ÉTIENNE MANTOUX
par Paul Mantoux
L'auteur des pages qu'on va lire est mort pour la France, près d'un petit village bavarois de la vallée du Danube le 29 avril 1945, - quelques jours avant que sonnent les cloches annonçant la victoire et lu paix. Ce qui devait être son premier contact avec le public et ouvrir une controverse qu'il attendait avec impatience, est maintenant un message qui nous parvient de par delà le tombeau.
Étienne Mantoux est né à Paris le 5 février 1913, vers le moment où je fus désigné pour occuper une chaire à l'Université de Londres. C'est dès l'âge le plus tendre qu'il fit connaissance avec l'Angleterre, car il avait traversé la Manche six fois avant la guerre de 1914. Un de ses plus anciens souvenirs était celui des obus de DCA qui sifflaient en passant au-dessus de notre maison près de Hampstead Heath. Il savait autant de chansons d'enfants anglaises que de françaises, - et il en savait beaucoup. Lorsqu'il apprit à lire ses lettres, il n'eut pas besoin d'explications sur leur valeur différente en français et en anglais : il se mit à lire dans les deux langues à la fois.
C'est surtout à Genève et à Paris qu'il vécut ses années d'écolier, mais il resta toujours en contact avec ses amis d'outre-Manche, et rien ne lui semblait meilleur que la cordiale hospitalité d'une maison anglaise. Enfant, il mettait autant d'ardeur à apprendre qu'à jouer, et se portail avec vivacité vers tout ce qui méritait l'attention ou l'enthousiasme. Il manifestait déjà la volonté, l'indépendance hardie qui se lisaient dès l'abord sur son visage ouvert, aux traits bien dessinés.
Apres avoir passé sa licence en droit et acquis le diplôme de l'Ecole des Sciences Politiques, - il pensait alors à une carrière administrative, - il fut attiré par les études économiques et partit avec une bourse de recherche pour Londres et la London School of Economics (1935-19'36). Il y travailla surtout sous la direction du professeur Robbins, tout en suivant aussi les cours de
MM. Laski et Hayek ; son abord attrayant, ses dons pleins de promesses et son intégrité spirituelle évidente lui valurent leur estime et leur amitié durables, de même qu'à Paris, Elie Halévy l'avait admis au rare privilège de son intimité intellectuelle et morale.
Il fit un premier voyage aux Etats-Unis en 1930, date à. laquelle il m'accompagna à l'Institute of Politics à Williamstown. Ceux qui le voyaient assister aux discussions qui suivaient les conférences, et dont le sujet central était le désarmement, étaient surpris qu'un si jeune garçon s'intéressent aussi vivement aux questions internationales, questions qu'à vrai dire il avait souvent entendu débattre chez lui. C'est à Williamstown (il avait dix-sept ans) que lui apparurent tout à coup les difficultés et les dangers des temps que nous vivions, après avoir grandi dans l'atmosphère d'espoir qui était celle des premières années de la Société des Nations. Mon ami de toujours, Mackenzie King, dont nous fûmes les hôtes à Laurier House, fut conquis par cette fraîche et vivante personnalité, et lui offrit moitié sérieusement de venir plus tard travailler près de lui. Deux ans après, Etienne prit part à un concours proposé par la New History Society, sur le sujet suivant : « Comment les étudiants peuvent-ils aider à la création des Etats-Unis du Monde ? » Sa réponse montre qu'il voyait clairement combien lointaine était cette possibilité, si toutefois on pouvait l'atteindre, et que d'efforts patients et obstinés il faudrait pour édifier peu à peu une opinion publique mondiale. Pendant les années trente, il fit un séjour en Allemagne, un autre en URSS ; il savait assez bien l'allemand, et avait commencé l'étude du russe. Il était épris d'observation directe autant que de lecture, car il était sensible aux insuffisances du savoir livresque, et connaissait le prix des contacts humains et de l'expérience personnelle.
Il s'était de bonne heure intéressé aux problèmes politiques aussi bien qu'économiques, mais il n'avait pas l'esprit de parti. Si le mot « libéral » n'avait perdu beaucoup de sa signification première, parce qu'il évoque un parti dont la grande époque est passée, il faudrait dire de lui que c'était essentiellement un libéral, dans toute la force du terme. Il aimait la liberté, la liberté pour tous, non pour le seul bénéfice d'un petit nombre de privilégiés. Car il haïssait le privilège, comme il haïssait l'arbitraire ou l'omnipotence de l'Etat. C'est dans cet esprit que, peu avant la guerre, il participa à des colloques entre l'auteur politique américain Walter Lippmann, qui venait de publier son livre: « Good Society », et un petit groupe d'écrivains et d'universitaires français ; il s'agissait d'élaborer le programme d'un nouveau libéralisme élargi. Il était à la fois fils de la Révolution Française et adepte de la sagesse politique anglaise. Et, tout en demeurant toujours fidèle à la Déclaration des Droits de l'Homme, il était grand lecteur et grand admirateur de Burke, dont il aimait à se rappeler et à citer les discours et les écrits.
