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Comte Emmanuel de Lévis-Mirepoix
Membre de la Mission nationale française au Canada (1934)
“Quelques impressions
rapportées du Canada.” [1]
Conférence prononcée à la Société des anciens élèves et Élèves de l’École Libre des Sciences Politiques, le vendredi 18 janvier 1935. Sous la présidence de M. Georges Bonnefous, député, ancien ministre.
Un article publié dans la Revue des sciences politiques, tome 58, janvier-mars 1935, 31 pp. Paris : Librairie Félix Alcan.
Mesdames,
Mesdemoiselles,
Monsieur le Ministre,
Monsieur le Ministre du Canada,
Messieurs,
Je ne vous étonnerai pas j'imagine si je déclare au seuil de ma conférence que je ne prends pas sans quelque émotion la parole en cet instant. Il m'est, certes, arrivé souvent de discourir dans cette École, mais ce ne fut jamais devant un auditoire aussi étendu, aussi considérable.
Ce ne fut jamais, non plus, sous la présidence d'un homme d'État qui, au cours d'une carrière politique brillante, rendit à la France des services éminents et collabora, en particulier, à l'œuvre de redressement financier et national entreprise en 1926 par M. le Président Raymond Poincaré. Je vous remercie, Monsieur le Ministre, d'avoir, malgré vos occupations multiples, accepté de présider la séance de ce soir. Vous avez voulu par là, d'une part rehausser l'éclat d'une réunion consacrée aux choses du Canada et, d'autre part, donner à notre maison une nouvelle preuve de cette grande bienveillance dont vous sont profondément reconnaissants tous ceux qui partagent avec votre fils le privilège d'en être les anciens élèves.
Ce ne fut jamais, enfin, devant le représentant officiel du pays dont je parlais. Je salue avec une profonde reconnaissance Son Excellence l'Honorable Philippe Roy, Ministre du Canada à Paris où, depuis tant d'années, grâce à sa haute valeur, à son inlassable [2] activité et aux innombrables sympathies qu'il a su se concilier, il travaille avec succès à rendre toujours plus vive l'amitié franco-canadienne.
Mesdames, Messieurs, je ne vous apprendrai rien en vous disant que, le 18 août dernier, une mission officielle française s'embarquait sur le Champlain, cette magnifique unité de la Compagnie Générale Transatlantique, pour répondre à l'invitation du gouvernement et du peuple canadiens. Il s'agissait de commémorer ensemble cet événement considérable qu'avait constitué, en 1534, la découverte du Canada par Jacques Cartier. Celui-ci, mettant le pied sur la terre de Gaspé, avait eu pour premier soin d'y planter une croix de 30 pieds de haut, « au nom du roi de France ». Cette prise de possession ne fut pas suivie de conséquences immédiates, car les guerres de Religion, qui déchiraient cruellement notre nation, détournèrent pendant longtemps ses pensées de la Nouvelle France. Une fois la paix revenue, on put songer à mettre en valeur ce pays. La tâche en fut entreprise par Samuel de Champlain. Il emmena au delà des mers des religieux Récollets, que devaient bientôt rejoindre des Jésuites et plus tard des Sulpiciens. Ces prêtres commencèrent aussitôt l'évangélisation des habitants du pays : les Indiens. Ceux-ci, Iroquois et Hurons, se massacraient avec un luxe de tortures dont l'évocation fait frémir. Peu à peu les religieux, non sans danger (plusieurs d'entre eux se firent martyriser), leur apportèrent, en les évangélisant, les bienfaits de la civilisation. D'autre part, des femmes de Troyes, du Mans, de Langres, de Tours se sentaient un ardent désir d'amener à l'idée chrétienne en même temps qu'à l'idée française les habitants de la Nouvelle France. Des initiatives privées leur fournirent le moyen de partir et elles traversèrent l'Océan, accompagnées de religieuses dieppoises destinées à soigner les malades. Le souvenir de ces femmes et de ces prêtres dont on peut dire qu'ils firent le Canada demeure bien vivant là-bas et les œuvres fondées par eux, accrues, étendues, amplifiées, subsistent encore aujourd'hui.
Ajoutons que Champlain décida un certain nombre de familles de chez nous à s'installer en Nouvelle France : artisans, paysans, gentilshommes partirent avec leurs femmes et leurs enfants au nombre de 3,000 pour s'établir en ces terres inconnues et y mener [3] sous un rude climat une vie de travail, de dangers et de privations. On ne saurait trop admirer l'énergie de ces pionniers qui, peu à peu, avançaient le long du fleuve Saint-Laurent, défrichant des forêts, ensemençant des terres, bâtissant des villes : Québec, Trois-Rivières, Montréal. Ainsi naquit et se développa le Canada français, à un rythme régulier et étonnamment rapide. C'était à la fin du XVIIIe siècle une belle colonie, qui excita la convoitise des Anglais installés dans le pays voisin. Ils envahirent notre Canada, que défendit avec héroïsme la petite armée commandée par Montcalm.
Les colons soutinrent de leur mieux l'effort de nos soldats, mais, en France, l'opinion publique comprenait mal l'intérêt qu'il y avait pour nous à garder le Canada, « ces quelques arpents de neige » dont parlait Voltaire avec tant de mépris. Ce même Voltaire écrivait un jour : « Nous pouvons fort bien vivre sans Québec et j'aime mieux, pour ma part, la paix que le Canada ». La phrase fait partie d'une lettre qui est exposée sous verre au musée d'Ottawa. Les Canadiens aiment à la montrer aux Français de passage. Sans excuser nos compatriotes d'alors, nous devons tenir compte du fait qu'ils se trouvaient depuis longtemps en guerre en Europe, qu'ils étaient épuisés et que la paix leur apparaissait comme le plus souhaitable des biens. Ainsi que M. le Président Flandin le rappelait dans un de ses remarquables discours canadiens, « si l'on veut juger objectivement cette lutte franco-britannique, il ne faut pas oublier que nous avions, nous, des frontières continentales à défendre ».
Quoi qu'il en ait été, notre armée, malgré des prodiges de courage et de valeur, fut vaincue par le nombre et, par le traité de Paris de 1763, le Canada fut cédé à la Couronne Britannique. Les 54,000 colons français de là-bas, descendants des 3,000 compagnons de Champlain, devenaient sujets du roi d'Angleterre. Depuis lors, loin de disparaître, ils se multiplièrent au point d'être aujourd'hui 3 millions et demi et, tout en se montrant profondément loyaux à leur souverain, ils conservèrent intacte leur civilisation catholique et française. Ceci est certainement un fait sans précédent comme sans équivalent dans l'histoire du monde.
Tout cela, vous le saviez et nous le savions, mais, si nous avions douté de l'attachement qu'ils conservaient à la France, leur mère patrie, la manière dont ils nous reçurent aurait eu tôt fait de nous [4] en convaincre. C'est cette réception que je vous demande la permission de retracer devant vous à grands traits, ce qui me rendra ensuite plus facile la deuxième partie de ma tâche, laquelle consistera essentiellement à évoquer rapidement du point de vue ethnique, politique, économique et international, le Canada d'aujourd'hui. Pour mener à bien une telle tâche, il eût fallu, je m'en rends compte, séjourner de l'autre côté de l'Atlantique plus longtemps que je n'ai pu le faire et, surtout, un conférencier plus expérimenté que moi aurait été nécessaire. C'est pourquoi, avant de vous communiquer quelques impressions et quelques observations rapportées de là-bas, je fais appel avec instance à toute votre indulgence.
La délégation française avait été composée avec soin, afin, disait-on, que toutes les nuances de l'élite de notre pays y fussent représentées. À sa tête, les envoyés officiels du Gouvernement étaient M. Pierre-Étienne Flandin, alors ministre des Travaux Publics du Cabinet Gaston Doumergue, aujourd'hui Président du Conseil des Ministres et M. Charléty, Recteur de l'Université de Paris. Puis, comme Président actif de la mission nationale, on avait choisi M. Henry Bordeaux, de l'Académie Française, dont les ouvrages sont très lus au Canada et qui y jouit d'un grand prestige. Des membres de l'Institut, des parlementaires éminents, des journalistes, des écrivains notoires, d'illustres professeurs de Faculté, des avocats, des médecins distingués, un représentant de l'Église de France, des dirigeants de l'association France-Amérique, des descendants des anciens défenseurs du Canada, enfin les envoyés de nombreuses Associations parmi lesquels je représentais la Société des Anciens Élèves de l'École des Sciences Politiques composaient cette délégation, la plus importante qui ait jamais abordé en Nouvelle France, ce à quoi les Canadiens se montrèrent profondément sensibles.
