troublé pour faire d’ici longtemps de la topographie, MM. Noiret et Dessirier vont rentrer. M. Dessirier, d’ailleurs, ne peut plus se servir de sa main droite.

À ce rapport un peu sommaire, j’ajouterai certains détails présentant un intérêt.

On vient de lire que nous avons été attaqués, M. Dessirier et moi, à Houang-Choui-Tang.

Ce gros village fortifié est situé à 33 kilomètres au sud de Ning-Yuan-Fou, capitale du Kientchang, sur la grande route qui la relie au Yunnan.

On sait que nous avons essuyé une véritable fusillade, à la distance très rapprochée de 50 à 60 mètres, sans être touchés une seule fois.

Ce fut la deuxième phase de l’attaque, la première ayant consisté dans la projection de pavés. La troisième sera le corps-à-corps avec des bandits armés de sabres.

Pareille maladresse de la part de nos agresseurs semble étrange de prime abord, et on considérera comme paradoxal de ma part de venir affirmer ici que nous avons dû notre salut au fait qu’on nous tirait dessus avec des fusils perfectionnés : des Mauser. C’est cependant la réalité.

Les bandits révolutionnaires qui nous attaquaient avaient été munis récemment de ces Mauser. Et comme, à l’exercice, ils avaient observé aux dépens de leur maxillaire, ou simplement de leur joue, que ces armes avaient une force de recul inconnue d’eux jusqu’ici, ils renoncèrent à épauler selon les règles et trouvèrent plus commode, moins dangereux de tirer en appuyant la crosse simplement sur leur hanche.

Si, au lieu de Mauser, ils s’étaient servi de leurs vieux fusils chinois, ils nous auraient certainement tués.

On doit comprendre difficilement comment nous pûmes échapper aux bandits qui, surgissant des buissons où ils étaient en embuscade, m’entourèrent tout à coup, au nombre de quatre, et m’attaquèrent à coup de sabre, sur le sentier, étroit heureusement, ce qui les gênait pour frapper tous à la fois. D’ailleurs, je fais de tels bonds et j’utilise si bien pieds et mains, qu’ils reculent par moments instinctivement et ne réussissent pas à m’entourer. Deux fois, j’arrête net des coups dangereux en saisissant le poignet du bandit.

Notre résistance fut certainement une surprise pour les forcenés. Ils s’étaient imaginés que nous ferions comme nos muletiers, que nous nous jetterions à leurs pieds demandant la vie. Ils nous égorgeraient ainsi tranquillement.

Notre défense ardente les désempara, à n’en point douter, eut pour résultat de les affoler, de les rendre maladroits. Ils reconnurent le "diable étranger" qu’ils redoutent tant au fond, et leur beau courage s’en trouva amolli.

Je ne pus toutefois parer tous les coups, et voici comment se termina la lutte, comment j’échappai aux bandits.

Je reçus au sommet du crâne un violent coup de sabre, coup qu’en partie je parai en me coupant les doigts. Le sang m’aveugla et je roulai sous le choc dans un champ au bord du sentier. Les bandits me crurent mortellement atteint et se mirent à piller quatre mules qui arrivaient à ce moment, affolées par les coups de feu.

Au même moment, le lieutenant Dessirier était, lui aussi, brusquement lâché par ses agresseurs. La meilleure et la seule explication de cet étrange mouvement réside dans le fait que le boy annamite était resté près de nous, un peu en arrière, alors que l’escorte de soldats et tous nos domestiques chinois avaient fui au premier coup de feu. Lui s’était emparé d’un Mauser abandonné par un soldat pour courir plus vite et cherchait à s’en servir. Les agresseurs de Dessirier virent un danger immédiat pour eux et l’abandonnèrent pour se ruer sur le brave Annamite, qui, peu vigoureux, ne put parer les coups de sabre et succomba le crâne fendu.

Certaines gens en France, toujours bien informés, ont raconté que nous avions été totalement surpris et sans aucune arme pour nous défendre.