À l'approche de la guerre, il fut de ceux qui ne crurent pas qu'on pouvait échapper au danger à moins d'en être pleinement averti et d'écarter toutes les illusions qu'encourageaient le pacifisme et la prétendue « politique d'apaisement ». Il était convaincu aussi que la paix ne pourrait être maintenue ni la défense assurée - si la guerre devenait inévitable - sans une étroite entente entre la France et l'Angleterre, sans un appui mutuel de l’un à l'autre pays. Cette conviction le poussa à écrire au Manchester Guardian, à partir de 1937, une suite de lettres qui provoquèrent souvent des réponses et des discussions dans les colonnes du journal. Quelques-uns des lecteurs de ce livre se souviendront peut-être de ces lettres, signées tantôt ?tienne Mantoux, tantôt Historicus, et, pendant les premiers mois de guerre, Ex-Civilian. S'il en est ainsi, ils n'auront pas oublié non plus leur logique inflexible, caractéristiquement française, unie à ce qui ressemblait fort au bon sens et à l’humour britanniques. Les plus intéressantes, peut-être, sont celles qu'Etienne échangea avec Sir Norman Angell et où il s'efforça de démontrer que l'axiome « la guerre ne paie pas », pourrait bien conduire à la plus grande et à la plus dangereuse des illusions, si l'on excluait de son interprétation la possibilité des nouvelles méthodes de guerre celles qu'indiquait clairement la doctrine nationale-socialiste, tant écrite que parlée, et qui embrassaient l'expropriation, l'esclavage, les transferts de populations, et au besoin l'extermination en masse. Comment parer â de tels dangers si l'on en niait l'existence ?
Il croyait aussi qu'après 1919 l'évolution des relations internationales aurait abouti à des résultats plus heureux si l'on avait fait, des deux côtés de la Manche, un constant effort pour éviter de funestes oppositions de points de vue et de politiques. C'est pourquoi il entreprit, sous l'angle politique aussi bien qu'économique, l'étude de certaines représentations erronées des faits, de certaines fausses interprétations, qui avaient tant et si souvent contribué à mettre en désaccord les opinions publiques française et anglaise, particulièrement au sujet des problèmes allemands.
Pendant la première année de guerre, Etienne fut officier observateur d'aérostation sur le front, près de la frontière de la Sarre. Au lendemain du désastre de 1940, après avoir essayé en vain, comme ses frères, de s'embarquer pour l'Angleterre, il séjourna pendant quelques mois à Lyon et y prépara sa thèse de doctorat en droit, « l'Epargne forcée monétaire », qu'il soutînt en mai 1941. En juillet, grâce à une bourse de recherche attribuée par la fondation Rockefeller, il put partir pour les ?tats-Unis et entreprendre des travaux personnels à l'Institute for Advanced Study, à Princeton, New Jersey. Le présent ouvrage est le résultat de ces travaux : il appartient au lecteur d'en apprécier l'objet et la portée. Aussitôt qu'il eut mené à terme le livre qu'il s'était proposé d'écrire, il partit pour l'Angleterre, et, au début de 1943, il reprenait sa place comme lieutenant dans l'aviation des Forces Françaises Libres.
Après le débarquement allié en Normandie, il eut la bonne fortune de se voir confier une mission qui le dédommagea amplement de longs mois d'un ennuyeux service à terre, impatiemment supporté. Il était enfin, sur sa demande, affecté a la Division Leclerc comme observateur dans un de ces minuscules avions connus sous le nom de « Piper Cubs », avions fragiles, lents, sans blindage et sans arme, destinés exclusivement - en principe, du moins, - au réglage des tirs d'artillerie. Lorsque, Paris s'étant soulevé contre les Allemands en retraite, la Division accourut pour prêter main-forte à la population insurgée, Etienne Mantoux, avec le capitaine Callet qui pilotait l'avion, fut envoyé à cinquante kilomètres en avant de la Division pour survoler Paris et lancer dans la cour de la Préfecture de Police le message de Leclerc au quartier général de la Résistance « Tenez bon, nous arrivons ! » Les deux aviateurs accomplirent leur dangereuse mission et revinrent sains et saufs à travers une grêle de balles et d'obus de DCA. Après l'entrée de la Division â Paris, et l'accueil délirant des foules parisiennes, Etienne fut l'un des officiers que l'Etat-major de Leclerc détacha pour faire exécuter la capitulation des forces allemandes, et d'abord, pour mettre fin aux combats locaux. Il lui échut en partage de recevoir la reddition des troupes qui occupaient encore la Chambre des Députés et le Ministère des Affaires Etrangères. Il connut alors dans sa plénitude la joie du retour triomphal.