Après une traversée un peu houleuse, mais pourtant très agréable en raison de l'excellence du bâtiment qui nous portait, nous nous rendîmes directement à Saint-Pierre-et-Miquelon, l'une des plus vieilles colonies françaises et le dernier vestige de notre empire américain. À l'issue d'une brève escale, nous en repartions, pour arriver le lendemain en vue de l'île du Prince Edouard, berceau de la Confédération canadienne actuelle, puisque la Convention qui donna naissance à celle-ci s'est réunie à Charlottetown en 1864. Voici que le Champlain [5] est survolé par des aviateurs qui nous lancent d'immenses gerbes de fleurs, ramassées, nous l'avons su plus tard, par les écoliers de l'île, lesquels, jugeant leur cueillette insuffisante, l'avaient complétée en achetant à leurs frais d'autres fleurs.
Escortés par ces avions, nous quittons le Champlain à quelques milles de la côte et nous voguons vers Charlottetown, les yeux fixés sur ce paysage de bois et de vallons qui n'est pas tellement différent des paysages de chez nous. Nous abordons, les autorités de l'île nous reçoivent, la troupe est au garde à vous, la Marseillaise, puis le God save the King retentissent et, à pied, le cortège s'ébranle vers le palais du gouvernement provincial. Sur le parcours, nous faisons connaissance avec ces acclamations qui vont nous suivre en s'amplifiant jusqu'à la fin de notre voyage. La majorité de la population de l'île du Prince Edouard est canadienne anglaise, mais compte quand même 13,000 descendants de ces Acadiens chassés jadis par les Anglais, mais dont quelques-uns demeurèrent pourtant dans l'île comme au Nouveau-Brunswick et constituent aujourd'hui un centre vivant de civilisation française. Beaucoup d'entre eux sont là, qui applaudissent les envoyés de la mère patrie.
Au siège du gouvernement provincial a lieu la cérémonie du dévoilement d'une stèle à Jacques Cartier ; des discours sont prononcés, tous très émouvants, par lesquels on nous souhaite la bienvenue. Le sénateur Beaubien, en particulier, apôtre dévoué de l'amitié franco-canadienne, nous remercie d'être venus. « L'absence de la France, dit-il, eut privé cette commémoration de son sens le plus profond. Pour 3 millions de Canadiens, la France est l'aïeule vénérée. À leurs foyers, sa place est trop grande pour rester vide à cette fête de famille. » Pendant les jours qui suivirent, nous avons eu l'occasion de constater à quel point cela était vrai. Et M. Beaubien ajouta : « Si votre œil scrute la physionomie de nos populations, si votre oreille en écoute le langage, si votre curiosité en pénètre la mentalité, vous reconnaîtrez, presque libres de toute influence étrangère et toujours rigoureusement accusés, les traits saillants de la race française. Dans ses lignes maîtresses, l'âme de la race, pas plus que le sol natal, n'a fléchi sous le poids des siècles. » Notez, Mesdames et Messieurs, que tout ceci était dit devant les autorités canadiennes anglaises et devant les autorités britanniques, qui, [6] quelques minutes plus tard, entendirent faire par un autre orateur l'historique de la lutte jadis soutenue contre elles par les Canadiens français pour la conservation de leur langue et de leur religion. Ils écoutaient cela, ces hommes d'État, sans songer à s'en offusquer, moins encore à s'en inquiéter. Le Lieutenant Gouverneur de l'île, Canadien anglais, nous reçut d'ailleurs de façon charmante quelques instants plus tard. Aussi, en reprenant, au soleil couchant, sous un ciel qui peu à peu se criblait d'étoiles, le chemin du Champlain, méditions-nous sur ces deux faits que nous connaissions mais dont nous venions de nous convaincre par nous mêmes : le premier c'est que les Canadiens français sont restés français de cœur, de langue et de civilisation ; le second, c'est que les Canadiens anglais acceptent maintenant cette situation et que les uns et les autres parviennent à collaborer dans un esprit de mutuelle tolérance.
Quelques heures plus tard, le Champlain jetait l'ancre aux environs de midi en face de la pointe de Gaspé. Notre navire est entouré, non seulement de trois vaisseaux de guerre envoyés par le Gouvernement français pour participer à ces fêtes du souvenir, non seulement de bâtiments anglais et canadiens, mais encore de plus de 100 barques de pêche canadiennes. Elles sont toutes décorées des blasons de vieilles provinces françaises, spectacle profondément émouvant dont la préparation avait nécessité des mois de travail. Les braves pêcheurs avaient réalisé celui-ci sous la direction des élèves des Écoles des Beaux-Arts de Montréal et de Québec. Chaque barque portait plusieurs personnes et cette flottille tournait autour de nous, cependant que des cris de « Vive la France » poussés par toutes ces poitrines parvenaient jusqu'à nos oreilles. Ajoutez à cela que des aviateurs nous lançaient des gerbes de fleurs et vous comprendrez aisément à quel point nous étions tous remués par cette manifestation populaire si sincère, si magnifique dans sa simplicité. Dans l'immense baie de Gaspé, nos regards ne pouvaient se détacher de ces pêcheurs agitant leurs bérets et manifestant leur joie, de ces barques pavoisées évoluant au milieu des vaisseaux de guerre, de ces avions vrombissants, le tout dans une atmosphère de chants, de cris et de délirant enthousiasme.
Comme la veille, nous quittons le Champlain, nous approchons de cette côte de Gaspé, verdoyante et boisée, que, quatre cents ans [7] plus tôt, Jacques Cartier avait abordée le premier. Nous accostons. M. Bennett, premier Ministre du Canada, est là qui nous reçoit, les autorités de l'île et de la province de Québec l'entourent. Il y a 40,000 personnes accourues de tous les points du Canada, certaines même de Vancouver qui est à près de 7,000 kilomètres de Gaspé, c'est-à-dire plus loin que Le Havre. Elles sont venues pour célébrer ce centenaire et aussi pour voir les délégués de la France. Je renonce à vous décrire les acclamations délirantes qui nous accueillent à notre débarquement et qui nous accompagnent pendant que, passant sous des arcs de triomphe, nous nous dirigeons vers la colline au sommet de laquelle va être solennellement inaugurée la croix de granit élevée là où jadis avait été plantée la croix de bois. La cérémonie se déroule, les principaux dirigeants du Canada se trouvent rassemblés et le cardinal-archevêque de Québec et les délégués du roi George et du Président Roosevelt. Beaucoup d'entre eux prennent la parole, nous souhaitant la bienvenue, exaltant la découverte de Cartier. Les Canadiens rappellent que c'est la France chrétienne qui a fait le Canada, on cite les vers de ce chant que toute l'assistance avait entonné tout à l'heure après les hymnes nationaux :
- Jadis la France sur nos bords
- Jeta sa semence immortelle,
- Et nous, secondant ses efforts,
- Avons fait la France Nouvelle.
M. Flandin prononce un magnifique discours témoignant de la continuité de la politique et de la tradition française, déchaînant par sa péroraison un véritable tonnerre d'applaudissements ; M. Bennett, les envoyés officiels anglais et américains s'associent à l'hommage rendu à notre pays, puis a lieu la bénédiction de la croix ; après quoi, libérés pour quelques heures de toute obligation officielle, nous nous répandons en ordre dispersé à travers la petite ville de Gaspé et la campagne environnante, désireux que nous sommes d'entrer en contact avec cette population si sympathique et accueillante. Dès que l'un de nous était reconnu et nous l'étions toujours, puisque nous portions un insigne spécial il se voyait entouré, questionné sur la France, on lui demandait sa signature, on lui disait qu'on était content de le voir, on lui chantait de vieilles chansons françaises, le tout bien entendu dans notre langue parlée [8] sans faute, avec seulement quelques mots et expressions d'autrefois tombés en déshérence, mais toujours très corrects et d'une, impeccable syntaxe. La charmante femme de l'un de nos anciens ministres les plus sympathiques vit s'approcher d'elle un paysan qui lui parla ainsi : « Puisque vous êtes française, Madame, touchez-moi la main. Ma femme est très malade, mais elle m'a dit : va tout de même à Gaspé et arrange-toi pour toucher de ma part la main d'une vraie Française ! »
Pour moi, comme je marchais au hasard des ruelles, un homme m'aborda, me serra la main, m'expliqua qu'il habitait Gaspé depuis des années, qu'il n'y avait jamais vu de Français, qu'il n'y avait jamais vu non plus de membres du gouvernement canadien, à plus forte raison de Premier Ministre et il ajoutait : « Aujourd'hui mes vœux sont comblés, puisque j'ai fait connaissance d'un seul coup avec mes dirigeants et avec mon pays. » Comme je le regardais, n'osant comprendre : « Eh ! oui, m'expliqua-t-il, mes dirigeants, ce sont M. Bennett et ses collaborateurs ; mon pays, c'est vous. »
On pourrait multiplier à l'infini les anecdotes de cette sorte, toutes plus significatives les unes que les autres, mais il est essentiel de savoir se borner. À un moment donné, il fallut bien mettre un terme à notre flânerie pour gagner le séminaire où un banquet était offert aux Ministres canadiens, anglais, américains et à notre propre délégation. Des cocktails eh ! oui, dans un séminaire ! nous furent servis par des jeunes filles habillées en bretonnes, normandes, angevines, mancelles, toutes d'excellentes familles, toutes vêtues en paysannes françaises pour nous faire honneur. Pendant le banquet, on nous chanta de ces vieilles chansons canadiennes qui ont aidé puissamment à la conservation de la langue. On chante beaucoup là-bas, parce qu'on est gai et aussi parce qu'on a besoin de réagir contre les rigueurs du climat. Auprès du berceau des petits, au cœur des forêts, le long des rapides rivières qui entraînent les trains de bois, aux champs, à l'établi, et surtout pendant les longues veillées des interminables hivers, on chante. Vieilles chansons de chez nous, sentimentales ou malicieuses, chansons modernes traduisant l'idéal canadien et la finesse paysanne, chansons d'amour ou de gloire, elles ont toutes un tour français, une note joyeuse et énergique. Il y a un air pour chaque circonstance de la vie.