Surpris : oui, nous sommes tombés dans une embuscade bien dressée, d’où nous ne serions jamais sortis si l’alerte n’avait été donnée avant que le convoi n’eût franchi un petit col au-delà duquel nous étions pris comme dans une souricière. Heureusement, les plans stratégiques du Chinois, comme ses autres combinaisons, pèchent toujours par quelque côté ; ses prévisions restent incomplètes. Les bandits oublièrent de nous fermer la retraite en arrière, vers Houang-Choui-Tang. Ils s’étaient imaginés que nous ne pouvions manquer de venir nous faire prendre au col. Lorsqu’ils nous virent, abandonnés de notre escorte, battre en retraite vers le village, en utilisant nos mules comme rideau contre les balles, ils s’élancèrent dans cette direction. Mais quatre seulement, descendus de la terrasse et cachés dans les buissons, purent se jeter sur nous.

Comme je l’ai dit, leur amour du pillage nous sauva une deuxième fois. Pendant qu’ils éventraient nos caisses, nous eûmes le temps de franchir un petit ravin et de disparaître un moment aux yeux de tous. Avant d’être complètement à l’abri, nous essuyons bien encore, de loin, quelques coups de feu dont les balles ricochent près de nous sur les pierres du chemin, mais sans aucun dommage pour nous.

Nous fûmes donc surpris, comme les autorités, comme le préfet et le général en chef, ignorant tout du mouvement révolutionnaire qui éclatait brutalement le lendemain, coûtait la vie à deux mandarins, aussi à tant de pauvres gens, innocentes victimes résignées jusqu’au jour où les troupes régulières vinrent à leur aide et écrasèrent les bandes de pillards soulevés au nom de la révolution.

Bien que surpris, nous eûmes cependant la temps d’armer nos fusils : Dessirier, son Mauser, moi, mon fusil de chasse, avec des chevrotines. Mais je fus entouré si soudainement que mon arme me fut arrachée des mains avant d’avoir pu épauler. Quant à Dessirier, il reçut un violent coup de sabre sur les mains au moment où il allait tirer et le fusil lui échappa.

C’est maintenant le moment de faire ressortir nettement la nature de l’attaque dont nous avons été les victimes.

Contrairement au bruit qu’on a fait courir en France, elle a été l’œuvre de pillards, de bandits profitant de l’état de trouble du pays, du grand mouvement révolutionnaire en pleine évolution au Setchouen, pour se jeter sur la population honnête, la rançonner, la dépouiller. Dans ces régions montagneuses, difficiles, particulièrement propres aux embuscades, nous ne pouvions apparaître que comme une proie facile : à condition, toutefois, que les agresseurs fussent cent contre un, si redoutable est jugé l’Européen.

Nous n’avons donc été attaqués ni par des Lolos, avec lesquels nous étions dans les meilleurs termes, ni par des Sifans, mais bien par des Chinois, par les pires éléments de la population, ceux toujours prêts à pêcher en eau trouble.

Dès que la population saine, honnête, a pu intervenir, elle nous a généreusement protégés, et au risque de son existence propre. Il est vrai que j’ai dû l’y encourager, car l’armée révolutionnaire l’épouvantait, la paralysait, mais sa persévérance dans son rôle de protection n’en est que plus louable.

Le chef de la famille Tchang, dont le portrait figure ici, s’est particulièrement distingué par son dévouement à notre égard, sa touchante abnégation, alors qu’il risquait non seulement sa vie, mais celle de tous les siens, femme et enfants compris.

J’ai expliqué tout à l’heure comment nous avons échappé aux balles et surtout aux sabres des bandits. J’exposerai maintenant la série des péripéties qui suivirent jusqu’à notre délivrance par les troupes régulières et notre retour à Ning-Yuan-Fou.

Le ravin franchi, nous arrivons au pied d’une forte rampe de 150 mètres, qu’il faut franchir à découvert. Il fait un soleil de feu et nous perdons du sang en abondance. M. Dessirier faiblit : je fais signe à Tsen d’aller le soutenir ; le soldat qui n’avait pas fui s’offre aussi pour l’aider à marcher.

M. Dessirier se trouvait à quelques mètres derrière moi quand les bandits, me croyant le crâne fendu, me laissèrent pour se jeter sur lui. Le sentier était plus large en cet endroit ; aussi les agresseurs du lieutenant purent-ils l’entourer, contrairement à ce qui m’était arrivé. Son principal moyen de défense fut de saisir les sabres à pleines mains. La lutte fut terrible : M. Dessirier aurait vite succombé si l’intervention de l’Annamite n’avait fait lâcher prise aux bandits.

