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Collection « Les auteur(e)s classiques »
La mentalité primitive (1922)
Introduction
Une édition électronique réalisée à partir du livre de Lucien Lévy-Bruhl, La mentalité primitive. Paris : Les Presses universitaires de France. Collection Bibliothèque de philosophie contemporaine. Première édition, 1922. 15e édition, 1960, 544 pages.
Introduction
I
- Aversion de la mentalité primitive pour les opérations discursives de la pensée. - Ses idées restreintes à un petit nombre d'objets. - Absence de réflexion
Parmi les différences qui séparent la mentalité des sociétés inférieures de la nôtre, il en est une qui a arrêté l'attention d'un grand nombre de ceux qui les ont observées dans les conditions les plus favorables, c'est-à-dire avant qu'elles eussent été modifiées par un contact prolongé avec les blancs. Ils ont constaté chez les primitifs une aversion décidée pour le raisonnement, pour ce que les logiciens appellent les opérations discursives de la pensée ; ils ont remarqué en même temps que cette aversion ne provenait pas d'une incapacité radicale, ou d'une impuissance naturelle de leur entendement, mais qu'elle s'expliquait plutôt par l'ensemble de leurs habitudes d'esprit.
Par exemple, les Pères jésuites qui ont vu les premiers les Indiens de l'Est de l'Amérique du Nord ne peuvent s'empêcher de faire cette réflexion : « Il faut supposer que les Iroquois sont incapables de raisonner comme font les Chinois et autres peuples policés à qui on prouve la foi et la vérité d'un Dieu... L' Iroquois ne se mène point par raisons. La première appréhension qu'il a des choses est le seul flambeau qui l'éclaire. Les motifs de crédibilité dont la théologie a coutume d'user pour convaincre les plus forts esprits ne sont point ici écoutés, où l'on qualifie du nom de mensonges nos plus grandes vérités. On ne croit ordinairement que ce qu'on voit . » Le même père ajoute un peu plus loin :« Les vérités de l'Évangile ne leur eussent pas paru recevables, si elles eussent été appuyées uniquement sur le raisonnement et sur le bon sens. Comme l'étude et la politesse leur manquent, il leur fallait quelque chose de plus grossier et de plus palpable pour faire impression sur leurs esprits. Quoiqu'il se trouve parmi eux des esprits aussi capables des sciences que le sont ceux des Européens, cependant leur éducation et la nécessité de chercher leur vie les a réduits à cet état que tous leurs raisonnements ne passent point ce qui appartient à la santé de leur corps, à l'heureux succès de la chasse, de leur pêche, de la traite et de la guerre ; et toutes ces choses sont comme autant de principes dont ils tirent toutes leurs conclusions, non seulement pour leur demeure, leurs occupations et leur façon d'agir, mais même pour leurs superstitions et leurs divinités. »
En rapprochant ce passage du précédent, nous obtenons les éléments d'une description assez précise de la mentalité des Iroquois sur le point qui nous occupe. La différence essentielle entre ces « sauvages » et les infidèles plus policés qu'eux ne provient pas d'une infériorité intellectuelle qui leur serait propre : c'est un état de fait, dont l'explication, selon les pères, se trouverait dans leur état social et dans leurs murs. De même, le missionnaire Grantz dit des Groenlandais : « Leur réflexion ou leur invention se déploie dans les occupations nécessaires à leur subsistance, et ce qui n'est pas inséparablement associé à cela n'arrête jamais leur pensée. Aussi peut-on leur attribuer une simplicité sans sottise, et du bon sens sans l'art de raisonner . » Entendons : sans l'art de suivre un raisonnement tant soit peu abstrait. Car il n'est pas douteux que, en poursuivant les occupations nécessaires à leur subsistance, les Groenlandais ne raisonnent et n'adaptent des moyens, parfois compliqués, aux fins qu'ils recherchent. Mais ces opérations mentales ne se détachent pas des objets matériels qui les provoquent, et elles cessent aussitôt que leurs fins sont atteintes. Elles ne sont jamais pratiquées pour elles-mêmes, et elles ne nous paraissent pas, pour cette raison, s'élever à la dignité de ce que nous nommons proprement « pensée ». C'est ce que met en lumière un observateur moderne, qui a vécu avec les Esquimaux polaires. « Toutes leurs idées, dit-il, tournent autour de la pêche à la baleine, de la chasse et du manger. Hors de cela, pensée pour eux est en général synonyme d'ennui ou de chagrin. « À quoi penses-tu ? » demandais-je un jour, à la chasse, à un Esquimau qui paraissait plongé dans ses réflexions. Ma question le fit rire. « Vous voilà bien, vous autres blancs, qui vous occupez tant de pensées ; nous Esquimaux, nous ne pensons qu'à nos caches à viande : en aurons-nous assez ou non pour la longue nuit de l'hiver ? Si la viande est en quantité suffisante, alors nous n'avons plus besoin de penser. Moi, j'ai de la viande plus qu'il ne m'en faut! » Je compris que je l'avais blessé en lui attribuant des « pensées » .
Les premiers observateurs qui ont étudié les indigènes de l'Afrique australe nous ont laissé des remarques toutes semblables aux précédentes. Ici encore, les missionnaires constatent que « l'on ne croit que ce qu'on voit ». -- « Au milieu des éclats de rire et des applaudissements de la populace : « Le Dieu des hommes blancs, entendriez-vous dire à « l'interlocuteur païen, peut-il être vu de nos yeux ? - ... Que si Morimo (Dieu) « est absolument invisible, comment un homme raisonnable adorerait-il une « chose cachée ? » - De même chez les Bassoutos.« Moi, je veux d'abord monter au ciel pour voir s'il y a réellement un Dieu, disait fièrement un pauvre Mossouto, et quand je l'aurai vu, je croirai en lui . » Un autre missionnaire insiste sur «le manque de sérieux, l'absence de réflexion que l'on trouve généralement parmi ce peuple (les Béchuanas). Dans ces gens la pensée est pour ainsi dire morte, ou du moins elle ne sait presque jamais s'élever au-dessus de la terre... hommes grossiers qui font leur dieu de leur ventre . » Burchell écrit de même, au sujet des Boschimen : « Les personnes dont l'esprit a été ouvert par une éducation européenne ne peuvent guère se représenter ce qu'ils appelleraient la stupidité des sauvages, pour tout ce qui dépasse les idées les plus simples et les notions les plus élémentaires, au point de vue soit physique, soit moral. Mais le fait est tel : leur vie comprend si peu d'incidents, leurs occupations, leurs pensées et leurs soins sont bornés à un si petit nombre d'objets que, nécessairement, leurs idées sont aussi fort peu nombreuses et fort bornées. J'ai parfois été obligé de rendre à Machunka sa liberté alors qu'il m'avait enseigné à peine une douzaine de mots, tant il était évident que l'effort d'attention, ou le travail ininterrompu de la faculté de penser épuisait vite sa capacité de réflexion et le rendait vraiment incapable de s'attacher plus longtemps au sujet. Dans ces occasions, son inattention, son air absent faisaient voir que des questions abstraites, même de l'espèce la plus simple, le réduisaient vite à l'état d'un enfant dont la raison n'est pas encore éveillée. Il se plaignait alors d'avoir mal à la tête... ». Mais le même voyageur nous dit ailleurs, en parlant de ces Boschimen :« Ils ne sont ni lourds ni stupides ; au contraire, ils sont assez vifs, et sur les sujets que leur manière de vivre met à portée de leur observation et de leur compréhension, ils montraient souvent de la pénétration et de la sagacité .»