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Puis vint l'heure des discours. Ils furent nombreux, de même que les jours suivants (nous en avons entendu, je crois, 192 pendant tout le voyage) mais ils furent excellents et tous, ou presque tous, dits en français, y compris ceux des délégués anglais et américains. Qu'il me suffise de citer les paroles si caractéristiques prononcées par M. Taschereau, premier Ministre de la province de Québec (car Gaspé est déjà dans la province de Québec, c'est-à-dire au Canada français) : « Notre province est très heureuse en ce moment, dit M. Taschereau, c'est un rêve très doux qui se réalise pour elle. Que de fois avons-nous anxieusement, scruté l'horizon et la mer et nous sommes-nous demandés, avec notre poète Crémazie : reviendront-ils jamais ? Ils sont revenus, mais jamais la France n'est accourue vers nous avec autant d'empressement, d'éclat et de touchante fraternité. Il fallait l'âme et le souvenir de Cartier pour provoquer ce merveilleux pèlerinage et vous rappeler que la Nouvelle France est encore là, qu'elle est bien vivante et qu'elle vous a attendus longtemps. » Ce qui revenait à dire : « Nous sommes restés Français parce que nous l'avons voulu et parce que nous sommes épris de votre culture, mais vous ne nous y avez guère aidés ! » et c'est vrai. Depuis le traité de Paris, nous nous sommes peu occupés du Canada. C'est là une question sur laquelle je me réserve de revenir.
Le lendemain matin, nous assistâmes à une messe pontificale, puis le Champlain prit le chemin de Québec. Aux premières lueurs du jour, M. Franc Nohain, ce charmant et grand écrivain que la mort enlevait peu de jours après à notre admiration et à notre affection, était monté sur le pont plusieurs heures avant le moment de la messe pontificale. Il était donc seul et de l'extérieur nul ne pouvait le voir. Il aperçut alors une barque qui faisait lentement le tour de notre navire. Un seul homme l'occupait, un vieillard revêtu de ses habits du dimanche. Il saluait le bâtiment sur lequel il n'apercevait personne et répétait inlassablement : « Bonjour, Messieurs ! » Puis, son circuit achevé, il s'éloigna. Je montai sur le pont peu après et j'y trouvai M. Franc-Nohain tout bouleversé de ce qu'il venait de voir. Il me désigna la barque, et, comme nous allions à terre quelques instants plus tard, je la dépassai, puis l'attendis au rivage pour questionner le pêcheur qui m'expliqua tout simplement : « Je viens de très loin, j'ai été mis en retard par le mauvais temps, je n'ai pu [10] arriver pour les fêtes, alors je me suis dit : faut tout de même que j'aille leur dire bonjour, à ces Français ! »
Au moment où le Champlain s'ébranlait vers Québec, sur le rivage on chantait la Marseillaise et des airs de France, on criait vive la France en pleurant et en nous suppliant de revenir sans tarder. En remontant le cours du Saint-Laurent, malgré l'éloignement des rives, nous distinguions les villages pavoises aux couleurs françaises et nous entendions les cloches sonner au passage de notre bateau. Je vous ai raconté longuement, un peu trop peut-être, ces journées de Gaspé, afin d'essayer de reconstituer pour vous l'atmosphère au milieu de laquelle nous vivions. Mais mon ambition n'est ni de me livrer à de fidèles descriptions géographiques, ni de vous faire un récit complet de toutes nos étapes. Partout nous éprouvions les mêmes impressions, parce que partout l'on nous recevait avec le même enthousiasme. Aussi passerai-je rapidement sur le reste du voyage.
À Québec, petite ville bâtie comme Saint-Malo sur les flancs d'un rocher, aussi bien au couvent des Ursulines, fondé par Mère Marie de l'Incarnation en 1640, qu'à l'Hôtel-Dieu fondé en 1697 par la duchesse d'Aiguillon, qu'à l'Université Laval, fondée au XVIIe siècle par Mgr de Montmorency-Laval et où tous nos écrivains, MM. Bordeaux et Franc-Nohain en particulier, furent presque portés en triomphe ; qu'au Congrès de Droit civil français où MM. Capitant, Demogue, Moniez furent follement acclamés ; qu'aux cérémonies devant les monuments de Montcalm et Lévis et dans la petite ville de Lévis où les descendants de ceux-ci furent à l'honneur ; qu'au dîner offert par le Gouvernement de la Province, qu'à la fête populaire organisée ce même soir, qu'à cet autre banquet au cours duquel le Cardinal-Archevêque de Québec, récemment fait grand' croix de la Légion d'honneur, eut ce mot admirable : « Ce que vous me donnez en honneur, je vous le rendrai en amour », partout les délégués de la France furent profondément touchés de l'accueil qu'on leur réservait.
Puis ils partirent en automobile ou plutôt ils « embarquèrent en char » pour Trois-Rivières. Sur le parcours, toutes les maisons de tous les villages étaient décorées de bleu-blanc-rouge. On me dit même qu'elles l'étaient dans les chemins écartés où nul ne devait [11] passer, telle celle de ce paysan qui dit à M. Henry Bordeaux : « J'ai pavoisé pour moi ». Dans chaque bourgade nous passions au milieu de la population entière amassée sur le bord de la route. À Trois-Rivières, après de touchantes cérémonies, un banquet était organisé dans un immense manège décoré de tentures sur lesquelles étaient brodés les écussons des provinces de France, de ces provinces dont les jeunes filles qui nous servaient, toutes fort jolies, portaient aussi les costumes. Le grand peintre Georges Leroux, qui représentait parmi nous l'Académie des Beaux-Arts, a dit fort justement de ce soir-là : « Malgré l'excellence de la chère, nous avons surtout dîné avec nos yeux. » Pendant le repas, un chœur de 700 voix avait exécuté des chansons françaises, et, à la fin, pour nous témoigner leur affection et montrer en même temps leur loyalisme à l'Angleterre, ils entonnèrent le God save the King en français !
Arrivant ensuite à Montréal au milieu de la nuit, nous n'en trouvions pas moins, en plus des autorités de la ville, plusieurs milliers de personnes qui avaient tenu à nous acclamer sans retard. Montréal, bâtie sur le Mont Royal au bord du Saint-Laurent, ville de 1,200,000 habitants, dont 800,000 de race française, se vante à juste titre d'être la deuxième ville française après Paris et nous le fit bien voir les jours suivants, particulièrement le soir où plus de 300,000 personnes vinrent acclamer nos orateurs, qui, en plein air, leur adressaient la parole. Cette foule formidable chanta des airs et même des cantiques de France et finit par entonner une Marseillaise et une Madelon qui, pour nous, demeureront inoubliables. Française au plus haut point par la majorité de ses habitants et par les paysans qui l'entourent, Montréal commence à s'américaniser dans son commerce, dans ses mœurs, dans son architecture. On y aperçoit quelques gratte-ciel, on y joue dans les boîtes de nuit des airs venus en droite ligne de New-York, mais dès que l'on est dans la rue on se sent vraiment en France. Double impression infiniment curieuse, fortement éprouvée par ceux d'entre nous qui, après cette réunion populaire où s'était chantée la Madelon, entrèrent pour se rafraîchir dans un restaurant où ils se crurent déjà à Broadway. Sur ce sujet-là encore, je me réserve de revenir.