J’ai dit comment j’avais glissé et roulé dans un champ sous le coup qui m’atteignit au crâne. Je me relevai aussitôt et, sautant sur le sentier, je regardai où était M. Dessirier. Je l’aperçois juste au moment où les quatre bandits le lâchaient. Il est naturellement épuisé par la lutte, et le choc nerveux qui s’en est suivi l’a quelque peu obnubilé. Il agite les bras et profère des paroles dont je saisis mal le sens. Il n’y a pas de temps à perdre : les bandits, après avoir tué le pauvre Annamite, sont en train de défoncer nos caisses. C’est le répit inespéré, le salut. J’appelle M. Dessirier. Ma voix le ramène à la réalité et il se met à me suivre. C’est au bout de la rampe seulement qu’il faiblit et a besoin de soutien.

À ce moment, nous ne sommes plus qu’à 200 mètres de Nouang-Choui-Tang, de la porte sud, et hors de l’atteinte des bandits.

La route est en ligne droite, heureusement, et me permet d’apercevoir derrière cette porte, à l’intérieur du village fortifié, trois de nos domestiques ou palefreniers, de ceux qui avaient si rapidement détalé aux premiers coups de feu. Ils paraissent engagés dans un vif colloque avec un groupe d’habitants.

Je devinai aussitôt ce qui se tramait. Je me retourne vers Dessirier :

— Ne vous pressez pas, lui dis-je, moi je cours devant.

Et je franchis rapidement les 200 mètres, pénètre dans le village et vais droit à mes domestiques. Je les interpelle durement :

— Il ne vous suffit donc pas d’être lâches, d’abandonner vos maîtres à la première alerte. Sitôt au village, vous vous employez à persuader les habitants de fermer, le plus tôt possible, leurs portes, par crainte d’une irruption des bandes révolutionnaires. Vous ne voulez pas de nous derrière ces portes, car notre présence peut provoquer une attaque, des représailles de ces bandes contre le village. Vous êtes des gens sans âme, sans conscience. Quand le moment sera venu, je vous traiterai comme vous le méritez. En attendant, allez me chercher le pao tchen (chef des notables) et hâtez-vous.

M. Dessirier arrive à ce moment.

Je fais aussitôt fermer la lourde porte par deux villageois et attends l’arrivée du "pao tchen". Tous les habitants sortent de leurs maisons, nous voient dans la place. La plupart, par crainte de la vengeance prochaine, fatale des bandits, nous voudraient bien ailleurs, mais ils reconnaissent qu’il n’y a plus qu’à se résigner, nous subir, puisque nous sommes dans leurs murs.

Le "pao tchen" arrive tout de suite et, s’excusant d’avoir une maison trop étroite, nous conduit dans une pauvre auberge du marché.

Nous nous installons dans un petit corps de bâtiment latéral, avec une cour minuscule, une cour puante, limitée de tous côtés par des toits débordants, qui limitent à l’extrême l’accès de la lumière.

En face de ce bâtiment, se trouvent le logement de l’aubergiste et la cuisine ; le très large couloir-cour des hôtels chinois nous en sépare. C’est dans ce couloir que se font les parlotes, que se traitent les affaires entre clients et patrons, que viennent jaser les voisins. Je connaissais l’importance de ce couloir et sus l’utiliser, comme on le verra plus tard.

La porte de notre petite cour s’ouvrait sur lui.

Il y a deux lits dans notre chambre, notre taudis, deux de ces lits pour porteurs, ces pauvres hères qui, sous la pluie, sous le soleil, traînent des charges accablantes sur les routes du Kientchang. Ces lits se composent d’un mauvais cadre en bois qui n’a jamais été épousseté depuis que façonné par le menuisier. Il existe une paillasse ou plutôt une grosse natte de paille tressée. Et c’est tout. La literie proprement dite n’existe pas, ou plutôt elle est représentée par une couverture ouatée.

Comme oreiller, il y a une traverse de bois, une bûche vaguement équarrie.

On nous a enlevé notre petit lit pliant si commode et surtout si précieux contre les atteintes de la vermine ; on nous l’a enlevé avec tout le reste. Il faut se résigner à utiliser ces couvertures d’auberge, ces couvertures (pou kai), dont j’ai parlé ailleurs, qu’ont "souillées de leur sueurs, au cours des années, des milliers de coolies, souillées des sérosités d’une peau rongée de gale, sinon de syphilis."