Pendant les mois suivants il se distingua lors de l'avance sur Strasbourg puis de la bataille de Royan. Au cours de la campagne, il avait été trois fois cité à l'ordre de l'Armée, et à côté de sa croix de guerre, il portait l'« American Air Medal » qu'il avait reçue en Alsace. Mais c'est à l'histoire de la libération de Paris que son nom reste associé, de sa chère ville natale qu'après quatre douloureuses années il avait vu lui apparaître enfin du haut des airs. Ce jour mémorable est rappelé dans la citation qui lui décerne, à titre posthume, la croix de chevalier de la Légion d'honneur, avec une quatrième palme.
Depuis la libération de Paris, le Secrétaire Général du Gouvernement Provisoire l'appelait auprès de lui avec insistance, voulant faire de lui son second. Une proposition tentante lui parvint aussi de la part de l'UNRRA où un poste intéressant lui était offert. Sa seule réponse fut qu'il ne quitterait pas la Division avant la fin des hostilités. Il souhaitait particulièrement terminer la guerre sur le sol allemand. Il venait de le toucher lorsque se produisit l'accident fatal qui lui coûta la vie.
Il disparaissait au moment où le monde semblait s'ouvrir devant lui, où, après des années de travail persévérant et toujours approfondi, il se sentait prêt à donner sa mesure, à produire, à agir enfin. Tout ce qu'il avait appris des circonstances et des hommes au milieu desquels il avait grandi et formé sa pensée - ses études juridiques et économiques, le vif intérêt qu'il prenait aux affaires internationales, sa connaissance intime des choses d'Angleterre, son expérience récente de l'Amérique, tout concourait à le qualifier pour les services qu'il espérait rendre à son pays. Il n'avait jamais été enclin à un optimisme facile, il savait qu'il faut aux hommes, en temps de paix, un courage de même trempe, sinon de même nature, qu'en temps de guerre. Mais il croyait à la puissance d'une pensée lucide et d'un coeur résolu, et certes il ne manquait ni de l'un, ni de l'autre.
Qu'il me soit permis de citer ici un passage de la lettre qu'écrivit au Manchester Guardian le professeur Laski, président du parti travailliste anglais, après avoir appris par ce journal même la nouvelle de la mort d’Étienne :
« C'était un des mieux doués de tous les étudiants que j'ai connus. Son intelligence était rapide et mordante. Sa puissance d'expression révélait une maturité d'esprit vraiment étonnante, dont témoignait aussi sa faculté de saisir tous les aspects des questions qu'il examinait. J'ajouterai que la parfaite droiture de son caractère, le mode amical des rapports qu'il savait établir avec ses semblables, et ce don qu'il avait de trouver dans une communauté d'intérêts intellectuels le chemin qui mène à l'amitié, - tout cela ne s’effacera jamais de mon souvenir. Après le désastre français de 1940, je n'ai plus rien su de lui jusqu'en 1942. Mais nous recommençâmes alors à correspondre et j'eus de ses nouvelles tous les quatre ou cinq mois jusqu'à la fin de l'année dernière. Ses lettres, à n'en pas douter, étaient d'un homme qui, par l'esprit et le caractère, était incontestablement destiné à devenir l'un des chefs de la France renaissante. Je pense à lui non seulement comme à un ami, mais comme à un homme qui, en cultivant ses grands dons, les avait voués d'avance au service de la liberté.
Il y avait en lui tant de vie, tant d'ardeur qu'il est presque impossible à qui l'a connu de près, de croire qu'il puisse n'être plus. Sa carrure athlétique, sa tête puissante, son teint clair, faisaient de lui l'image même de la santé et de la vigueur. Rien d’humain ne lui était étranger ni indifférent. Sa culture s'élargissait, s'approfondissait sans cesse. Il avait fait en sciences et en philosophie des lectures étendues, et l'histoire l'attirait de plus en plus. Il avait gardé, de l'enfance, la fraîcheur d'impressions et la joie de découvrir de nouveaux aspects du monde. Sensible à toutes les formes de la beauté, il ne pouvait vivre content sans musique, pas plus que sans soleil. La veille d'une bataille, il était transporté par la vue de vergers en fleurs… Dans la poche du manteau militaire qu'il portait le dernier jour, il y avait un petit Baudelaire, et dans sa cantine les poèmes de Browning. Il adorait les enfants, les enfants l'adoraient. Il était à l'aise avec les hommes de toutes conditions. Bien des lettres évoquent les chaudes amitiés qu'il a laissées derrière lui. Sa sympathie humaine allait de pair avec la passion de ce qu'il estimait vrai et juste. Il défendait les causes qu'il avait embrassées avec la droiture et le franc-parler qui étaient siens. Contre l'erreur et le parti pris, ses armes étaient le raisonnement serré, l'ironie mordante. Mais il n'y avait en lui .nulle amertume, si ce n'est envers le mensonge délibéré ou l'iniquité ; sa colère et son mépris se montraient souvent alors sous le voile du désabusement. Son coeur était aussi chaud que son esprit était lucide, et la générosité, autant que la puissance de l'intelligence éclairait le regard direct de ses yeux bleu-verts.
PAUL MANTOUX.
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