En quittant Montréal, nous allions sortir de la province de Québec et par conséquent du Canada français. Vous vous souvenez [12] qu'il y a au Canada 10 millions d'habitants, parmi lesquels plus de 3 millions et demi, descendants des 54,000 colons du XVIIIe siècle, sont de race française. Sur ces 3 millions et demi, plus de 2 millions habitent la province de Québec. Les autres sont répandus un peu partout à travers le territoire, groupés en îlots parfois fort petits, se réduisant dans certains cas à un seul village, dans lequel, fût-il à plusieurs dizaines de milles d'un village de même race, on ne parle que français. Nous en avions rencontrés au début de notre voyage 13,000 dans l'île du Prince Edouard ; dans l'Ontario où nous entrons, ils sont 300,000, sur une population de 3,300,000 habitants. Ici le problème est inversé, ils sont la minorité, on a essayé de les angliciser plus encore qu'on n'avait fait pour leurs frères de sang de la province de Québec ; mais, appuyés sur ceux-ci, ils s'y opposèrent et obtinrent finalement gain de cause. Ce résultat, désormais acquis, est encore relativement récent ; aussi, ayant éprouvé des difficultés plus grandes pour rester français, nous adressèrent-ils un message plus vibrant encore que ne l'avaient fait les habitants de Québec. « Frères bien aimés, votre visite nous honore, nous grandit et nous réconforte, en nous gonflant l'âme d'un légitime orgueil patriotique. Aussi nous sentons-nous plus décidés que jamais à poursuivre notre providentielle destinée par droits chemins, en gardant à Dieu notre foi, à l'Angleterre notre loyauté, à la France notre amour. » En raison de ce vibrant appel, M. Flandin voulut, au cours du dîner que nous offrit le Gouvernement du Canada, après avoir prononcé en anglais un excellent discours, traitant de questions économiques, ajouter en français quelques mots destinés aux Canadiens français de l'Ontario et plus généralement à tous ceux qui vivent en dehors de la Province de Québec. Il exalta le courage de ceux-ci, vanta le bilinguisme, citant à ce propos l'exemple de la Belgique, prônant l'égalité des deux races et concluant : « Puisque nous sommes réunis pour fêter les premiers colons et puisque nous avons vu l'œuvre immense accomplie par eux en terre canadienne, nous ne pouvons que souhaiter au grand Dominion de persévérer clans la voix du libéralisme. Entre Canadiens français et Canadiens anglais il n'y aura d'autre rivalité que de mieux contribuer à la prospérité d'une grande nation une et indivisible, dont je salue la belle capitale et le radieux avenir. » Les Canadiens français commentèrent avec joie ces paroles [13] dans leur journal : « Il y a là plus qu'un salut d'apparat, c'est la main tendue, dans un geste fier, à toutes les minorités françaises du Canada. M. Flandin a parlé hier soit en véritable représentant d'une France qui ne se désintéresse pas du sort de descendants qui, bien que politiquement séparés d'elle, lui sont intimement unis par les liens de la langue et du sang. Qu'il en soit profondément remercié. »
Très aimablement promenés par les soins du gouvernement fédéral à travers Ottawa, son Parlement, élégante réplique de celui de Westminster, ses précieuses archives, son université, ses larges avenues, ses jardins et ses alentours, nous en sommes repartis pour Toronto, ville déjà très américaine, après quoi nous entrions aux États-Unis, où l'on nous reçut admirablement. Mais le voyage au Canada était terminé ; il nous avait permis de juger de la vigueur des survivances françaises, lesquelles ne s'accompagnent d'ailleurs d'aucune arrière-pensée politique. Personne là-bas n'envisage la possibilité d'un rattachement à la France ; le Président du Comité France-Amérique de Québec ne nous l'a pas caché. « Nous vous devons la vérité. Connaissez-nous bien. Nous n'avons cure de la France sur le terrain politique. Nous sommes avant tout et profondément Canadiens, nous sommes loyalement sujets de la couronne d'Angleterre et nous n'avons aucune hostilité à l'égard des Anglais. Nous n'en sommes que plus à l'aise pour aimer la France, à laquelle va notre filiale affection. »
M'étant efforcé de vous montrer, à la lumière de notre voyage, cette survivance, j'ai accompli la première partie de la tâche qui m'avait été assignée. Il me reste à grouper en faisceau les impressions dont je vous ai fait part au fil de ce récit et à en dégager les éléments de la vie politique, puis de la puissance économique du Canada.
Tout d'abord, quelques remarques sur la manière dont se forma le Canada tel qu'il existe aujourd'hui. Notons que, de 1763 à 1867, les possessions britanniques de l'Amérique du Nord ne furent qu'un groupe de colonies distinctes et rivales, auxquelles s'ajoutait le vaste interland contrôlé par la compagnie de la Baie d'Hudson. Il y avait la Nouvelle-Écosse, acquise à la paix d'Utrecht. Il y avait l'île [14] du Prince Edouard, qui reçut une organisation particulière juste avant la proclamation de l'Indépendance américaine ; il y avait encore le Nouveau-Brunswick, l'autre province maritime, dont la constitution fut, elle, la conséquence de cette même indépendance américaine ; il y avait enfin le Canada supérieur, aujourd'hui l'Ontario, et le Bas-Canada, aujourd'hui province de Québec. Ontario et Québec constituaient seuls les régions de l'Ancien Canada. Séparément, toutes ces colonies eussent eu sans doute peu d'avenir, les États-Unis n'auraient pas tardé à les englober, d'autant plus que le gouvernement de chacune d'elles avait à faire face à des difficultés assez sérieuses de politique intérieure et sociale.
Tout cela, les Anglais le sentirent et le Canada, sous sa forme moderne, naquit en 1867. Une constitution nouvelle était créée, établissant un État fédéral, qui unissait les quatre colonies dont je viens de parler. Puis, en quelques années, vinrent s'y ajouter les territoires de la Compagnie d'Hudson, le Manitoba, la Colombie britannique. Le Canada devenait un immense pays de près de 9 millions de kilomètres carrés et de 3,700,000 habitants, un État fort dont le développement économique allait être rapide.
Mais une nation est autre chose qu'un conglomérat, autre chose qu'un territoire indépendant, autre chose même qu'une race. Une nation, c'est un groupe homogène, possédant un idéal moral, des traditions, un loyalisme puissant, un sens de l'appartenance à une communauté s'opposant à la notion de particularisme. Or, comment allait pouvoir se former la nation canadienne, alors que deux races, deux groupes ethniques différents par la culture, la langue et la religion se trouvaient en présence ? La population du Canada anglais, était composée de colons venus de Grande-Bretagne, d'Irlande et des États-Unis ; celle du Canada français se composait de Français ; les uns catholiques avec tendance au patriarcat, les autres protestants avec tendance à la démocratie. 700,000 Canadiens français vinrent bien s'installer au Canada anglais, mais sans s'y assimiler, et il en alla de même des Canadiens anglais, vivant au Canada français.
Or, ce qu'était la province de Québec en 1867, elle l'est encore aujourd'hui : elle a gardé les croyances, les coutumes, certaines des institutions de la France d'autrefois. Par exemple, ses réactions [15] devant le divorce, qu'elle n'admet pas, sont en opposition absolue avec celles de toute l'Amérique anglo-saxonne.
Tout en ayant évolué dans le sens du progrès, ils n'ont rien d'arriéré les Canadiens français sont demeurés essentiellement ce qu'un de leurs écrivains a appelé une paysannerie, c'est-à-dire des pêcheurs, des bûcherons, des fermiers, désespérément opposés à toute assimilation étrangère, ayant conservé la manière de vivre des paysans de chez nous avec seulement une plus grande richesse, dirigés par un clergé traditionnaliste et par une élite intellectuelle s'inspirant uniquement de logique cartésienne et de claire pensée française. Les descendants des fondateurs de la Nouvelle-France, y compris ceux qui vivent en îlots isolés, sont demeurés un groupe homogène et virtuellement une nation distincte au sein du Canada actuel. « Ils semblent, a dit Suite, un peuple n'ayant qu'une pensée et qu'un cœur. »
L'imperméabilité, si j'ose dire, des deux races apparaît clairement dans le cas de Montréal ; 63% des habitants en sont Français, 24% en sont Anglais. Ils ont leurs quartiers, leurs boutiques séparés. 34% des Français de la ville étaient, en 1921, incapables de parler l'anglais et 70% des Anglais incapables de parler le français. Et dans tout le Canada, 50% des Français ne savaient pas l'anglais, 95% des Anglais ignoraient le français. Il y a peut-être eu depuis 1921 une petite évolution dans cette situation, mais les ordres de grandeur demeurent exacts.
Le mérite des auteurs de la Constitution de 1867 a été d'instaurer le système fédéral, c'est-à-dire de permettre, malgré cette infranchissable barrière de races, la création d'un instrument de gouvernement, mettant les Français à même de garder une vie nationale distincte, tout en coopérant avec les Anglais ; ainsi fabriqua-t-on de toutes pièces la nationalité canadienne.
Le système fédéral ouvrit indiscutablement la voie à une nation consciente d'elle-même, mais ne fonctionna pas sans que se soient produits à diverses reprises des heurts violents, résultant du nationalisme des Canadiens français et de la susceptibilité toujours en éveil des Canadiens anglais. Il y eut là toute une période dont j'aimerais à vous retracer les péripéties. Le temps, cela va sans dire, me manque pour le faire et je me bornerai à vous citer un fait [16] caractéristique. Lors de la guerre des Boers, les journaux de langue anglaise encourageaient l'opinion à aider matériellement la mère patrie, les journaux de langue française exhortaient cette même opinion à l'indifférence. Seuls le prestige et l'habileté du Premier Ministre, Sir Wilfrid Laurier, parvinrent à préserver l'unité. Dans cette circonstance et dans quelques autres semblables, on vit bien quelle était la fragilité du lien. Ajoutez à cela que la contexture géographique du pays le divise en quatre régions éloignées les unes des autres et ayant chacune ses caractères particuliers.