Tsen roule une de ces "pou kai" pour me servir d’oreiller. Au premier moment ; j’ai peine à vaincre ma répugnance, mais vite me résigne. C’est cette couverture qui, cette nuit même, infecte la large plaie que j’ai au crâne. Mon mouchoir de poche qui me tient lieu de pansement ne peut tenir sur ma tête malgré un petit turban que j’ai emprunté. La souillure se fait donc rapidement.

Pour laver nos blessures, nous ne pouvons obtenir qu’une cuvette en cuivre de la dimension d’un grand bol et, pour les panser, que d’étroits chiffons de cotonnade bleue, des rognures de tailleur. Ces misérables chiffons suffisent tout juste pour panser la main de M. Dessiner et la mienne. Pour ma blessure au crâne, j’en suis réduit, comme je viens de le dire, à utiliser mon mouchoir, après l’avoir trempé dans un peu d’eau chaude.

Les gens du village nous considèrent à ce moment comme perdus, comme devant mourir sans tarder, surtout moi avec ma blessure à la tête : en gens avisés, ils ne se hâtent point de se mettre en frais pour nous. Ils sont d’ailleurs si pauvres ! Et puis, nous ne sommes plus dans ces contrées privilégiées d’Europe où la vie trop facile a amolli les cœurs, leur a donné une sensibilité que je qualifierai de morbide. Ici, la lutte pour l’existence est rude, extrêmement, donc la sensibilité fort obtuse, se présentant sous la forme de réaction très lente. Il n’y avait pas à se le dissimuler : notre présence était un danger pour cette population. Elle nous en voulait, au premier moment, de cette menace suspendue sur elle. Nous n’étions que des étrangers en fin de compte.

Il est cependant juste d’ajouter que des concitoyens chinois auraient été probablement moins facilement tolérés que nous, surtout qu’on nous connaissait dans le pays, moi en particulier, depuis des années.

Le lendemain, 26 octobre, dans la matinée, le "pao tchen" vient nous voir. Il est accompagné de quelques notables des environs qui m’assurent de leur aide, de leur dévouement.

Je scrute ardemment, à plusieurs reprises, les visages, ces visages où on lit aussi facilement que sur les nôtres, quand depuis des années, on s’entraîne à les observer.

Ils disent vrai : ils songent à nous protéger, ces hommes. Et le "pao tchen" m’annonce fièrement que, hier soir, il a répondu comme il convenait à des messagers des bandes qui ont eu l’audace de venir trois fois nous réclamer. Il est vrai qu’en entrant dans le village, la veille, j’avais immédiatement, devant notables et familles présents, rendu le "pao tchen" pleinement responsable de nos existences. Si j’avais ignoré l’énorme portée en Chine de cette précaution, si, considérant que le "pao tchen", en sa qualité de chef de la police, devait tout naturellement nous protéger, je n’avais point fait cette déclaration publique, le soir du 25 aurait vu notre fin.

Deux chrétiens de la mission catholique vinrent aussi me déclarer que tout allait bien pour le moment. Ils devaient revenir dans l’après-midi. Je leur remettrais un mot pour le Père Bourgain et un autre pour le préfet.

Cette question réglée, Tsen vient nous apporter notre repas. Avec quelques sapèques empruntées à la femme de l’aubergiste, il a acheté des œufs, des carottes et deux bols de riz.

Nous mangeons sur un banc, dans la cour puante. Tous deux, nous avons la fièvre, la fièvre de l’infection ; aussi le repas est-il vite fait.

Le temps est merveilleux : au Kientchang, le brillant soleil d’automne illumine chaque jour les profondes vallées, les sauvages montagnes. Mais de notre cour étroite, bordée de toits surplombants, je n’aperçois qu’un tout petit coin du ciel. Je monte au grenier, où logent les poules, et, de là, mon œil découvre toute la crête d’une montagne baignée de lumière, profilant sa dentelure verte sur le plus bleu des firmaments.

Un vol de grues cendrées passe au-dessus de ma tête. Par grands battements d’ailes, elles glissent vers le sud, vers le Yunnan... C’est notre route ! Elles sont libres !...

Je reviens constamment au grenier : c’est ma promenade de la journée. D’avoir contemplé un peu de ciel et de montagne, je descendais réconforté.