Chez eux donc, comme chez les Iroquois, l'aversion pour les opérations discursives de la pensée ne provenait pas d'une incapacité constitutionnelle, mais d'un ensemble d'habitudes qui régissaient la forme et l'objet de leur activité d'esprit. Le missionnaire Moffat, qui avait passé de longues années dans l'Afrique australe et qui parlait couramment la langue des indigènes, nous dit la même chose des Hottentots. « Il est extrêmement difficile de se représenter d'une manière exacte jusqu'où va l'ignorance même des plus éclairés d'entre eux, sur des sujets qui sont familiers ici aux petits enfants. Et pourtant, on ne peut nier, en dépit de ces apparences générales, qu'ils ne raisonnent avec pénétration et qu'ils ne sachent observer les hommes et les caractères . »
Un autre missionnaire dit des mêmes Hottentots :« Nos amis d'Europe trouveraient certainement incroyables les exemples que nous pourrions donner de la lourdeur d'esprit de ces gens quand il s'agit de penser, de comprendre et de retenir. Moi-même, qui les connais depuis si longtemps, je ne peux m'empêcher d'être surpris quand je vois quelle énorme difficulté il y a pour eux à saisir les vérités les plus simples, et surtout, à faire eux-mêmes un raisonnement et comme ils oublient vite ce qu'ils ont compris . »
Ce qui leur manque, c'est d'appliquer ordinairement leur esprit à d'autres objets qu'à ceux qui tombent sous les sens, ou de poursuivre d'autres fins que celles dont ils aperçoivent l'utilité immédiate. M. Campbell, dans son petit traité de la vie d'Africaner, rapporte ceci : comme on lui demandait quelle idée il avait de Dieu avant qu'il eût reçu le bienfait d'une éducation chrétienne, il répondit qu'à cette époque il n'avait absolument aucune idée sur cet ordre de sujets, qu'il ne pensait à rien qu'à son bétail . M. Moffat a recueilli ce même aveu de la bouche d'Africaner, qui était un chef indigène redoutable et fort intelligent.
Entrés en rapport avec les Européens, et obligés ainsi à des efforts d'abstraction nouveaux pour eux, il est naturel que ces indigènes de l'Afrique australe aient cherché, instinctivement, à réduire ces efforts au minimum. Toutes les fois que leur mémoire, qui est excellente, peut les dispenser de réfléchir et de raisonner, ils ne manquent pas de l'employer. En voici un exemple instructif ; « Le Missionnaire Nezel dit à Upungwane;« Tu as entendu le sermon de dimanche dernier, raconte-moi ce que tu as retenu. » Upungwane hésita d'abord, comme font toujours les Cafres, mais ensuite il reproduisit mot pour mot toutes les idées principales. Quelques semaines après, le missionnaire l'observa pendant le sermon, tout à fait inattentif en apparence, occupé à tailler un morceau de bois. Après le sermon, il lui demanda : « Qu'as-tu retenu aujourd'hui ? » Le païen tiré alors son morceau de bois et reproduit une idée après l'autre, en se guidant sur les entailles . »
Cette tendance à substituer le souvenir au raisonnement, toutes les fois qu'il est possible, se manifeste déjà chez les enfants, dont les habitudes mentales se modèlent naturellement sur celles de leurs parents. On sait que les enfants indigènes, partout où les missionnaires ont réussi à faire vivre des écoles, apprennent à peu près aussi vite et aussi bien que ceux de nos pays, du moins jusqu'à un certain âge, où leur développement devient plus lent, puis s'arrête. Le pasteur Junod, chez les Thonga de l'Afrique australe, a fait la remarque suivante : « Les enfants réussissent mieux quand il s'agit d'un effort de mémoire, et cela explique pourquoi ils sont beaucoup plus à leur aise quand ils apprennent les poids et mesures anglais, avec leurs opérations compliquées de réduction, que si on les met au système métrique qui paraît tellement plus simple et plus rationnel. Le système anglais exigé que la mémoire conserve très exactement le rapport entre les différentes mesures, yards, pieds, pouces, gallons, pintes, etc., mais une fois qu'on en est maître, le travail devient purement machinal. C'est ce qu'il faut aux Indigènes, tandis que dans le système métrique il y a une idée unique qui anime le tout, et un minimum de raisonnement est indispensable pour s'en servir.
« C'est précisément la nécessité de ce minimum qui explique l'impopularité du système métrique parmi nos élèves indigènes, et la difficulté est décuplée pour eux quand ils arrivent à des problèmes, et qu'ils doivent les résoudre sans qu'on leur dise si c'est une addition qu'il faut faire ou une soustraction. Par suite, l'arithmétique, quand c'est une affaire de mémoire, leur paraît une étude facile et agréable. S'il faut raisonner, c'est un travail pénible . » Une remarque tout à fait semblable a été faite chez les Barotse. « C'est l'arithmétique qui passionne nos garçons Zambésiens, comme les Bassoutos et en général les Sud-Africains. Ils ne connaissent rien au-dessus des chiffres ; c'est la science des sciences, le critère indiscutable d'une bonne éducation. Connaissez-vous le labyrinthe de l'arithmétique anglaise avec son système vieilli, mais d'autant plus vénérable, de poids et de mesures ? Nos Zambésiens s'en délectent. Parlez-leur livres, farthings, pences, onces, drachmes, etc., et leurs yeux brillent, leurs figures s'illuminent, et en un tour de main l'opération est faite, s'il ne s'agit que d'une opération... C'est curieux, comme la plus positive des sciences peut devenir une admirable mécanique. Seulement, donnez-leur un problème des plus simples, mais qui demande un peu de raisonnement, et les voilà devant un mur.« Je suis vaincu », disent-ils, et ils se croient dispensés de tout effort intellectuel. Je signale ce fait qui n'est nullement particulier aux Zambésiens . » - « Chez les Namaquas, s'il s'agit de calculer, il est extrêmement difficile de faire comprendre quelque chose aux enfants, tandis qu'ils se montrent des maîtres pour tout ce qui peut s'apprendre mécaniquement, et qui n'exige ni pensée ni réflexion . » - Pareillement, sur le Niger, « le Mossi ne sait pas rechercher le pourquoi des choses, et alors que les petits enfants de chez nous sont raisonneurs et nous embarrassent parfois par leurs questions, un Mossi ne se demande jamais : comment cela se fait-il ?
Pourquoi est-ce ainsi et pas autrement ? La première réponse lui suffit.
« Ce manque de réflexion est cause de son retard dans la civilisation... D'où encore son manque d'idées. Les conversations ne roulent guère que sur les femmes, la nourriture, et, dans la saison des pluies, les cultures. Leur cercle d'idées est fort restreint, mais il est susceptible de s'agrandir, car le Mossi peut être considéré comme intelligent . »
Pour conclure en ce qui concerne ces sociétés africaines, nous prendrons les expressions mêmes du missionnaire W. H. Bentley, qui a été un excellent observateur, et qui a cru pouvoir résumer son expérience en ces termes : «L'Africain, nègre ou bantou, ne pense pas, ne réfléchit pas, ne raisonne pas, s'il peut s'en dispenser. Il a une mémoire prodigieuse ; il a de grands talents d'observation et d'imitation, beaucoup de facilité de parole, et montre de bonnes qualités. Il peut être bienveillant, généreux, aimant, désintéressé, dévoué, fidèle, brave, patient et persévérant. Mais les facultés de raisonnement et d'invention restent en sommeil. Il saisit aisément les circonstances actuellement présentes, s'y adapte et y pourvoit ; mais élaborer un plan sérieusement, ou induire avec intelligence - cela est au-dessus de lui .»
Peut-être ne sera-t-il pas superflu d'illustrer cette incapacité de réfléchir par un exemple concret. Je l'emprunterai à Bentley lui-même. « Les indigènes de la côte manifestèrent tout d'un coup un vif désir d'apprendre à lire et à écrire... Nous mîmes fort longtemps à en trouver la raison.
« Les indigènes, quand ils apportaient leurs produits à la côte pour les vendre, les amenaient au magasin d'achat, où on les pesait et mesurait ; lagent marquait alors quelque chose sur un papier. Ensuite, ils portaient ce papier à un autre agent, au magasin qui contenait les marchandises d'échange, et ce second agent les payait... Ils en conclurent que, s'ils savaient écrire, ils n'auraient plus besoin de prendre la peine d'apporter leurs produits : il suffirait de tracer quelques signes sur un morceau de papier (comme faisait le premier agent, et en présentant ce papier au magasin des marchandises, ils obtiendraient tout ce qu'ils voudraient. De là le désir d'apprendre à lire et à écrire manifesté parles gens de San Salvador.
« Il n'y avait pas là-dedans la moindre idée de vol. L'Africain ne réfléchit à rien jusqu'au bout, à moins d'y être forcé ; c'est son point faible, c'est sa caractéristique. Ils n'ont jamais reconnu de ressemblance entre leur propre commerce et un comptoir de la côte. Ils considéraient que lorsqu'un blanc a besoin d'étoffes, il ouvre un ballot, et il en trouve. D'où viennent ces ballots, pourquoi et comment ? Ils n'y ont jamais songé. « Comment le savoir ? » Tout le monde dit que l'étoffe est faite par des morts au fond de la mer. Tout cela est si désespérément confondu avec des choses occultes et magiques, que leurs idées vont précisément aussi loin que leurs yeux. La présentation du papier avec de l'écriture dessus, sans ajouter un mot, suffit pour que l'étoffe soit livrée : apprenons donc à écrire sur le papier. »
Tout récemment, M. Wollaston a observé en Nouvelle-Guinée la même naïveté. « Avant de partir, on montrait aux porteurs le couteau, la hache, ou l'objet quelconque qu'ils devaient recevoir pour leur peine, et, une fois arrivés, ils revenaient en courant à Parimau avec leur bout de papier... Quelques hommes du village, moins énergiques, quand ils virent leurs amis recevoir un couteau ou une hache, en présentant simplement un bout de papier à l'homme qui avait la garde du camp à Parimau, pensèrent qu'ils pouvaient obtenir sans peine la même récompense, et ils furent très étonnés quand les petits morceaux de papier qu'ils présentèrent ne leur rapportèrent rien du tout, ou simplement une sérieuse rebuffade, Mais leur malice était si puérile qu'on ne pouvait se fâcher sérieusement contre eux . »
Il n'y avait pas là ombre de malice. M. Bentley, plus expérimenté que M. Wollaston, l'a bien compris et bien expliqué. C'est une manifestation entre mille, plus frappante que beaucoup d'autres, de l'habitude mentale qui fait que le primitif « s'arrête à la première appréhension qu'il a des choses, et ne raisonne pas s'il peut s'en dispenser ».
Il serait facile de citer de nombreuses observations du même genre, recueillies dans d'autres sociétés inférieures, en Amérique du Sud, en Australie, etc. « Se transporter dans la suite des idées d'un Mélanésien, dit M. Parkinson, n'est pas chose aisée. Il est, intellectuellement, très bas. La pensée logique est pour lui, à peu près dans tous les cas, une impossibilité. Ce qu'il ne saisit pas immédiatement par la perception de ses sens, est sorcellerie ou action magique : y réfléchir davantage serait un travail tout à fait inutile . »
Bref, l'ensemble d'habitudes mentales qui exclut la pensée abstraite et le raisonnement proprement dit semblent bien se rencontrer dans un grand nombre de sociétés inférieures, et constituer un trait caractéristique et essentiel de la mentalité des primitifs.
II
- Ce n'est ni impuissance native ni manque d'aptitudes naturelles. - Hypothèse de travail tirée des Fonctions mentales
Comment se fait-il que la mentalité primitive témoigne d'une telle indifférence, on pourrait dire, d'une telle aversion pour les opérations discursives de la pensée, pour le raisonnement et la réflexion, alors qu'à nos yeux, c'est là une occupation naturelle et presque constante de l'esprit humain?
Ce n'est pas incapacité ou impuissance, puisque ceux mêmes qui nous font connaître cette disposition de la mentalité primitive ajoutent expressément qu'il se trouve là « des esprits aussi capables des sciences que le sont ceux des Européens », puisque nous voyons les enfants australiens, mélanésiens, etc., apprendre aussi aisément que les enfants français ou anglais ce que le missionnaire leur enseigne. Ce n'est pas non plus la conséquence d'une torpeur intellectuelle profonde, d'un engourdissement et comme d'un sommeil invincible, car ces mêmes primitifs à qui la moindre pensée abstraite semble un effort insupportable et qui ne paraissent pas se soucier de raisonner jamais, se montrent, au contraire, pénétrants, judicieux, adroits, habiles, subtils même, quand un objet les intéresse, et surtout dès qu'il s'agit d'atteindre une fin qu'ils désirent ardemment .
Le même observateur qui parlait tout à l'heure de leur « stupidité » s'extasiera sur leur ingéniosité et sur leur goût. Il ne faut donc pas prendre le mot «stupidité» à la lettre. Ou plutôt, il faut se demander d'où vient cette stupidité apparente, et quelles en sont les conditions déterminantes.
Une explication a été proposée, comme on l'a vu plus haut, par les missionnaires mêmes qui ont constaté l'aversion des primitifs pour les opérations logiques les plus simples. Ils l'ont tirée de ce fait, que les primitifs observés par eux ne pensaient jamais et ne voulaient penser qu'à un nombre restreint d'objets, nécessaires à leur subsistance, à leur bétail, au gibier, au poisson, etc. Les habitudes mentales ainsi contractées par les primitifs deviendraient tellement fortes, que tout autre objet, surtout s'il est abstrait, ne pourrait plus arrêter leur esprit : « On ne croit que ce qu'on voit; leurs idées ne vont pas plus loin que leurs sens; tout ce qui n'est pas immédiatement perdu n'est pas pensé, etc. »
Mais le problème n'est pas résolu par là. Si les observations rapportées sont exactes, comme il le semble il se complique plutôt. D'abord, on ne voit pas pourquoi la poursuite d'intérêts exclusivement matériels, ni même pourquoi le petit nombre des objets ordinaires des représentations aurait nécessairement pour conséquence l'incapacité de réfléchir et l'aversion pour le raisonnement. Au contraire, cette spécialisation, cette concentration des forces de l'esprit et de l'attention sur un nombre restreint d'objets à l'exclusion des autres, devrait plutôt avoir pour effet une sorte d'adaptation exacte, précise, aussi bien intellectuelle que physique, à la poursuite de ces objets; et cette adaptation, en tant qu'intellectuelle, impliquerait un certain développement de l'ingéniosité, de la réflexion et de l'adresse à ajuster les moyens les plus propres à atteindre la fin recherchée. C'est en effet ce qui se produit souvent.
Que cette adaptation s'accompagne d'une indifférence presque invincible à l'égard des objets qui n'ont pas de rapport visible avec ceux qui intéressent les primitifs, les missionnaires en ont fait bien souvent la pénible expérience. Mais l'incapacité de comprendre un enseignement évangélique, et même le refus de l'écouter ne sont pas à eux seuls une preuve suffisante de l'aversion pour les opérations logiques, surtout quand on reconnaît que les mêmes esprits se montrent fort actifs quand les objets les touchent, quand il s'agit de leur bétail ou de leurs femmes.