Notons en sens inverse que les Français n'ont jamais formé un groupe à part dans les assemblées fédérales, que de nombreuses et puissantes associations ont organisé une propagande efficace dans le sens de la bonne entente, que l'industrialisation de la province de Québec donne à celle-ci certains intérêts solidaires de ceux de la province de l'Ontario ; notons enfin que le Canada est limitrophe des États-Unis, dont le champ d'influence s'étend dans toutes les provinces, françaises et anglaises, aux journaux, au théâtre, au cinéma, aux clubs, aux conférences, à l'Université même. Le confort américain règne sur tout le Canada, qui est irrésistiblement entraîné dans le sillage de sa voisine au point de vue de la civilisation matérielle. Cependant, le Canada ne souhaite pas être englobé par les États-Unis et, pour faire face au flot montant, la meilleure barrière est celle du Canada français. Tout cela est connu des Anglais d'Angleterre, auxquels on ne saurait refuser le sens politique et ils s'emploient à ne pas faire de différence entre les deux sortes de Canadiens. Ils ont essayé d'abord et c'est bien naturel d'angliciser les Français du Dominion ; mais ceux-ci, sans aucun appui de notre part, s'y opposèrent vigoureusement et ont obtenu de la métropole, après des luttes longues, mais loyales, le maintien de leur langue et de leur religion ; depuis lors, les écoles de la province sont bilingues et les Anglais, qui ont au plus haut degré le sens de la loyauté et celui de la liberté, appliquent ce régime sans aucune arrière-pensée. Les Français vivant dans l'Ontario demandent aujourd'hui l'établissement du bilinguisme dans leur région, soutenant avec logique que leur minorité y a droit comme la minorité anglaise de Québec. Ceci n'a pas encore été obtenu, mais par suite de l'opposition des seuls Canadiens anglais ; les Anglais de la Métropole n'y mettent aucun [17] obstacle, au contraire et bénéficient par conséquent du loyalisme sans réserve des Canadiens français. On arrive donc à cette conclusion que par suite de la fidélité de tous les Canadiens à un souverain commun et du besoin qu'ils ont de l'appui de la flotte, des capitaux, et de l'influence britanniques, le lien national unissant les deux races n'existera sans doute jamais très profondément dans les esprits et dans les cœurs, mais constituera longtemps une réalité politique et économique.
Mesdames, Messieurs, ce que sont les institutions politiques du Canada, et par quelle évolution insensible celui-ci passa de l'état de colonie à celui de Dominion, vous le savez. Depuis la guerre, le Canada est pratiquement indépendant et, dès 1920, n'était déjà plus subordonné à l'Angleterre que par quatre liens. Le premier, non le moins solide, était ce loyalisme dont je parlais tout à l'heure. Le second : le Parlement de Londres se trouvait seul juridiquement fondé à modifier la Constitution. Il n'y avait là, vous le sentez bien, qu'une question de pure forme. Le troisième consistait en ce fait que le dernier appel en justice avait lieu devant le « Judicial Committee of the Privy Council », dont le siège se trouve à Londres. Ceci soulevait d'ailleurs des protestations de la part des Canadiens anglais, mais non des Canadiens français, qui, confiants dans la justice de la métropole, voyaient dans cette situation la garantie du droit des minorités. Le quatrième, c'est que le chef d'État est le roi d'Angleterre, représenté par le Gouverneur général qui, sans posséder le titre de vice-roi, a une véritable cour. Ajoutons qu'à la tête de chaque province se trouve un lieutenant-gouverneur et que l'Angleterre seule décide de la paix ou de la guerre. Vous voyez que, dès avant 1926, il n'existait à peu près plus de limitation à l'indépendance du Canada. À la suite de la conférence impériale qui eut lieu cette année-là, la plupart de ces liens disparurent à leur tour. Seul demeure celui du souverain, nommant le Premier Ministre canadien, en vertu des indications du Parlement d'Ottawa. Le Parlement de Westminster et le Cabinet de Londres n'ont plus rien à voir dans les affaires du Dominion. Le gouverneur général représente désormais la personne du Roi et non la puissance publique anglaise, d'où il suit que l'accroissement de la pompe entourant ce haut personnage a coïncidé pour lui avec la perte de ses pouvoirs politiques.
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Il y a un gouvernement fédéral responsable devant la Chambre basse, composée de députés élus dans tout le Canada. La Chambre haute est une assemblée de sénateurs nommés par le Roi sur la proposition du Premier Ministre. Il s'agit d'un État fédéral, chaque province possède donc un Gouvernement provincial, responsable devant le Parlement provincial (une seule assemblée élue). Ceux qui ont bâti cette Constitution ont voulu éviter certaines imperfections de celle des États-Unis, en renforçant le pouvoir fédéral, en énumérant limitativement les attributions du pouvoir provincial (droit civil, justice, travaux publics, éducation, affaires locales), en laissant tout le reste (police, monnaie, politique extérieure) au gouvernement d'Ottawa, en permettant à celui-ci d'annuler le statut des législatures provinciales, en lui imposant de faire les propositions pour la nomination des lieutenants gouverneurs, enfin en réglementant le mode de désignation des sénateurs de la manière que nous avons dite.
Ajoutons que, les gouvernements provinciaux n'ayant jamais tendu à outrepasser leurs droits, le cabinet fédéral leur a toujours laissé en fait la plus grande liberté et que leur statut n'a jamais été annulé. La jurisprudence, allant même à l'inverse de la doctrine ce qui n'est pas un phénomène uniquement canadien a établi que le statut du travail, adopté par le pouvoir fédéral, n'est exécutoire que si chaque gouvernement provincial lui donne force de loi. Il y a peut-être là quelque exagération, mais après tout il ne nous appartient pas d'en juger. Je n'ai pas besoin de vous faire remarquer que l'organisation parlementaire du Canada est copiée sur celle de l'Angleterre ; Chambre des Communes, Chambre Haute dont les membres sont nommés à vie, formules officielles, un Premier Ministre responsable, choisissant ses Ministres librement parmi les membres de son parti (en établissant, il est vrai, un dosage racial et provincial). Le Gouverneur général n'a avec ses prédécesseurs du XVIIIe siècle qu'une communauté de titre, mais ses fonctions sont toutes représentatives. En effet, le Premier Ministre détient seul le pouvoir effectif et il existe en outre, depuis 1928, un Haut Commissaire britannique assurant la liaison entre les cabinets de Londres et d'Ottawa. Si l'on excepte l'organisation de l'administration municipale, qui se rapproche du type américain, on peut donc affirmer [19] que les institutions canadiennes sont celles de l'Angleterre, transformées dans la mesure où c'était nécessaire pour les adapter à l'atmosphère du nouveau monde.
Afin d'essayer de mettre en lumière le caractère réel de la démocratie canadienne, il est utile, je crois, de dire quelques mots des partis politiques. De 1867 à 1914, il n'y en eut que deux ; on en trouve maintenant un troisième, mais peu important. Les grands partis sont le libéral et le conservateur, sans ressembler aucunement à ceux qui en Angleterre portent le même nom. Ce qui les caractérise, c'est qu'ils n'ont pas de programme défini, pas de conception philosophique assise, pas de tendances opposées telles que traditionalisme et progressisme, c'est enfin qu'ils se composent d'éléments hétérogènes. Ils divergeaient jadis quant à l'orientation politique centralisatrice ou décentralisatrice à donner au Canada, mais la question ne se pose, plus et les deux partis, à l'égard de chaque problème, sont opportunistes, sans que le mot comporte ici aucun sens péjoratif : tantôt les conservateurs se firent les champions du protectionnisme, comme en 1878 ; tantôt, comme en 1897, ils ajoutèrent 47 nouveaux articles à la liste des produits entrant librement au Canada. Enfin, ils sont aussi nationalistes l'un que l'autre, ils se réclament l'un et l'autre des masses, sans briser avec les classes possédantes. Leur lutte se pose donc sur le terrain des individus et du prestige personnel. Elle est essentiellement celle des hommes qui n'ont pas le pouvoir contre ceux qui le détiennent. Ils se distinguent peut-être tout de même en ceci que les conservateurs professent la participation à la vie de l'Empire, tandis que les libéraux sont partisans de la coopération économique avec les États-Unis, ce qui ne veut pas dire, bien loin de là, qu'ils souhaitent l'union politique avec la République voisine. Je vous signale que, depuis trente trois ans, la majorité est toujours libérale au Parlement provincial de Québec, c'est-à-dire chez les Canadiens français. Au Parlement fédéral, elle change souvent ; actuellement elle est conservatrice, beaucoup de gens disent là-bas qu'elle ne le sera plus après les élections de l'an prochain. C'est là, bien entendu, un pronostic que je vous donne sous toutes réserves.