Dans l’après-midi, les heures passent et les messagers ne se présentent pas. La femme de l’aubergiste, la brave Chen ouang che entre dans notre cour et cache dans le grenier différents objets de valeur. Elle paraît très inquiète et a les yeux mouillés. Son mari et son fils ont disparu depuis midi.

Tsen, d’autre part, m’annonce que deux des domestiques retrouvés dans le village ont aussi disparu. Je vois qu’il voudrait me confesser certaines choses, mais il n’ose. Je devine, d’ailleurs, tout ce qu’il pourrait me dire.

A trois heures, les notables venus ce matin font une nouvelle apparition. Ils paraissent très excités, me déclarent hautement que je dois "fang sin", "relâcher mon cœur", c’est-à-dire me rassurer pleinement, que tout danger du côté "révolutionnaire" est définitivement écarté. L’un d’eux répète à satiété le "fang sin".

Brusquement, je fais un pas vers lui et, le regardant bien en face :

— Pourquoi chercher à me tromper ? Je lis sur votre visage que vous avez peur, que Tchang Iao Tang vous a effrayés. N’osant me dire la vérité, vous m’accablez de belles paroles rassurantes. Mais retenez ceci : avec le "pao tchen", je vous rends tous responsables, devant votre pays et le mien, de ce qui se passera ici.

Et, gravement, je rentrai dans mon taudis.

Ils s’en allèrent tout penauds.

C’était un résultat : la situation pouvait s’éclaircir, mais il fallait un autre effort, un mouvement sûr, d’irrésistible efficacité. Ce que je tentai est expliqué tout au long dans la lettre suivante, que j’écrivis plus tard à un ami.

 

Shanghaï, 3 février 1912
 
Mon seul regret, c’est d’avoir perdu tant de précieuses choses, les fruits d’un dur labeur dans le bassin du Yalong, si bien défendu par ses très hautes chaînes et ses affreux précipices.

N’étaient ces pertes, j’aurais déjà oublié l’attaque du 25, où je savais que les révolutionnaires nous réclamaient pour nous achever.

Cette journée du 26 a décidé de notre sort : jamais nous n’avons été plus près de la mort que dans l’après-midi de ce jour. Je l’ai vue menaçante par certains symptômes que mon expérience de la Chine m’a permis tout de suite d’interpréter. Pour la première fois de ma vie, dans l’auberge puante où nous étions réfugiés, je me suis mis à écouter aux portes. Il fallait que je saisisse les bruits de la rue, les mots chuchotés dans la cour centrale de l’auberge, afin d’être fixé sur ce qui se préparait.

Vers 4 heures du soir, j’entendis des bouts de phrases qui ne me laissèrent aucun doute sur le sort qui nous attendait.

Les notables du village, affolés par un message de Tchang lao Tang, chef de la révolution, lequel nous réclamait sous peine de massacre général des habitants, avaient décidé de nous livrer cette nuit même, aussitôt qu’on nous croirait endormis. Le "pao tchen" (chef de la police) que j’avais rendu responsable de nos existences, et qui avait jusqu’ici refusé de nous livrer, n’osait plus résister à la poussée de l’opinion et avait cédé au moment décisif, lors du "cheang-leang" (délibération).

Nous ne pouvions songer à résister : les forcenés qui allaient venir étaient trop nombreux. D’ailleurs, blessés et sans armes, ayant la fièvre en ce moment, fièvre causée par nos plaies infectées, la lutte ne pouvait être longue. J’avais cependant mes pieds armés de solides godillots de route ; de plus, ma main droite était indemne. J’étais donc résolu à lutter, à porter des coups qui exaspéreraient les bandits, les obligeraient à me tuer.

A aucun prix, je ne voulais tomber vivant entre leurs mains, car c’eût été la fin par la torture. Mais si j’avais envisagé le meilleur moyen de mourir rapidement sous la ruée qui se préparait, je n’en conservais pas moins une robuste foi en mes moyens d’action, ceux que me fournissaient mon expérience de la Chine, ma connaissance de l’habitant, de ses faiblesses et de ses générosités de caractère.
Malgré la fièvre, j’avais l’esprit très lucide ; je voyais nettement la situation et savais mes chances de salut. J’avais à exploiter une tradition chinoise, la haute idée qu’a le Fils de Han d’une "responsabilité". J’aurais à lutter, mais ma volonté d’Aryen serait plus forte que la sienne ; il plierait et ce serait le salut. Une fois échappé à l’attaque du grand chemin, je n’ai jamais douté que je sortirais vivant de cette aventure, que j’aurais le dernier mot. Sitôt réfugié dans la misérable auberge, j’ai songé, combiné, préparé l’avenir ; je n’ai rien laissé au hasard, à la fatalité : c’est pour cela que je suis encore de ce monde.