En outre, n'est-il pas téméraire d'expliquer cette aversion par un attachement exclusif aux objets des sens, puisque les mêmes missionnaires nous montrent par ailleurs que les primitifs sont les plus intrépides croyants que l'on puisse trouver ? On ne parvient pas à leur ôter de l'esprit la certitude qu'une infinité d'êtres et d'actions invisibles sont cependant réels. Livingstone nous dit qu'il a souvent admiré la foi invincible des nègres de l'Afrique australe en des êtres qu'ils n'avaient jamais vus. Partout où l'observation a été assez patiente et prolongée, partout où elle a fini par avoir raison de la réticence des indigènes qui est extrême touchant les choses sacrées, elle a révélé chez eux un champ pour ainsi dire illimité de représentations collectives, qui se rapportent à des objets inaccessibles aux sens, forces, esprits, âmes, mana, etc. Et le plus souvent, ce n'est pas une foi plus ou moins intermittente, comme celle de beaucoup de fidèles européens, qui ont des jours et des emplacements spéciaux pour vaquer à leurs exercices spirituels. Entre ce monde-ci et l'autre, entre le réel sensible et l'au-delà, le primitif ne distingue pas. Il vit véritablement avec les esprits invisibles et avec les forces impalpables. Ces réalités là sont, pour, lui, les plus réelles. Sa foi s'exprime dans les plus insignifiants comme dans les plus importants de ses actes. Toute sa vie, toute sa conduite en sont imprégnées.
Si donc la mentalité primitive évite et ignore les opérations logiques, si elle s'abstient de raisonner et de réfléchir, ce n'est pas par impuissance de dépasser ce que lui offrent les sens, et ce n'est pas non plus par un attachement exclusif à un petit nombre d'objets tous matériels Les mêmes témoignages qui insistent sur ce trait de la mentalité primitive nous autorisent aussi et même nous obligent à rejeter ces explications. Il faut chercher ailleurs. Et pour chercher avec quelque chance de succès, il faut d'abord poser le problème en des termes qui en rendent possible une solution méthodique.
Au lieu de nous substituer en imagination aux primitifs que nous étudions, et de les faire penser comme nous penserions si, nous étions à leur place, ce qui ne peut conduire qu'à des hypothèses tout au plus vraisemblables et presque toujours fausses, efforçons-nous, au contraire, de nous mettre en garde contre nos propres habitudes mentales, et tâchons de découvrir celles des primitifs par l'analyse de leurs représentations collectives et des liaisons entre ces représentations.
Tant que l'on admet que leur esprit est orienté comme le nôtre, qu'il réagit comme le nôtre aux impressions qu'il reçoit, on admet aussi, implicitement, qu'il devrait réfléchir et raisonner comme le nôtre sur les phénomènes et les êtres du monde donné. Mais on constate qu'en fait, il ne réfléchit ni ne raisonne ainsi. Pour expliquer cette anomalie apparente, on a alors recours à un certain nombre d'hypothèses : paresse et faiblesse d'esprit des primitifs, confusion, ignorance enfantine, stupidité, etc., qui ne rendent pas suffisamment compte des faits.
Abandonnons ce postulat, et attachons-nous sans idée préconçue à l'étude objective de la mentalité primitive, telle qu'elle se manifeste dans les institutions des sociétés inférieures ou dans les représentations collectives d'où ces institutions dérivent. Dès lors, l'activité mentale des primitifs ne sera plus interprétée d'avance comme une forme rudimentaire de la nôtre, comme infantile et presque pathologique. Elle apparaîtra au contraire comme normale dans les conditions où elle s'exerce, comme complexe et développée à sa façon. En cessant de la rapporter à un type qui n'est pas le sien, en cherchant à en déterminer le mécanisme uniquement d'après ses manifestations mêmes, nous pouvons espérer ne pas la dénaturer dans notre description et notre analyse.
Dernière mise à jour de cette page le dimanche 23 avril 200612:58 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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Jean-Marie Tremblay, fondateur des Classiques des sciences sociales