Après la guerre naquit un troisième parti, le parti agraire, imité des États-Unis et motivé par le mécontentement des fermiers [20] contre ce qu'ils disaient être l'oppression des industriels et des banquiers. Mais ce parti ne tarda pas à se diviser et dès lors il ne cessa de s'affaiblir. Depuis 1921, il existe aussi un parti travailliste ; il est aujourd'hui sans grande importance. Nous ignorons s'il jouera un rôle dans l'avenir, mais nous devons noter qu'il se heurte à de grandes difficultés : la distance, isolant les mines des autres centres industriels, le fait que l'agriculture emploie plus de 50% de la main-d'œuvre, cet autre fait que les ouvriers peuvent mal s'organiser par suite des différences de race et de religion, enfin la croissance rapide de la prospérité de la nation permettant au travailleur de tendre à devenir un petit bourgeois. Rien de ceci n'est favorable au développement du parti socialiste, moins encore à celui du parti communiste, lequel, uniquement formé d'émigrants, ne peut espérer voir s'accroître le nombre de ses adhérents. Les ouvriers ont obtenu la journée de huit heures, la semaine de quarante-quatre heures et bénéficieront sans doute d'autres avantages, mais ne semblent pas s'acheminer vers le trade-unionisme.
Au Canada, les partis ne sont pas totalement indépendants par rapport à certaines associations qui paraissent, en dernière analyse, être les véritables créateurs de l'opinion publique : associations religieuses, associations économiques.
En premier lieu, l'Église catholique dont M. André Siegfried dit que « son ascendant sur les Canadiens français est si fort qu'on le peut regarder comme l'élément principal de leur évolution ». Le gouvernement britannique a rapidement fait des concessions à une institution ayant un tel prestige et la confiance que les Canadiens français ont mise dans l'Église n'est pas mal placée, puisque celle-ci leur a conservé leur nationalité. « Notre survivance en tant que nation, a dit M. Bourassa, avec nos familles, nos traditions, notre langage, nos souvenirs et nos espérances, nous ne la devons ni à la France ni à l'Angleterre, mais à l'Église. » Celle-ci a découragé la fusion franco-anglaise, a lutté contre l'idée de glissement vers les États-Unis, mais prêcha toujours la loyauté à l'Angleterre. En matière politique, les prêtres exercent une influence et aussi en matière culturelle, mettant à l'index certains livres et certains journaux. Voici un fait typique montrant bien leur rôle dans la vie sociale : dans la province de Québec, ce sont eux qui tiennent les registres de l'état-civil.
[21]
Il y a en outre, au Canada anglais, une Église protestante calviniste, qui ne demeure pas inactive et agit dans le sens du progrès, d'un développement des lois sociales et du bien-être. Moins importantes que celle-ci et totalement distinctes d'elle, les Églises anglicane et baptiste exercent une action parallèle. Toutes trois appuient le pouvoir séculier et cherchent à infuser à la loi l'esprit puritain.
En dehors des associations religieuses, de puissantes associations économiques, représentant des intérêts industriels ou agricoles, s'emploient comme partout à obtenir le vote de lois servant ces intérêts. Il y a aussi des clubs innombrables poursuivant des buts divers et enfin une presse, jouant le même rôle que dans tous les pays du monde. Cette presse est du type américain, mais d'un niveau supérieur à celle des États-Unis. Tels me semblent être, Mesdames et Messieurs, les principaux éléments de la vie politique du Canada, mais cette conférence serait bien incomplète si, en plein XXe siècle, je passais sous silence les éléments de sa vie économique.
Le problème le plus important est peut-être celui de la population. En 1867, celle-ci comprenait 3 millions d'habitants, 5,300,000 en 1901, accroissement très modéré ; puis, de 1901 à 1911, les vagues d'émigration déferlent, augmentation de 35%. De 1911 à 1921, autre accroissement de 22%, en raison des possibilités nouvelles de mise en valeur des terres. Après la guerre, émigration très diminuée, mais en bref l'augmentation au cours du XXe siècle fut rapide, puisque la population est aujourd'hui de 10 millions d'habitants. Elle fut rapide en raison d'une abondante immigration et malgré l'exode vers les États-Unis d'une partie de l'élite canadienne. En 1927, 13% des diplômés des Universités vivaient aux États-Unis ; cette perte de sève n'est pas dénuée d'inconvénients, mais tend à diminuer au fur et à mesure que le Canada développe son industrie.
Beaucoup de fermiers américains, au cours du dernier siècle et au début de celui-ci, s'installèrent au Canada. Depuis la guerre ce mouvement se poursuit, léger mais sensible, ce qui présente un double avantage : l'immigrant américain a le plus souvent des capitaux et peut exploiter industriellement les terres qu'il acquiert ; et puis il s'assimile facilement. Les 10 millions d'habitants, se répartissant sur un territoire plus grand que l'Europe, sont 1 au kilomètre carré, contre 12 aux États-Unis, 75 en France. Du fait de cette faible [22] densité, le sol est intact et il y a de belles perspectives de mise en valeur du sol ; seulement, le Canada ne pratique pas la politique de la porte ouverte et n'accepte que très difficilement les émigrants non anglo-saxons, « afin qu'en aucune circonstance le nombre des contingents allogènes ne dépasse la moitié des naissances de sang anglais ». Ceci a été édicté sous l'influence de l'Église anglicane et aussi parce que les Nordiques, les Indous, les Japonais, les Nègres précédemment admis ne se sont pas assimilés et que leur fécondité est infiniment plus grande que celle des Canadiens anglais. Pratiquement, on n'admet plus que des Anglais et des Américains et il en vient relativement peu, ce qui explique que d'immenses étendues de terre demeurent incultivées.
Or, l'agriculture est à la base de l'économie canadienne et occupe 38% de la population masculine. Pour des raisons de géographie et de climat, la région de l'Ouest est l'un des plus riches greniers de blé du monde, blé dur semé au printemps, récolté l'été suivant, facilement cultivé grâce aux machines agricoles, rapidement transporté par un excellent réseau ferroviaire. Aux conditions naturelles favorables, au travail intelligent des fermiers, au développement de la technique s'ajoutèrent les efforts du gouvernement, favorisant la sélection des meilleurs blés, ajustant les tarifs de transport pour que le blé puisse être amené à bon compte dans les ports de l'Atlantique ou du Pacifique, et, de là, exporté.
Le marché du blé est dominé par une coopérative géante de producteurs née après la guerre ; les cours du blé s'étant effondrés en 1923, les producteurs virent dans cet organisme, qui avait existé pendant les hostilités, le moyen d'éviter la ruine ; puis, après la reprise du mouvement ascensionnel des prix, ce Board of Grains, qui est un établissement de vente pour tout le territoire, institution unique au monde, fut maintenu. C'est en vain que les compagnies privées luttèrent contre cette entente dont les résultats furent heureux jusqu'à la crise, mais actuellement le Board of Grains n'échappe pas à celle-ci et son sort dépendra dans les années à venir de la loyauté des fermiers vis-à-vis de l'Union Coopérative.
Tout l'outillage agricole mécanique est merveilleux et se trouve évidemment à la base du développement de l'agriculture canadienne, mais ce même machinisme a réduit les besoins en hommes, si bien [23] que maintenant la population urbaine s'accroît nettement aux dépens de la population campagnarde, d'autant plus que les industries dérivées de l'agriculture (beurre, fromage) ont dépassé le stade familial et sont désormais installées en ville. D'où exode des campagnes et culture des seules terres à grand rendement. Le blé canadien, récolté à un prix de revient très bas, est exporté au delà des mers à des prix avantageux.
En dehors des provinces centrales, on se livre au Canada à des cultures mixtes, particulièrement dans l'est où les produits de l'élevage et de l'industrie laitière qui s'y rattache sont expédiés en Angleterre et aux États-Unis.
Le caractère essentiel de la vie agricole du Canada, c'est d'une part que 85% des paysans sont propriétaires de leur terre, en raison du prix très bas de celle-ci ; c'est d'autre part que cette vie, sauf dans l'est français, est commerciale et industrielle, mettant les Canadiens à même d'atteindre un standard of living élevé, à condition qu'ils travaillent avec ardeur et qu'ils soient compétents. Sans éducation technique, le fermier se ruinera. Il n'y aura pas ce niveau de vie, moyen et égal, qui caractérise les paysans de chez nous. Il y aura une rivalité à caractère commercial, basée sur une conception industrielle de l'agriculture.