Vers 4 heures du soir, j’avais donc entendu des bouts de phrases qui ne me laissaient aucun doute sur le sort qui nous attendait, Dessirier et moi. J’appelai le dernier domestique qui me restât, un ancien "mafou" palefrenier), porteur habituel de mes instruments sur les sentiers. Il pleurait à ce moment, car il savait qu’on les massacrerait en même temps que nous.

Je lui dis :

— Tu vas aller reconnaître la maison du pao tchen, reconnaître sa place exacte, et reviendras immédiatement.

Ce Chinois, avec la mobilité qui caractérise sa race, changea aussitôt ses larmes en sourires, car il avait deviné mon plan ; il partit allègrement.

Sans provoquer de soupçon, il choisit ses points de repère, situa avec soin la maison et revint tout ragaillardi. Il n’y avait plus qu’à attendre la nuit pour mettre mon plan à exécution. J’allais me réfugier chez le "pao tchen", sous son propre toit. Il ne pourrait plus se dérober, invoquer des circonstances atténuantes, une surprise dans l’auberge après que les forcenés y auraient pénétré pour nous achever. Sa responsabilité devenait terrible, accablante ; la tradition ancestrale, comme la loi, lui défendait de nous livrer. Il devait plutôt mourir avec nous.

Il s’agissait d’atteindre sa maison sans exciter l’attention. Si j’avais été vu en rôdant dans la rue, cherchant cette maison, j’aurais été certainement arrêté, car on eût deviné mon intention. On savait que je n’ignorais pas la tradition à laquelle je faisais tout à l’heure allusion.

La nuit vint, vers 6 heures et demie. Je ramassais les chiffons qui devaient servir à renouveler nos pansements et les petites serviettes de 20 centimètres, en cotonnade bleue, que j’avais pu confectionner dans la journée, en déchirant tout simplement une pièce de cette cotonnade achetée avec les sapèques que nous devions à la charité publique.

Je sortis de l’auberge, suivi par Dessirier et guidé par un domestique. La rue était heureusement déserte. Rapidement, je gagnai la maison du "pao tchen" et franchis la porte d’un saut, au moment où on allait me la fermer au nez. Au bout d’un couloir, je trouvai une chambre où je m’installai tranquillement. Désespoir, objurgations du "pao tchen". Je ne répondais rien ou laissais échapper un mot bref.

"Mais j’étais dans la chambre des femmes !" — "Pou-iao-kin (cela n’avait pas d’importance) ; j’y coucherais, dis-je." — "C’est impossible ; je devais retourner à mon auberge ; je n’avais rien à craindre ; j’étais si efficacement protégé !"

C’était le moment pour moi de parler : "Ah ! j’étais protégé, je n’avais rien à redouter ! Est-ce que, cette nuit même, lui, "pao tchen", ne devait pas nous livrer ? Eh bien, on nous achèverait chez lui, sous son propre toit !"

Ce fut fini : la partie était gagnée pour moi. Mais le "pao tchen", n’ayant pas suffisamment d’hommes pour nous protéger, avertissait le chef du district, un nommé Tchang, d’une puissante et riche famille, qui leva un millier de soldats. Un membre de cette famille, étudiant revenu du Japon, vint, le lendemain matin, avec beaucoup de générosité, m’apporter une somme de dix ligatures (30 francs), qui permit à mon domestique d’acheter des vivres et de la toile pour pansement et objets de toilette. Il me laissa une garde de vingt hommes armés de Mauser et de Colt.

Cet étudiant eut pour nous des paroles touchantes, qui n’avaient rien de la phraséologie chinoise habituelle. Par son influence, il nous a été d’un grand secours. Mais il devint fou à la suite de ces événements. Le grand rôle fut joué par le chef de famille. Celui-ci montra une grande énergie et nous protégea efficacement jusqu’au jour où la révolution fut écrasée, à Lou-Chan, dans une bataille livrée par les Impérialistes.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 3 novembre 2007 7:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref