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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Traité de sociologie primitive (1936): Introduction
Une édition électronique réalisée à partir du livre de Robert Lowie (1936), Traité de sociologie primitive. Paris : Union générale dÉditions, 1969, 443 pages. Collection : Petite bibliothèque Payot, no 137.
Chapitre 1: Introduction
Dans un certain sens, la société et la civilisation primitive ont la même extension. En effet, la civilisation, ou la culture pour employer le terme ethnographique, c'est, selon la célèbre définition de Tylor, « ce tout complexe qui inclut les connaissances, la foi, l'art, la morale, la loi, les coutumes ainsi que toutes les autres facultés et habitudes acquises par l'homme en tant que membre d'une société ». Il s'ensuit qu'une description complète de la société implique l'étude de toutes les phases de la civilisation. Il ne saurait être question ici d'une tâche aussi énorme. Je me limiterai aux aspects de la culture, qu'on appelle organisation sociale, c'est-à-dire que je traiterai des groupes qui constituent la société, de leurs fonctions, de leurs relations mutuelles et des facteurs qui déterminent leur croissance.
Pourtant les différents aspects de la civilisation sont si étroitement liés les uns aux autres qu'il est en pratique impossible de se concentrer sur l'un d'eux à l'exclusion des autres. De récents événements nous ont familiarisés avec l'interdépendance mutuelle de certaines branches de la culture qui sembleraient disparates. Des opérations militaires ne sauraient être conduites avec succès sans la collaboration des savants de laboratoire et des cultivateurs. Ce principe est également applicable aux stades moins développés. Si nous voulons étudier l'organisation sociale, il ne nous est pas permis de négliger les facteurs industriels, car la société est souvent organisée sur le mode industriel précisément, en corporations de forgerons et d'architectes, de constructeurs de bateaux et de tatoueurs. Ce qui nous importe ici, cependant, ce ne sont point les procédés techniques appliqués par ces artisans, même s'ils sont caractéristiques de la société à laquelle ils appartiennent; nous traiterons plutôt de la situation de chaque corps au sein de la communauté, de son état d'infériorité ou de supériorité, de ses prérogatives et de ses devoirs comme unité parmi d'autres agrégats analogues ou opposés. De même, si nous avons l'occasion de nous occuper des corporations religieuses, nous ne concentrerons pas notre intérêt sur des croyances ou des rites, mais sur la situation des divers groupes dans l'organisme en général. Si nous avions à considérer le christianisme sous cet angle, les différences relatives à la confession auriculaire ou à la théorie de la transsubstantiation ne figureraient que comme des éti. quettes de groupe, tandis que la prééminence progressive de l'une des catégories de croyants, la décadence d'une autre, l'impuissance d'une troisième seraient les phénomènes qui attireraient surtout notre attention. Néanmoins, il est impossible d'établir par avance la somme des connaissances qui seraient nécessaires pour éclairer l'essentiel du problème, et, si nous n'y prenions garde, nous pourrions bien nous trouver plongés jusqu'au cou dans les subtilités de la dispute scolastique. Il n'en va pas autrement avec les peuples primitifs, et, pour jauger avec exactitude le caractère de l'organisation sociale, il est souvent de toute importance de tenir compte de faits représentant tous les autres aspects de l'activité indigène.
Au point de vue scientifique, l'étude des sociétés primitives ne demande pas à être justifiée. Elles existent, font partie de la réalité-et la science est tenue de les prendre en considération. Mais l'esprit dans lequel on les a observées jusqu'ici n'a pas toujours été le même et il ne sera pas inutile de signaler les divers buts qu'on a poursuivis en étudiant ces sociétés.
Tout d'abord, on peut adopter une attitude essentiellement monographique. Quelques observateurs fixent leur attention sur un peuple déterminé à un moment précis de son existence et travaillent à décrire sa culture avec la plus grande fidélité possible. S'il réussit dans son effort, ce type d'ethnographe devient un artiste qui pénètre par sympathie dans l'esprit latent de cette civilisation; il crée alors un tableau à la façon de la Renaissance de Gobineau. Tel est l'idéal de recherche humaniste préconisé par le philosophe Windelband et son école. Pour eux, chaque manifestation de l'histoire humaine représente un phénomène unique, un ensemble de valeurs absolument indéfinissable qui ne peut être perçu que par l'intuition d'un visionnaire et transmis ensuite au public en colorations plus pâles. L'effort ethnographique, dirigé selon cet esprit, aboutirait à une collection de portraits cul. turels, dont chacun serait un tout complet et isolé des autres.
Une telle attitude vis-à-vis des phénomènes de la civilisation n'est en aucune manière incompatible avec un but scientifique, et, pour autant qu'elle met en évidence les phases subtiles d'une culture, elle peut même apporter des éléments indispensables à une description exhaustive de la réalité. Mais il est également vrai que la science ne saurait se contenter de cette immersion esthétique dans les diverses manifestations de la société humaine. En fait, un ethnographe qui passerait successivement de l'un de ces tableaux à l'autre, obéirait peu à peu imperceptiblement à un exercice mental tout à fait différent de l'impulsion qui pousse le peintre à reproduire l'individualité de son modèle et qui ne rappellerait plus son propre effort initial de re-création. Des comparaisons spontanées avec des tableaux antérieurs se mêleraient aux processus d'absorption pure. En face de l'allure martiale d'une culture viendrait contraster la déformation religieuse d'une autre civilisation ou l'avarice forcenée d'une troisième. On noterait les analogies aussi bien que les divergences et on chercherait inévitablement à en expliquer les causes. En d'autres termes, les phénomènes ne seraient plus perçus en eux-mêmes, mais en relation les uns avec les autres.
Il s'agirait partiellement d'un problème de relations causales. Il est bien naturel de supposer que les mêmes causes produisent les mêmes effets et, en conséquence, il incomberait à l'ethnologue de déterminer quelles sont ces causes. On pourrait a priori les chercher dans des affinités raciales, dans la similitude du milieu géographique ou encore dans quelque autre condition fondamentale commune aux cultures comparées. Pratiquement, ainsi qu'on le verra plus loin, il est malaisé d'isoler de telles déterminantes au milieu de l'infinie complexité des faits culturels et de démontrer qu'elles sont des facteurs d'importance. Quelques ethnologues ont même abandonné tout espoir de les démêler jamais. Mais que la recherche des relations causales soit une entreprise vaine ou non, il est un ordre de relations que celui qui étudie les civilisations ne peut ignorer, c'est la chronologie. Supposons que notre galerie de tableaux renferme une représentation de toutes les cultures imaginables. Il faudrait qu'elle présentât aussi différentes descriptions des cultures successives d'un même peuple. L'observateur-esthète devrait se contenter de noter que le tableau représentant le Japon en l'an 1000 et celui du Japon de 1900 figurent des incarnations disparates de deux idéaux culturels aussi éloignés l'un de l'autre qu'ils le sont tous deux de la Renaissance italienne. Cependant, l'homme de science ne saurait adopter une telle attitude. Pour lui, le fait qu'une culture est sortie d'une autre, qu'une même civilisation a varié selon les époques, est de toute importance. S'il n'introduit pas la notion de temps dans les relations entre des cultures qui ne sont que les anneaux d'une même chaîne, le savant perçoit bientôt qu'il a négligé la part essentielle de la réalité. Pour mieux nous exprimer, celui qui veut étudier une civilisation doit être un historien, quels que soient les autres devoirs qui lui incombent.
Mais à quelle catégorie d'historiens doit appartenir l'ethnographe? Quelques savants éminents dont la pensée s'est formée dans les laboratoires d'expérimentation, ont décrété avec emphase quelle est la seule méthode historique valable. Accoutumés à voir les phénomènes physiques décrits en de brèves équations mathématiques, ils ne peuvent concevoir qu'une autre science puisse présenter une valeur quelconque si elle ne se conforme pas au modèle des mécaniques célestes. Selon le professeur Pearson dans The Grammar of Science, « l'histoire ne deviendra jamais une science et restera un catalogue de faits énumérés d'une façon plus ou moins agréable tant que ces faits ne pourront être réduits à des séries que résunieront brièvement des formules scientifiques ». Et, appliquant son dogme à la civilisation plus spécialement, cet auteur soutient que, dans ses grandes lignes, le développement de l'homme a suivi le même cours en Europe, en Afrique et en Australasie; qu'il peut se résumer en quelques principes fondamentaux; et que toute préoccupation de l'historien étrangère à celle-ci ne saurait mériter d'être prise en considération. Des opinions analogues ont été exprimées par le professeur Ostwald, chimiste, et le Dr Driesch, zoologue.
Cette attitude fait preuve d'une étonnante naïveté. Il est hors de doute que les ethnologues et autres historiens seraient grandement coupables s'ils ne parvenaient pas à découvrir les lois qui sont à la base de la civilisation et à donner ainsi aux faits le plus haut degré de coordination dont ils soient susceptibles. Mais la première question à se poser est l'existence de ces lois et la mesure dans laquelle cette coordination est possible. On ne peut pas adopter l'hypothèse de l'uniformité de l'histoire culturelle simplement parce qu'elle nous semble pratique. Même en physique, le chercheur n'a pas toujours la chance de pouvoir réduire ses phénomènes à une formule newtonienne. Il doit théoriquement accepter le fait que l'eau atteint son point de densité maximum à 40 centigrades, ainsi que le commun des hommes s'en aperçoit pratiquement, sans s'attendre à ce que l'eau adopte les propriétés des autres liquides. L'ethnologue, de même, ne saurait admettre que sa tâche lui soit prédéterminée. Si l'évolution sociale obéit à des lois, il doit à coup sûr les découvrir, mais seulement si des indices en sont discernables, et sa position scientifique n'est en rien modifiée si ces lois n'existent pas. Son devoir est de tracer le cours qu'a suivi en fait la civilisation; la synthèse qu'il opérera devra dépendre de la nature des faits. Chercher à atteindre l'idéal d'une autre branche de connaissances humaines peut être positivement néfaste, car cela conduit facilement à une simplification artificielle, c'est-à-dire à une falsification. Cela équivaut à soutenir que l'eau doit se condenser en gelant. Si chaque peuple du globe avait une histoire culturelle complètement différente de celle des autres peuples, la tâche de l'historien serait de noter ces singularités, d'en tirer le meilleur parti possible, et, contribuant ainsi pour sa part à la somme des connaissances, sa dignité scientifique ne serait en rien diminuée du fait du manque de malléabilité de son matériel. C'est pourquoi, sans renoncer de prime abord à la recherche des lois de l'évolution sociale, nous proclamons fortement notre indépendance devant ce dogmatisme pseudo-scientifique qui s'obstine à formuler tous les phénomènes selon un mode qui n'a été utile que dans une aire restreinte de la connaissance humaine. Sans nous laisser influencer par des préjugés pour ou contre la régularité historique, nous essaierons de déterminer quels sont les faits et dans quel ordre ils se succédèrent.
Ici, cependant, l'ethnologue rencontre un obstacle qui est épargné à l'historien des civilisations supérieures. La succession des événements dans les communautés primitives est rarement notée, sauf pour la période la plus récente, et, lorsque les informations positives remontent à quelques siècles en arrière, l'ethnographe se considère comme privilégié. Voilà donc une difficulté bien réelle mais non insurmontable. En effet, outre les rares sources documentaires, le savant possède tout un stock de faits ethnographiques et linguistiques bien établis et, lorsqu'il les combine avec les renseignements que lui apporte la distribution géographique, il lui est souvent possible de reconstruire l'histoire avec une certitude presque totale. En ce qui concerne les phénomènes de l'organisation sociale, des exemples nous en seront fournis dans les chapitres suivants. Je vais donc illustrer la méthode par un exemple tiré de la technologie : pour fondre le fer, les indigènes de Madagascar emploient un soufflet à piston d'un type tout différent des soufflets qu'utilisent les forgerons nègres sur le continent africain tout proche. En un magnifique exemple de reconstruction historique, Tylor a fait remarquer que le soufflet à piston se rencontre aussi à Sumatra, en d'autres points de l'archipel malais ainsi que dans la partie voisine du continent asiatique, et que, d'autre part, les Malgaches de Madagascar sont anthropologiquement et linguistiquement membres de la famille malaise. Le soufflet à piston est donc sans aucun doute une invention malaise que les Malgaches apportèrent à différentes régions au cours de leurs migrations. En combinant ainsi l'anthropologie générale et l'étude de la distribution géographique d'un objet caractéristique, Tylor réussit à établir avec certitude l'histoire d'une invention mécanique.
En effet, dans la reconstruction historique d'une culture, les phénomènes de distribution géographique jouent un rôle extraordinaire. Si une caractéristique se retrouve partout, elle peut réellement être le produit de quelque loi sociale universellement opérante. Si on ne la rencontre qu'en certains cas limités en nombre, elle peut cependant avoir évolué par l'action de quelque contingence agissant dans des conditions spéciales qui doivent être déterminées par l'analyse des cultures où cette caractéristique apparaît. D'autre part, comme dans le cas du soufflet des Malgaches, il se peut qu'aucune loi ne soit impliquée, sinon des questions de parenté. Enfin ceux chez qui on retrouve le même trait peuvent être de familles différentes mais, par des contacts et des emprunts, posséder en commun certaines particularités culturelles.
Ainsi les indices fournis par la distribution géographique demandent à être expliqués, soit par quelque facteur causal, soit par des affinités tribales, soit encore par des échanges internationaux; et la réponse obtenue à l'aide d'informations étrangères à l'ethnologie sera nécessairement moulée dans une forme historique. Si nous faisons l'historique du travail du fer, nous assignerons au soufflet malais une date relativement tardive, car il représente une forme spécialisée et évoluée dans une région de l'Asie distante des anciens centres de métallurgie; et il nous faudrait considérer le soufflet malgache comme une importation assez récente, car Madagascar est le point le plus éloigné qu'ait atteint la civilisation malaise.
Comme les analogies culturelles abondent entre peuples d'origine différente, leur interprétation se réduit en général à un choix entre les deux termes d'une alternative. Eues sont dues aux mêmes causes, que celles-ci puissent être déterminées ou non; ou bien elles sont le résultat d'emprunts. On retrouve à la base de plus d'une discussion ethnologique une prédilection pour l'une ou l'autre de ces explications. Et, à l'heure actuelle, des écoles influentes, aussi bien en Angleterre que sur le continent européen, démontrent avec une bruyante insistance que tous les parallèles culturels remontent à un seul centre de diffusion. Il est nécessaire d'envisager dès le début ce problème épineux, car la défense acharnée de l'une ou l'autre de ces alternatives a des conséquences pratiques lointaines. En effet, si tout parallélisme est dû à un emprunt, les lois sociologiques qui ne peuvent être déduites que d'analogies se développant indépendamment, n'existent pas. L'histoire des religions, de la vie sociale ou de la technologie consiste alors uniquement à énoncer le lieu d'origine des croyances, coutumes ou instruments, et à décrire leur trajet vers différents points du globe. D'autre part, si la théorie des emprunts n'explique qu'une partie seulement des parallèles observés, celle des causes semblables devient le but idéal à atteindre dans l'élucidation des autres phénomènes tout au moins. Il est donc convenable d'établir dès le début quelle position on est incliné à adopter dans le conflit entre les théories rivales de la diffusion et de l'évolution indépendante.
La grande force de la théorie diffusioniste repose dans l'abondance de preuves indiquant que les échanges ont joué un rôle important dans la croissance des civilisations. On ne S'en aperçoit pas seulement par déduction, mais aussi par observation, tel le cas de l'influence de l'Égypte sur la Grèce ou de l'Arabie sur l'Europe du Moyen Age. A tout ce vaste ensemble de témoignages, il faut ajouter de nombreux exemples d'emprunts établis par déduction, mais d'une manière qui ne laisse subsister aucun doute. Chaque fois qu'une caractéristique bien définie se rencontre dans une zone continue, la conclusion qui s'impose est qu'elle s'est développée en un point déterminé de cette zone et de là s'est déplacée jusqu'à ses limites. Cette conclusion est souvent corroborée par une épreuve quantitative : le trait en question se rencontre à un haut degré de développement à son centre d'origine et va en dégénérant vers la périphérie. Ainsi Boas a élégamment démontré que le cycle du corbeau dans la mythologie canadienne a son origine dans la partie septentrionale de la Colombie britannique et de là s'est déplacé vers le sud. Plus on s'éloigne du point d'origine, moindre est le degré de développement du cycle jusqu'à ce qu'il finisse par se perdre complètement. Cette combinaison d'aventures légendaires ne serait pas restée confinée à une étroite bande côtière si elle était le produit de quelque loi créatrice de mythes; et l'on ne remarquerait pas cette simplification progressive s'il ne s'agissait d'un cas de transmission successive vers des zones de plus en plus distantes de la source d'origine.
La diffusion doit donc être saluée comme une vera causa. Mais est-ce bien la seule? Comment nous expliquerons-nous l'apparition de caractéristiques semblables dans des régions fort éloignées dont les populations ne sont pas racialement apparentées et n'ont eu, à notre connaissance, aucun contact? Dans ces conditions, le diffusioniste devra avoir recours à l'hypothèse auxiliaire selon laquelle le contact a dû exister autrefois. Il est convaincu que chaque élément culturel est dû à un concours de circonstances si extraordinaire que jamais des conditions semblables ne pourront se présenter une seconde fois. Tel est, en effet, le dogme essentiel du credo diffusioniste.
Il nous faut tout de suite reconnaître que plusieurs des arguments apportés à l'appui de cette proposition n'ont pas toujours été particulièrement heureux. Ainsi le dédoublement des découvertes scientifiques a été cité comme preuve de ce qu'une même particularité peut se développer indépendamment, argument qui n'est guère convaincant. Un examen historique attentif nous montre que, d'ordinaire, les co-inventeurs ont puisé largement au même matériel culturel, ainsi que le firent Newton et Leibnitz lors de la découverte de leurs formules. Un tel cas ne saurait donc être comparé à la création indépendante d'éléments culturels dans des zones complètement séparées, En outre, lorsque des savants modernes aboutissent simultanément à des résultats semblables, ils ne construisent pas simplement sur les mêmes fondements, mais ils se comportent en travailleurs entraînés qui cherchent consciemment à apporter telle ou telle pierre à l'édifice. Cet effort délibéré sur la base d'une formation spéciale n'existe absolument pas dans les civilisations primitives et la vraisemblance d'une invention répétée en est d'autant diminuée.
La faiblesse de la théorie diffusioniste sous sa forme extrême repose dans son manque de discrimination. Rares sont ceux qui affirment qu'une invention hautement compliquée puisse se renouveler plusieurs fois, mais, lorsque ce principe s'étend aux conceptions et aux découvertes les plus simples, il va à l'encontre du bon sens. Il est vrai que l'homme souffre d'une certaine pauvreté d'invention et qu'il préfère même suivre la voie la plus facile des emprunts; cependant ses déficiences ne sont pas aussi grandes qu'on le prétend. Sinon, cette adinirable adaptation au milieu que nous remarquons dans des zones fort distantes, n'aurait jamais pu se produire. Les Micronésiens n'auraient jamais appris à substituer la coquille du peigne géant à la pierre qu'on ne trouvait plus sur leurs îles, afin d'en faire des tranchants de hache; les habitants des îles Andaman et les indigènes de l'Amérique du Sud n'auraient pas su stupéfier les poissons avec des plantes vénéneuses, et aucun de ces innombrables et ingénieux procédés industriels peu répandus n'aurait vu le jour. Nous faudra-t-il croire que les Indiens des Prairies, qui étaient capables de confectionner ces broderies extraordinairement compliquées en piquants de porc-épic, n'auraient pu découvrir par euxmêmes que les excréments de buffle pouvaient être utilisés comme combustible, et auraient dû l'apprendre d'une autre source? Les Hidatsa du Nord Dakota traversent encore le Missouri dans des bateaux qui ressemblent à ceux des pêcheurs du Pays de Galles, avec une armature en forme de parapluie recouverte d'une peau. Devons-nous expliquer cette analogie par quelque connexion qui aurait existé autrefois et qui eût été oubliée au cours des temps? Nous ne nous rangerons certainement pas à cette opinion si, parmi les tribus voisines, nous trouvons le prototype du bateau Hidatsa, un radeau improvisé en peaux de tente supportées par un entrecroisement de pièces de bois, prouvant le caractère autochtone de l'embarcation. Puis il y a le cas des Australiens et des Fuégiens; ces deux peuplades remarquèrent bientôt, en faisant la connaissance du verre, que cette matière se substitue avantageusement à la pierre dans la fabrication de certains instruments. Nous pourrions ainsi dresser une longue liste de toutes les idées simples dont on sait positivement qu'elles ont été conçues plus d'une fois ou qui tout au moins, selon toute probabilité, ont une origine indépendante en deux points ou davantage. Il se rencontre même des indices prouvant que des notions plus complexes ont été en quelques cas inventées une seconde fois. Rien n'est plus remarquable que la présence du zéro dans la notation des Maya du Yucatan, invention à laquelle les Grecs et les Romains ne sont pas arrivés et qui double celle des Hindous, sans la moindre possibilité d'influences mutuelles.
Cependant les exemples cités se rattachent à une section limitée du domaine culturel, celle dans laquelle les problèmes mécaniques ou théoriques sont résolus par des moyens intellectuels. Les aspects religieux, sociologiques et esthétiques de la culture obéissent à des motifs totalement différents. On peut concevoir que pour ceux-ci qui échappent davantage au contrôle rationnel et où, en d'autres termes, la faculté analogique fonctionne avec une force que rien ne limite, les possibilités d'évolution indépendante soient diminuées ou même supprimées. En fait, un observateur admettrait plus facilement que les découvertes les plus importantes du génie mécanique puissent avoir une origine multiple, plutôt que de croire que l'esprit humain aurait remonté indépendamment plusieurs fois le sentier tortueux qui aboutit à quelque grotesque conception mythologique. Néanmoins les départements non rationnels de la culture ne manquent pas d'exemples prouvant l'origine indépendante de particularités analogues. Un seul cas nous suffira. On ne saurait faire à un Australien Kurnai plus grave affront que de l'appeler orphelin; il en va de même pour l'Indien Crow du Montana. Il nous paraît étrange qu'un terme aussi inoffensif puisse être considéré comme la plus insultante des imprécations, mais la chose est explicable. Parmi les peuples primitifs, l'influence dérive souvent directement du nombre plus ou moins grand de parents dévoués. L'orphelin sans famille est, par conséquent, condamné à l'impuissance sociale et, si l'on tient compte de la vanité indigène, il est naturel que le vocabulaire injurieux ne renferme pas d'épithète plus dégradante. Donc, non seulement il est clair que les Kurnai ne l'ont pas empruntée aux Crow, ni inversement, mais encore la raison de ce parallélisme nous est rendue évidente par ce que nous connaissons de la vie primitive.
Il n'est pas nécessaire de multiplier les exemples de ce type, car il est une catégorie culturelle qui pourrait nous fournir des informations en abondance, c'est le langage. Les phénomènes linguistiques appartiennent à la même classe psychologique que ceux qui ont donné naissance aux aspects non intellectuels de la culture et les mêmes observations peuvent s'y appliquer. L'anglais a fini par se rapprocher du chinois par la simplicité de sa grammaire, non point en raison d'influences directes exercées par la Chine sur le parler des Iles Britanniques, mais pour des causes internes. Si les langues indiennes Shoshoni du Grand Bassin de l'Amérique du Nord connaissent le duel, ce n'est point parce qu'elles ont emprunté cette notion aux anciens Grecs, mais parce que c'est un concept qui peut surgir indépendamment. On pourrait énumérer ainsi une multitude d'exemples démontrant qu'une même manière de classifier ou de décrire les phénomènes s'est développée dans des langues sans aucune relation à l'origine et qui ne sauraient avoir eu de points de contact. Puisqu'il en est ainsi, et quand bien même la raison de ces ressemblances nous demeurerait à jamais cachée, c'est donc un fait établi que le raisonnement et la classification par analogie peuvent produire des résultats analogues. C'est du pur dogmatisme que de décréter que de tels résultats ne sauraient se produire dans le cas des coutumes et des mythes.
Bref, il n'y a aucune raison pour exclure la possibilité d'un développement indépendant lorsqu'on étudie l'organisation sociale. Je traiterai donc chaque cas d'analogie en particulier et je ne me prononcerai pas entre les théories rivales avant d'être arrivé au terme de mes recherches.
Les remarques qui précèdent nous expliquent pourquoi une place aussi considérable a été accordée dans les chapitres suivants aux questions de distribution géographique. En étudiant la diffusion d'un phénomène, nous pouvons tout de suite nous rendre compte s'il peut se ranger, même à titre d'hypothèse, parmi les conséquences nécessaires de l'esprit grégaire des hommes, tandis qu'une comparaison des particularités qui l'accompagnent nous révélera quelles sont les conditions favorables à son apparition. La distribution géographique d'une institution peut nous démontrer qu'elle a été propagée, et, lorsque d'autres informations viennent s'y ajouter, elle peut aider à reconstruire presque complètement un processus historique. Lorsque nous ne connaissons que la fréquence d'une institution, nous n'en savons pas encore beaucoup, mais nous possédons du moins un point à partir duquel amplifier notre information. Lorsque nous ignorons la distribution d'un phénomène dont l'histoire s'est perdue, nous ne connaissons rien de théoriquement important.
La science de la société primitive a une valeur éducative qui recommanderait son étude même à ceux qui ne s'intéresseraient pas de prime abord aux phénomènes de l'histoire culturelle. Nous sommes tous nés dans un ensemble d'institutions traditionnelles et de conventions sociales que nous tenons non seulement pour naturel mais encore comme la seule réponse concevable aux nécessités sociales. Lorsque les étrangers n'observent pas les mêmes conventions que nous, nos préjugés nous les font considérer comme nettement inférieurs. Contre ce provincialisme étroit, il n'est pas de meilleur antidote qu'une étude systématique des civilisations étrangères. En nous familiarisant avec les particularités de sociétés diverses, reposant sur des fondements totalement différents de ceux auxquels nous sommes habitués, nous élargirons notre notion des virtualités sociales, de la même manière que l'espace à dimension n élargit la vision du géomètre non euclidien. Nous jugerons alors notre ensemble d'opinions et de coutumes simplement comme l'une des nombreuses variantes possibles; et nous nous enhardirons à les modifier selon nos nouvelles aspirations.
Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 27 mars 2003 09:10 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
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Jean-Marie Tremblay, fondateur des Classiques des sciences sociales