Ceci est évidemment nettement américain et nous allons voir que l'exploitation des matières premières industrielles et l'industrie elles-mêmes s'apparentent encore plus à celles des États-Unis. La pêche et les fourrures furent les premières ressources du Canada, puis le bois, dont l'exploitation fut considérablement stimulée lorsque l'Angleterre, au début du XIXe siècle, inaugura son système de tarif préférentiel. L'abandon de ce tarif en 1849 orienta les relations économiques du Canada vers les États-Unis. De 1820 à 1880 on peut dire que le Canada exporta surtout du bois. La construction du Canadian Pacific développa l'industrie de la même manière que l'agriculture. Nouvel accroissement du commerce du bois. Puis voici que celui-ci devint la matière de la pâte à papier. À partir de cet instant, la solidarité du Canada avec le marché américain s'accrut au point que celui-ci en 1929 absorbait 87% de la production du Dominion. Il y a pourtant à cette extension de la vente du bois un grave inconvénient, c'est que les forêts canadiennes, [24] malgré leur immensité, s'épuisent à un rythme accéléré. Des cris d'alarme ont déjà plus d'une fois été poussés à ce sujet.
À partir du XXe siècle se développa l'extraction des mines canadiennes de fer, d'or, d'argent, de cuivre, de zinc, de nickel, de cobalt et de charbon. Je vous épargne les chiffres. Les mines de charbon sont géographiquement mal placées. On a remédié à ce premier inconvénient par l'établissement de tarifs ferroviaires avantageux, mais il en reste un autre, c'est que les veines sont plus profondes et plus difficiles à exploiter que celles des mines des États-Unis. Enfin, la houille blanche, produite si facilement au Canada, constitue pour le charbon un redoutable concurrent et pour toutes ces raisons le Dominion n'occupe pas le rang charbonnier et généralement le rang minier auquel son chiffre de production semblerait lui donner droit.
Ces richesses naturelles, l'abondance des cours d'eau dispensateurs de force motrice et le voisinage des États-Unis donnèrent naissance à des industries variées : forestières, papetières, métallurgiques, mécaniques, textiles. Au sujet de ces industries, il est essentiel de savoir d'où proviennent les capitaux. Voici les chiffres, ici ils sont nécessaires : de 1900 à 1931, 68% des investissements étaient anglais, 24% américains, 8% européens. En 1913, 46% étaient anglais, 49% américains. En 1930, 37% sont anglais, 59% américains.
Vous le voyez, les capitaux américains l'emportent maintenant de très loin et je n'ai pas besoin d'en dire davantage pour vous montrer la part inquiétante des États-Unis dans la propriété des industries du Dominion. Beaucoup de gens s'en sont effrayés, citant l'impérialisme américain en Amérique centrale ; le danger est bien moindre au Canada, dont le gouvernement, très fort par lui-même, peut s'appuyer sur l'Angleterre dans la mesure où il l'entend. Mais, tout de même, l'emprise américaine existe, surtout si nous considérons que les échanges canadiens se faisaient en 1869 comme aujourd'hui avec l'Angleterre et les États-Unis dans une proportion de 80 p. 0/0, mais l'Angleterre, qui avait dans ce chiffre une part de 56% en 1869, ne comptait plus en 1929 que pour 15% aux importations et 27% aux exportations.
La politique douanière du Canada jusqu'en 1930 était basée sur [25] la réciprocité avec les États-Unis et sur les tarifs préférentiels avec l'Angleterre. Les conditions changèrent depuis lors en raison des hauts tarifs votés par l'Amérique, rendant moins faciles les exportations canadiennes de produits agricoles ; puis la politique de M. Bennett, couronnée par les accords d'Ottawa, inaugura une guerre tarifaire de riposte du côté de la République étoilée et accrut l'activité du commerce inter-impérial. De tout ce qui précède il ressort que le développement industriel du Canada, malgré le coup de barre donné par M. Bennett, a augmenté l'influence américaine sur les marchés du Dominion, influence qui s'est manifestée sous mille formes et a coïncidé avec un accroissement du bien-être matériel. Mais, dans le même temps, le niveau de culture intellectuelle du pays s'est élevé, par suite d'un plus étroit contact avec les littératures européennes. Et c'est dans ce double fait que réside aujourd'hui l'essentiel du problème canadien, qu'il me reste, en concluant, à poser sur le plan international à la lumière de tout ce qui vient d'être exposé.
Le Canada, avons-nous déclaré, n'est plus une colonie. Par une évolution lente et sûre il est devenu, sur le plan économique puis sur le plan politique, un Dominion à peu près indépendant, qui règle lui-même la plus grande partie de ses rapports avec l'extérieur, possède une représentation autonome auprès des États-Unis, du Japon, de la France, négocie ses traités de commerce, promulgue ses tarifs douaniers et ses lois sur l'émigration, n'est lié par un traité commercial impérial que s'il y adhère, siège en son propre nom à la Société des Nations. Seules les déclarations de guerre ou de paix ne sont pas de son ressort et Londres en décide, mais le Canada n'est pas tenu de s'associer à une guerre britannique. Cette évolution s'est produite sous la pression des événements et aussi par suite de la très compréhensive largeur de vue des dirigeants britanniques. Ainsi, comme le disait Sir John MacDonald, « les liens entre la mère patrie et le Dominion ont fini, degré par degré, par devenir moins de la dépendance qu'une alliance. Les grands objectifs de la défense impériale et du commerce préférentiel sont atteints de la sorte au moyen de traités. » Ces mots montrent bien pourquoi le Canada semble loin de souhaiter aujourd'hui l'indépendance totale. En premier lieu, entre le Canada et l'Angleterre existe une solide communauté [26] de sentiments ; de plus, pour les Canadiens, l'idée impériale se résume dans l'existence d'avantages économiques, de tarifs préférentiels. Puis la certitude de pouvoir compter sur la flotte britannique leur évite d'en entretenir une ; ils n'ont, je crois, que deux vaisseaux de guerre. Enfin, leur autorité est accrue du fait que, dans les négociations, ils peuvent s'appuyer sur l'influence anglaise.
Mais, d'autre part, le Canada est une puissance américaine, subissant l'attraction des États-Unis et ayant des aspirations communes avec ceux-ci. En 1921, lorsqu'il s'est agi de renouveler un traité impérial avec le Japon, le Canada a fait valoir que si ce renouvellement avait lieu, ses bonnes relations avec les États-Unis en souffriraient. Et le traité tomba.
Le Canada participe relativement peu aux dépenses militaires et navales britanniques, car les versements de chaque Dominion sont proportionnés aux besoins de sécurité de celui-ci. Or, s'organiser militairement contre les États-Unis, le Canada n'y songe pas, en raison de 3,000 kilomètres de frontière commune, de 120 millions d'Américains en face de ses 10 millions de ressortissants, enfin de la possibilité pour les États-Unis de détruire ses artères vitales en vingt-quatre heures. Cette situation commande son attitude au point de vue des relations extérieures. Se plaçant dans une certaine mesure sous la protection de la doctrine de Monroë, le Canada ne veut être lié à la politique impériale que dans la mesure où il l'entend.
Tout cela serait dangereux pour l'existence même de l'Empire si celui-ci ne reposait sur des sentiments et si l'Angleterre n'avait la certitude de voir, à l'heure du danger, le Dominion venir à son secours. C'est ainsi qu'en 1914 le Canada reprocha aux États-Unis leur neutralité et manifesta une joie infinie lorsqu'ils entrèrent en guerre en 1917.
La question qui se pose aux yeux de certains est de savoir si le Canada, en raison de sa civilisation matérielle américaine et de ses intérêts communs avec sa puissante voisine, ne sera pas un jour englobé par elle. Cela, nous ne le croyons pas, parce que les États-Unis semblent avoir renoncé à cette forme de leur impérialisme, qu'ils se heurteraient à une vigoureuse résistance et qu'ils hésiteraient sans doute à entrer en conflit à ce sujet avec le Canada et [27] avec l'Angleterre. Enfin, du point de vue économique, cette annexion serait contraire aux intérêts des États-Unis dans une période où ceux-ci n'arrivent déjà pas à écouler les produits de leur propre sol ; c'est comme marché que le Canada leur est utile. Pour toutes ces raisons, Mesdames et Messieurs, il semble donc que le statu quo doive se maintenir longtemps, sans que le Canada secoue davantage le joug anglais, sans qu'il soit annexé par les États-Unis. Le Dominion paraît destiné, comme le pense M. Pierre-Étienne Flandin, à devenir un trait d'union entre l'Amérique, la Grande-Bretagne et la France. Pour cela, il est nécessaire que notre pays adopte à l'égard du Canada une politique précise, à la fois culturelle, sentimentale et économique.
Sur le terrain de la culture et du sentiment, il serait intéressant d'intensifier les échanges intellectuels, de recevoir plus largement dans nos universités les jeunes Canadiens, d'envoyer là-bas pendant les périodes de vacances des étudiants de chez nous, d'assurer à travers le territoire canadien une plus large diffusion de notre littérature, de notre pensée scientifique, de notre génie artistique, de fournir à des professeurs, à des savants, à des conférenciers français les moyens d'aller se faire les ambassadeurs de notre pensée et de notre civilisation.
Sur le terrain économique, il y a aussi beaucoup à faire. En effet, la crise et la politique impériale d'Ottawa, les troubles monétaires américains et diverses autres circonstances ont restreint, pour ne pas dire anéanti les échanges franco-canadiens. Les exportations canadiennes vers la France ont baissé de 89% depuis 1929, par suite du ralentissement de nos achats de céréales. Les exportations françaises vers le Canada, vin, alcool, tissus, produits fabriqués, ont été presque supprimées par la crise. À la suite des accords d'Ottawa de 1932, le Canada avait dénoncé son traité de commerce avec la France et le remplaça l'année suivante par un accord provisoire. Mais, par la suite, la nouvelle politique française de réciprocité exigea un aménagement du statut des échanges franco-canadiens, afin d'accroître ceux-ci, qui représentent les chiffres 5 et 10, là où les échanges entre le Canada et l'Empire représentent 120 et 234, entre le Canada et la Grande-Bretagne, 86 et 195 ; entre le Canada et les États-Unis, 212 et 138. La France occupait donc sur le marché [28] canadien une place trop restreinte et, pour essayer de remédier à cette situation, les gouvernements de Paris et d'Ottawa signèrent, il y a peu de mois, un nouveau traité de commerce dont les clauses, récemment parues dans les journaux, sont trop présentes à votre mémoire pour que j'aie à les analyser.
Le Canada et la France s'engagent donc dans la voie d'une coopération active ; il faut souhaiter de les y voir persévérer, afin que le Dominion remplisse chaque jour davantage le rôle que semble lui avoir assigné l'Histoire et qui est de constituer un terrain d'union, d'entente et de collaboration entre ses deux mères patries et les États-Unis. La paix mondiale s'en trouvera mieux assurée et c'est un éminent service de plus que, 400 ans après sa mort, Jacques Cartier, pilote malouin, aura rendu à la cause de la civilisation.
[29]
Mesdames [2],
Messieurs,
Je pourrais reprendre devant vous la parole célèbre en l'appliquant à ma présidence inattendue : le plus étonné, c'est de m'y voir.
Je n'appartiens pas, en effet, à l'Association des Anciens Élèves de l'École des Sciences Politiques, pour cette raison décisive, c'est que je n'ai pas eu l'honneur de m'asseoir jadis sur les bancs de cette école, qui, à l'époque ancienne où je commençai mes études de droit, n'avait pas encore acquis la grande notoriété qu'elle possède aujourd'hui.
Un jeune homme qui se destine aux grandes carrières administratives diplomatiques ou financières est presque obligatoirement un élève de l'École des Sciences Politiques.
En est-il de même, actuellement plus qu'autrefois, de ceux qui songent à la politique ?
Je n'en suis pas sûr, car le suffrage universel se préoccupe beaucoup moins de sanctionner, par ses votes favorables, la valeur du diplôme des Sciences Politiques chez ceux qui l'ont obtenu, que de conserver souverainement l'extrême liberté et parfois l'étonnante bizarrerie de ses choix.
Même sous la IIIe République, il arrive que le Roi s'amuse !
Souhaitons que vienne le temps où la science politique, acquise ici sous la direction de professeurs éminents, apparaisse, en fait, comme la nécessaire introduction à la vie publique française. Et maintenant, je profite de la présidence qui m'a été si gracieusement offerte ce soir, par mon éminent et vieil ami, M. Paul Ernest-Picard et par mon distingué et jeune ami, le comte Emmanuel de Levis-Mirepoix, pour remercier et féliciter celui-ci de sa conférence, si étudiée et si remarquable. J'ai fait partie, comme lui, de la mission française qui, au mois d'août dernier, s'est embarquée sur le Champlain pour le Canada, sous la présidence particulièrement qualifiée de M. Pierre-Étienne Flandin, alors ministre des Travaux Publics et à qui ce voyage n'a pas porté malheur, puisque le voilà aujourd'hui le plus jeune des Présidents du Conseil de la IIIe République.
Ce voyage a été un enchantement, particulièrement pour tous ceux qui avaient conservé, de leurs lectures de jeunesse, le souvenir émouvant des découvertes de Jacques Cartier et de Champlain et des exploits héroïques de Levis et de Montcalm.
Nous avions tous l'impression, en naviguant vers l'Amérique, de partir à la découverte de cette nouvelle France du XVIee siècle qui nous apparaît aujourd'hui comme un morceau de notre vieille France par ses mœurs, ses coutumes et son langage ancestral. Je ne voudrais pas revenir sur les descriptions que vous a si bien développées M. de Levis-Mirepoix.
Mais, dans sa gerbe si touffue, il m'a laissé quelques impressions à glaner.
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Et d'abord, cette sensation du démesuré que nous a donné le premier contact avec le Canada.
Nous avions encore dans les yeux le spectacle de la Seine qui, même quand elle s'élargit au Havre, ne nous semble pas si éloignée de ces « prés fleuris », célébrés jadis par Mme Deshoulières.
Et nous voilà brusquement placés devant le Saint-Laurent, en présence d'un fleuve formidable dont les baies multiples s'ouvrent comme des bras de mer et expliquent l'erreur de Jacques Cartier, croyant d'abord cheminer vers l'Asie, quand il s'engageait vers Gaspé.
Ces deux rives du Saint-Laurent sont si éloignées l'une de l'autre que le regard n'arrive à les joindre qu'après plusieurs heures de navigation en direction de Québec.
Puis ces forêts immenses, ces étendues sans fin devant lesquelles les Français moyens prennent une conscience un peu émue de la petitesse de leurs horizons familiers.
Mais, dans ce cadre grandiose, quelle population affinée par plusieurs siècles de culture française !
C'est un des aspects de ce « miracle canadien » qui est, de la vieille France, comme une résurrection continue.
En la retrouvant, cette vieille France canadienne, beaucoup d'entre nous se reprochaient tout bas de ne pas l'avoir plus tôt fréquentée.
Quel accueil chaleureux, à un point impossible à imaginer, de cette population dont la langue forme avec nous le plus solide des traits d'union. À Montréal, en attendant, à la fin d'une soirée d'un enthousiasme inoubliable, le départ de l'autocar qui nous ramenait à notre hôtel, nous avons dû donner, avec mon charmant et si regretté ami Franc-Nohain, des signatures innombrables qu'une foule croissante de Canadiens français ne cessait de nous demander.
Nos noms ne leur apprenaient pas grand'chose tout au moins le mien mais c'étaient des signatures françaises et cela suffisait à les contenter.
Pendant les quelques centaines d'années que les Français du Canada ont mis à s'élever au chiffre de plus de trois millions, nous n'avons pas eu avec eux assez de relations.
Il est urgent de rattraper le temps perdu. Où trouverons-nous d'ailleurs, à travers le monde, un pareil bloc d'êtres humains parlant notre langue et nous aimant à travers elle ?
On l'a dit justement : Ténacité et vitalité, voilà ce qui caractérise la race canadienne.
Est-ce que nous n'aurions pas de ces deux qualités quelque chose à retenir et aussi à imiter ?
Cette étonnante vitalité canadienne n'est-elle pas un exemple pour la vieille Europe, car, malgré sa prodigieuse croissance, elle ne constitue pas une menace pour ses voisins.
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Trois mille kilomètres de frontières séparent le Canada et les États-Unis, dans le respect réciproque de leur indépendance, sans qu'aucun système fortifié ait été jugé nécessaire pour pourvoir à leur sécurité.
Heureux continent où la brutalité ne règne en maîtresse nulle part et n'apparaît même pas comme une menace lointaine !
N'est-il pas équitable de mettre, pour une large part, cette belle leçon d'humanité à l'actif de notre langue française qui, appuyée sur la spiritualité religieuse, donne là-bas, tous ses fruits ?
Dans ce pays canadien, aux dimensions démesurées, nous avons trouvé et goûté la finesse d'esprit, la mesure, le sens de la sagesse et de la concorde, en même temps que cette vigueur physique et cette endurance qu'exige une lutte incessante contre une nature souvent hostile.
Nous nous sommes sentis frères par la langue, par le respect des consciences, par l'admiration commune de ce qui est honnête, sain et moral.
Nous nous sommes sentis frères par la communauté des sacrifices qu'au moment de la Grande Guerre les combattants canadiens sont venus partager avec nous pour la libération du monde, menacé par le pangermanisme oppresseur.
À la volonté de puissance des envahisseurs de 1914, Canadiens et Français ont opposé la volonté de justice qui, comme l'avait souhaité notre grand Pascal, s'est trouvée heureusement la plus forte.
Multiplions aujourd'hui, Français et Canadiens, associés par notre langue commune et par nos souvenirs les plus touchants, notre effort fraternel pour le développement de la spiritualité française qui sera toujours, dans le monde, une garantie de sagesse, de modération et de paix.
[1] Conférence prononcée à la Société des Anciens Élèves et Élèves de l'École libre des Sciences Politiques, le vendredi 18 janvier 1935, par le comte Emmanuel de Lévis Mirepoix, membre de la Mission nationale française au Canada (1934), sous la présidence de M. Georges Bonnefous, Député, ancien Ministre.
[2] Allocution prononcée par M. Georges Bonnefous, Député, ancien Ministre.
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